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Kitabı oku: «Le Rosier de Mme Husson», sayfa 6

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La confession

Quand le capitaine Hector-Marie de Fontenne épousa Mlle Laurine d’Estelle, les parents et amis jugèrent que cela ferait un mauvais ménage.

Mlle Laurine, jolie, mince, frêle, blonde et hardie, avait, à douze ans, l’assurance d’une femme de trente. C’était une de ces petites Parisiennes précoces qui semblent nées avec toute la science de la vie, avec toutes les ruses de la femme, avec toutes les audaces de pensée, avec cette profonde astuce et cette souplesse d’esprit qui font que certains êtres paraissent fatalement destinés, quoi qu’ils fassent, à jouer et à tromper les autres. Toutes leurs actions semblent préméditées, toutes leurs démarches calculées, toutes leurs paroles soigneusement pesées, leur existence n’est qu’un rôle qu’ils jouent vis-à-vis de leurs semblables.

Elle était charmante aussi; très rieuse, rieuse à ne savoir se retenir ni se calmer quand une chose lui semblait amusante et drôle. Elle riait au nez des gens de la façon la plus impudente, mais avec tant de grâce qu’on ne se fâchait jamais.

Elle était riche, fort riche. Un prêtre servit d’intermédiaire pour lui faire épouser le capitaine de Fontenne. Élevé dans une maison religieuse, de la façon la plus austère, cet officier avait apporté au régiment des moeurs de cloître, des principes très raides et une intolérance complète. C’était un de ces hommes qui deviennent infailliblement des saints ou des nihilistes, chez qui les idées s’installent en maîtresses absolues, dont les croyances sont inflexibles et les résolutions inébranlables.

C’était un grand garçon brun, sérieux, sévère, naïf, d’esprit simple, court et obstiné, un de ces hommes qui passent dans la vie sans jamais en comprendre les dessous, les nuances et les subtilités, qui ne devinent rien, ne soupçonnent rien, et n’admettent pas qu’on pense, qu’on juge, qu’on croie et qu’on agisse autrement qu’eux.

Mlle Laurine le vit, le pénétra tout de suite et l’accepta pour mari.

Ils firent un excellent ménage. Elle fut souple, adroite et sage, sachant se montrer telle qu’elle devait être, toujours prête aux bonnes oeuvres et aux fêtes, assidue à l’église et au théâtre, mondaine et rigide, avec un petit air d’ironie, avec une lueur dans l’oeil en causant gravement avec son grave époux. Elle lui racontait ses entreprises charitables avec tous les abbés de la paroisse et des environs, et elle profitait de ces pieuses occupations pour demeurer dehors du matin au soir.

Mais quelquefois, au milieu du récit de quelque acte de bienfaisance, un fou rire la saisissait tout d’un coup, un rire nerveux impossible à contenir. Le capitaine demeurait surpris, inquiet, un peu choqué en face de sa femme qui suffoquait. Quand elle s’était un peu calmée, il demandait: «Qu’est-ce que vous avez donc, Laurine?» Elle répondait: «Ce n’est rien! Le souvenir d’une drôle de chose qui m’est arrivée». Et elle racontait une histoire quelconque.

Or, pendant l’été de 1883, le capitaine Hector de Fontenne prit part aux grandes manoeuvres du 32e corps d’armée.

Un soir, comme on campait aux abords d’une ville, après dix jours de tente et de rase campagne, dix jours de fatigues et de privations, les camarades du capitaine résolurent de faire un bon dîner.

M. de Fontenne refusa d’abord de les accompagner; puis, comme son refus les surprenait, il consentit.

Son voisin de table, le commandant de Favré, tout en causant des opérations militaires, seule chose qui passionnât le capitaine, lui versait à boire coup sur coup. Il avait fait très chaud dans le jour, une chaleur lourde, desséchante, altérante; et le capitaine buvait sans y songer, sans s’apercevoir que, peu à peu, une gaieté nouvelle entrait en lui, une certaine joie vive, brûlante, un bonheur d’être, plein de désirs éveillés, d’appétits inconnus, d’attentes indécises.

Au dessert il était gris. Il parlait, riait, s’agitait, saisi par une ivresse bruyante, une ivresse folle d’homme ordinairement sage et tranquille.

On proposa d’aller finir la soirée au théâtre; il accompagna ses camarades. Un d’eux reconnut une actrice qu’il avait aimée; et un souper fut organisé où assista une partie du personnel féminin de la troupe.

Le capitaine se réveilla le lendemain dans une chambre inconnue et dans les bras d’une petite femme blonde qui lui dit, en le voyant ouvrir les yeux: «Bonjour, mon gros chat!»

Il ne comprit pas d’abord; puis, peu à peu, ses souvenirs lui revinrent, un peu troublés cependant.

Alors il se leva sans dire un mot, s’habilla et vida sa bourse sur la cheminée.

Une honte le saisit quand il se vit debout, en tenue, sabre au côté, dans ce logis meublé, aux rideaux fripés, dont le canapé, marbré de taches, avait une allure suspecte, et il n’osait pas s’en aller, descendre l’escalier où il rencontrerait des gens, passer devant le concierge, et, surtout sortir dans la rue sous les yeux des passants et des voisins.

La femme répétait sans cesse: «Qu’est-ce qui te prend? As-tu perdu ta langue? Tu l’avais pourtant bien pendue hier soir! En voilà un mufle!»

Il la salua avec cérémonie, et, se décidant à la fuite, regagna son domicile à grands pas, persuadé qu’on devinait à ses manières, à sa tenue, à son visage, qu’il sortait de chez une fille.

Et le remords le tenailla, un remords harassant d’homme rigide et scrupuleux.

Il se confessa, communia; mais il demeurait mal à l’aise, poursuivi par le souvenir de sa chute et par le sentiment d’une dette, d’une dette sacrée contractée envers sa femme.

Il ne la revit qu’au bout d’un mois, car elle avait été passer chez ses parents le temps des grandes manoeuvres.

Elle vint à lui les bras ouverts, le sourire aux lèvres. Il la reçut avec une attitude embarrassée de coupable; et jusqu’au soir, il s’abstint presque de lui parler.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls, elle lui demanda:

– Qu’est-ce que vous avez donc, mon ami, je vous trouve très changé. Il répondit d’un ton gêné:

– Mais je n’ai rien, ma chère, absolument rien.

– Pardon, je vous connais bien, et je suis sûre que vous avez quelque chose, un souci, un chagrin, un ennui, que sais-je?

– Eh bien, oui, j’ai un souci.

– Ah! et lequel?

– Il m’est impossible de vous le dire.

– À moi? Pourquoi ça? Vous m’inquiétez.

– Je n’ai pas de raisons à vous donner. Il m’est impossible de vous le dire.

Elle s’était assise sur une causeuse, et il marchait, lui, de long en large, les mains derrière le dos, en évitant le regard de sa femme. Elle reprit:

– Voyons, il faut alors que je vous confesse, c’est mon devoir, et que j’exige de vous la vérité; c’est mon droit. Vous ne pouvez pas plus avoir de secret pour moi que je ne puis en avoir pour vous.

Il prononça, tout en lui tournant le dos, encadré dans la haute fenêtre: – Ma chère, il est des choses qu’il vaut mieux ne pas dire. Celle qui me tracasse est de ce nombre.

Elle se leva, traversa la chambre, le prit par le bras et, l’ayant forcé à se retourner, lui posa les deux mains sur les épaules, puis souriante, câline, les yeux levés:

– Voyons, Marie (elle l’appelait Marie aux heures de tendresse), vous ne pouvez me rien cacher. Je croirais que vous avez fait quelque chose de mal.

Il murmura: – J’ai fait quelque chose de très mal. Elle dit avec gaieté: – Oh! si mal que cela? Ça m’étonne beaucoup de vous! Il répondit vivement: – Je ne vous dirai rien de plus. C’est inutile d’insister. Mais elle l’attira jusqu’au fauteuil, le força à s’asseoir dedans, s’assit elle-même sur sa jambe droite, et baisant d’un petit baiser léger, d’un baiser rapide, ailé, le bout frisé de sa moustache:

– Si vous ne me dites rien, nous serons fâchés pour toujours. Il murmura, déchiré par le remords et torturé d’angoisse:

– Si je vous disais ce que j’ai fait, vous ne me le pardonneriez jamais.

– Au contraire, mon ami, je vous pardonnerai tout de suite.

– Non, c’est impossible.

– Je vous le promets.

– Je vous dis que c’est impossible.

– Je jure de vous pardonner.

– Non, ma chère Laurine, vous ne le pourriez pas.

– Que vous êtes naïf, mon ami, pour ne pas dire niais! En refusant de me dire ce que vous avez fait, vous me laisserez croire des choses abominables; et j’y penserai toujours, et je vous en voudrai autant de votre silence que de votre forfait inconnu. Tandis que si vous parlez bien franchement, j’aurai oublié dès demain.

– C’est que…

– Quoi?

Il rougit jusqu’aux oreilles, et d’une voix sérieuse:

– Je me confesse à vous comme je me confesserais à un prêtre, Laurine.

Elle eut sur les lèvres ce rapide sourire qu’elle prenait parfois en l’écoutant, et d’un ton un peu moqueur:

– Je suis tout oreilles.

Il reprit:

– Vous savez, ma chère, comme je suis sobre. Je ne bois que de l’eau rougie, et jamais de liqueurs, vous le savez.

– Oui, je le sais.

– Eh bien, figurez-vous que, vers la fin des grandes manoeuvres, je me suis laissé aller à boire un peu, un soir, étant très altéré, très fatigué, très las, et…

– Vous vous êtes grisé? Fi, que c’est laid!

– Oui, je me suis grisé.

Elle avait pris un air sévère:

– Mais là, tout à fait grisé, avouez-le, grisé à ne plus marcher, dites?

– Oh! non, pas tant que ça. J’avais perdu la raison, mais non l’équilibre. Je parlais, je riais, j’étais fou.

Comme il se taisait, elle demanda:

– C’est tout?

– Non.

– Ah! et… après?

– Après… j’ai… j’ai commis une infamie. Elle le regardait, inquiète, un peu troublée, émue aussi.

– Quoi donc, mon ami?

– Nous avons soupé avec… avec des actrices… et je ne sais comment cela s’est fait, je vous ai trompée, Laurine! Il avait prononcé cela d’un ton grave, solennel. Elle eut une petite secousse, et son oeil s’éclaira d’une gaieté brusque, d’une gaieté profonde, irrésistible. Elle dit: «Vous… vous… vous m’avez…»

Et un petit rire sec, nerveux, cassé, lui glissa entre les dents par trois fois, qui lui coupait la parole.

Elle essayait de reprendre son sérieux; mais chaque fois qu’elle allait prononcer un mot, le rire frémissait au fond de sa gorge, jaillissait, vite arrêté, repartant toujours, repartant comme le gaz d’une bouteille de champagne débouchée dont on ne peut retenir la mousse. Elle mettait la main sur ses lèvres pour se calmer, pour enfoncer dans sa bouche cette crise malheureuse de gaieté; mais le rire lui coulait entre les doigts, lui secouait la poitrine, s’élançait malgré elle. Elle bégayait: «Vous… vous… m’avez trompée… – Ah!… ah! ah! ah!… Ah! ah! ah!»

Et elle le regardait d’un air singulier, si railleur, malgré elle, qu’il demeurait interdit, stupéfait.

Et tout d’un coup, n’y tenant plus, elle éclata… Alors elle se mit à rire, d’un rire qui ressemblait à une attaque de nerfs. De petits cris saccadés lui sortaient de la bouche, venus, semblait-il, du fond de la poitrine; et, les deux mains appuyées sur le creux de son estomac, elle avait de longues quintes jusqu’à étouffer, comme les quintes de toux dans la coqueluche.

Et chaque effort qu’elle faisait pour se calmer amenait un nouvel accès, chaque parole qu’elle voulait dire la faisait se tordre plus fort.

«Mon… mon… mon… pauvre ami… ah! ah! ah!… ah! ah! ah!»

Il se leva, la laissant seule sur le fauteuil, et devenant soudain très pâle, il dit:

– Laurine, vous êtes plus qu’inconvenante.

Elle balbutia, dans un délire de gaieté:

– Que… que voulez-vous… je… je… je ne peux pas… que… que vous êtes drôle… ah! ah! ah! ah!

Il devenait livide et la regardait maintenant d’un oeil fixe où une pensée étrange s’éveillait. Tout d’un coup, il ouvrit la bouche comme pour crier quelque chose, mais ne dit rien, tourna sur ses talons, et sortit en tirant la porte.

Laurine, pliée en deux, épuisée, défaillante, riait encore d’un rire mourant, qui se ranimait par moments comme la flamme d’un incendie presque éteint.

Divorce

Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis, ouvrit la porte de son cabinet et s’effaça pour laisser passer le nouveau client.

C’était un gros homme rouge, à favoris blonds et durs, un homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua:

– Prenez un siège, dit l’avocat.

Le client s’assit et, après avoir toussé:

– Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire de divorce.

– Parlez, monsieur, je vous écoute.

– Monsieur, je suis un ancien notaire.

– Déjà!

– Oui, déjà. J’ai trente-sept ans.

– Continuez.

– Monsieur, j’ai fait un mariage malheureux, très malheureux.

– Vous n’êtes pas le seul.

– Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait spécial et mes griefs contre ma femme d’une nature très particulière. Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d’une façon très bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses?

– Qu’entendez-vous par là?

– Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains esprits que le poison pour le corps?

– Mais, oui, peut-être.

– Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C’est une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons pas dès le début qu’elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran, qu’elle s’étend heure par heure, jour par jour, qu’elle revient sans cesse, s’installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe toute notre attention et change l’optique de notre jugement, nous sommes perdus.

Voici donc ce qui m’est arrivé, monsieur. Comme je vous l’ai dit, j’étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret, mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de limiter tous mes goûts, oui, tous! et c’est dur à mon âge.

Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, etc., etc.; et il m’était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire faire à quelques clients des mariages avantageux.

Un jour, je tombe sur ceci: «Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien nets. Rien des agences».

Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux millions cinq cent mille francs.

Le filateur dit: «Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là?»

L’avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclu dans ces conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant vers moi:

– Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t’enlèverait des soucis, deux millions cinq cent mille francs.

Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d’autre chose.

Une heure plus tard je rentre chez moi.

Il faisait froid cette nuit-là. J’habitais d’ailleurs une vieille maison, une de ces vieilles maisons de province qui ressemblent à des champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l’escalier, un frisson glacé m’entra dans le bras, et comme j’étendais l’autre pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson m’envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma poitrine, m’emplirent d’angoisse, de tristesse et d’énervement. Et je murmurai, saisi par un brusque souvenir:

– Sacristi, si je les avais, les deux millions cinq cent mille!

Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par une bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d’ici, cette chambre! un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis à chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente quelquefois ces endroits-là:

 
Deux millions,
Deux millions
Sont bons
Avec cinq cent mille
Et femme gentille.
 

Au fait, je n’avais pas encore pensé à la femme et j’y songeai tout à coup en me glissant dans mon lit. J’y songeai même si bien que je fus longtemps à m’endormir.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante. Il fallait donc me lever à six heures – et il gelait. – Cristi de cristi, les deux millions cinq cent mille!

Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur de poêle rougi, de vieux papiers, l’odeur des papiers de procédure avancés – rien ne pue comme ça – et une odeur de clercs – bottes, redingotes, chemises, cheveux et peau, peau d’hiver peu lavée, le tout chauffé à dix-huit degrés.

Je déjeunai, comme tous les jours, d’une côtelette brûlée et d’un morceau de fromage. Puis je me remis au travail.

C’est alors que je pensai très sérieusement pour la première fois à la demoiselle aux deux millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas écrire? Pourquoi ne pas savoir?

Enfin, monsieur, j’abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta, m’obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans m’en apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d’aiguille, et chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la demoiselle aux deux millions cinq cent mille.

Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose, monsieur, on se la figure telle qu’on l’espère.

Certes, il n’était pas très naturel qu’une jeune fille de bonne famille, dotée d’une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable et malheureuse.

D’abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne m’avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous font cependant entrer dans l’esprit ces nombres fantastiques, rendent vraisemblables, jusqu’à un certain point, pour notre crédulité inattentive, les sommes prodigieuses qu’ils représentent et nous disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs comme très possible, très morale.

Donc, une jeune fille, enfant naturelle d’un parvenu et d’une femme de chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même coup la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à quelque homme qui l’aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un moyen fort usité qui comportait en lui-même une sorte d’aveu de tare originelle.

Ma supposition était stupide. Je m’y attachai cependant. Nous autres, notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j’en ai lu, monsieur.

Donc j’écrivis, comme notaire, au nom d’un client, et j’attendis.

Cinq jours plus tard, vers trois heures de l’après-midi, j’étais en train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m’annonça:

– Mlle Chantefrise.

– Faites entrer.

Alors apparut une femme d’environ trente ans, un peu forte, brune, l’air embarrassé.

– Asseyez-vous, mademoiselle.

Elle s’assit et murmura:

– C’est moi, monsieur.

– Mais, mademoiselle, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

– La personne à qui vous avez écrit.

– Pour un mariage?

– Oui, monsieur.

– Ah! très bien!

– Je suis venue moi-même, parce qu’on fait mieux les choses en personne.

– Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier?

– Oui, monsieur.

– Vous avez de la famille?

Elle hésita, baissa les yeux et balbutia:

– Non, monsieur… Ma mère… et mon père… sont morts.

Je tressaillis. – Donc j’avais deviné juste – et une vive sympathie s’éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre créature. Je n’insistai pas, pour ménager sa sensibilité, et je repris:

– Votre fortune est bien nette?

Elle répondit, cette fois, sans hésiter:

– Oh! oui, monsieur.

Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me déplaisait pas, bien qu’un peu mûre, plus mûre que je n’avais pensé. C’était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et l’idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de devenir amoureux d’elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je me serais assuré que la dot n’était pas illusoire. Je lui parlai de ce client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu malade.

Elle dit vivement:

– Oh! monsieur, j’aime les gens bien portants.

– Vous le verrez, d’ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou quatre jours, car il est parti hier pour l’Angleterre.

– Oh! que c’est ennuyeux, dit-elle.

– Mon Dieu! oui et non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous?

– Pas du tout.

– Eh bien, restez ici. Je m’efforcerai de vous faire passer le temps.

– Vous êtes trop aimable, monsieur.

– Vous êtes descendue à l’hôtel?

Elle nomma le premier hôtel de Rouen.

– Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur… notaire de vous offrir à dîner ce soir. Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida:

– Oui, monsieur.

– Je vous prendrai chez vous à sept heures.

– Oui, monsieur.

– Alors, à ce soir, mademoiselle?

– Oui, monsieur.

Et je la reconduisis jusqu’à ma porte.

À sept heures j’étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette pour moi et me reçut d’une façon très coquette.

Je l’emmenai dîner dans un restaurant où j’étais connu, et je commandai un menu troublant.

Une heure plus tard, nous étions très amis et elle me contait son histoire. Fille d’une grande dame séduite par un gentilhomme, elle avait été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant hérité de grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne dirait jamais les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile de la supplier, elle ne les dirait pas. Comme je tenais peu à les savoir, je l’interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme pratique, sûre d’elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, des intérêts et des placements. Sa compétence en cette matière me donna aussitôt une grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve cependant; mais je lui montrai clairement que j’avais du goût pour elle.

Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j’en bus, ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que j’allais devenir entreprenant, et j’eus peur, peur de moi, peur d’elle, peur qu’elle ne fût aussi un peu émue et qu’elle ne succombât. Pour me calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu’il faudrait établir d’une façon précise, car mon client était homme d’affaires.

Elle répondit avec gaieté: – Oh! je sais. J’ai apporté toutes les preuves.

– Ici, à Rouen?

– Oui, à Rouen.

– Vous les avez à l’hôtel?

– Mais oui.

– Pouvez-vous me les montrer?

– Mais oui.

– Ce soir?

– Mais oui. Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l’addition, et nous voici rentrant chez elle. Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie au coeur que je fus pris aussitôt d’un violent désir de l’embrasser. Je m’entends, d’un désir chaste, d’un désir d’homme content. Et je l’embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois… si bien que… le champagne aidant… je succombai… ou plutôt… non… elle succomba.

Ah! monsieur, j’en fis une tête, après cela… et elle donc! Elle pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne pas la perdre. Je promis tout ce qu’elle voulut, et je m’en allai dans un état d’esprit épouvantable.

Que faire? J’avais abusé de ma cliente. Cela n’eût été rien si j’avais eu un client pour elle, mais je n’en avais pas. C’était moi, le client, le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle situation! Je pouvais la lâcher, c’est vrai. Mais la dot, la belle dot, la bonne dot, palpable, sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre fille, après l’avoir ainsi surprise? Mais que d’inquiétudes plus tard!

Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi!

Je passai une nuit terrible d’indécision, torturé de remords, ravagé de craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison s’éclaircit. Je m’habillai avec recherche et je me présentai, comme onze heures sonnaient, à l’hôtel qu’elle habitait.

En me voyant elle rougit jusqu’aux yeux.

Je lui dis:

– Mademoiselle, je n’ai plus qu’une chose à faire pour réparer mes torts. Je vous demande votre main.

Elle balbutia:

– Je vous la donne.

Je l’épousai.

Tout alla bien pendant six mois.

J’avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n’avais pas un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme.

Cependant je remarquai peu à peu que, de temps en temps, elle faisait de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi, une semaine le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis.

C’était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la rue de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais archiépiscopal, puis la rue Grand-Pont jusqu’à la Seine, longea le quai jusqu’au pont de Pierre, traversa l’eau. À partir de ce moment, elle parut inquiète, se retournant souvent, épiant tous les passants.

Comme je m’étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas.

Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, son amant allait arriver par le train d’une heure quarante-cinq.

Je me cachai derrière un camion et j’attendis. Un coup de sifflet… un flot de voyageurs… Elle s’avance, s’élance, saisit dans ses bras une petite fille de trois ans qu’une grosse paysanne accompagne, et l’embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit un autre enfant, plus jeune, fille ou garçon, porté par une autre campagnarde, se jette dessus, l’étreint avec violence, et s’en va, escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre et déserte promenade du Cours-la-Reine.

Je rentrai effaré, l’esprit en détresse, comprenant et ne comprenant pas, n’osant point deviner.

Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, en hurlant:

– Quels sont ces enfants?

– Quels enfants?

– Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever?

Elle poussa un grand cri et s’évanouit. Quand elle revint à elle, elle me confessa, dans un déluge de larmes, qu’elle en avait quatre. Oui, monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, deux garçons.

Et c’était là – quelle honte! – c’était là l’origine de sa fortune. – Les quatre pères!… Elle avait amassé sa dot.

– Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire?

L’avocat répondit avec gravité:

– Reconnaître vos enfants, monsieur.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
130 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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