Kitabı oku: «Monsieur Parent», sayfa 5
L’inconnue
On parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d’étranges: rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel, à l’étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger des Annettes, étaient singulièrement favorables à l’amour.
Gontran, qui se taisait, fut consulté.
– C’est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de la femme comme du bibelot, nous l’apprécions davantage dans les endroits où nous ne nous attendons point à en rencontrer; mais on n’en rencontre vraiment de rares qu’à Paris.
Il se tut quelques secondes, puis reprit:
– Cristi! c’est gentil! Allez un matin de printemps dans nos rues. Elles ont l’air d’éclore comme des fleurs, les petites femmes qui trottent le long des maisons. Oh! le joli, le joli, joli spectacle! On sent la violette au bord des trottoirs; la violette qui passe dans les voitures lentes poussées par les marchandes.
Il fait gai par la ville; et on regarde les femmes. Cristi de cristi, comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires, leurs toilettes légères qui montrent la peau. On flâne, le nez au vent et l’esprit allumé; on flâne, et on flaire et on guette. C’est rudement bon, ces matins-là!
On la voit venir de loin, on la distingue et on la reconnaît à cent pas, celle qui va nous plaire de tout près. À la fleur de son chapeau, au mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Elle vient. On se dit: «Attention, en voilà une», et on va au-devant d’elle en la dévorant des yeux.
Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeune femme qui vient de l’église ou qui va chez son amant? Qu’importe! La poitrine est ronde sous le corsage transparent. – Oh! si on pouvait mettre le doigt dessus? le doigt ou la lèvre. – Le regard est timide ou hardi, la tête brune ou blonde? Qu’importe! L’effleurement de cette femme qui trotte vous fait courir un frisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu’au soir, celle qu’on a rencontrée ainsi! Certes, j’ai bien gardé le souvenir d’une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cette façon et dont j’aurais été follement amoureux si je les avais connues plus intimement.
Mais voilà, celles qu’on chérirait éperdument, on ne les connaît jamais. Avez-vous remarqué ça? c’est assez drôle! On aperçoit, de temps en temps, des femmes dont la seule vue nous ravage de désirs. Mais on ne fait que les apercevoir, celles-là. Moi, quand je pense à tous les êtres adorables que j’ai coudoyés dans les rues de Paris, j’ai des crises de rage à me pendre. Où sont-elles? Qui sont-elles? Où pourrait-on les retrouver? les revoir? Un proverbe dit qu’on passe souvent à côté du bonheur, eh bien! moi je suis certain que j’ai passé plus d’une fois à côté de celle qui m’aurait pris comme un linot avec l’appât de sa chair fraîche.
Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit:
– Je connais ça aussi bien que toi. Voilà même ce qui m’est arrivé, à moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour la première fois, sur le pont de la Concorde, une grande jeune femme un peu forte qui me fit un effet… mais un effet… étonnant. C’était une brune, une brune grasse, avec des cheveux luisants, mangeant le front, et des sourcils liant les deux yeux sous leur grand arc allant d’une tempe à l’autre. Un peu de moustache sur les lèvres faisait rêver… rêver… comme on rêve à des bois aimés en voyant un bouquet sur une table. Elle avait la taille très cambrée, la poitrine très saillante, présentée comme un défi, offerte comme une tentation. L’oeil était pareil à une tache d’encre sur de l’émail blanc. Ce n’était pas un oeil, mais un trou noir, un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait en elle, on entrait en elle. Oh! l’étrange regard opaque et vide, sans pensée et si beau!
J’imaginai que c’était une juive. Je la suivis. Beaucoup d’hommes se retournaient. Elle marchait en se dandinant d’une façon peu gracieuse, mais troublante. Elle prit un fiacre place de la Concorde. Et je demeurai comme une bête, à côté de l’Obélisque, je demeurai frappé par la plus forte émotion de désir qui m’eût encore assailli.
J’y pensai pendant trois semaines au moins, puis je l’oubliai.
Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix; et je sentis, en l’apercevant, une secousse au coeur comme lorsqu’on retrouve une maîtresse follement aimée jadis. Je m’arrêtai pour bien la voir venir. Quand elle passa près de moi, à me toucher, il me sembla que j’étais devant la bouche d’un four. Puis, lorsqu’elle se fut éloignée, j’eus la sensation d’un vent frais qui me courait sur le visage. Je ne la suivis pas. J’avais peur de faire quelque sottise, peur de moi-même.
Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là.
Je fus un an sans la retrouver; puis, un soir, au coucher du soleil, vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devant moi l’avenue des Champs-Élysées.
L’arc de l’Étoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Une poussière d’or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c’était un de ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris.
Je la suivais avec l’envie furieuse de lui parler, de m’agenouiller, de lui dire l’émotion qui m’étranglait.
Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j’éprouvai de nouveau, en la croisant, cette sensation de chaleur ardente qui m’avait frappé, rue de la Paix.
Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la rue de Presbourg. Je l’attendis deux heures sous une porte. Elle ne sortit pas. Je me décidai alors à interroger le concierge. Il eut l’air de ne pas me comprendre: «Ça doit être une visite», dit-il.
Et je fus encore huit mois sans la revoir.
Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais le boulevard Malesherbes, en courant pour m’échauffer, quand, au coin d’une rue, je heurtai si violemment une femme qu’elle laissa tomber un petit paquet.
Je voulus m’excuser. C’était elle!
Je demeurai d’abord stupide de saisissement; puis, lui ayant rendu l’objet qu’elle tenait à la main, je lui dis brusquement:
– Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi. Voilà plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, que j’ai le désir le plus violent de vous être présenté; et je ne puis arriver à savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez de semblables paroles, attribuez-les à une envie passionnée d’être au nombre de ceux qui ont le droit de vous saluer. Un pareil sentiment ne peut vous blesser, n’est-ce pas? Vous ne me connaissez point. Je m’appelle le baron Roger des Annettes. Informez-vous, on vous dira que je suis recevable. Maintenant, si vous résistez à ma demande, vous ferez de moi un homme infiniment malheureux. Voyons, soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de vous voir.
Elle me regardait fixement, de son oeil étrange et mort, et elle répondit en souriant:
– Donnez-moi votre adresse. J’irai chez vous.
Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Mais je ne suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, et je m’empressai de lui donner une carte qu’elle glissa dans sa poche d’un geste rapide, d’une main habituée aux lettres escamotées.
Je balbutiai, redevenu hardi:
– Quand vous verrai-je?
Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué, cherchant sans doute à se rappeler, heure par heure, l’emploi de son temps; puis elle murmura: – Dimanche matin, voulez-vous?
– Je crois bien que je veux.
Et elle s’en alla, après m’avoir dévisagé, jugé, pesé, analysé de ce regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chose sur la peau, une sorte de glu, comme s’il eût projeté sur les gens un de ces liquides épais dont se servent les pieuvres pour obscurcir l’eau et endormir leurs proies.
Je me livrai, jusqu’au dimanche, à un terrible travail d’esprit pour deviner ce qu’elle était et pour me fixer une règle de conduite avec elle.
Devais-je la payer? Comment?
Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que je posai, dans son écrin, sur la cheminée.
Et je l’attendis, après avoir mal dormi.
Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, et elle me tendit la main comme si elle m’eût connu beaucoup. Je la fis asseoir, je la débarrassai de son chapeau, de son voile, de sa fourrure, de son manchon. Puis je commençai, avec un certain embarras, à me montrer plus galant, car je n’avais point de temps à perdre.
Elle ne se fit nullement prier d’ailleurs, et nous n’avions pas échangé vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continua toute seule cette besogne malaisée que je ne réussis jamais à achever. Je me pique aux épingles, je serre les cordons en des noeuds indéliables au lieu de les démêler; je brouille tout, je confonds tout, je retarde tout et je perds la tête.
Oh! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plus délicieux que ceux-là, quand on regarde, d’un peu loin, par discrétion, pour ne point effaroucher cette pudeur d’autruche qu’elles ont toutes, celle qui se dépouille, pour vous, de toutes ses étoffes bruissantes tombant en rond à ses pieds, l’une après l’autre?
Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacher ces doux vêtements qui s’abattent, vides et mous, comme s’ils venaient d’être frappés de mort? Comme elle est superbe et saisissante l’apparition de la chair, des bras nus et de la gorge après la chute du corsage, et combien troublante la ligne du corps devinée sous le dernier voile!
Mais voilà que, tout à coup, j’aperçus une chose surprenante, une tache noire, entre les épaules; car elle me tournait le dos; une grande tache en relief, très noire. J’avais promis d’ailleurs de ne pas regarder.
Qu’était-ce? Je n’en pouvais douter pourtant, et le souvenir de la moustache visible, des sourcils unissant les yeux, de cette toison de cheveux qui la coiffait comme un casque, aurait dû me préparer à cette surprise.
Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visions et des réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais une des magiciennes des Mille et une nuits, un de ces êtres dangereux et perfides qui ont pour mission d’entraîner les hommes en des abîmes inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glace la reine de Saba pour s’assurer qu’elle n’avait point le pied fourchu.
Et… et quand il fallut lui chanter ma chanson d’amour, je découvris que je n’avais plus de voix, mais plus un filet, mon cher. Pardon, j’avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elle s’étonna d’abord et se fâcha ensuite absolument, car elle prononça, en se rhabillant avec vivacité:
– Il était bien inutile de me déranger.
Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, mais elle articula avec tant de hauteur: «Pour qui me prenez-vous, monsieur?» que je devins rouge jusqu’aux oreilles de cet empilement d’humiliations. Et elle partit sans ajouter un mot.
Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu’il y a de pis, c’est que, maintenant, je suis amoureux d’elle et follement amoureux.
Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes les autres me répugnent, me dégoûtent, à moins qu’elles ne lui ressemblent. Je ne puis poser un baiser sur une joue sans voir sa joue à elle à côté de celle que j’embrasse, et sans souffrir affreusement du désir inapaisé qui me torture.
Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caresses qu’elle me gâte, qu’elle me rend odieuses. Elle est toujours là, habillée ou nue, comme ma vraie maîtresse; elle est là, tout près de l’autre, debout ou couchée, visible mais insaisissable. Et je crois maintenant que c’était bien une femme ensorcelée, qui portait entre ses épaules un talisman mystérieux.
Qui est-elle? Je ne le sais pas encore. Je l’ai rencontrée de nouveau deux fois. Je l’ai saluée. Elle ne m’a point rendu mon salut, elle a feint de ne me point connaître. Qui est-elle! Une Asiatique, peut-être? Sans doute une juive d’Orient? Oui, une juive! J’ai dans l’idée que c’est une juive? Mais pourquoi? Voilà! Pourquoi? Je ne sais pas!
La confidence
La petite baronne de Grangerie sommeillait sur sa chaise longue, quand la petite marquise de Rennedou entra brusquement, d’un air agité, le corsage un peu fripé, le chapeau un peu tourné, et elle tomba sur une chaise, en disant:
– Ouf! c’est fait!
Son amie, qui la savait calme et douce d’ordinaire, s’était redressée fort surprise. Elle demanda:
– Quoi? Qu’est-ce que tu as fait?
La marquise, qui semblait ne pouvoir tenir en place, se relevant, se mit à marcher par la chambre, puis elle se jeta sur les pieds de la chaise longue où reposait son amie, et, lui prenant les mains:
– Écoute, chérie, jure-moi de ne jamais répéter ce que je vais t’avouer!
– Je te le jure.
– Sur ton salut éternel?
– Sur mon salut éternel.
– Eh bien! je viens de me venger de Simon.
L’autre s’écria: – Oh! que tu as bien fait!
– N’est-ce pas? Figure-toi que, depuis six mois, il était devenu plus insupportable encore qu’autrefois; mais insupportable pour tout. Quand je l’ai épousé, je savais bien qu’il était laid, mais je le croyais bon. Comme je m’étais trompée! Il avait pensé, sans doute, que je l’aimais pour lui-même, avec son gros ventre et son nez rouge, car il se mit à roucouler comme un tourtereau. Moi, tu comprends, ça me faisait rire, c’est de là que je l’ai appelé: Pigeon. Les hommes, vraiment, se font de drôles d’idées sur eux-mêmes. Quand il a compris que je n’avais pour lui que de l’amitié, il est devenu soupçonneux, il a commencé à me dire des choses aigres, à me traiter de coquette, de rouée, de je ne sais quoi. Et puis, c’est devenu plus grave à la suite de… de… c’est fort difficile à dire ça… Enfin, il était très amoureux de moi… très amoureux… et il me le prouvait souvent, trop souvent. Oh! ma chère, en voilà un supplice que d’être… aimée par un homme grotesque… Non, vraiment, je ne pouvais plus… plus du tout… c’est comme si on vous arrachait une dent tous les soirs… bien pis que ça, bien pis! Enfin figure-toi dans tes connaissances quelqu’un de très vilain, de très ridicule, de très répugnant, avec un gros ventre, – c’est ça qui est affreux, – et de gros mollets velus. Tu le vois, n’est-ce pas? Eh bien, figure-toi encore que ce quelqu’un-là est ton mari… et que… tous les soirs… tu comprends. Non, c’est odieux…! odieux…! Moi, ça me donnait des nausées, de vraies nausées… des nausées dans ma cuvette. Vrai, je ne pouvais plus. Il devrait y avoir une loi pour protéger les femmes dans ces cas-là. – Mais figure-toi ça, tous les soirs… Pouah! que c’est sale!
Ce n’est pas que j’aie rêvé des amours poétiques, non, jamais. On n’en trouve plus. Tous les hommes, dans notre monde, sont des palefreniers ou des banquiers; ils n’aiment que les chevaux ou l’argent; et s’ils aiment les femmes, c’est à la façon des chevaux, pour les montrer dans leur salon comme on montre au bois une paire d’alezans. Rien de plus. La vie est telle aujourd’hui que le sentiment n’y peut avoir aucune part.
Vivons donc en femmes pratiques et indifférentes. Les relations même ne sont plus que des rencontres régulières, où on répète chaque fois les mêmes choses. Pour qui pourrait-on, d’ailleurs, avoir un peu d’affection ou de tendresse? Les hommes, nos hommes, ne sont en général que des mannequins corrects à qui manquent toute intelligence et toute délicatesse. Si nous cherchons un peu d’esprit comme on cherche de l’eau dans le désert, nous appelons près de nous des artistes; et nous voyons arriver des poseurs insupportables ou des bohèmes mal élevés. Moi je cherche un homme, comme Diogène, un seul homme dans toute la société parisienne; mais je suis déjà bien certaine de ne pas le trouver et je ne tarderai pas à souffler ma lanterne. Pour en revenir à mon mari, comme ça me faisait une vraie révolution de le voir entrer chez moi en chemise et en caleçon, j’ai employé tous les moyens, tous, tu entends bien, pour l’éloigner et pour… le dégoûter de moi. Il a d’abord été furieux; et puis il est devenu jaloux; il s’est imaginé que je le trompais. Dans les premiers temps, il se contentait de me surveiller. Il regardait avec des yeux de tigre tous les hommes qui venaient à la maison; et puis la persécution a commencé. Il m’a suivie, partout. Il a employé des moyens abominables pour me surprendre. Puis il ne m’a plus laissée causer avec personne. Dans les bals, il restait planté derrière moi, allongeant sa grosse tête de chien courant aussitôt que je disais un mot. Il me poursuivait au buffet, me défendait de danser avec celui-ci ou avec celui-là, m’emmenait au milieu du cotillon, me rendait stupide et ridicule et me faisait passer pour je ne sais quoi. C’est alors que j’ai cessé d’aller dans le monde.
Dans l’intimité, c’est devenu pis encore. Figure-toi que ce misérable-là me traitait de… de… je n’oserai pas dire le mot… de catin!
Ma chère!… il me disait le soir: «Avec qui as-tu couché aujourd’hui?» Moi, je pleurais et il était enchanté.
Et puis, c’est devenu pis encore. L’autre semaine, il m’emmena dîner aux Champs-Élysées. Le hasard voulut que Baubignac fût à la table voisine. Alors voilà Simon qui se met à m’écraser les pieds avec fureur et qui me grogne, par-dessus le melon: «Tu lui as donné rendez-vous, sale bête; attends un peu». Alors, tu ne te figurerais jamais ce qu’il a fait, ma chère: il a ôté tout doucement l’épingle de mon chapeau et il me l’a enfoncée dans le bras. Moi j’ai poussé un grand cri. Tout le monde est accouru. Alors il a joué une affreuse comédie de chagrin. Tu comprends.
À ce moment-là, je me suis dit: Je me vengerai et sans tarder encore. Qu’est-ce que tu aurais fait, toi?
– Oh! je me serais vengée!
– Eh bien! ça y est.
– Comment?
– Quoi? tu ne comprends pas?
– Mais, ma chère… cependant… Eh bien, oui…
– Oui, quoi?
– Voyons, pense à sa tête. Tu le vois bien, n’est-ce pas, avec sa grosse figure, son nez rouge et ses favoris qui tombent comme des oreilles de chien.
– Oui.
– Pense, avec ça, qu’il est plus jaloux qu’un tigre.
– Oui.
– Eh bien, je me suis dit: Je vais me venger pour moi toute seule et pour Marie, car je comptais bien te le dire, mais rien qu’à toi, par exemple. Pense à sa figure, et pense aussi qu’il… qu’il… qu’il est…
– Quoi… tu l’as…
– Oh! ma chérie, surtout ne le dis à personne, jure-le-moi encore!… Mais pense comme c’est comique!… pense… Il me semble tout changé depuis ce moment-là!… et je ris toute seule… toute seule… Pense donc à sa tête…!!!
La baronne regardait son amie, et le rire fou qui lui montait à la gorge lui jaillit entre les dents; elle se mit à rire, mais à rire comme si elle avait une attaque de nerfs; et, les deux mains sur sa poitrine, la figure crispée, la respiration coupée, elle se penchait en avant comme pour tomber sur le nez.
Alors la petite marquise partit à son tour en suffoquant. Elle répétait, entre deux cascades de petits cris: – Pense… pense… est-ce drôle?… dis… pense à sa tête!… pense à ses favoris!… à son nez!… pense donc… est-ce drôle?… mais surtout… ne le dis pas… ne… le… dis pas… jamais!…
Elles demeuraient presque suffoquées, incapables de parler, pleurant de vraies larmes dans ce délire de gaieté.
La baronne se calma la première; et toute palpitante encore: – Oh!… raconte-moi comment tu as fait ça… raconte-moi… c’est si drôle… si drôle!…
Mais l’autre ne pouvait point parler: elle balbutiait:
– Quand j’ai eu pris ma résolution… je me suis dit… Allons… vite… il faut que ce soit tout de suite… Et je l’ai… fait… aujourd’hui…
– Aujourd’hui!…
– Oui… tout à l’heure… et j’ai dit à Simon de venir me chercher chez toi pour nous amuser… Il va venir… tout à l’heure!… Il va venir!… Pense… pense… pense à sa tête en le regardant…
La baronne, un peu apaisée, soufflait comme après une course. Elle reprit:
– Oh! dis-moi comment tu as fait… dis-moi!…
– C’est bien simple… Je me suis dit: Il est jaloux de Baubignac; eh bien! ce sera Baubignac. Il est bête comme ses pieds, mais très honnête; incapable de rien dire. Alors j’ai été chez lui, après déjeuner.
– Tu as été chez lui? Sous quel prétexte?
– Une quête… pour les orphelins…
– Raconte… vite… raconte…
– Il a été si étonné en me voyant qu’il ne pouvait plus parler. Et puis il m’a donné deux louis pour ma quête; et puis comme je me levais pour m’en aller, il m’a demandé des nouvelles de mon mari; alors j’ai fait semblant de ne pouvoir plus me contenir et j’ai raconté tout ce que j’avais sur le coeur. Je l’ai fait encore plus noir qu’il n’est, va!… Alors Baubignac s’est ému, il a cherché des moyens de me venir en aide… et moi j’ai commencé à pleurer… mais comme on pleure… quand on veut… Il m’a consolée… il m’a fait asseoir… et puis comme je ne me calmais pas, il m’a embrassée… Moi, je disais: «Oh! mon pauvre ami… mon pauvre ami!» Il répétait: «Ma pauvre amie… ma pauvre amie!» – et il m’embrassait toujours… toujours… jusqu’au bout. Voilà.
Après ça, moi j’ai eu une grande crise de désespoir et de reproches. – Oh! je l’ai traité, traité comme le dernier des derniers… Mais j’avais une envie de rire folle. Je pensais à Simon, à sa tête, à ses favoris…! Songe…! songe donc!! Dans la rue, en venant chez toi, je ne pouvais plus me tenir. Mais songe!… Ça y est!… Quoiqu’il arrive maintenant, ça y est! Et lui qui avait tant peur de ça! Il peut y avoir des guerres, des tremblements de terre, des épidémies, nous pouvons tous mourir… ça y est!!! Rien ne peut plus empêcher ça!!! pense à sa tête… et dis-toi… ça y est!!!!!
La baronne qui s’étranglait demanda:
– Reverras-tu Baubignac…?
– Non. Jamais, par exemple… j’en ai assez… il ne vaudrait pas mieux que mon mari…
Et elles recommencèrent à rire toutes les deux avec tant de violence qu’elles avaient des secousses d’épileptiques.
Un coup de timbre arrêta leur gaîté.
La marquise murmura: «C’est lui… regarde-le…»
La porte s’ouvrit; et un gros homme parut, un gros homme au teint rouge, à la lèvre épaisse, aux favoris tombants; et il roulait des yeux irrités.
Les deux jeunes femmes le regardèrent une seconde, puis elles s’abattirent brusquement sur la chaise longue, dans un tel délire de rire qu’elles gémissaient comme on fait dans les affreuses souffrances.
Et lui, répétait d’une voix sourde: «Eh bien, êtes-vous folles?… êtes-vous folles?… êtes-vous folles…?»