Kitabı oku: «Les Forestiers du Michigan», sayfa 4
CHAPITRE VI
ÉCLAIRCISSEMENT. – SINISTRES NOUVELLES
Le Fort Presqu'île était situé sur l'extrémité méridionale du Lac Érié, près de l'emplacement actuel de la ville Érié.
Sur l'un de ses bastions avancés était une grosse citadelle en troncs d'arbres, une Block-House, comme on disait alors, spécimen favori des fortifications américaines à cette époque primitive de la civilisation. Elle avait deux étages de hauteur; celui de dessus excédant l'autre en diamètre, de telle façon que la garnison pouvait, au besoin, faire feu sur les assaillants, jusque sous les murs de la citadelle.
La toiture, formée de plaques d'argile cuites au feu, était à l'abri de l'incendie; et, par surcroît de précaution, au faîte de l'édifice se trouvait un vaste réservoir en bois, toujours rempli d'eau, en cas de besoin.
La position de ce fort n'était pas heureuse. On l'avait bâti sur une langue de terre avancée, entre les eaux du Lac et un petit ruisseau qui venait s'y jeter à angle droit. Mais, à environ cent cinquante pieds de la Block-House, s'élevait un monticule qui la dominait presque entièrement; c'était un point d'attaque formidable contre le Fort: de l'autre côté, le Lac fournissait toutes les facilités possibles pour une attaque par eau.
Les événements dont nous retraçons l'histoire, se passaient à l'époque éminemment critique pour les émigrants Européens, où le fameux Pontiac, le célèbre chef des Ottawas, faisait de gigantesques efforts pour exterminer les Faces-Pâles dont l'irruption envahissante depuis la défaite du Roi Philippe1 absorbait de jour en jour les territoires Indiens, et refoulait les Peaux-Rouges dans le désert.
Ce chef habile, avec un corps composé de mille hommes d'élite, avait établi son quartier général au Détroit, dont il faisait le siége; pour coopérer à son œuvre de destruction, toutes les peuplades, à cent lieues à la ronde, avaient envoyé leurs contingents dans chaque territoire occupé par les Européens, et leur faisaient une guerre héroïque.
Devant eux tombèrent successivement les forts nombreux établis sur une immense ligne de frontières: ces établissements militaires protégés par de minimes garnisons, furent saccagés au moment où leurs défenseurs y songeaient le moins. Les officiers supérieurs, isolés dans la solitude du désert, séparés les uns des autres par plusieurs centaines de milles, passaient souvent plusieurs mois sans recevoir aucune nouvelle de leurs plus proches voisins; leur désastre n'éveillait aucun écho; ils disparaissaient ignorés, comme avaient disparu leurs concitoyens, sans secours, sans consolations, sans aucune chance de salut.
Le fort Sandusky tomba ainsi au milieu de mai 1764. Le fort St-Joseph, à l'embouchure de la rivière Sainte-Marie sur le Lac Michigan, subit le même sort quelques jours après. Ensuite le Michilimackinac; l'Onataton sur l'Wabash; le Miami sur le Maumee. Nous verrons bientôt périr aussi le fort Presqu'île aux dernières péripéties duquel sont consacrés les récits qui composent cette histoire.
Cette esquisse générale terminée nous rentrons dans notre sujet.
Plusieurs mois s'étaient écoulés: par une belle soirée de juin, l'Enseigne Christie, commandant du Fort Presqu'île, debout devant la Block-House, sur le bord du lac, était en grande conversation avec notre ami Basil Veghte.
Christie était un homme robuste, musculeux, coulé en bronze, dont le visage calme et sévère avait un puissant cachet de détermination et d'intelligence; sa voix était vibrante et sympathique, sa conversation agréable; mais il avait, en parlant, une singulière contenance: il avait toujours les bras croisés, la tête basse; il ne remuait que ses pieds, fort occupés à lancer au loin des cailloux.
Veghte, suivant son invariable habitude fumait démesurément, armé d'une énorme pipe en racine de bruyère: lorsqu'il voulait gesticuler, il retirait invariablement sa pipe de sa bouche et la faisait participer à la pantomime qu'exécutait sa main.
Christie ne relevait guère les yeux; seulement, lorsqu'il était parvenu à hisser sur le bout de son pied un caillou convenable, il le suivait du regard après l'avoir lancé le plus loin possible.
Au contraire les yeux du Forestier étaient dans un mouvement perpétuel; sur le lac, sur les collines, sur les bois, devant, derrière, sur les côtés, ils étaient partout. Cette mobilité cauteleuse du regard, devenue une seconde nature, est le type caractéristique du Frontiersman; sa vie aventureuse l'a accoutumé à une vigilance forcée, permanente, infatigable.
– Oui… dit Christie, répondant après un long silence à une observation que lui avait faite son compagnon, je ne tire pas bon augure de cette tranquillité affectée des Indiens. Ils se sont éloignés du fort ostensiblement, pendant la journée, et pourtant, ce soir, je crois flairer des embuscades tout autour de nous. Oui, ce départ n'est pas naturel, je m'en méfie beaucoup.
– Je suis parfaitement de votre avis, ils ne sont pas loin, vous pouvez vous mettre ça dans l'esprit. Il y en a partout de ses vermines-là: en bon compte, c'est trop de moitié.
– Je voudrais avoir des nouvelles du Détroit, ajouta Christie après une nouvelle pose, il s'est présenté un Indien, la semaine dernière, alors que vous étiez en chasse, cet homme avait quelque chose à nous dire. Tout ce qu'on a pu saisir dans son baragouin a été ceci: «Pontiac… Détroit…» Sur le moment, je n'ai pas fait grande attention à ses paroles; mais depuis, j'ai réfléchi, il doit y avoir quelque mauvaise affaire dans l'air; je suis sûr que ce Sauvage avait des détails intéressants à nous donner.
– Vous pensez que le vieux chef aurait pris la place?
– Je le crains.
– Eh bien! pas moi. Lorsque je l'habitais, ce Fort me faisait l'effet d'être la plus forte citadelle qu'on pût désirer en cas de guerre Indienne.
– Cela pourrait être si ces sauvages combattaient comme les hommes blancs. Mais, Basil, vous savez aussi bien que moi leurs façons extraordinaires d'attaquer. Ce serait un jeu pour le Major Gladwyn de repousser un assaut livré ouvertement, en plein jour; mais je tremble toujours qu'ils ne le surprennent à l'improviste hors de garde.
– Je n'en disconviens pas: mais n'a-t-il pas fréquenté les bois autant que vous? Or, vous ne seriez pas homme à vous laisser surprendre.
– Ah! bien des circonstances sont venues m'instruire: j'ai peut-être plus d'expérience que lui. Peut-être m'y laisserais-je prendre, si je n'avais pas reçu vos leçons.
– Oh! je ne suis pas un savant, moi: seulement, je serais un triste imbécile si je n'avais pas un peu appris à connaître les Indiens, depuis le temps que je les fréquente.
– Vous rappelez-vous votre aventure avec Johnson, l'hiver dernier? cette nuit où vous sauvâtes une fille Indienne à demi-gelée?
– Je le crois bien! je ne suis pas près de l'oublier.
– Depuis, avez-vous eu des nouvelles de ce Johnson?
– Non. Le pauvre diable était bien bas quand je l'ai laissé; il était gravement blessé, les Indiens étaient sur ses talons, je ne sais trop comment il aura fait pour leur échapper; sa seule ressource aura été de sauter hors du canot et de se noyer pour ne pas tomber entre leurs mains.
– C'est bien lui qui était venu au fort plusieurs fois, dans le courant de l'été dernier?
– Oui, il est venu à diverses reprises.
– Eh bien! mon pauvre Basil, je l'ai revu l'autre jour, cet homme-là.
Le Forestier releva la tête avec une expression de surprise facile à comprendre. Christie lui adressa un paisible sourire.
– Oui! je l'ai vu, reprit-il, comme je vous vois en ce moment. Il n'était pas à cent pas de distance.
– Et où donc?
– Sur ce ruisseau même. J'étais allé à la chasse, vous vous en souvenez, mercredi dernier: j'avais remonté le cours d'eau sur un espace d'environ un demi-mille: tout à coup j'entends le bruit d'un canot courant sur l'eau; je me retourne à temps pour le voir passer, et pour distinguer parfaitement Master Johnson assis au gouvernail, avec le calme et la majesté d'un commodore.
– Ah! voilà qui est merveilleux! Je suis bien aise de cette nouvelle; car j'avais sur le cœur l'idée que cet homme avait péri malheureusement. Les Sauvages en auront eu pitié, l'auront soigné; il se sera ensuite arrangé de manière à leur glisser entre les mains.
– C'est possible; mais dans ce cas, il y en a un ou deux qui n'ont pu se décider à être séparés de lui. Il était en compagnie d'un superbe couple d'Indiens, peints magnifiquement en guerre.
Veghte regarda le commandant dans les yeux, pour se convaincre que ses paroles étaient sérieuses.
– J'ai reconnu même un de ces sauvages, poursuivit l'officier; quant à l'autre, il ne me semble pas l'avoir jamais vu. Mais vous aussi, avez eu affaire avec l'un de ces guerriers du désert.
– Comment le nommez-vous?
– Balkblalk, ce gros vaurien d'Ottawa. Il est venu rôder souvent par ici, sous prétexte de chasse: j'en ai toujours eu méchante opinion.
– Johnson est en mauvaise compagnie, répliqua le Forestier; cet Ottawa est un drôle capable de faire tout, grand traître ami du mal fait dans l'ombre. Je suis sûr qu'il m'a tenu un jour au bout de son fusil et ne s'est pas gêné pour tirer; si j'ai échappé, c'est par un miracle de la bonté de Dieu. Je serais bien aise de le rencontrer sur mon chemin.
– Non; ce n'est pas le moment. Évitons tout conflit avec les Indiens, tout prétexte d'hostilité. Ils nous sont assez ennemis, il n'y a pas besoin de les exciter davantage. – Ce fut une étrange aventure, n'est-ce pas, Basil? poursuivit Christie après un instant de silence, que cette rencontre d'une fille Indienne au beau milieu d'une tempête, en plein désert, par une nuit noire de décembre?
– Oui! ç'a été le plus grand étonnement de ma vie. Ah! si j'avais été un malin, j'aurais approfondi la question: aujourd'hui je me repens de ne pas l'avoir fait.
– Qu'y auriez-vous gagné? Des coups de fusil probablement: on a toujours du désagrément à se mêler d'affaires de femmes.
– Les femmes sont de drôles de choses! répéta Veghte avec une mélancolie comique; je n'en saurais parler convenablement.
Pendant environ deux minutes, l'Enseigne Christie fut complètement absorbé par le lancement difficile de plusieurs petits cailloux suspendus en équilibre sur le bout de son pied. Il se contenta de sourire, sans parler, ni relever la tête, au naïf axiome de son compagnon.
Ce dernier, toujours les yeux au guet, inspectait le Lac et ses rives comme s'il ne les avait jamais vus.
Tout à coup il poussa une exclamation.
– Commandant! jetez un regard sur ce rivage, là-bas, au couchant, et dites-moi si ce n'est pas un bateau qui s'avance. Oui, c'est un bateau, j'en suis sûr maintenant.
Christie regarda dans la direction indiquée, et répondit aussitôt:
– Oui, c'est un bateau, rempli de monde, et qui vient dans cette direction.
– Il y a deux embarcations, reprit vivement Basil: voyez-vous, une d'elles s'avance au large dans le lac; l'autre la suit. Ah! cette seconde passe devant, maintenant.
– Elles ne sont pas à plus d'un mille de distance, répondit Christie; à la manière dont les rameurs manient les avirons il est facile de voir qu'ils sont rudement fatigués, regardez comme les rames se lèvent et s'abaissent avec lenteur.
– Oui, probablement ils ont fait une longue journée.
– Qui croyez-vous que ce puisse être, Basil?
– Vraiment je ne saurais le dire. Ce sont peut-être des gens qui ont entendu parler d'un danger menaçant Presqu'île, et qui viennent pour nous donner un coup de main.
– Pire que cela, Basil; pire que cela! Je parierais qu'il y a quelqu'un de nos forts saccagé, et que les survivants viennent nous demander asile.
– Quelle place? le fort Sandusky, peut-être.
– Justement, j'y pensais. C'est une triste affaire, vous pouvez en être sûr.
Pendant ce temps, quelques hommes de la citadelle avaient signalé l'approche des bateaux, et s'étaient portés à leur rencontre jusqu'à l'extrémité de la langue de terre. Peu après les barques abordèrent et les navigateurs firent leur débarquement.
Ils étaient environ une quarantaine; tous dans un état de délabrement pénible à voir; visages bandés, bras en écharpe, figures hâves et amaigries, vêtements en lambeaux: tel était leur aspect lamentable.
Leur chef, le lieutenant Cuyler, s'avança rapidement vers l'enseigne Christie, et lui dit d'un ton abattu:
– J'ai de mauvaises nouvelles à vous annoncer.
– Je le pressentais, répondit l'autre avec tristesse, voyons de quoi il s'agit.
Pendant que les deux chefs conversaient ensemble, on prit soin des hommes, et on leur offrit avec cordialité les rafraîchissements dont ils avaient grand besoin.
– Voilà tout ce qui me reste de mes quatre-vingt seize hommes, dit le lieutenant, nous avons quitté le fort Niagara le trente mai, et nous nous sommes traînés comme nous avons pu, tout le long des rivages nord du Lac Érié, nous dirigeant vers le fort Détroit.
– Pourquoi preniez-vous cette direction?
– N'avez-vous pas appris que Pontiac a commencé le mois dernier à assiéger cette place?
– Non, en vérité; mais je soupçonnais que tout n'était pas au mieux pour le major Gladwyn.
– Oh! sa position est presque désespérée. Il est serré de près par des forces énormément supérieures: je le crois perdu avec sa garnison.
– Vous croyez?
– Mon Dieu, oui. Un courrier est venu nous apporter un pressant message pour nous demander des renforts en hommes et en munitions: Nous sommes partis aussi vite que possible. Mais nous ne pouvons plus essayer de rejoindre le major Gladwyn, car, après le désastre que nous venons d'éprouver, ce serait marcher à une destruction certaine.
– Je suis bien désireux d'entendre votre récit lieutenant; mais ne voudriez-vous pas accepter quelques rafraîchissements, vous semblez épuisé?
– Je vous remercie, tout-à-l'heure. – Après plusieurs jours de marche, nous sommes arrivés à la Pointe au Pelé, près de l'embouchure de la rivière Détroit, où nous pensions trouver un lieu favorable de débarquement. Une fois sur les lieux, nous les avons soigneusement explorés en tout sens pour nous assurer des indices qui auraient pu révéler la présence des Indiens. Nous ne pûmes rien découvrir: il n'apparaissait pas l'ombre d'un danger.
– Signe certain qu'il y avait quelque désastre dans le vent; grommela Basil.
– Nous avions pris toutes nos mesures pour nous mettre sur la défensive ou même nous échapper, en cas d'alarme. Nos huit bateaux étaient rangés sur le bord, tout prêts à appareiller. Un de nos hommes et un mousse étaient entrés dans le bois pour y ramasser des broussailles destinées à allumer le feu. – Tout à coup un sauvage surgit, fend la tête au mousse d'un coup de tomahawk, en fait autant à l'homme qui vient mourir dans le camp, en donnant l'alarme.
«Je forme sur le champ mes hommes en demi cercle devant les bateaux, et je leur recommande de se tenir fermes et inébranlables, le moindre mouvement inopportun pouvant nous devenir fatal.
«Cependant les choses s'annonçaient mal; plusieurs pauvres diables tombèrent foudroyés, sans qu'il fut possible de voir même d'où arrivaient les coups de feu. Je vis bien qu'une attaque sérieuse nous serait funeste.
«J'avais à peine donné mes premiers ordres, que les démons rouges ouvrirent leur feu du fond de la forêt; mes hommes leur ripostèrent de leur mieux. Si les Indiens avaient été quelque peu en vue, la lutte aurait été moins défavorable: mais vous savez, mon cher Enseigne, combien il est démoralisant pour un corps d'armée régulier de se débattre contre un ennemi invisible, qui sème tout autour de lui une tempête mortelle de feu et de plomb.
«Les Indiens s'aperçurent sans doute de l'hésitation de nos soldats, car au bout d'un instant, leur bande entière sortit du bois avec des hurlements si épouvantables, qu'en y pensant seulement, mon sang se glace dans mes veines.
«Je recommandai à mes hommes de se tenir fermes: mais il avait suffi de la présence des Indiens pour les consterner. Le centre de mon petit bataillon céda sous le choc, se laissa entamer, et tout le monde se retourna vers les bateaux. Ce fut un moment affreux: les braves cœurs qui essayèrent de résister furent mis en pièces; les autres furent culbutés jusque dans les bateaux, où les sauvages, avec une audace incroyable, arrivèrent en même temps que nous.
«Tant bien que mal on démarra cinq bateaux sur lesquels les survivants s'empilèrent précipitamment, et on poussa au large. Voyant tout perdu, je me jetai à l'eau le dernier, et je me cramponnai au dernier bateau qui fuyait. On me hissa ensuite, une fois en pleine eau, car dans la confusion du premier moment, personne ne s'était aperçu de ma disparition.
«Mais, le croiriez-vous, Sir! Les sauvages eurent l'acharnement de se jeter sur trois de nos bateaux, d'en renverser les hommes et de les jeter à l'eau tout sanglants. Nos malheureux camarades épouvantés ne firent pas la moindre résistance; ce fut une boucherie. Les deux embarcations restantes s'échappèrent à force de rames: nous avons erré toute la nuit et la matinée sur le Lac, et nous voilà.»
– Avez-vous passé au fort Sandusky?
– Oui; nous n'avons trouvé que des cendres.
– Ciel! est-il possible?
– Mon Dieu oui! il a disparu, et je vous l'annonce, votre poste ne tardera pas à subir le même sort.
– Parlez-vous sérieusement, lieutenant?
– Malheureusement oui. Quelle est la bande Indienne qui résistera à la tentation de vous attaquer, ayant devant les yeux de semblables précédents? Voyez, d'ailleurs, ce côteau d'où sort votre ruisseau, voyez le bord du Lac! Nos ennemis peuvent-ils désirer mieux pour avoir sur nous tous les avantages?
– Je reconnais que ce fort a été établi d'une façon aussi misérable et inintelligente qu'incompréhensible. Mais, avant de détruire les murailles, il faudra anéantir la garnison.
– C'est possible: néanmoins souvenez-vous de mes paroles, votre fort tombera; il n'est pas au pouvoir des forces humaines de prévenir ce désastre. Mon intention n'est pas de vous effrayer, je vous avertis, c'est mon devoir.
– Oh! vous ne m'effrayez pas, répondit Christie avec un triste sourire; il y a ici des bras robustes et des cœurs inébranlables; nous nous ensevelirons sous les ruines plutôt que de reculer.
– Je n'en doute pas; pourtant, je persiste dans mon opinion. Cet archi-diable de Pontiac a soulevé toutes les peuplades indiennes, les plus épouvantables périls sont suspendus sur nos têtes. Et maintenant, mon cher Enseigne, j'accepterai volontiers votre bienveillante hospitalité.
On rentra dans le fort, où tous les efforts furent mis en œuvre pour réconforter les pauvres fugitifs autant que le permettaient les circonstances.
Le lendemain ils se remirent en route dans la direction de Niagara, pour porter à leur chef la nouvelle du désastre qu'ils avaient essuyé.
Pour compléter les détails relatifs à cet épisode, nous ferons connaître au lecteur le sort des trois embarcations et des hommes capturés par les Indiens.
«Les malheureux» dit Parkmann dans son histoire de la vie de Pontiac «furent entraînés au camp du chef, près de la rivière Détroit: là, on les massacra de la façon la plus révoltante; après les avoir brûlés vifs, on les coupa en morceaux, et, pendant plusieurs jours, la garnison consternée du fort, put voir flotter sur la rivière des débris humains, des têtes, des bras, des jambes, des troncs calcinés et tailladés, que se disputait la voracité des poissons.»
CHAPITRE VII
RÉSURRECTION D'UN VIVANT
La visite du lieutenant Cuyler eut au moins ce bon résultat qu'elle fut un avertissement salutaire pour l'enseigne Christie et sa garnison, d'avoir à se tenir sur leurs gardes; en même temps elle leur fit connaître des événements très-importants qu'ils ignoraient.
Ce fut pour eux un trait de lumière qui les éclaira sur la conspiration gigantesque ourdie par Pontiac, et sur le danger imminent qui menaçait les garnisons isolées dans le désert. En effet, ces corps détachés, perdus à des centaines de milles au fond des bois, pouvaient être assaillis facilement par des nuées de sauvages; une fois bloqués dans leurs citadelles rustiques, ce n'était plus pour eux qu'une affaire de temps; tôt ou tard il fallait succomber.
Christie, à la tournure que prenaient les choses s'attendait parfaitement à voir arriver son tour. C'était un noble et vaillant homme de guerre, incapable de faiblir, disposé à se faire hacher en morceaux plutôt que de céder aux Indiens un pouce de terrain. Il se tenait merveilleusement sur ses gardes; il avait su animer ses hommes de son souffle courageux; chacun autour de lui était prêt à combattre jusqu'au dernier rayon d'espoir, jusqu'au dernier souffle de vie.
Le seul point qui le tînt en peine, était la faiblesse de la citadelle au point de vue de l'emplacement. Il savait trop bien que les Sauvages, qui d'ailleurs se perfectionnaient tous les jours dans l'art de la guerre, sauraient parfaitement profiter de tous les avantages du terrain pour s'abriter; et que, derrière les terrassements naturels qui dominaient le fort, ils pourraient braver une grêle de balles, tout en accablant les assiégés d'une fusillade meurtrière.
Le lendemain du départ de Cuyler, l'Enseigne Christie était debout sur l'extrême pointe de la presqu'île, considérablement occupé à lancer des petits cailloux avec la pointe de son pied, et à méditer sur les obscurités de l'avenir.
Il faisait une de ces splendides matinées comme le ciel se plaît fréquemment à en accorder aux contrées placées sous cette latitude. En tout autre temps, le commandant du fort se serait senti léger et joyeux; mais, ce jour là, son esprit était oppressé par une sorte de pressentiment vague et sinistre, qui peu à peu l'enveloppa comme d'un brouillard de mélancolie.
Un bruit de pas légers frappa son oreille; il se retourna et aperçut Basil Veghte qui s'approchait.
– Je ne sais pas ce qu'il faudrait pour vous distraire, fit ce dernier en gesticulant avec sa pipe qu'il venait de retirer de sa bouche; voilà une heure que je vous examine, et vous êtes toujours tête baissée, remuant les petits cailloux, aussi absorbé par vos méditations qu'un chasseur à l'affût du castor. Vous avez dans l'esprit quelque chose qui vous trouble.
– Ah! c'est vous Basil! je suis bien aise de vous voir; mon esprit se remettra en votre société. Depuis que ce malheureux Cuyler et ses hommes ont passé par ici, je n'ai fait que penser à leur aventure et à leurs discours; je ne puis pas m'ôter de l'idée que le fort Détroit et tous ceux des frontières seront anéantis successivement.
– D'où vous vient cette opinion, Enseigne?
– Tous les commandants sont assez fous pour s'endormir dans je ne sais quelle molle insouciance; ils se livrent, pour ainsi dire, eux-mêmes aux Indiens. Le major Gladwyn, peut-être, est sur ses gardes, mais, mais comme son poste est le plus important, Pontiac s'en est chargé lui-même et il l'assiége avec fureur. Si Cuyler et ses hommes avec leurs munitions, avaient réussi à rejoindre Détroit, le major et sa garnison auraient été sauvés, aujourd'hui tout est perdu.
– Je conviens que tout n'est pas couleur de rose; mais je ne crains rien pour nous. Songez que le fort Presqu'île a été bâti pour parer à quelque malheureuse éventualité semblable à la nôtre; il a bien résisté une première fois, il résistera bien une seconde; quant à moi je le trouve fort capable de supporter un coup de main. Je vous dirai même, pour ce qui me concerne, que je ne serais pas fâché d'avoir une bonne échauffourée avec les Peaux-Rouges: j'ai un bon pressentiment de ce qui arriverait.
– Oh! mon Dieu! je ne suis pas seulement en peine pour notre fort. Qu'arrivera-t-il des possessions Anglaises en Amérique, si les postes des frontières tombent tous comme le fort Sandusky? Vous pouvez bien le croire, les Français sont au fond de tout cela; chaque citadelle qui nous est enlevée est gagnée pour eux: il y a plus encore, tous ces désastres successifs, inspirent aux Indiens le mépris de notre pouvoir, et augmentent leur respect pour la puissance de leur «Père Français.»
Basil ne répondit pas; depuis quelques minutes il sondait avec obstination les profondeurs du lac. Sa persistance à regarder ainsi attira l'attention de Christie qui lui demanda:
– Apercevez-vous quelque chose de suspect?
– Je vois un canot sur l'eau; nous allons avoir encore des visiteurs.
La surface du lac Érié était calme et unie comme une glace; sur sa nappe brillante on découvrait un point noir, qui, au premier abord, pouvait être pris pour un oiseau endormi sur les vagues.
Un examen plus attentif révélait les formes d'un canot; au bout de quelques secondes, Basil Veghte déclara qu'il contenait deux personnes.
– Ce sont peut-être des malheureux échappés à la ruine de quelque fort, dit Christie.
– Oui, c'est possible; ils auront été pourchassés jusqu'au rivage, et arrivent d'un point très-éloigné; du nord, sans doute.
– Ils seront bientôt ici: distinguez-vous le sillon des rames?
– Oui, et celui qui les manœuvre connaît sa besogne: je pense que ce doit être un Peau-Rouge.
Les deux amis demeurèrent quelque temps immobiles et attentifs, épiant la marche de l'embarcation:
Tout à coup Basil reprit:
– J'en suis sûr maintenant, c'est un Indien qui pagaye; celui qui est assis est un homme blanc.
– Qui cela peut-il être? Il me semble qu'ils ne me sont pas inconnus.
Le Forestier poussa une exclamation, il venait de reconnaître les deux navigateurs.
– Regardez bien, Enseigne! ne parvenez-vous pas à mettre leur nom sur leur visage?
– Ma foi, non, et pourtant j'y trouve une certaine ressemblance… voyons Basil, vous avez reconnu ces êtres-là?
– Certainement! mais dites au moins, par supposition…!
– Eh! non; je ne pourrais.
– Faisons un pari.
– A quoi bon? Si vous ne voulez pas parler, j'attendrai qu'ils débarquent.
– Eh bien! Sir, dit Basil d'un ton expressif, l'homme assis, c'est Horace Johnson; et l'Indien tout colorié est cette vieille canaille de Balkblalk!
– Est-il possible? Oui, vous avez raison. Que diable peuvent-ils nous vouloir?
– Nous allons l'apprendre, car les voilà qui approchent.
Effectivement, au bout de quelques minutes, le canot prit terre presque à leurs pieds. Johnson s'élança lestement et prit sans façon la main de Basil; Balkblalk resta en arrière d'un air sournois et silencieux.
– Vous ne m'attendiez guère en ce moment, je suppose? dit Johnson avec un sourire.
– Non, dit sèchement le Forestier; nous attendions encore moins le gredin tatoué qui est derrière vous.
– Quoi donc? c'est un bon garçon! Qu'avez-vous contre lui?
– Presque rien, si ce n'est que j'aimerais mieux voir le diable dans la peau d'une panthère, ou une panthère dans la peau du diable, à votre choix.
Master Horace se mit à rire et se retourna vers le Sauvage.
– Vous pouvez vous en aller Balkblalk, lui dit-il.
Le Sauvage obéit sur le champ: d'un robuste coup d'aviron il fit reculer le canot en pleine eau, et en moins d'une minute la légère embarcation disparaissait dans le lointain avec la rapidité d'un oiseau.
– Je viens faire une petite pause ici, reprit Johnson: il y a longtemps que je n'avais visité le fort.
– N'êtes-vous pas venu dernièrement dans le voisinage? demanda Christie.
– Oui, moi et ce Peau-Rouge nous étions en chasse la semaine dernière, dans ces parages; nous voulions même vous faire des signaux, mais il était tard et le temps nous pressait.
Cette déclaration, outre son cachet indiscutable de vérité, portait en elle une franchise et une spontanéité qui déconcertèrent un peu Christie et Veghte. En outre, Master Johnson avait une telle apparence de bonne humeur, sa grosse figure était si ouverte, que les soupçons s'évanouissaient d'eux-mêmes rien qu'à le regarder.
– Quand je vous laissai, l'hiver dernier, remarqua Basil, toujours en méfiance, je pensais bien ne plus vous revoir en ce monde.
– Ma foi! riposta Johnson, de mon côté je pensais ne rencontrer jamais, ni vous ni personne à l'avenir. Je crois bien n'avoir jamais vu la mort de si près.
– Comment vous êtes-vous échappé?
– Échappé, n'est pas le mot: vous savez dans quelle position j'étais! je fis aux Sauvages signe de calmer leur feu, leur annonçant que je me rendais prisonnier. J'avais peu d'espoir d'être aperçu, pourtant ils eurent l'air d'avoir remarqué mes gestes; un Indien vint jusqu'à moi, un peu sur la glace, un peu en nageant, et ramena le canot à la rive opposée; alors, tous les compagnons s'y embarquèrent à leur tour, et nous suivîmes le courant jusqu'à leur village. Là, ils me donnèrent des soins dont j'avais un besoin effrayant, il faut en convenir.
Cette histoire parut bien un peu surprenante à Basil qui se connaissait en Sauvages, et savait qu'ils ne montraient pas souvent une pareille mansuétude à leurs prisonniers.
Néanmoins il voulut pousser plus loin la conversation.
– Avez-vous réussi promptement à vous échapper? demanda-t-il.
– Pas trop tôt, je ne suis libre que depuis un mois environ.
– Et quelles ont été les circonstances de votre évasion?
– Oh! d'une simplicité incroyable: j'ai mis, un beau matin, dans ma tête, de m'évader; et je me suis évadé!
Cette explication étonna Basil par sa simplicité: ses soupçons revinrent au grand galop.
– Mais, à propos de quoi vous êtes-vous acoquiné avec cet abominable Indien qui court maintenant sur le lac?
– Peuh! je l'ai rencontré par hasard, un beau jour, et mon impression a été qu'il vaudrait mieux l'avoir pour ami que pour ennemi.
– Oui, c'était le meilleur. Où est-il allé maintenant, ce vieux monstre?
– Il est parti pour une longue expédition de chasse; nous ne le verrons pas d'un mois.
– Johnson, demanda Christie, avez-vous entendu parler du désastre éprouvé par le Lieutenant Cuyler et ses hommes?
– Non; qu'en savez-vous?
– Il a débarqué à l'autre bout du lac, avec une centaine d'hommes; les Indiens l'ont attaqué et lui ont tué la moitié de son monde.
– Est-il possible? s'écria Master Horace avec les signes du plus profond étonnement; je n'en avais pas entendu dire un seul mot.
– Vous ne savez rien du Détroit qui est assiégé par Pontiac?
– Absolument rien. Et que se passe-t-il chez les Indiens?
– Ce qui s'y passe toujours, – le diable! répliqua le Commandant, avec humeur, en lançant vigoureusement du bout de son pied une pierre dans le lac: je soupçonne qu'il fera chaud par ici avant peu.
– Eh bien! ce n'est pas mon avis, répliqua Johnson d'un air méditatif: il y aura, peut-être, quelques troubles par-ci par-là, comme toujours, mais rien de plus… Des échauffourées semblables à celles dont nous venons de parler…