Kitabı oku: «Les Forestiers du Michigan», sayfa 2
CHAPITRE III
DÉCOUVERTE ÉTRANGE
Il fallait vraiment ton courage et bon cœur à l'intrépide chasseur, pour affronter cette noire profondeur du désert, cette sinistre tempête, cette neige mortelle amoncelée en menaçantes avalanches.
Quand il eut fait une centaine de pas, il se retourna pour voir s'il apercevrait son feu. Plus rien n'apparaissait.
– Un beau noir! un joli sombre! murmura-t-il en reprenant sa marche: ma foi! il tombe de la neige de façon à épuiser toutes les provisions d'en haut. Brrrrt! ce n'est pas un badinage de se promener à cette heure!
Au même instant, en dépit de toute sa précaution, il se cogna rudement contre un arbre; en se détournant pour l'éviter, il en heurta un autre avec la même violence.
– Il n'y a rien d'agréable à se renfoncer ainsi le nez contre les arbres, se dit-il avec un sang-froid que rien ne pouvait déconcerter.
Et il poussa en avant. Soudain le cri se fit entendre, mais si près de lui, que, malgré toute son assurance, il ne put réprimer un frisson et un ressaut en arrière. Il resta immobile, écoutant toujours.
– C'est la voix d'une femme, pensa-t-il; aussi sûr que mon nom est Basil Veghte; c'est un peu fort! que fait-elle là?
Bien des gens auraient poussé un cri d'appel en forme de signal; assurément il eût été entendu. Mais le forestier était trop avisé pour commettre une telle imprudence. Son oreille exercée avait reconnu la voix d'une squaw indienne.
Mille pensées inquiètes se pressèrent tumultueusement dans son esprit. Toutes ces aventures ne cachaient-elles pas quelque artifice perfide combiné pour le massacrer ou le faire prisonnier?.. N'était-il pas possible que son mystérieux et impassible compagnon eût organisé cette trame diabolique?.. Et sans courir aucun risque, quelque lâche ennemi ne pouvait-il pas précipiter Basil dans un gouffre inconnu?..
En une seconde tous ces soupçons tourbillonnèrent dans son esprit; Veghte se sentit mal à l'aise et écouta plus minutieusement que jamais. Un moment vint, où il s'imagina sentir la présence de plusieurs ennemis; il tourna l'oreille et l'œil dans toutes les directions pour sonder le ténébreux et impénétrable espace.
Puis, il fit quelques pas avec précaution: la voix s'éleva de nouveau; cette fois c'était une sorte de chant sourd et monotone que Veghte reconnut à l'instant.
– Dieu me bénisse! fit-il étonné; c'est le chant de mort. Je vois bien maintenant qu'il n'y a aucune trahison; mais il y a une créature en danger. Holà! qui est là?
Le chant continua comme si rien n'était venu l'interrompre. Pensant n'avoir pas été entendu, Basil réitéra son appel.
– Holà! hé! m'entendez-vous?
Sa voix dominant la tempête, alla se répercuter dans les échos endormis de la forêt: nul doute qu'elle n'eût été entendue.
– Rien n'arrête un Indien qui psalmodie son chant de mort! grommela Veghte avec impatience; voilà une Peau-Rouge encore plus obstinée que les autres.
Quelques pas le portèrent à côté de la femme qui se livrait à ce sépulcral exercice. D'abord, il ne distingua rien: peu à peu le large tronc d'un arbre se dessina dans les ténèbres, et devant lui une forme humaine qui s'y appuyait.
Basil s'avança et tâta avec les mains: cette investigation matérielle acheva de le renseigner.
Mais une chose l'exaspérait considérablement: la femme continuait de chanter avec une persistance inexorable.
– Chut donc! Silence! ou bien je vais vous y forcer. Qu'est-ce que ça signifie de brailler ainsi, alors que personne ne peut vous entendre? Taisez-vous, à la fin! ou je me fâcherai!
Ses injonctions ne produisirent pas plus d'effet que s'il se fût adressé au vent ou à la neige.
– Ah! ah! vous ne voulez pas vous arrêter? Eh bien! nous allons voir!
A ces mots il déploya sa large main et l'appliqua sans cérémonie sur la bouche de la chanteuse. Force lui fut d'interrompre pour le moment ses manifestations musicales.
Veghte tâta ensuite ses bras, ses mains et ses pieds pour savoir quels vêtements garantissaient la pauvre créature contre les rigueurs du temps: il ne trouva, hélas! qu'une mince robe en calicot, suffisante à peine pour la fraîcheur d'une nuit d'été.
– Gelée, glacée à mort! murmura-t-il; par le ciel! tout allait être fini pour vous, pauvre fille! hein? que vois-je par terre?.. Ah! une couverture!.. mais elle est toute raide de glace. Il nous faut du feu, c'est évident! Hé! vous, ne bougez pas, ou je vous tue! ajouta-t-il en déblayant le sol et recollant çà et là des broussailles pour construire son bûcher humide. – Je ne sais trop comment elle ferait pour courir, la malheureuse créature, si l'envie lui venait d'essayer!.. – Attention, vous! de ne pas chercher à fuir: j'ai l'œil sur vous, et si vous faites un pas je vous écrase! poursuivit-il en s'efforçant de rendurcir sa bonne voix émue de compassion.
Le bon forestier ne doutait pas que l'Indienne ne fût arrêtée par cette idée «qu'il avait l'œil sur elle.» – Au milieu de cette obscurité épaisse dans laquelle ils ne pouvaient s'apercevoir, ce propos aurait pu paraître présomptueux! mais il n'y regardait pas de si près, l'excellent homme! Il ne songeait qu'à l'empêcher de fuir, c'est-à-dire de courir à une mort certaine: pour cela il s'efforçait de l'épouvanter en la menaçant de sa colère, «si elle bougeait.»
– Ah! ah! grondait-il tout en bâtissant son feu; oh! oh! je suis un terrible homme, quand on m'irrite! je ne sais pas ce dont je suis capable dans ma colère! si vous faites un mouvement, je vous tuerai avant de m'en apercevoir. – Holà! elle remue, je crois! s'écria-t-il en entendant un léger froissement sur la neige.
Prompt comme l'éclair, il jeta la poignée de petit bois qu'il tenait, et bondit vers elle.
– Non! elle ne peut aller loin…: Ah! Seigneur! elle est tombée! poursuivit-il, lorsque ses mains après l'avoir cherchée contre l'arbre, l'eurent trouvée affaissée dans la neige. – Patience! encore une minute, pauvre mourante! le feu va briller; ajouta-t-il en l'enveloppant de son mieux avec la couverture.
En effet, au bout de quelques instants, la flamme jaillit, chaude, brillante, joyeuse; en dépit du noir orage et de l'humidité glacée.
Basil prit dans ses bras l'Indienne, et la coucha avec précaution près du feu: là, il s'empressa de l'examiner.
C'était une très jeune fille, à peine sortie de l'enfance; son visage marbré par le froid avait une expression charmante et noble; ses yeux noirs, profonds, expressifs; ses longs cheveux brillants attestaient sa race.
Un frisson traversa l'âme bronzée du forestier en voyant cette frêle créature raidie par un mortel engourdissement, presque sans haleine, et qui se mourait au souffle fatal du vent de neige.
Il lui sembla, au premier coup d'œil, l'avoir déjà vue quelque part: mais ce n'était pas le moment de se répandre en hypothèses, il fallait agir, il fallait lutter; la mort était là, attendant sa proie.
Basil lui retira ses moccassins, et examina ses petits pieds:
– Tonnerre! ils sont gelés, je m'en doutais! grommela-t-il en prenant une poignée de neige pour les frictionner.
Le brave forestier mit une telle ardeur à cette utile opération, que la jeune fille poussa un cri de douleur.
C'était mieux que rien: c'était signe de vie.
– Bon! elle reprend la parole! dit-il en riant dans sa barbe; et dans ce discours il y a plus de sens que dans tout son baragouin sauvage. Allons! criez un peu, petite fille! ça me réjouit de vous entendre. Le sang commence à circuler dans ces mignonnes pattes; je vais les bien envelopper de la couverture, ensuite je donnerai une «frottée» aux bras.
Effectivement, il donna une telle «frottée» aux deux bras, que la jeune fille en poussa des cris. Mais le vaillant Basil ne s'arrêta pas pour si peu, et il ne discontinua sa vigoureuse médication que lorsqu'il fut certain d'un bon résultat.
Il y a bien des médecins qui n'en font pas autant: cela tient sans doute à un excès de science.
– Je ne m'étonnerais pas si son nez avait besoin d'une ou deux frictions; poursuivit le forestier, qui, joignant le geste à la parole, opéra sur le champ, d'une manière délicate, avec le pouce et l'index. Il est froid comme un glaçon, observa-t-il au bout d'un moment: ce n'est pas là ce qui m'inquiète; la voilà en bon chemin.
Alors, satisfait de sa cure, il emmaillota sa protégée dans deux couvertures, et la coucha sur un tas de fougères, de la même façon que si c'eût été un petit enfant de quinze mois.
– Les femmes sont des choses bizarres, grommela Veghte en regardant l'Indienne qui continuait de rester immobile: tout-à-l'heure celle-ci chantait, alors qu'elle avait tout sujet de pleurer; maintenant elle reste muette comme un poisson, comme si ça ne valait pas la peine de me dire merci. Vraiment, je n'y connais pas grand chose, aux femmes. Il y avait bien ma vieille mère, et une sœur, je crois; par là-bas, derrière le levant… mais elles sont mortes, j'imagine.
Il se tut un moment pour essuyer le brouillard qui humecta ses yeux à ces souvenirs; puis il reprit son monologue:
– Oui, les femmes sont de drôles de choses; elles ont été pour moi la cause de plus d'une épreuve. Toutes les fois que j'y ai pensé, ça m'a fait tourner la tête. Une autre chose bizarre… Je n'ai jamais vu de femme avec des moustaches; ça m'étonne qu'elles n'aient pas de moustaches comme nous autres hommes! C'est, sans doute, parce qu'elles ne sauraient pas se raser: oui, mais… elles pourraient se faire raser par quelqu'un. C'est bizarre!..
Le problème lui paraissant de solution trop difficile, il prit le parti de n'y plus songer.
– … Encore une chose singulière! les femmes ont de longs cheveux!.. ça m'a embarrassé longtemps de deviner pourquoi: je l'ai trouvé ce pourquoi… C'est parce qu'elles les laissent pousser. Je parierais que les miens seraient tout aussi longs, si je leur en laissais le temps.
Veghte éprouva le besoin de respirer après ce laborieux travail d'esprit. Il se reposa donc avec un soupir de satisfaction orgueilleuse; jamais écolier lauréat, jamais mathématicien venant à bout d'un problème ardu, ne se sentirent plus triomphants et plus joyeux que l'innocent forestier quand il fut arrivé à cette ingénieuse solution.
Il se sourit à lui-même et jeta un regard sur la jeune Indienne: celle-ci, toujours muette et immobile, tenait ses yeux noirs dirigés sur lui avec une fixité farouche dont l'étrange expression le mit mal à l'aise.
– Parlez-vous anglais? lui demanda-t-il. S'il en était ainsi, je serais bien aise de vous adresser quelques questions. Hein, parlez-vous?..
Un coup d'œil plus fixe encore s'il était possible, fut son unique réponse.
– Allons! parlez-vous?.. ou bien je vous tire les oreilles! fit-il en allongeant le bras vers elle.
L'excellent homme se serait brûlé les deux mains plutôt que de toucher à un cheveu de la jeune fille. Mais cette dernière, au geste qu'il fit, répondit par un regard de reproche et d'épouvante qui lui alla jusqu'au cœur. C'était le coup d'œil suprême et lamentable de la biche immolée par le chasseur.
– Dieu me bénisse! s'écria-t-il; vous avez pu croire que je voudrais faire du mal à une pauvre infortunée créature comme vous! N'avez-vous pas compris que je plaisantais?
La jeune fille fit un brusque mouvement pour repousser le forestier; une expression d'embarras courroucé se peignit sur son visage, comme pour réprimander Basil de cette familiarité irréfléchie.
Il se trouva tout interdit, la replaça auprès du feu, et impressionné par la fixité étrange de ces yeux plus noirs, plus sombres que la nuit, il se prit à souhaiter d'être à cent lieues de là, au fond de quelque épaisse forêt, bien loin de cette fille extraordinaire.
Tout à coup elle lui dit avec une énergie soudaine qui le fit tressaillir;
– Allez-vous-en!
La surprise de Veghte fut telle qu'il ne put répondre tout d'abord.
– M'en aller! répliqua-t-il enfin: et pourquoi?.. vous voulez donc que je vous abandonne?
– Allez-vous-en, répéta-t-elle avec une énergie croissante.
– Oui, n'est-ce pas? pour vous laisser geler à mort?
– Allez-vous-en!
– Eh, non! que je sois pendu si je fais un pas!
Un sentiment de méfiance s'éleva de nouveau dans l'esprit de Basil; il trouvait une expression offensante et suspecte dans les allures de cette fille, à laquelle il venait de sauver la vie. Tous ses soupçons lui revinrent, il enveloppa sa protégée d'un regard rude et investigateur destiné à la fouiller d'outre en outre.
Mais celle-ci, s'apercevant que les recommandations étaient inutiles, se renferma dans son silence, et lui lança un coup d'œil presque suppliant et si expressif que Basil en fut touché; ses méfiances s'évanouirent, il comprit qu'elle cherchait à lui faire éviter un danger sérieux.
Néanmoins ses aventures de la nuit l'avaient prédisposé à l'imprévu tout extraordinaire qu'il pût être; et, en résumé, Veghte ne connaissait pas la peur.
Il se pencha donc très près de l'Indienne et lui demanda à l'oreille:
– Parlez, mon enfant, dites sans crainte vos pensées. Il y a par ici des Peaux-Rouges sur ma piste. Quoique vous soyez de leur race, vous ne pouvez désirer ma perte, moi qui viens de vous sauver?..
– Allez-vous-en! allez-vous-en! reprit-elle en le regardant dans les yeux.
Mais, soit ignorance, soit obstination, elle ne dit pas d'autre parole.
– Vous laisserai-je donc là?
Apparemment elle ne comprit pas cette question: sans quoi elle y aurait répondu.
– Eh! bien! je pars, mais je vous emmène! dit-il soudain, en s'enfonçant avec elle dans les ténèbres.
Le feu, pendant ce temps, s'était presque éteint, et les derniers tisons ne jetaient plus qu'une fumée rougeâtre: tout disparut au milieu des sombres obscurités de la tempête.
Quand il vit que tout était noir autour de lui, Basil éprouva une certaine satisfaction: quels que fussent ses ennemis, Blancs ou Rouges, il se trouvait dans des conditions égales vis-à-vis d'eux; la nuit, l'ouragan, le désert étaient pour lui comme pour d'autres.
Tout en cheminant à pas précipités, il repassait et commentait dans son esprit les événements inouïs dont il était le héros. On peut croire que la question était au moins aussi grave et perplexe que son précédent problème sur les femmes. Mais ici, Basil était sur son terrain, il examina les choses sur toutes leurs faces avec une grande facilité d'esprit. – Une jeune Indienne se mourant de froid, au cœur du grand désert américain, par cette nuit d'horrible tempête; – cette même Indienne cherchant obstinément à éloigner son sauveur!
Veghte eut beau tourner et retourner cette énigme complexe; il n'y put rien comprendre.
Une préoccupation détourna l'honnête forestier de ses spéculations métaphysiques; il s'aperçut qu'il marchait parfaitement à l'aventure. Toute sa perspicacité sauvage lui devenait inutile au milieu des ténèbres palpables qui l'entouraient. A cette observation désobligeante s'en joignait une autre: Johnson n'avait nullement fait retentir sa carabine, ainsi qu'il avait été convenu entre eux. Et pourtant, l'excursion de Basil avait duré assez longtemps, pour que son mystérieux compagnon s'inquiétât de lui, et songeât à donner quelque signal.
A la fin, se sentant mal à l'aise, il prit le parti de faire feu, lui-même, à trois reprises différentes.
Rien ne lui répondit.
Cependant, comme il avait marché avec une précaution extrême, il se croyait certain de n'être pas loin de son premier campement.
– Ce coquin là doit pourtant m'avoir entendu! grommela-t-il; c'est un singulier compagnon, celui-là! et sa conduite me paraît louche. Je ne me fie que tout juste à son amitié, et si nous devons faire route ensemble, il faudra que je le fasse marcher. Impossible qu'il se soit endormi comme une brute!
Comme il parlait encore, une lueur fugitive, ou plutôt une ombre de lueur frappa ses yeux vigilants.
C'était son bienheureux foyer, dont il ne s'était guère détourné, dans sa course à tâtons.
Quelques secondes lui suffirent pour y arriver; il s'installa en jetant à Johnson un regard de travers.
CHAPITRE IV
PROBLÈME INSOLUBLE
– Pourquoi n'avez-vous pas tiré des coups de fusil, comme je vous l'avais recommandé? demanda Veghte, assez aigrement, à Johnson qui s'était mis debout pour le recevoir.
– Au nom du ciel qu'amenez-vous là? riposta ce dernier.
– Eh! une créature qui s'en allait mourant de froid si je ne lui avais porté secours, malgré vos bons conseils.
– Tiens! tiens! une femme! s'écria Johnson au comble de l'étonnement: que je sois pendu si ce n'en est pas une!.. et vivante, encore!
– Eh bien! oui, vivante! qu'y a-t-il là d'extraordinaire?
A ce moment, la jeune fille se débattit si fort dans ses couvertures qu'elle les fit tomber et bondit comme une biche effarouchée.
– Là! là! doucement! fit Basil; reprenez vos couvertures et ne faites pas de sottises! Enfant! ou bien!.. mais non; je vous ai effrayée une fois déjà; je n'y veux plus revenir. Allons! voyons! soyez sage! remettez votre manteau, sans quoi vous mourrez de froid. – Vous! ajouta-t-il en s'adressant à Horace; parlez-moi un peu ici: n'avez-vous pas entendu mes coups de feu?
– Il m'a bien semblé ouïr quelque chose; mais je n'ai pas trop su ce que c'était.
– Pas-trop-su-ce-que-c'é-tait!.. reprit Basil avec humeur, et contrefaisant la parole nonchalante de son interlocuteur. Vous allez peut-être me faire croire que vous ne distinguez pas un coup de feu du miaulement d'un chat!
– Peut-être, oui! répliqua l'autre avec un redoublement de flegme irritant.
– Pourquoi n'avez-vous pas fait parler votre fusil? Vous m'auriez évité bien des tâtonnements dans ce bois obscur, au moment de mon retour?
– Peuh! savais-je que vous iriez si loin? D'ailleurs, à vous voir si passionné pour vous mettre en campagne, je m'imaginais qu'une tournée de chasse, en pleine nuit, était nécessaire pour votre santé.
– Enfin! vous n'auriez donc pas tiré un seul coup de fusil?
– Oh! vers l'aurore, j'aurais peut-être songé à y penser… mais vous êtes arrivé trop tôt.
Veghte lui lança un coup d'œil qui n'avait rien de pacifique, et réprima une violente envie de lui répondre sur un autre ton. Mais, après un moment de silence il se calma, et reprit la conversation sur un autre sujet.
– N'est-ce pas la chose du monde la plus bizarre Johnson? Quant à moi, cette aventure-là me dépasse.
– Quelle aventure?
– Eh donc! la manière dont j'ai découvert cette fille.
– Comment l'avez-vous trouvée?
– Debout contre un arbre, gelée à mort.
– Ah! et comment avez-vous connu qu'elle était gelée?
– Potence et corde! comment voit-on avec les yeux? comment touche-t-on avec les mains? vous êtes stupide, ce soir, mon camarade!
Johnson sourit paisiblement de cette boutade, et poursuivit avec son flegme habituel:
– Vous ne voyez pas que je cherche à éplucher la question. Est-ce que c'est la jeune fille qui vous a dit qu'elle allait mourir de froid?
– Si elle ne s'en était pas doutée, pourquoi aurait-elle chanté son chant de mort?
– Certes! elle le chantait?
– Oui bien! et c'était parfaitement l'occasion pour elle.
– Ceci est fort. Si elle était mourante, c'est-à-dire sans connaissance, comment s'apercevait-elle de la chose, et comment pouvait-elle chanter?
– Je n'en sais rien. Ce qui m'étonne encore plus, c'est qu'elle fût seule en pareil endroit et dans une pareille nuit.
– Pourquoi pas? Il n'y a rien là d'impossible. D'ailleurs qui empêche de penser qu'elle était venue là avant la tempête?
– Mais, comment y serait-elle arrivée seule?
– Je ne puis rien décider là-dessus: on peut dire oui et non. Je suppose qu'elle avait été accompagnée par quelqu'un.
– Alors, comment se fait-il qu'on l'ait laissée seule?
– C'est ce qui reste à savoir: peut-être les autres n'étaient pas loin.
Cette dernière remarque et le ton sur lequel elle fut faite impressionnèrent Veghte; il abaissa pendant quelques instants sur le feu un regard distrait, et s'absorba dans ses pensées. Enfin il releva les yeux et dit:
– S'ils étaient proches, pourquoi la laissaient-ils mourir de froid?
– Peut-être l'avait-on mise là en punition.
– Bah! quelle punition pouvait mériter une innocente enfant comme ça? Parlez-vous sérieusement?
– Vous savez bien que ces petits êtres aux yeux innocents sont presque toujours de dangereuses créatures.
– Moi, j'ignore tout ça: les femmes sont bizarres, n'est-ce pas? On a bien de la peine à les comprendre.
– Il y en a qui les comprennent, répliqua Johnson avec une orgueilleuse suffisance; moi, elles ne m'ont jamais embarrassé.
– Mais, je reviens à ma question; si les autres l'ont laissée seule, pour se retirer à peu de distance, comment se fait-il qu'ils me l'aient laissé emmener?
– Ah! c'est là le mystère. Peut-être sont-ils partis convaincus qu'elle succomberait sous la tempête, et ne se sont-ils pas donné la peine de la surveiller.
– Je ne suis pas convaincu de cette idée. Johnson, vous parlez l'Indien, n'est-ce pas?
– Oui, pourquoi?
– Pour lui parler, la questionner; tirer au clair tout ce qui la concerne.
– Ne lui avez-vous fait aucune question?
– Si, mais elle n'a pas l'air de comprendre l'Anglais.
Johnson se livra à un silencieux sourire:
– Pshaw! Elle l'entend aussi bien que nous. Voyez donc comme elle vous observe: je parierais qu'elle sait, jusqu'au moindre mot, tout ce que nous avons dit l'un et l'autre.
– Mais, par le ciel! pourquoi ne dit-elle rien?
– Ah! ah! c'est qu'elle ne veut pas; apprenez que lorsqu'une femme a mis quelque chose dans sa tête, vous la tueriez plutôt que de l'en arracher.
– En vérité?.. murmura Basil, au comble de la stupéfaction.
– Vrai comme je le dis!
– Eh! bien les femmes sont d'étranges êtres. Nous autres hommes n'agirions pas ainsi.
– C'est ce qui vous trompe, un homme ferait de même.
– Bah! ce n'est pas possible, nous ne sommes pas si fantasques, après tout! Et si un bon garçon m'avait rendu un service pareil à celui que je viens de lui rendre, par la neige et la tempête, par ma foi! je répondrais congruement à ses questions.
– Écoutez un peu: elle ne trouve peut-être pas qu'il y ait tant à vous remercier dans cette affaire.
– Je pense autrement que vous; regardez ses yeux, et dites-moi s'ils ne parlent pas de reconnaissance?
– Je ne comprends guère ce langage muet. Et dans ses yeux je ne vois rien, si ce n'est qu'ils sont noirs comme la nuit et luisants comme des charbons.
– Dites-lui donc encore quelque chose en langue indienne; pour voir si elle nous comprend, oui ou non.
Johnson lui demanda son nom. A peine la question était-elle faite que la jeune fille répondit:
– Mariami!
– Mary Ann?.. elle dit? demanda Veghte fort intrigué.
– Mariami – un joli nom pour une indienne. Voulez-vous que je lui demande encore quelque chose?
– Oui: tâchez de savoir pourquoi elle était restée seule.
Johnson l'interrogea de nouveau, mais sans succès: il fut désormais impossible de lui arracher une parole. A la fin, Veghte se consola en répétant son axiome «que les femmes étaient d'étranges choses;» et se renferma dans le silence, après avoir invité, par signes, la jeune fille à dormir.
Pendant près d'un quart d'heure pas un mot ne fut prononcé: Basil fumait, les yeux nonchalamment fixés sur le feu, lorsque tout à coup une idée lui vint, il releva la tête pour parler. En faisant ce mouvement il s'aperçut que Johnson et l'indienne se regardaient avec un air qui lui parut éminemment suspect. A l'instant où Veghte bougea, les yeux de son mystérieux compagnon s'abaissèrent vivement vers le feu, et y restèrent fixés avec une expression affectée de somnolence et de rêverie. On aurait pu croire que Johnson, absorbé dans ses méditations, avait depuis longtemps oublié l'univers entier, l'Indienne et Veghte lui-même.
Basil finissait par ne rien comprendre à tout ce qui se passait autour de lui. Il demeura convaincu que Johnson et la fille sauvage échangeaient des signaux mystérieux: il fut tellement impressionné de cette idée qu'il voulut en avoir le cœur net, et se mit à questionner Johnson.
– Horace! lui dit-il, vous avez déjà vu cette fille quelque part?
– Qu'en résulterait-il si c'était vrai?
– Pourquoi m'avez-vous caché cela lorsque je l'ai apportée ici?
– Comment voulez-vous que je vous l'eusse dit, puisque je n'en sais rien moi-même.
– Enfin! vous la connaissez, vous savez qui elle est?
– Je sais le nom qu'elle vient de dire: Mariami.
– Eh bien! moi, je soutiens que vous n'ignorez ni d'où elle vient, ni les circonstances dans lesquelles on l'a laissée seule dans ce bois.
– Doucement, doucement! ricana Johnson, où, diable! voulez-vous que j'aie puisé toute cette science? J'ai rencontré pas mal d'Indiens dans ma vie, parmi eux pouvait être cette fille; observez-la, du reste; elle nous dévore des yeux comme si nous étions pour elle de vieilles connaissances. Je puis dire, même, une chose: c'est que, peut-être, je l'ai vue quelque part, mais où? mais quand? Impossible.
– Je voudrais bien que la mémoire vous revînt; vous ne sauriez croire quelle est ma curiosité à son égard. Vraiment je ne me suis jamais senti si curieux.
– Vous lui portez beaucoup d'intérêt; je vous en félicite, maître Basil! répondit Johnson avec un regard étrange qui réveilla tous les soupçons du forestier. – Chut! ajouta-t-il en baissant la voix, elle s'endort.
En effet, les grands yeux noirs de la pauvre enfant se fermaient, et un sommeil paisible descendait sur elle. Elle en avait assurément besoin après les épreuves qu'elle venait de traverser, et qui eussent brisé toute jeune fille d'une autre race.
Les deux forestiers gardèrent le silence, retenant même leur respiration pour ne pas la réveiller. Ils l'examinèrent curieusement jusqu'à ce que ses paupières fermées et son souffle égal, leur eussent annoncé que leur protégée dormait profondément.
Il était passé minuit. Le feu continuait à flamber joyeusement, car le combustible ne manquait pas. La neige tombait avec plus de fureur que jamais, tournoyant dans l'air en tourbillons blafards, et épaississant le formidable linceul qui couvrait la terre. Évidemment si la tempête continuait ainsi jusqu'au matin, tout trajet dans les bois devait être impraticable: cependant Veghte ne manifesta aucune appréhension à ce sujet; le mot «impossible» lui était inconnu.
– Je pense maintenant qu'elle doit être affamée, murmura-t-il sans bruit: n'est-ce pas votre opinion, Johnson?..
– Peut-être, d'après les apparences.
– Pauvre petite! pourquoi n'y avons-nous pas songé?
– A quoi bon y penser, alors que nous n'avons rien à manger pour nous-mêmes?
– J'ai une bonne pièce de venaison, répliqua Basil; ce n'est pas énorme, et pourtant, si elle parvient à l'expédier, elle est plus forte mangeuse qu'elle ne le paraît.
– C'est une Indienne. Ces espèces-là peuvent jeûner sans que ça y paraisse.
– C'est peut-être une sorcière! fit Veghte d'un air prodigieusement fin; qui sait si nous ne la verrons pas s'envoler au point du jour avec des ailes de chauve-souris et un bec de corbeau?
– A quel moment de la nuit sommes-nous?
– Il doit être minuit passé.
– Si nous essayions de faire un petit sommeil? fit Johnson en baillant.
– C'est une proposition dont je ne suis pas ennemi.
– Eh bien! disposons-nous pour cela. Tout porte à croire que nous ne serons pas dérangés par quelque nouvelle visite: en tout cas nous saurons bien nous réveiller au moindre bruit. Le feu ne s'éteindra pas, il y a assez de bois pour l'alimenter jusqu'au jour.
– Oui, oui! tout va bien; dormons.
Avant de s'étendre sur son lit de broussailles, Basil alla inspecter l'Indienne pour s'assurer qu'elle était assez chaudement protégée contre la température de plus en plus glacée; puis il empila sur le foyer une quantité de bois formidable, destinée à brûler pendant plusieurs heures sans être renouvelée.
– Je m'éveillerai bien sûr lorsqu'il baissera, dit-il; nous ne serons point engourdis par le froid, et quant à moi, je ne me sens pas gelé du tout.
– La fille Indienne n'aurait pas dit ça tout-à-l'heure. Je suis bien aise que vous ayez le sommeil léger, car lorsque je dors, je m'acquitte de cette fonction avec un si grand courage que je suis fort long à m'éveiller.
Leurs préparatifs furent bientôt faits. Ils n'avaient, entre eux d'eux, qu'une couverture, car Veghte avait donné la sienne à l'Indienne; mais cet abri leur suffisait pourvu qu'il les garantît de la neige. Ils construisirent à la hâte un toit de branches, le recouvrirent avec la couverture, s'étendirent moelleusement dessous, et un quart d'heure après ils dormaient.
Au bout d'une heure, environ, Basil s'éveilla sans savoir pourquoi. Son sommeil avait été si profond qu'il fut quelques moments à reprendre sa présence d'esprit, et à discerner ce qui se passait autour de lui. Il lui sembla cependant entendre le bruit furtif de plusieurs voix parlant tout bas.
Il étendit la main pour tâter la place de Johnson: ce dernier n'y était plus. Alors Basil rejeta la couverture et se mit avec vivacité sur son séant.
S'il avait apporté dans cette action la prudence méticuleuse qui lui était habituelle, il aurait pu surprendre l'explication d'un mystère qui resta toujours une énigme pour lui.
Johnson paraissait fort occupé à empiler du bois sur le feu; quant à Mariami, la jeune fille indienne, son sommeil semblait tout aussi profond qu'au premier moment. Néanmoins il ne put retirer de son imagination que tous deux avaient conversé ensemble quelques moments auparavant.
– Ho! ho! vous voilà éveillé, dit Johnson en se retournant.
– Oui! répliqua sèchement Basil, que faites-vous là?
– Le froid m'avait gagné, ça m'a fait apercevoir que le feu baissait; je me suis levé pour le ranimer, car je n'ai pas voulu vous déranger.
– Mary-Ann, l'Indienne, s'est réveillée aussi? reprit Veghte d'un ton soupçonneux.
– Qui? où? quand? fit Johnson en regardant autour de lui d'un air effaré, comme s'il eût oublié la présence de la jeune fille.
– Oui! oui! elle! Je suis sûr de vous avoir entendus tout à l'heure causer ensemble.
Johnson se livra à un de ces sourires hautains et nonchalants qui lui étaient particuliers.
– Vous vous imaginez qu'elle consentirait à me parler, lorsqu'elle refuse de vous dire un seul mot, à vous qui lui avez sauvé la vie!
– Assurément ce serait souverainement déraisonnable; mais les femmes sont de si drôles de choses, si incompréhensibles!..
– Je pense, dit Johnson en détournant l'entretien, que voilà le feu en bonne route jusqu'au matin; essayons donc de voir si nous pourrions goûter une heure ou deux de bon sommeil.