Kitabı oku: «Le Rosier de Mme Husson», sayfa 7
La revanche
Scène première
M. DE GARELLE, seul, au fond d’un fauteuil.
Me voici à Cannes, en garçon, drôle de chose. Je suis garçon! À Paris, je ne m’en apercevais guère. En voyage, c’est autre chose. Ma foi, je ne m’en plains pas.
Et ma femme est remariée!
Est-il heureux, lui, mon successeur, plus heureux que moi? Quel imbécile ça doit être pour l’avoir épousée après moi? Au fait, je n’étais pas moins sot pour l’avoir épousée le premier. Elle avait des qualités, pourtant, des qualités… physiques… considérables, mais aussi des tares morales importantes.
Quelle rouée, et quelle menteuse, et quelle coquette, et quelle charmeuse, pour ceux qui ne l’avaient point épousée! Étais-je cocu? Cristi! quelle torture de se demander cela du matin au soir sans obtenir de certitude!
En ai-je fait des marches et des démarches pour l’épier, sans rien savoir. Dans tous les cas, si j’étais cocu, je ne le suis plus, grâce à Naquet. Comme c’est facile tout de même, le divorce! Ça m’a coûté une cravache de dix francs et une courbature dans le bras droit, sans compter le plaisir de taper à coeur que veux-tu sur une femme que je soupçonnais fortement de me tromper!
Quelle pile, quelle pile!…
(Il se lève en riant et fait quelques pas, puis se rassied.)
Il est vrai que le jugement a été prononcé à son bénéfice et à mon préjudice – mais quelle pile!
Maintenant, je vais passer l’hiver dans le Midi, en garçon! Quelle chance! N’est-ce pas charmant de voyager avec l’éternel espoir de l’amour qui rôde? Que vais-je rencontrer, dans cet hôtel, tout à l’heure, ou sur la Croisette, ou dans la rue peut-être? Où est-elle, celle qui m’aimera demain et que j’aimerai? Comment seront ses yeux, ses lèvres, ses cheveux, son sourire? Comment sera-t-elle, la première femme qui me tendra sa bouche et que j’envelopperai dans mes bras? Brune ou blonde? grande ou petite? rieuse ou sévère? grasse ou?… Elle sera grasse!
Oh! comme je plains ceux qui ne connaissent pas, qui ne connaissent plus le charme exquis de l’attente? La vraie femme que j’aime moi, c’est l’Inconnue, l’Espérée, la Désirée, celle qui hante mon coeur sans que mes yeux aient vu sa forme, et dont la séduction s’accroît de toutes les perfections rêvées. Où est-elle? Dans cet hôtel, derrière cette porte? Dans une des chambres de cette maison, tout près, ou loin encore? Qu’importe, pourvu que je la désire, pourvu que je sois certain de la rencontrer! Et je la rencontrerai assurément aujourd’hui ou demain, cette semaine ou la suivante, tôt ou tard; mais il faudra bien que je la trouve!
Et j’aurai, tout entière, la joie délicieuse du premier baiser, des premières caresses, toute la griserie des découvertes amoureuses, tout le mystère de l’inexploré aussi charmants, le premier jour, qu’une virginité conquise! Oh! les imbéciles qui ne comprennent pas l’adorable sensation des voiles levés pour la première fois. Oh! les imbéciles qui se marient… car… ces voiles-là… il ne faut pas les lever trop souvent… sur le même spectacle…
Tiens, une femme!…
(Une femme traverse le fond du promenoir, élégante, fine, la taille cambrée.)
Bigre! elle a de la taille, et de l’allure. Tâchons de voir… la tête.
(Elle passe près de lui sans l’apercevoir, enfoncé dans son fauteuil. Il murmure:)
Sacré nom d’un chien, c’est ma femme! ma femme, ou plutôt non, la femme de Chantever. Elle est jolie tout de même, la gueuse…
Est-ce que je vais avoir envie de la répouser maintenant?… Bon, elle s’est assise et elle prend Gil-Blas. Faisons le mort.
Ma femme! Quel drôle d’effet ça m’a produit. Ma femme! Au fait, voici un an, plus d’un an qu’elle n’a été ma femme… Oui, elle avait des qualités physiques… considérables; quelle jambe! J’en ai des frissons rien que d’y penser. Et une poitrine, d’un fini. Ouf! Dans les premiers temps nous jouions à l’exercice – gauche – droite – gauche – droite – quelle poitrine! Gauche ou droite, ça se valait.
Mais quelle teigne… au moral!
A-t-elle eu des amants? En ai-je souffert de ce doute-là? Maintenant, zut! ça ne me regarde plus.
Je n’ai jamais vu une créature plus séduisante quand elle entrait au lit. Elle avait une manière de sauter dessus et de se glisser dans les draps…
Bon, je vais redevenir amoureux d’elle…
Si je lui parlais?… Mais que lui dirais-je?
Et puis elle va crier au secours, au sujet de la pile! Quelle pile! J’ai peut-être été un peu brutal tout de même.
Si je lui parlais? Ça serait drôle, et crâne, après tout. Sacrebleu, oui, je lui parlerai, et même si je suis vraiment fort… Nous verrons bien…
Scène II
Il s’approche de la jeune femme qui lit avec attention Gil-Blas, et d’une voix douce:
– Me permettez-vous, madame, de me rappeler à votre souvenir?
(Mme de Chantever lève brusquement la tête, pousse un cri, et veut s’enfuir. Il lui barre le chemin, et, humblement:)
– Vous n’avez rien à craindre, madame, je ne suis plus votre mari.
MME DE CHANTEVER. – Oh! vous osez? Après… après ce qui s’est passé!
M. DE GARELLE. – J’ose… et je n’ose pas… Enfin… Expliquez ça comme vous voudrez. Quand je vous ai aperçue, il m’a été impossible de ne pas venir vous parler.
MME DE CHANTEVER. – J’espère que cette plaisanterie est terminée, n’est-ce pas?
M. DE GARELLE. – Ce n’est point une plaisanterie, madame.
MME DE CHANTEVER. – Une gageure, alors, à moins que ce ne soit une simple insolence. D’ailleurs, un homme qui frappe une femme est capable de tout.
M. DE GARELLE. – Vous êtes dure, madame. Vous ne devriez pas cependant, me semble-t-il, me reprocher aujourd’hui un emportement que je regrette d’ailleurs. J’attendais plutôt, je l’avoue, des remerciements de votre part.
MME DE CHANTEVER, stupéfaite. – Ah çà, vous êtes fou? ou bien vous vous moquez de moi comme un rustre.
M. DE GARELLE. – Nullement, madame, et pour ne pas me comprendre, il faut que vous soyez fort malheureuse.
MME DE CHANTEVER. – Que voulez-vous dire?
M. DE GARELLE. – Que si vous étiez heureuse avec celui qui a pris ma place, vous me seriez reconnaissante de ma violence qui vous a permis cette nouvelle union.
MME DE CHANTEVER. – C’est pousser trop loin la plaisanterie, monsieur. Veuillez me laisser seule.
M. DE GARELLE. – Pourtant, madame, songez-y, si je n’avais point commis l’infamie de vous frapper, nous traînerions encore aujourd’hui notre boulet…
MME DE CHANTEVER, blessée. – Le fait est que vous m’avez rendu là un rude service!
M. DE GARELLE. – N’est-ce pas? Un service qui mérite mieux que votre accueil de tout à l’heure.
MME DE CHANTEVER. – C’est possible. Mais votre figure m’est si désagréable…
M. DE GARELLE. – Je n’en dirai pas autant de la vôtre.
MME DE CHANTEVER. – Vos galanteries me déplaisent autant que vos brutalités.
M. DE GARELLE. – Que voulez-vous, madame, je n’ai plus le droit de vous battre: il faut bien que je me montre aimable.
MME DE CHANTEVER. – Ça, c’est franc, du moins. Mais si vous voulez être vraiment aimable, vous vous en irez.
M. DE GARELLE. – Je ne pousse pas encore si loin que ça le désir de vous plaire.
MME DE CHANTEVER. – Alors, quelle est votre prétention?
M. DE GARELLE. – Réparer mes torts, en admettant que j’en aie eu.
MME DE CHANTEVER, indignée. – Comment? en admettant que vous en ayez eu? Mais vous perdez la tête. Vous m’avez rouée de coups et vous trouvez peut-être que vous vous êtes conduit envers moi le mieux du monde.
M. DE GARELLE. – Peut-être!
MME DE CHANTEVER. – Comment? Peut-être?
M. DE GARELLE. – Oui, madame. Vous connaissez la comédie qui s’appelle le Mari cocu, battu et content. Eh bien, ai-je été ou n’ai-je pas été cocu, tout est là! Dans tous les cas, c’est vous qui avez été battue, et pas contente…
MME DE CHANTEVER, se levant. – Monsieur, vous m’insultez.
M. DE GARELLE, vivement. – Je vous en prie, écoutez-moi une minute. J’étais jaloux, très jaloux, ce qui prouve que je vous aimais. Je vous ai battue, ce qui le prouve davantage encore, et battue très fort, ce qui le démontre victorieusement. Or, si vous avez été fidèle, et battue, vous êtes vraiment à plaindre, tout à fait à plaindre, je le confesse, et…
MME DE CHANTEVER. – Ne me plaignez pas.
M. DE GARELLE. – Comment l’entendez-vous? On peut le comprendre de deux façons. Cela veut dire, soit que vous méprisez ma pitié, soit qu’elle est imméritée. Or, si la pitié dont je vous reconnais digne est imméritée, c’est que les coups… les coups violents que vous avez reçus de moi étaient plus que mérités.
MME DE CHANTEVER. – Prenez-le comme vous voudrez.
M. DE GARELLE. – Bon. Je comprends. Donc, j’étais avec vous, madame, un mari cocu.
MME DE CHANTEVER. – Je ne dis pas cela.
M. DE GARELLE. – Vous le laissez entendre.
MME DE CHANTEVER. – Je laisse entendre que je ne veux pas de votre pitié.
M. DE GARELLE. – Ne jouons pas sur les mots et avouez-moi franchement que j’étais…
MME DE CHANTEVER. – Ne prononcez pas ce mot infâme, qui me révolte et me dégoûte.
M. DE GARELLE. – Je vous passe le mot, mais avouez la chose.
MME DE CHANTEVER. – Jamais. Ça n’est pas vrai.
M. DE GARELLE. – Alors, je vous plains de tout mon coeur et la proposition que j’allais vous faire n’a plus de raison d’être.
MME DE CHANTEVER. – Quelle proposition?
M. DE GARELLE. – Il est inutile de vous la dire, puisqu’elle ne peut exister que si vous m’aviez trompé.
MME DE CHANTEVER. – Et bien, admettez un moment que je vous ai trompé.
M. DE GARELLE. – Cela ne suffit pas. Il me faut un aveu. MME DE CHANTEVER. – Je l’avoue.
M. DE GARELLE. – Cela ne suffit pas. Il me faut des preuves.
MME DE CHANTEVER, souriant. – Vous en demandez trop, à la fin.
M. DE GARELLE. – Non, madame. J’allais vous faire, vous disais-je une proposition grave, très grave, sans quoi je ne serais point venu vous trouver ainsi après ce qui s’est passé entre nous, de vous à moi, d’abord, et de moi à vous ensuite. Cette proposition, qui peut avoir pour nous deux les conséquences les plus sérieuses, demeurerait sans valeur si je n’avais pas été trompé par vous.
MME DE CHANTEVER. – Vous êtes surprenant. Mais que voulez-vous de plus? Je vous ai trompé, na.
M. DE GARELLE. – Il me faut des preuves.
MME DE CHANTEVER. – Mais quelles preuves voulez-vous que je vous donne? Je n’en ai pas sur moi ou plutôt je n’en ai plus.
M. DE GARELLE. – Peu importe où elles soient. Il me les faut.
MME DE CHANTEVER. – Mais on n’en peut pas garder, des preuves, de ces choses-là… et…, à moins d’un flagrant délit… (Après un silence.) Il me semble que ma parole devrait vous suffire.
M. DE GARELLE, s’inclinant. – Alors, vous êtes prête à le jurer.
MME DE CHANTEVER, levant la main. – Je le jure.
M. DE GARELLE, sérieux. – Je vous crois, madame. Et avec qui m’avez-vous trompé?
MME DE CHANTEVER. – Oh! mais, vous en demandez trop, à la fin.
M. DE GARELLE. – Il est indispensable que je sache son nom.
MME DE CHANTEVER. – Il m’est impossible de vous le dire.
M. DE GARELLE. – Pourquoi ça?
MME DE CHANTEVER. – Parce que je suis une femme mariée.
M. DE GARELLE. – Eh bien?
MME DE CHANTEVER. – Et le secret professionnel?
M. DE GARELLE. – C’est juste.
MME DE CHANTEVER. – D’ailleurs, c’est avec M. de Chantever que je vous ai trompé.
M. DE GARELLE. – Ça n’est pas vrai.
MME DE CHANTEVER. – Pourquoi ça?…
M. DE GARELLE. – Parce qu’il ne vous aurait pas épousée.
MME DE CHANTEVER. – Insolent! Et cette proposition?…
M. DE GARELLE. – La voici. Vous venez d’avouer que j’ai été, grâce à vous, un de ces êtres ridicules, toujours bafoués, quoi qu’ils fassent, comiques s’ils se taisent, et plus grotesques encore s’ils se fâchent, qu’on nomme des maris trompés. Eh bien, madame, il est indubitable que les quelques coups de cravache reçus par vous sont loin de compenser l’outrage et le dommage conjugal que j’ai éprouvés de votre fait, et il est non moins indubitable que vous me devez une compensation plus sérieuse et d’une autre nature, maintenant que je ne suis plus votre mari.
MME DE CHANTEVER. – Vous perdez la tête. Que voulez-vous dire?
M. DE GARELLE. – Je veux dire, madame, que vous devez me rendre aujourd’hui les heures charmantes que vous m’avez volées quand j’étais votre époux, pour les offrir à je ne sais qui.
MME DE CHANTEVER. – Vous êtes fou.
M. DE GARELLE. – Nullement. Votre amour m’appartenait, n’est-ce pas? Vos baisers m’étaient dus, tous vos baisers, sans exception. Est-ce vrai? Vous en avez distrait une partie au bénéfice d’un autre! Eh bien, il importe, il m’importe que la restitution ait lieu, restitution sans scandale, restitution secrète, comme on fait pour les vols honteux.
MME DE CHANTEVER. – Mais pour qui me prenez-vous?
M. DE GARELLE. – Pour la femme de M. de Chantever. MME DE CHANTEVER. – Ça, par exemple, c’est trop fort.
M. DE GARELLE. – Pardon, celui qui m’a trompé vous a bien prise pour la femme de M. de Garelle. Il est juste que mon tour arrive. Ce qui est trop fort, c’est de refuser de rendre ce qui est légitimement dû.
MME DE CHANTEVER. – Et si je disais oui… vous pourriez…
M. DE GARELLE. – Mais certainement.
MME DE CHANTEVER. – Alors, à quoi aurait servi le divorce?
M. DE GARELLE. – À raviver notre amour.
MME DE CHANTEVER. – Vous ne m’avez jamais aimée.
M. DE GARELLE. – Je vous en donne pourtant une rude preuve.
MME DE CHANTEVER. – Laquelle?
M. DE GARELLE. – Comment? Laquelle? Quand un homme est assez fou pour proposer à une femme de l’épouser d’abord et de devenir son amant ensuite, cela prouve qu’il aime ou je ne m’y connais pas en amour.
MME DE CHANTEVER. – Oh! ne confondons pas. Épouser une femme prouve l’amour ou le désir, mais la prendre comme maîtresse ne prouve rien… que le mépris. Dans le premier cas, on accepte toutes les charges, tous les ennuis, et toutes les responsabilités de l’amour; dans le second cas, on laisse ces fardeaux au légitime propriétaire et on ne garde que le plaisir, avec la faculté de disparaître le jour où la personne aura cessé de plaire. Cela ne se ressemble guère.
M. DE GARELLE. – Ma chère amie, vous raisonnez fort mal. Quand on aime une femme, on ne devrait pas l’épouser, parce qu’en l’épousant on est sûr qu’elle vous trompera, comme vous avez fait à mon égard. La preuve est là. Tandis qu’il est indiscutable qu’une maîtresse reste fidèle à son amant avec tout l’acharnement qu’elle met à tromper son mari. Est-ce pas vrai? Si vous voulez qu’un lien indissoluble se lie entre une femme et vous, faites-la épouser par un autre, le mariage n’est qu’une ficelle qu’on coupe à volonté, et devenez l’amant de cette femme: l’amour libre est une chaîne qu’on ne brise pas. – Nous avons coupé la ficelle, je vous offre la chaîne.
MME DE CHANTEVER. – Vous êtes drôle. Mais je refuse.
M. DE GARELLE. – Alors, je préviendrai M. de Chantever. MME DE CHANTEVER. – Vous le préviendrez de quoi?
M. DE GARELLE. – Je lui dirai que vous m’avez trompé! MME DE CHANTEVER. – Que je vous ai trompé… Vous…
M. DE GARELLE. – Oui, quand vous étiez ma femme. MME DE CHANTEVER. – Eh bien?
M. DE GARELLE. – Eh bien, il ne vous le pardonnera pas. MME DE CHANTEVER. – Lui?
M. DE GARELLE. – Parbleu! Ça n’est pas fait pour le rassurer.
MME DE CHANTEVER, riant. – Ne faites pas ça, Henry.
(Une voix dans l’escalier appelant Mathilde.)
MME DE CHANTEVER, bas. – Mon mari! Adieu.
M. DE GARELLE, se levant. – Je vais vous conduire près de lui et me présenter.
MME DE CHANTEVER. – Ne faites pas ça.
M. DE GARELLE. – Vous allez voir.
MME DE CHANTEVER. – Je vous en prie.
M. DE GARELLE. – Alors acceptez la chaîne.
La Voix. – Mathilde!
MME DE CHANTEVER. – Laissez-moi.
M. DE GARELLE. – Où vous reverrai-je?
MME DE CHANTEVER. – Ici – ce soir – après dîner.
M. DE GARELLE, lui baisant la main. – Je vous aime…
(Elle se sauve.)
(M. de Garelle retourne doucement à son fauteuil et se laisse tomber dedans.)
– Eh bien! vrai. J’aime mieux ce rôle-là que le précédent. C’est qu’elle est charmante, tout à fait charmante, et bien plus charmante encore depuis que j’ai entendu la voix de M. de Chantever l’appeler comme ça «Mathilde», avec ce ton de propriétaire qu’ont les maris.
L’odyssée d’une fille
Oui, le souvenir de ce soir-là ne s’effacera jamais. J’ai eu, pendant une demi-heure, la sinistre sensation de la fatalité invincible; j’ai éprouvé ce frisson qu’on a en descendant aux puits des mines. J’ai touché ce fond noir de la misère humaine; j’ai compris l’impossibilité de la vie honnête pour quelques-uns.
Il était minuit passé. J’allais du Vaudeville à la rue Drouot, suivant d’un pas pressé le boulevard où couraient des parapluies. Une poussière d’eau voltigeait plutôt qu’elle ne tombait, voilant les becs de gaz, attristant la rue. Le trottoir luisait, gluant plus que mouillé. Les gens pressés ne regardaient rien.
Les filles, la jupe relevée, montrant leurs jambes, laissant entrevoir un bas blanc à la lueur terne de la lumière nocturne, attendaient dans l’ombre des portes, appelaient, ou bien passaient pressées, hardies, vous jetant à l’oreille deux mots obscurs et stupides. Elles suivaient l’homme quelques secondes, se serrant contre lui, lui soufflant au visage leur haleine putride; puis, voyant inutiles leurs exhortations, elles le quittaient d’un mouvement brusque et mécontent, et se remettaient à marcher en frétillant des hanches.
J’allais, appelé par toutes, pris par la manche, harcelé et soulevé de dégoût. Tout à coup, j’en vis trois qui couraient comme affolées, jetant aux autres quelques paroles rapides. Et les autres se mettaient à courir, à fuir, tenant à pleines mains leurs robes pour aller plus vite. On donnait ce jour-là un coup de filet à la prostitution.
Et soudain je sentis un bras sous le mien, tandis qu’une voix éperdue me murmurait dans l’oreille: «Sauvez-moi, monsieur, sauvez-moi, ne me quittez pas».
Je regardai la fille. Elle n’avait pas vingt ans, bien que fanée déjà. Je lui dis: «Reste avec moi». Elle murmura: «Oh! merci».
Nous arrivions dans la ligne des agents. Elle s’ouvrit pour me laisser passer.
Et je m’engageai dans la rue Drouot.
Ma compagne me demanda: – Viens-tu chez moi?
– Non.
– Pourquoi pas? Tu m’as rendu un rude service que je n’oublierai pas.
Je répondis, pour me débarrasser d’elle: – Parce que je suis marié.
– Qu’est-ce que ça fait?
– Voyons, mon enfant, ça suffit. Je t’ai tirée d’affaire. Laisse-moi tranquille maintenant.
La rue était déserte et noire, vraiment sinistre. Et cette femme qui me serrait le bras rendait plus affreuse encore cette sensation de tristesse qui m’avait envahi. Elle voulut m’embrasser. Je me reculai avec horreur, et d’une voix dure:
– Allons, f…-moi la paix, n’est-ce pas?
Elle eut une sorte de mouvement de rage, puis, brusquement, se mit à sangloter. Je demeurai éperdu, attendri, sans comprendre.
– Voyons, qu’est-ce que tu as?
Elle murmura dans ses larmes: Si tu savais, ça n’est pas gai, va.
– Quoi donc?
– C’te vie-là.
– Pourquoi l’as-tu choisie?
– Est-ce que c’est ma faute?
– À qui la faute, alors?
– J’ sais-ti, moi!
Une sorte d’intérêt me prit pour cette abandonnée.
Je lui demandai:
– Dis-moi ton histoire?
Elle me la conta.
– J’avais seize ans, j’étais en service à Yvetot, chez M. Lerable, un grainetier. Mes parents étaient morts. Je n’avais personne; je voyais bien que mon maître me regardait d’une drôle de façon et qu’il me chatouillait les joues; mais je ne m’en demandais pas plus long. Je savais les choses, certainement. À la campagne, on est dégourdi; mais M. Lerable était un vieux dévot qu’allait à la messe chaque dimanche. Je l’en aurais jamais cru capable, enfin!
V’là qu’un jour il veut me prendre dans ma cuisine. Je lui résiste. Il s’en va.
Y avait en face de nous un épicier, M. Dutan, qui avait un garçon de magasin bien plaisant; si tant est que je me laissai enjôler par lui. Ça arrive à tout le monde, n’est-ce pas? Donc je laissais la porte ouverte, les soirs, et il venait me retrouver.
Mais v’là qu’une nuit M. Lerable entend du bruit. Il monte et il trouve Antoine qu’il veut tuer. Ça fait une bataille à coups de chaise, de pot à eau, de tout. Moi j’avais saisi mes hardes et je me sauvai dans la rue. Me v’là partie.
J’avais une peur, une peur de loup. Je m’habillai sous une porte. Puis je me mis à marcher tout droit. Je croyais pour sûr qu’il y avait quelqu’un de tué et que les gendarmes me cherchaient déjà. Je gagnai la grand’route de Rouen. Je me disais qu’à Rouen je pourrais me cacher très bien.
Il faisait noir à ne pas voir les fossés, et j’entendais des chiens qui aboyaient dans les fermes. Sait-on tout ce qu’on entend la nuit? Des oiseaux qui crient comme des hommes qu’on égorge, des bêtes qui jappent, des bêtes qui sifflent, et puis tant de choses que l’on ne comprend pas. J’en avais la chair de poule. À chaque bruit, je faisais le signe de croix. On ne s’imagine point ce que ça vous émouve le coeur. Quand le jour parut, v’là que l’idée des gendarmes me reprit, et que je me mis à courir. Puis je me calmai.
Je me sentis faim tout de même, malgré ma confusion; mais je ne possédais rien, pas un sou, j’avais oublié mon argent, tout ce qui m’appartenait sur terre, dix-huit francs.
Me v’là donc à marcher avec un ventre qui chante. Il faisait chaud. Le soleil piquait. Midi passe. J’allais toujours.
Tout à coup j’entends des chevaux derrière moi. Je me retourne. Les gendarmes! Mon sang ne fait qu’un tour; j’ai cru que j’allais tomber; mais je me contiens. Ils me rattrapent. Ils me regardent. Il y en a un, le plus vieux, qui dit:
– Bonjour, mamzelle.
– Bonjour, monsieur.
– Ousque vous allez comme ça?
– Je vas t’à Rouen, en service dans une place qu’on m’a offerte.
– Comme ça, pédestrement?
– Oui, comme ça. Mon coeur battait, monsieur, à ce que je ne pouvais plus parler. Je me disais: «Ils me tiennent». Et j’avais une envie de courir qui me frétillait dans les jambes. Mais ils m’auraient rattrapée tout de suite, vous comprenez. Le vieux recommença: – Nous allons faire route ensemble jusqu’à Barantin, mamzelle, vu que nous suivons le même itinéraire.
– Avec satisfaction, monsieur. Et nous v’là causant. Je me faisais plaisante autant que je pouvais, n’est-ce pas; si bien qu’ils ont cru des choses qui n’étaient point. Or, comme je passais dans un bois, le vieux dit: – Voulez-vous, mamzelle, que j’allions faire un repos sur la mousse? Moi, je répondis sans y penser: – À votre désir, monsieur. Puis il descend et il donne son cheval à l’autre, et nous v’là partis dans le bois tous deux. Il n’y avait plus à dire non. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place? Il en prit ce qu’il a voulu; puis il me dit: «Faut pas oublier le camarade». Et il retourna tenir les chevaux, pendant que l’autre m’a rejointe. J’en étais honteuse que j’en aurais pleuré, monsieur. Mais je n’osais point résister, vous comprenez. Donc nous v’là repartis. Je ne parlions plus. J’avais trop de deuil au coeur. Et puis je ne pouvais plus marcher tant j’avais faim. Tout de même, dans un village, ils m’ont offert un verre de vin, qui m’a r’donné des forces pour quelque temps. Et puis ils ont pris le trot pour pas traverser Barantin de compagnie. Alors je m’assis dans le fossé et je pleurai tout ce que j’avais de larmes.
Je marchai encore plus de trois heures durant avant Rouen. Il était sept heures du soir quand j’arrivai. D’abord toutes ces lumières m’éblouirent. Et puis je ne savais point où m’asseoir. Sur les routes, il y a les fossés et l’herbe ousqu’on peut même se coucher pour dormir. Mais dans les villes, rien.
Les jambes me rentraient dans le corps, et j’avais des éblouissements à croire que j’allais tomber. Et puis, il se mit à pleuvoir, une petite pluie fine, comme ce soir, qui vous traverse sans que ça ait l’air de rien. J’ai pas de chance les jours qu’il pleut. Je commençai donc à marcher dans les rues. Je regardais toutes ces maisons en me disant: «Y a tant de lits et tant de pain dans tout ça et je ne pourrai point seulement trouver une croûte et une paillasse». Je pris par des rues où il y avait des femmes qui appelaient les hommes de passage. Dans ces cas-là, monsieur, on fait ce qu’on peut. Je me mis, comme elles, à inviter le monde. Mais on ne me répondait point. J’aurais voulu être morte. Ça dura bien jusqu’à minuit. Je ne savais même plus ce que je faisais. À la fin, v’là un homme qui m’écoute. Il me demande: «Ousque tu demeures?» On devient vite rusée dans la nécessité. Je répondis: «Je ne peux pas vous mener chez moi, vu que j’habite avec maman. Mais n’y a-t-il point de maisons où l’on peut aller?»
Il répondit: «Plus souvent que je vas dépenser vingt sous de chambre».
Puis il réfléchit et ajouta: «Viens-t-en. Je connais un endroit tranquille ousque nous ne serons point interrompus».
Il me fit passer un pont et puis il m’emmena au bout de la ville, dans un pré qu’était près de la rivière. Je ne pouvais pus le suivre.
Il me fit asseoir et puis il se mit à causer pourquoi nous étions venus. Mais comme il était long dans son affaire, je me trouvai tant percluse de fatigue que je m’endormis.
Il s’en alla sans rien me donner. Je ne m’en aperçus seulement pas. Il pleuvait, comme je vous l’disais. C’est d’puis ce jour-là que j’ai des douleurs que je n’ai pas pu m’en guérir, vu que j’ai dormi toute la nuit dans la crotte.
Je fus réveillée par deux sergots qui me mirent au poste, et puis, de là, en prison, où je restai huit jours, pendant qu’on cherchait ce que je pouvais bien être et d’où je venais. Je ne voulus point le dire par peur des conséquences.
On le sut pourtant et on me lâcha, après un jugement d’innocence.
Il fallait recommencer à trouver du pain. Je tâchai d’avoir une place, mais je ne pus pas, à cause de la prison d’où je venais.
Alors je me rappelai d’un vieux juge qui m’avait tourné de l’oeil, pendant qu’il me jugeait, à la façon du père Lerable, d’Yvetot. Et j’allai le trouver. Je ne m’étais point trompée. Il me donna cent sous quand je le quittai, en me disant: «T’en auras autant toutes les fois; mais viens pas plus souvent que deux fois par semaine».
Je compris bien ça, vu son âge. Mais ça me donna une réflexion. Je me dis: «Les jeunes gens, ça rigole, ça s’amuse; mais il n’y a jamais gras, tandis que les vieux, c’est autre chose». Et puis je les connaissais maintenant, les vieux singes, avec leurs yeux en coulisse et leur petit simulacre de tête.
Savez-vous ce que je fis, monsieur? Je m’habillai en bobonne qui vient du marché, et je courais les rues en cherchant mes nourriciers. Oh! je les pinçais du premier coup. Je me disais: «En v’là un qui mord».
Il s’approchait. Il commençait:
– Bonjour, mamzelle.
– Bonjour, monsieur.
– Ousque vous allez comme ça?
– Je rentre chez mes maîtres.
– Ils demeurent loin, vos maîtres?
– Comme ci, comme ça. Alors il ne savait plus quoi dire. Moi je ralentissais le pas pour le laisser s’expliquer. Alors il prononçait, tout bas, quelques compliments, et puis il me demandait de passer chez lui. Je me faisais prier, vous comprenez, puis je cédais. J’en avais de la sorte deux ou trois pour chaque matin, et toutes mes après-midi libres. Ç’a été le bon temps de ma vie. Je ne me faisais pas de bile. Mais voilà. On n’est jamais tranquille longtemps. Le malheur a voulu que je fisse la connaissance d’un grand richard du grand monde. Un ancien président qui avait bien soixante-quinze ans. Un soir, il m’emmena dîner dans un restaurant des environs. Et puis, vous comprenez, il n’a pas su se modérer. Il est mort au dessert.
J’ai eu trois mois de prison, vu que je n’étais point sous la surveillance.
C’est alors que je vins à Paris.
Oh! ici, monsieur, c’est dur de vivre. On ne mange pas tous les jours, allez. Y en a trop. Enfin, tant pis, chacun sa peine, n’est-ce pas?
Elle se tut. Je marchais à son côté, le coeur serré. Tout à coup, elle se remit à me tutoyer.
– Alors tu ne montes pas chez moi, mon chéri?
– Non, je te l’ai déjà dit.
– Eh bien! au revoir, merci tout de même, sans rancune. Mais je t’assure que tu as tort.
Et elle partit, s’enfonçant dans la pluie fine comme un voile. Je la vis passer sous un bec de gaz, puis disparaître dans l’ombre. Pauvre fille!