Kitabı oku: «Милый друг. Уровень 1 / Bel-Ami», sayfa 2

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III

Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue, il hésita sur ce qu'il ferait. Il avait envie de courir, de rêver, d'aller devant lui en songeant à l'avenir et en respirant l'air doux de la nuit; mais la pensée de la série d'articles demandés par le père Walter le poursuivait, et il se décida à rentrer tout de suite pour se mettre au travail.

Il revint à grands pas, gagna le boulevard extérieur, et le suivit jusqu'à la rue Boursault qu'il habitait. Sa maison, haute de six étages, était peuplée par vingt petits ménages ouvriers et bourgeois, et il éprouva en montant l'escalier, dont il éclairait avec des allumettes-bougies les marches sales.

La chambre du jeune homme, au cinquième étage, donnait, comme sur un abîme profond, sur l'immense tranchée du chemin de fer de l'Ouest, juste au-dessus de la sortie du tunnel, près de la gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et s'accouda sur l'appui de fer rouillé24.

Puis il se dit: «Allons, au travail!» Il posa sa lumière sur sa table; mais au moment de se mettre à écrire, il s'aperçut qu'il n'avait chez lui qu'un cahier de papier à lettres.

Tant pis, il l'utiliserait en ouvrant la feuille dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans l'encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture: Souvenirs d'un chasseur d'Afrique.

Puis il chercha le commencement de la première phrase.

Il restait le front dans sa main, les yeux fixés sur le carré blanc déployé devant lui.

Qu'allait-il dire? Il ne trouvait plus rien maintenant de ce qu'il avait raconté tout à l'heure, pas une anecdote, pas un fait, rien. Tout à coup il pensa: «Il faut que je débute par mon départ.» Et il écrivit: C'était en 1874, aux environs du 15 mai, alors que la France épuisée se reposait après les catastrophes de l'année terrible25

Et il s'arrêta net, ne sachant comment amener ce qui suivrait, son embarquement, son voyage, ses premières émotions.

Après dix minutes de réflexions il se décida à remettre au lendemain la page préparatoire du début, et à faire tout de suite une description d'Alger, mais il ne trouvait pas un mot pour exprimer ce qu'il avait vu, ce qu'il avait senti.

Sur son petit lit de fer, où la place de son corps avait fait un creux, il aperçut ses habits de tous les jours jetés là, vides, fatigués, flasques, vilains comme des hardes de la morgue26. Et, sur une chaise de paille, son chapeau de soie, son unique chapeau, semblait ouvert pour recevoir l'aumône.

Il regarda sa chambre, ses meubles, ses habits. Tout cela sentait la misère honteuse. Et une exaspération le souleva contre la pauvreté de sa vie. Il se dit qu'il fallait sortir de là, tout de suite, qu'il fallait en finir dès le lendemain avec cette existence besogneuse.

Une ardeur de travail l'ayant soudain ressaisi, il se rassit devant sa table, et recommença à chercher des phrases pour bien raconter la physionomie étrange et charmante d'Alger, cette antichambre de l'Afrique mystérieuse et profonde.

Il sentait vaguement des pensées lui venir; il les aurait dites, peut-être, mais il ne les pouvait point formuler avec des mots écrits. Et son impuissance l'enfiévrant, il se leva de nouveau, les mains humides de sueur et le sang battant aux tempes.

Toute sa joie disparut en une seconde avec sa confiance en lui et sa foi dans l'avenir. C'était fini; tout était fini, il ne ferait rien; il ne serait rien; il se sentait vide, incapable, inutile, condamné.

Et il retourna s'accouder à la fenêtre, et le souvenir de ses parents entra au cœur de Duroy. Il revit la petite maison, au haut de la côte, dominant Rouen et l'immense vallée de la Seine, à l'entrée du village de Canteleu. Son père et sa mère tenaient un petit cabaret où les bourgeois des faubourgs venaient déjeuner le dimanche: À la Belle-Vue.

Il s'était remis, sans s'en apercevoir, à rêvasser, comme il faisait chaque soir. Il imaginait une aventure d'amour magnifique qui l'amenait, d'un seul coup, à la réalisation de son espérance. Il épousait la fille d'un banquier ou d'un grand seigneur rencontrée dans la rue et conquise à première vue.

Le sifflet strident d'une locomotive qui, sortie toute seule du tunnel, le réveilla de son songe.

Alors, ressaisi par l'espoir confus et joyeux qui hantait toujours son esprit, il jeta, à tout hasard, un baiser dans la nuit, un baiser d'amour vers l'image de la femme attendue, un baiser de désir vers la fortune convoitée. Puis il ferma sa fenêtre et commença à se dévêtir en murmurant:

«Bah, je serai mieux disposé demain matin. Je n'ai pas l'esprit libre ce soir. Et puis, j'ai peut– être aussi un peu trop bu. On ne travaille pas bien dans ces conditions-là.»

Il se mit au lit, souffla la lumière, et s'endormit presque aussitôt.

Il se réveilla de bonne heure, comme on s'éveille aux jours d'espérance vive ou de souci, et, sautant du lit, il alla ouvrir sa fenêtre pour avaler une bonne tasse d'air frais, comme il disait.

Il s'assit devant sa table, trempa sa plume dans l'encrier, prit son front dans sa main et chercha des idées. Ce fut en vain. Rien ne venait.

Il ne se découragea pas cependant. Il pensa:

«Bah, je n'en ai pas l'habitude. C'est un métier à apprendre comme tous les métiers. Il faut qu'on m'aide les premières fois. Je vais trouver Forestier, qui me mettra mon article sur pied en dix minutes.»

Il arriva devant sa porte au moment où son ami sortait.

– Te voilà! à cette heure-ci! que me voulais– tu?

Duroy, troublé de le rencontrer ainsi comme il s'en allait, balbutia qu'il n'arrivait pas à faire son article et qu'il comptait sur l'aide de son ami.

Alors, Forestier lui a proposé d'aller voir sa femme, puisq'elle aussi savait bien rediger les articles.

Et Forestier s'en alla de son air pressé, tandis que Duroy se mit à monter lentement, marche à marche, cherchant ce qu'il allait dire et inquiet de l'accueil qu'il recevrait.

Le domestique vint lui ouvrir. Il avait un tablier bleu et tenait un balai dans ses mains.

– Monsieur est sorti, dit-il, sans attendre la question.

Duroy insista:

– Demandez à Mme Forestier si elle peut me recevoir, et prévenez-la que je viens de la part de son mari, que j'ai rencontré dans la rue.

Puis il attendit. L'homme revint, ouvrit une porte à droite, et annonça:

– Madame attend monsieur.

Elle était assise sur un fauteuil de bureau, dans une petite pièce dont les murs se trouvaient entièrement cachés par des livres bien rangés sur des planches de bois noir. Elle se retourna, souriant toujours, enveloppée d'un peignoir blanc garni de dentelle; et elle tendit sa main, montrant son bras nu dans la manche largement ouverte.

– Déjà? dit-elle; puis elle reprit: Ce n'est point un reproche, c'est une simple question.

Il balbutia:

– Oh! madame, je ne voulais pas monter; mais votre mari, que j'ai rencontré en bas, m'y a forcé. Je suis tellement confus que je n'ose pas dire ce qui m'amène.

Elle montrait un siège:

– Asseyez-vous et parlez.

Elle avait l'air chez elle devant cette table de travail, à l'aise comme dans son salon, occupée à sa besogne ordinaire. Elle reprit, comme il ne parlait pas:

– Eh bien! dites, qu'est-ce que c'est?

Il murmura, en hésitant que les mots justes ne lui venait pas et il ne réussissait pas à exprimer ses idées.

– Ça va être charmant de collaborer comme ça. Je suis ravie de votre idée. Tenez, asseyez– vous à ma place, car on connaît mon écriture au journal27. Et nous allons vous tourner un article, mais là, un article à succès.

Il s'assit, prit une plume, étala devant lui une feuille de papier et attendit.

Mme Forestier, restée debout, le regardait faire ses préparatifs; puis elle atteignit une cigarette sur la cheminée et l'alluma:

– Eh bien! racontez-le-moi d'abord, pour moi toute seule, vous entendez, bien doucement, sans rien oublier, et je choisirai ce qu'il faut prendre.

Mais comme il ne savait par où commencer, elle se mit à l'interroger comme aurait fait un prêtre au confessionnal, posant des questions précises qui lui rappelaient des détails oubliés, des personnages rencontrés, des figures seulement aperçues.

Quand elle l'eut contraint à parler ainsi pendant un petit quart d'heure, elle l'interrompit tout à coup:

– Maintenant, nous allons commencer. D'abord, nous supposons que vous adressez à un ami vos impressions, ce qui vous permet de dire un tas de bêtises, de faire des remarques de toute espèce, d'être naturel et drôle, si nous pouvons. Commencez:

Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c'est que l'Algérie, tu le sauras. … Et

Elle se frottait les mains, tout à fait heureuse de son idée.

Elle se leva et se mit à marcher, après avoir allumé une autre cigarette, et elle dictait. Parfois, d'un coup de sa main ouverte, elle effaçait ces traces légères et plus persistantes; parfois aussi elle les coupait d'un mouvement tranchant de l'index et regardait ensuite, avec une attention grave, les deux tronçons d'imperceptible vapeur disparaître lentement.

Et Duroy, les yeux levés, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de son visage occupés à ce jeu vague qui ne prenait point sa pensée.

Elle imaginait maintenant les péripéties de la route, portraiturait des compagnons de voyage inventés par elle, et ébauchait une aventure d'amour avec la femme d'un capitaine d'infanterie qui allait rejoindre son mari.

Puis elle continua par une excursion dans la province d'Oran, une excursion fantaisiste, où il était surtout question des femmes, des Mauresques, des Juives, des Espagnoles.

«Il n'y a que ça qui intéresse», disait-elle.

Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des hauts plateaux.

Et elle prononça d'une voix joyeuse: «La suite à demain!» Puis, se relevant:

– C'est comme ça qu'on écrit un article, mon cher monsieur. Signez, s'il vous plaît.

Il hésitait.

– Mais signez donc!

– Alors, il se mit à rire, et écrivit au bas de la page: Georges Duroy.

Elle continuait à fumer en marchant; et il la regardait toujours, ne trouvant rien à dire pour la remercier, heureux d'être près d'elle, pénétré de reconnaissance et du bonheur sensuel de cette intimité naissante. Brusquement elle demanda:

– Qu'est-ce que vous pensez de mon amie, Mme de Marelle?

Il fut surpris:

– Mais… je la trouve… je la trouve très séduisante.

– N'est-ce pas?

– Oui, certainement.

Il avait envie d'ajouter: «Mais pas autant que vous.» Il n'osa point.

Elle reprit:

– Et si vous saviez comme elle est drôle, originale, intelligente! C'est une bohème, par exemple, une vraie bohème. C'est pour cela que son mari ne l'aime guère. Il ne voit que le défaut et n'apprécie point les qualités.

Duroy fut stupéfait d'apprendre que Mme de Marelle était mariée. C'était bien naturel, pourtant.

Il demanda.

– Tiens… elle est mariée? Et qu'est-ce que fait son mari?

Mme Forestier haussa tout doucement les épaules et les sourcils, d'un seul mouvement plein de significations incompréhensibles.

– Oh! il est inspecteur de la ligne du Nord. Il passe huit jours par mois à Paris. Ce que sa femme appelle «le service obligatoire» ou encore «la semaine sainte». Quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez comme elle est fine et gentille. Allez donc la voir un de ces jours.

Mais la porte s'ouvrit sans bruit, et un grand monsieur s'avança, qu'on n'avait point annoncé.

Il s'arrêta en voyant un homme. Mme Forestier parut gênée une seconde, puis elle dit, de sa voix naturelle, bien qu'un peu de rose lui fût monté des épaules au visage28:

– Mais entrez donc, mon cher. Je vous présente un bon camarade de Charles, M. Georges Duroy, un futur journaliste. Puis, sur un ton différent, elle annonça: Le meilleur et le plus intime de nos amis, le comte de Vaudrec.

Les deux hommes se saluèrent en se regardant au fond des yeux, et Duroy tout aussitôt se retira.

On ne le retint pas.

En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste, mal à l'aise, obsédé par l'obscure sensation d'un chagrin voilé. Il allait devant lui, se demandant pourquoi cette mélancolie subite lui était venue; il ne trouvait point, mais la figure sévère du comte de Vaudrec, un peu vieux déjà, avec des cheveux gris, l'air tranquille et insolent d'un particulier très riche et sûr de lui, revenait sans cesse dans son souvenir.

Il n'avait plus rien à faire jusqu'à trois heures; et il n'était pas encore midi. Il lui restait en poche six francs cinquante: il alla déjeuner au Bouillon Duval. Puis il rôda sur le boulevard; et comme trois heures sonnaient, il monta l'escalier de La Vie Française.

Duroy demanda:

– M. Walter, s'il vous plaît? L'huissier répondit:

– M. le directeur est en conférence. Si monsieur veut bien s'asseoir un peu.

Et il indiqua le salon d'attente, déjà plein de monde. Cependant on ne faisait entrer personne, et plus de vingt minutes s'étaient écoulées.

Alors Duroy eut une idée, et, retournant trouver l'huissier:

– M. Walter m'a donné rendez-vous à trois heures, dit-il. En tout cas, voyez si mon ami M. Forestier n'est pas ici.

Alors on le fit passer par un long corridor qui l'amena dans une grande salle où quatre messieurs écrivaient autour d'une large table verte.

Forestier, debout devant la cheminée, fumait une cigarette en jouant au bilboquet. Il comptait: «Vingt-deux, vingt-trois, vingt– quatre, vingt-cinq.

Duroy prononça: «Vingt-six.» Et son ami leva les yeux, sans arrêter le mouvement régulier de son bras.

– Tiens, te voilà! Viens avec moi, je vais t'introduire chez le patron, sans quoi tu pourrais moisir jusqu'à sept heures du soir29.

Ils retraversèrent le salon d'attente, où les mêmes personnes demeuraient dans le même ordre. Puis, ayant poussé deux portes, ils pénétrèrent chez le directeur.

La conférence, qui durait depuis une heure, était une partie d'écarté avec quelques-uns de ces messieurs à chapeaux plats que Duroy avait remarqués la veille.

M. Walter tenait les cartes et jouait avec une attention concentrée et des mouvements cauteleux, tandis que son adversaire abattait, relevait, maniait les légers cartons coloriés avec une souplesse, une adresse et une grâce de joueur exercé. Norbert de Varenne écrivait un article, assis dans le fauteuil directorial, et Jacques Rival, étendu tout au long sur un divan, fumait un cigare, les yeux fermés.

Forestier serra les mains des parieurs debout derrière les joueurs, et sans dire un mot regarda la partie; puis, dès que le père Walter eut gagné, il présenta:

– Voici mon ami Duroy.

Le directeur considéra brusquement le jeune homme de son coup d'œil glissé par-dessus le verre des lunettes, puis il demanda:

– M'apportez-vous mon article? Ça irait très bien aujourd'hui, en même temps que la discussion Morel.

Duroy tira de sa poche les feuilles de papier pliées en quatre. Forestier promit que l'article était de bonne qualité et qu'on pouvait engager Duroy pour remplacer Marambot.

Et prenant le bras de son ami, le journaliste l'entraîna pendant que M. Walter se remettait à jouer.

Dès qu'ils furent rentrés dans la salle de rédaction, Forestier retourna prendre immédiatement son bilboquet, et, tout en se remettant à jouer et en coupant ses phrases pour compter les coups, il dit à Duroy qu'il devrait venir tous les jours à trois heures et en plus faire des visites pour recevoir les information pour les articles.

Puis il ne fit plus attention qu'à son jeu, et il continua à compter lentement – neuf – dix – onze – douze – treize.

Duroy but un verre de bière avec ses nouveaux confrères, puis il demanda à son ami:

– Que faut-il que je fasse? L'autre répondit:

– Je n'ai rien pour toi aujourd'hui. Tu peux t'en aller si tu veux.

– Et… notre… notre article… est-ce ce soir qu'il passera?

– Oui, mais ne t'en occupe pas: je corrigerai les épreuves. Fais la suite pour demain, et viens ici à trois heures, comme aujourd'hui.

Et Duroy, ayant serré toutes les mains sans savoir même le nom de leurs possesseurs, redescendit le bel escalier, le cœur joyeux et l'esprit allègre.

IV

Georges Duroy dormit mal, tant l'excitait le désir de voir imprimé son article. Dès que le jour parut, il fut debout, et il rôdait dans la rue bien avant l'heure où les porteurs de journaux vont, en courant, de kiosque en kiosque.

Alors il gagna la gare Saint-Lazare, sachant bien que La Vie Française y arriverait avant de parvenir dans son quartier. Comme il était encore trop tôt, il erra sur le trottoir.

Il vit arriver la marchande, qui ouvrit sa boutique de verre, puis il aperçut un homme portant sur sa tête un tas de grands papiers pliés. Il se précipita: c'étaient Le Figaro, le Gil-Blas, Le Gaulois, L'Événement, et deux ou trois autres feuilles du matin; mais La Vie Française n'y était pas.

Une peur le saisit. «Si on avait remis au lendemain Les souvenirs d'un chasseur d'Afrique, ou si, par hasard, la chose n'avait pas plu, au dernier moment, au père Walter?»

En redescendant vers le kiosque, il s'aperçut qu'on vendait le journal, sans qu'il l'eût vu apporter30. Il se précipita, le déplia, après avoir jeté les trois sous, et parcourut les titres de la première page. Rien. Son cœur se mit à battre; il ouvrit la feuille, et il eut une forte émotion en lisant, au bas d'une colonne, en grosses lettres: Georges Duroy. Ça y était! quelle joie!

Il pensa: «Que vais-je faire maintenant?» Et il se décida à aller à son bureau toucher son mois31 et donner sa démission. Il tressaillait d'avance de plaisir à la pensée de la tête que feraient son chef et ses collègues. L'idée de l'effarement du chef, surtout, le ravissait.

Il marchait lentement pour ne pas arriver avant neuf heures et demie, la caisse n'ouvrant qu'à dix heures.

Dès qu'il fut entré, le sous-chef, M. Potel, l'appela:

– Ah! c'est vous, monsieur Duroy? Le chef vous a déjà demandé plusieurs fois. Vous savez qu'il n'admet pas qu'on soit malade deux jours de suite sans attestation du médecin.

Duroy, qui se tenait debout au milieu du bureau, préparant son effet, répondit d'une voix forte:

– Je m'en fiche un peu32, par exemple!

Il y eut parmi les employés un mouvement de stupéfaction, et la tête de M. Potel apparut, effarée, au-dessus du paravent qui l'enfermait comme une boîte. L'effet, du reste, était complet. Personne ne bougeait.

Alors Duroy déclara:

– Je vais prévenir M. Perthuis, puis je viendrai vous faire mes adieux.

Et il sortit pour aller trouver le chef, qui s'écria en l'apercevant:

– Ah! vous voilà. Vous savez que je ne veux pas…

L'employé lui coupa la parole:

– Ce n'est pas la peine de gueuler comme ça…

M. Perthuis, un gros homme rouge comme une crête de coq, demeura suffoqué par la surprise.

Duroy reprit:

– J'en ai assez de votre boutique. J'ai débuté ce matin dans le journalisme, où on me fait une très belle position. J'ai bien l'honneur de vous saluer.

Et il sortit. Il était vengé.

Et il se retrouva dans la rue avec son traitement dans sa poche. Il pénétra dans plusieurs magasins où il acheta de menus objets, rien que pour les faire livrer chez lui et donner son nom: Georges Duroy. Il ajoutait: «Je suis rédacteur de La Vie Française.

Puis il se rendit au journal.

Forestier le reçut de haut, comme on reçoit un inférieur. Il l'envoya voir Saint-Potin travailler. Il fallait interviewer le général chinois Li-Theng-Fao et le rajah Taposahib Ramaderao Pali.

Dès qu'ils eurent franchi la porte, Saint-Potin se mit à rire et dit à Duroy:

– En voilà un faiseur! Il nous la fait à nous-mêmes33. On dirait vraiment qu'il nous prend pour ses lecteurs.

Ils entrèrent dans un café et se firent servir des boissons fraîches. Et Saint-Potin se mit à parler. Il parla de tout le monde et du journal avec une profusion de détails surprenants.

– Le patron? Un vrai juif! Et vous savez, les juifs on ne les changera jamais. Quelle race!

Puis le reporter parla de Mme Walter, une grande dinde, de Norbert de Varenne, un vieux raté, de Rival, une resucée de Fervacques. Puis il en vint à Forestier:

– Quant à celui-là, il a de la chance d'avoir épousé sa femme, voilà tout.

Duroy demanda:

– Qu'est-ce au juste que sa femme?

Saint-Potin se frotta les mains:

– Oh! une rouée, une fine mouche34. C'est la maîtresse d'un vieux viveur nommé Vaudrec, le comte de Vaudrec, qui l'a dotée et mariée…

Duroy sentit brusquement une sensation de froid, une sorte de crispation nerveuse, un besoin d'injurier et de gifler ce bavard. Mais il l'interrompit simplement pour lui demander:

– C'est votre nom, Saint-Potin? L'autre répondit avec simplicité:

– Non, je m'appelle Thomas. C'est au journal qu'on m'a surnommé Saint-Potin.

Et Duroy, payant les consommations, reprit:

– Mais il me semble qu'il est tard et que nous avons deux nobles seigneurs à visiter.

Saint-Potin se mit à rire:

– Vous êtes encore naïf, vous! Alors vous croyez comme ça que je vais aller demander à ce Chinois et à cet Indien ce qu'ils pensent de l'Angleterre? Comme si je ne le savais pas mieux qu'eux, ce qu'ils doivent penser pour les lecteurs de La Vie Française35. J'en ai déjà interviewé cinq cents de ces Chinois, Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils répondent tous la même chose, d'après moi.

Ils s'étaient levés et suivaient le boulevard, vers la Madeleine. Et Saint-Potin, tout à coup, dit à son compagnon:

– Vous savez, si vous avez à faire quelque chose, je n'ai pas besoin de vous, moi.

Duroy lui serra la main, et s'en alla.

L'idée de son article à écrire dans la soirée le tracassait, et il se mit à y songer. Il emmagasina des idées, des réflexions, des jugements, des anecdotes, tout en marchant, et il monta jusqu'au bout de l'avenue des Champs-Élysées, où on ne voyait que de rares promeneurs, Paris étant vide par ces jours de chaleur.

Après une heure d'efforts et cinq pages de papier noircies par des phrases de début qui n'avaient point de suite, il se dit: «Je ne suis pas encore assez rompu au métier. Il faut que je prenne une nouvelle leçon.» Et tout de suite la perspective d'une autre matinée avec Mme Forestier, l'espoir de ce long tête-à-tête intime, cordial, si doux, le firent tressaillir de désir.

Il était dix heures passées quand il sonna chez son ami.

Le domestique répondit:

– C'est que monsieur est en train de travailler.

Duroy n'avait point songé que le mari pouvait être là. Il insista cependant:

– Dites-lui que c'est moi, pour une affaire pressante.

Après cinq minutes d'attente, on le fit entrer dans le cabinet où il avait passé une si bonne matinée.

À la place occupée par lui, Forestier maintenant était assis et écrivait, en robe de chambre, les pieds dans ses pantoufles, la tête couverte d'une petite toque anglaise, tandis que sa femme, enveloppée du même peignoir blanc, et accoudée à la cheminée, dictait, une cigarette à la bouche.

Mais cette fois Duroy fut mal accueilli, Forestier était furieux quand il avait su la raison de la visite de son collègue. Duroy devait faire des efforts lui-même et ne pas se servir de leur aide et recevoir pour ça son argent.

Il retourna chez lui, à grands pas, en grommelant: «Eh bien! je m'en vais la faire celle-là, et tout seul, et ils verront…»

À peine rentré, la colère l'excitant, il se mit à écrire.

Il continua l'aventure commencée par Mme Forestier, accumulant des détails de roman-feuilleton, des péripéties surprenantes et des descriptions ampoulées, avec une maladresse de style de collégien et des formules de sous– officier. En une heure, il eut terminé une chronique qui ressemblait à un chaos de folies, et il la porta, avec assurance, à La Vie Française.

La première personne qu'il rencontra fut Saint-Potin qui, lui serrant la main avec une énergie de complice, demanda: Vous avez lu ma conversation avec le Chinois et avec l'Hindou. Est-ce assez drôle? Ça a amusé tout Paris. Et je n'ai pas vu seulement le bout de leur nez36.

Forestier survint, soufflant, pressé, l'air effaré:

– Ah! bon, j'ai besoin de vous deux.

Et il leur indiqua une série d'informations politiques qu'il fallait se procurer pour le soir même.

Duroy lui tendit son article.

– Voici la suite sur l'Algérie,

– Très bien, donne: je vais la remettre au patron.

Ce fut tout.

Saint-Potin entraîna son nouveau confrère, et, lui conseilla de se faire payer, de prendre toujours un mois d'avance.

Et Duroy alla toucher ses deux cents francs, plus vingt-huit francs pour son article de la veille, qui, joints à ce qui lui restait de son traitement du chemin de fer, lui faisaient trois cent quarante francs en poche.

Jamais il n'avait tenu pareille somme, et il se crut riche pour des temps indéfinis.

Le soir venu, Duroy, qui n'avait plus rien à faire, songea à retourner aux Folies-Bergère.

Il entra, et presque aussitôt, il rencontra Rachel, la femme emmenée le premier soir. Elle lui reprocha de ne pas l'avoir vue depuis longtemps. Enfin, elle le pardonna et ils décidèrent d'aller à l'Opéra ensemble.

Il dormit tard, chez cette fille. Il faisait jour quand il sortit, et la pensée lui vint aussitôt d'acheter La Vie Française. Il ouvrit le journal d'une main fiévreuse; sa chronique n'y était pas; et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant anxieusement de l'œil les colonnes imprimées avec l'espoir d'y trouver enfin ce qu'il cherchait.

Il remonta chez lui et s'endormit tout habillé sur son lit.

En entrant quelques heures plus tard dans les bureaux de la rédaction, il se présenta devant M. Walter:

– J'ai été tout surpris ce matin, monsieur, de ne pas trouver mon second article sur l'Algérie.

Le directeur leva la tête, et d'une voix sèche:

– Je l'ai donné à votre ami Forestier, en le priant de le lire; il ne l'a pas trouvé suffisant; il faudra me le refaire.

Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot, et, pénétrant brusquement dans le cabinet de son camarade:

– Pourquoi n'as-tu pas fait paraître, ce matin, ma chronique?

– Le patron l'a trouvé mauvais, et m'a chargé de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le voilà. Et il indiquait du doigt les feuilles dépliées sous un presse-papier.

Duroy, confondu, ne trouva rien à dire, et, comme il mettait sa prose dans sa poche, Forestier reprit:

– Aujourd'hui tu vas te rendre d'abord à la préfecture…

Et il indiqua une série de courses d'affaires, de nouvelles à recueillir. Duroy s'en alla, sans avoir pu découvrir le mot mordant qu'il cherchait37.

Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut rendu de nouveau. L'ayant refait une troisième fois, et le voyant refusé, il comprit qu'il allait trop vite et que la main de Forestier pouvait seule l'aider dans sa route.

Il connut les coulisses des théâtres et celles de la politique, les corridors et le vestibule des hommes d'État et de la Chambre des députés, les figures importantes des attachés de cabinet et les mines renfrognées des huissiers endormis.

Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des généraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, des garçons de café et bien d'autres, étant devenu l'ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les confondant dans son estime, les toisant à la même mesure, les jugeant avec le même œil, à force de les voir tous les jours, à toute heure, sans transition d'esprit, et de parler avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier.

Il devint en peu de temps un remarquable reporter, sûr de ses informations, rusé, rapide, subtil, une vraie valeur pour le journal, comme disait le père Walter, qui s'y connaissait en rédacteurs.

Cependant, comme il ne touchait que dix centimes la ligne, plus ses deux cents francs de fixe, et comme la vie de boulevard, la vie de café, la vie de restaurant coûte cher, il n'avait jamais le sou et se désolait de sa misère.

«C'est un truc à saisir», pensait-il, en voyant certains confrères aller la poche pleine d'or, sans jamais comprendre quels moyens secrets ils pouvaient bien employer pour se procurer cette aisance. Et il rêvait souvent le soir, en regardant de sa fenêtre passer les trains, aux procédés qu'il pourrait employer.

24.s'accouda sur l'appui de fer rouillé – облокотился на ржавый железный подоконник
25.alors que la France épuisée se reposait après les catastrophes de l'année terrible – когда измученная Франция отдыхала после бедствий ужасного года
26.comme des hardes de la morgue – словно отрепья из морга
27.on connaît mon écriture au journal – в газете знают мой почерк
28.bien qu'un peu de rose lui fût monté des épaules au visage – хотя она и порозовела немного
29.sans quoi tu pourrais moisir jusqu'à sept heures du soir – иначе ты проторчишь тут до семи вечера
30.sans qu'il l'eût vu apporter – он не заметил, как принесли газету
31.toucher son mois – забрать ежемесячное жалованье
32.Je m'en fiche un peu – А мне на это наплевать
33.En voilà un faiseur! Il nous la fait à nous-mêmes – Вот кривляка! Ломает комедию даже перед нами
34.une rouée, une fine mouche – это бестия, тонкая штучка
35.Comme si je ne le savais pas mieux qu'eux, ce qu'ils doivent penser pour les lecteurs de La Vie Française – Как будто я не знаю лучше, чем они, что они должны думать для читателей
36.Et je n'ai pas vu seulement le bout de leur nez – А ведь я их и в глаза не видел
37.Duroy s'en alla, sans avoir pu découvrir le mot mordant qu'il cherchait – Дюруа ушел так и не найдя подходящей язвительной речи

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Yaş sınırı:
16+
Litres'teki yayın tarihi:
24 temmuz 2025
Yazıldığı tarih:
1885
Hacim:
200 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
978-5-17-155796-6
Adaptasyon:
К. А. Кирия
İndirme biçimi:
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