Kitabı oku: «Monsieur Parent», sayfa 6
Le baptême
– Allons, docteur, un peu de cognac.
– Volontiers.
Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre, regarda monter jusqu’aux bords le joli liquide aux reflets dorés.
Puis il l’éleva à la hauteur de l’oeil, fit passer dedans la clarté de la lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu’il promena longtemps sur sa langue et sur la chair humide et délicate du palais, puis il dit:
– Oh! le charmant poison! Ou, plutôt, le séduisant meurtrier! le délicieux destructeur de peuples!
Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il est vrai, cet admirable livre qu’on nomme l’Assommoir, mais vous n’avez pas vu, comme moi, l’alcool exterminer une tribu de sauvages, un petit royaume de nègres, l’alcool apporté par tonnelets rondelets que débarquaient d’un air placide des matelots anglais aux barbes rousses.
Mais tenez, j’ai vu, de mes yeux vu, un drame de l’alcool bien étrange et bien saisissant, et tout près d’ici, en Bretagne, dans un petit village aux environs de Pont-l’Abbé.
J’habitais alors, pendant un congé d’un an, une maison de campagne que m’avait laissée mon père. Vous connaissez cette côte plate où le vent siffle dans les ajoncs, jour et nuit, où l’on voit par places, debout ou couchées, ces énormes pierres qui furent des dieux et qui ont gardé quelque chose d’inquiétant dans leur posture, dans leur allure, dans leur forme. Il me semble toujours qu’elles vont s’animer, et que je vais les voir partir par la campagne, d’un pas lent et pesant, de leur pas de colosses de granit, ou s’envoler avec des ailes immenses, des ailes de pierre, vers le paradis des Druides.
La mer enferme et domine l’horizon, la mer remuante, pleine d’écueils aux têtes noires, toujours entourés d’une bave d’écume, pareils à des chiens qui attendraient les pêcheurs.
Et eux, les hommes, ils s’en vont sur cette mer terrible qui retourne leurs barques d’une secousse de son dos verdâtre et les avale comme des pilules. Ils s’en vont dans leurs petits bateaux, le jour et la nuit, hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sont bien souvent. «Quand la bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil; mais quand elle est vide, on ne le voit plus».
Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Et si vous demandez à la femme ce qu’est devenu son homme, elle tendra les bras sur la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanche le long du rivage. Il est resté dedans un soir qu’il avait bu un peu trop. Et le fils aîné aussi. Elle a encore quatre garçons, quatre grands gars blonds et forts. À bientôt leur tour.
J’habitais donc une maison de campagne près de Pont-l’Abbé. J’étais là, seul avec mon domestique, un ancien marin, et une famille bretonne qui gardait la propriété en mon absence. Elle se composait de trois personnes, deux soeurs et un homme qui avait épousé l’une d’elles, et qui cultivait mon jardin.
Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinier accoucha d’un garçon.
Le mari vint me demander d’être parrain. Je ne pouvais guère refuser, et il m’emprunta dix francs pour les frais d’église, disait-il.
La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours la terre était couverte de neige, d’un immense tapis livide et dur qui paraissait illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire, au loin derrière la plaine blanche; et on la voyait s’agiter, hausser son dos, rouler ses vagues, comme si elle eût voulu se jeter sur sa pâle voisine, qui avait l’air d’être morte, elle si calme, si morne, si froide.
À neuf heures du matin, le père Kerandec arriva devant ma porte avec sa belle-soeur, la grande Kermagan, et la garde qui portait l’enfant roulé dans une couverture.
Et nous voilà partis vers l’église. Il faisait un froid à fendre les dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau et font souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensais au pauvre petit être qu’on portait devant nous, et je me disais que cette race bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfants fussent capables, dès leur naissance, de supporter de pareilles promenades.
Nous arrivâmes devant l’église, mais la porte en demeurait fermée. M. le curé était en retard.
Alors la garde, s’étant assise sur une des bornes, près du seuil, se mit à dévêtir l’enfant. Je crus d’abord qu’il avait mouillé ses linges, mais je vis qu’on le mettait nu, tout nu, le misérable, tout nu, dans l’air gelé. Je m’avançai, révolté d’une telle imprudence.
– Mais vous êtes folle! Vous allez le tuer!
La femme répondit placidement: «Oh non, m’sieu not’maître, faut qu’il attende l’bon Dieu tout nu».
Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C’était l’usage. Si on ne l’avait pas suivi, il serait arrivé malheur au petit.
Je me fâchai, j’injuriai l’homme, je menaçai de m’en aller, je voulus couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La garde se sauvait devant moi en courant dans la neige, et le corps du mioche devenait violet.
J’allais quitter ces brutes quand j’aperçus le curé arrivant par la campagne suivi du sacristain et d’un gamin du pays.
Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, mon indignation. Il ne fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, il ne pressa point ses mouvements. Il répondit:
– Que voulez-vous, monsieur, c’est l’usage. Ils le font tous, nous ne pouvons empêcher ça.
– Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je.
Il reprit:
– Je ne peux pourtant pas aller plus vite. Et il entra dans la sacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil de l’église où je souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui hurlait sous la morsure du froid.
La porte enfin s’ouvrit. Nous entrâmes. Mais l’enfant devait rester nu pendant toute la cérémonie.
Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latines qui tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait avec lenteur, avec une lenteur de tortue sacrée; et son surplis blanc me glaçait le coeur, comme une autre neige dont il se fût enveloppé pour faire souffrir, au nom d’un Dieu inclément et barbare, cette larve humaine que torturait le froid.
Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garde rouler de nouveau dans la longue couverture l’enfant glacé qui gémissait d’une voix aiguë et douloureuse.
Le curé me dit: «Voulez-vous venir signer le registre?»
Je me tournai vers mon jardinier: «Rentrez bien vite, maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de suite». Et je lui donnai quelques conseils pour éviter, s’il en était temps encore, une fluxion de poitrine.
L’homme promit d’exécuter mes recommandations, et il s’en alla avec sa belle-soeur et la garde. Je suivis le prêtre dans la sacristie.
Quand j’eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais.
Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau. Le curé menaça de déchirer la feuille et d’annuler la cérémonie. Je le menaçai à mon tour du Procureur de la République.
La querelle fut longue, je finis par payer.
À peine rentré chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheux n’était survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, la belle-soeur et la garde n’étaient pas encore revenus.
L’accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans son lit, et elle avait faim, n’ayant rien mangé depuis la veille.
– Où diable sont-ils partis? demandai-je. Elle répondit sans s’étonner, sans s’irriter: «Ils auront été bé pour fêter». C’était l’usage. Alors, je pensai à mes dix francs qui devaient payer l’église et qui payeraient l’alcool, sans doute.
J’envoyai du bouillon à la mère et j’ordonnai qu’on fît bon feu dans sa cheminée. J’étais anxieux et furieux, me promettant bien de chasser ces brutes et me demandant avec terreur ce qu’allait devenir le misérable mioche.
À six heures du soir, ils n’étaient pas revenus.
J’ordonnai à mon domestique de les attendre, et je me couchai.
Je m’endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot.
Je fus réveillé, dès l’aube, par mon serviteur qui m’apportait l’eau chaude pour ma barbe.
Dès que j’eus les yeux ouverts, je demandai: «Et Kérandec?»
L’homme hésitait, puis il balbutia: «Oh! il est rentré, monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher, et la grande Kermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu’ils avaient dormi dans un fossé, de sorte que le p’tit était mort, qu’ils s’en sont pas même aperçus».
Je me levai d’un bond, criant:
– L’enfant est mort!
– Oui, monsieur. Ils l’ont rapporté à la mère Kérandec. Quand elle a vu ça, elle s’a mise à pleurer; alors ils l’ont faite boire pour la consoler.
– Comment, ils l’ont fait boire?
– Oui, monsieur. Mais j’ai su ça seulement au matin, tout à l’heure. Comme Kérandec n’avait pu d’eau-de-vie et pu d’argent, il a pris l’essence de la lampe que monsieur lui a donnée; et ils ont bu ça tous les quatre, tant qu’il en est resté dans le litre. Même que la Kérandec est bien malade.
J’avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne, avec la résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, je courus chez mon jardinier.
L’accouchée agonisait soûle d’essence minérale, à côté du cadavre bleu de son enfant.
Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur le sol.
Je dus soigner la femme qui mourut vers midi.
Le vieux médecin s’était tu. Il reprit la bouteille d’eau-de-vie, s’en versa un nouveau verre, et ayant encore fait courir à travers la liqueur blonde la lumière des lampes qui semblait mettre en son verre un jus clair de topazes fondues, il avala, d’un trait, le liquide perfide et chaud.
Imprudence
Avant le mariage, ils s’étaient aimés chastement, dans les étoiles. Ça avait été d’abord une rencontre charmante sur une plage de l’Océan. Il l’avait trouvée délicieuse, la jeune fille rose qui passait, avec ses ombrelles claires et ses toilettes fraîches, sur le grand horizon marin. Il l’avait aimée, blonde et frêle, dans ce cadre de flots bleus et de ciel immense. Et il confondait l’attendrissement que cette femme à peine éclose faisait naître en lui, avec l’émotion vague et puissante qu’éveillait dans son âme, dans son coeur, et dans ses veines l’air vif et salé, et le grand paysage plein de soleil et de vagues.
Elle l’avait aimé, elle, parce qu’il lui faisait la cour, qu’il était jeune, assez riche, gentil et délicat. Elle l’avait aimé parce qu’il est naturel aux jeunes filles d’aimer les jeunes hommes qui leur disent des paroles tendres.
Alors, pendant trois mois, ils avaient vécu côte à côte, les yeux dans les yeux et les mains dans les mains. Le bonjour qu’ils échangeaient, le matin, avant le bain, dans la fraîcheur du jour nouveau, et l’adieu du soir, sur le sable, sous les étoiles, dans la tiédeur de la nuit calme, murmurés tout bas, tout bas, avaient déjà un goût de baisers, bien que leurs lèvres ne se fussent jamais rencontrées.
Ils rêvaient l’un de l’autre aussitôt endormis, pensaient l’un à l’autre aussitôt éveillés, et, sans se le dire encore, s’appelaient et se désiraient de toute leur âme et de tout leur corps.
Après le mariage, ils s’étaient adorés sur la terre. Ça avait été d’abord une sorte de rage sensuelle et infatigable; puis une tendresse exaltée faite de poésie palpable, de caresses déjà raffinées, d’inventions gentilles et polissonnes. Tous leurs regards signifiaient quelque chose d’impur, et tous leurs gestes leur rappelaient la chaude intimité des nuits.
Maintenant, sans se l’avouer, sans le comprendre encore peut-être, ils commençaient à se lasser l’un de l’autre. Ils s’aimaient bien, pourtant; mais ils n’avaient plus rien à se révéler, plus rien à faire qu’ils n’eussent fait souvent, plus rien à apprendre l’un par l’autre, pas même un mot d’amour nouveau, un élan imprévu, une intonation qui fit plus brûlant le verbe connu, si souvent répété.
Ils s’efforçaient, cependant, de rallumer la flamme affaiblie des premières étreintes. Ils imaginaient, chaque jour, des ruses tendres, des gamineries naïves ou compliquées, toute une suite de tentatives désespérées pour faire renaître dans leurs coeurs l’ardeur inapaisable des premiers jours, et dans leurs veines la flamme du mois nuptial.
De temps en temps, à force de fouetter leur désir, ils retrouvaient une heure d’affolement factice que suivait aussitôt une lassitude dégoûtée.
Ils avaient essayé des clairs de lune, des promenades sous les feuilles dans la douceur des soirs, de la poésie des berges baignées de brume, de l’excitation des fêtes publiques.
Or, un matin, Henriette dit à Paul:
– Veux-tu m’emmener dîner au cabaret?
– Mais oui, ma chérie.
– Dans un cabaret très connu.
– Mais oui.
Il la regardait, l’interrogeant de l’oeil, voyant bien qu’elle pensait à quelque chose qu’elle ne voulait pas dire.
Elle reprit:
– Tu sais, dans un cabaret… comment expliquer ça?… dans un cabaret galant… dans un cabaret où on se donne des rendez-vous?
Il sourit: – Oui. Je comprends, dans un cabinet particulier d’un grand café?
– C’est ça. Mais d’un grand café où tu sois connu, où tu aies déjà soupé… non… dîné… enfin tu sais… enfin… je voudrais… non, je n’oserai jamais dire ça?
– Dis-le, ma chérie; entre nous, qu’est-ce que ça fait? Nous n’en sommes pas aux petits secrets.
– Non, je n’oserai pas.
– Voyons, ne fais pas l’innocente. Dis-le?
– Eh bien… eh bien… je voudrais… je voudrais être prise pour ta maîtresse… na… et que les garçons, qui ne savent pas que tu es marié, me regardent comme ta maîtresse, et toi aussi… que tu me croies ta maîtresse, une heure, dans cet endroit-là, où tu dois avoir des souvenirs… Voilà!… Et je croirai moi-même que je suis ta maîtresse… Je commettrai une grosse faute… Je te tromperai… avec toi… Voilà!… C’est très vilain… Mais je voudrais… Ne me fais pas rougir… Je sens que je rougis… Tu ne te figures pas comme ça me… me… troublerait de dîner comme ça avec toi, dans un endroit pas comme il faut… dans un cabinet particulier où on s’aime tous les soirs… tous les soirs… C’est très vilain… Je suis rouge comme une pivoine. Ne me regarde pas…
Il riait, très amusé, et répondit:
– Oui, nous irons, ce soir, dans un endroit très chic où je suis connu.
Ils montaient, vers sept heures, l’escalier d’un grand café du boulevard, lui, souriant, l’air vainqueur, elle, timide, voilée, ravie. Dès qu’ils furent entrés dans un cabinet meublé de quatre fauteuils et d’un large canapé de velours rouge, le maître d’hôtel, en habit noir, entra et présenta la carte. Paul la tendit à sa femme.
– Qu’est-ce que tu veux manger?
– Mais je ne sais pas, moi, ce qu’on mange ici.
Alors il lut la litanie des plats tout en ôtant son pardessus qu’il remit aux mains du valet. Puis il dit:
– Menu corsé – potage bisque – poulet à la diable, râble de lièvre, homard à l’américaine, salade de légumes bien épicée et dessert. – Nous boirons du champagne.
Le maître d’hôtel souriait en regardant la jeune femme. Il reprit la carte en murmurant:
– Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne?
– Du champagne, très sec.
Henriette fut heureuse d’entendre que cet homme savait le nom de son mari.
Ils s’assirent, côte à côte, sur le canapé et commencèrent à manger.
Dix bougies les éclairaient, reflétées dans une grande glace ternie par des milliers de noms tracés au diamant, et qui jetaient sur le cristal clair une sorte d’immense toile d’araignée.
Henriette buvait coup sur coup pour s’animer, bien qu’elle se sentît étourdie dès les premiers verres. Paul, excité par des souvenirs, baisait à tous moments la main de sa femme. Ses yeux brillaient.
Elle se sentait étrangement émue par ce lieu suspect, agitée, contente, un peu souillée mais vibrante. Deux valets graves, muets, habitués à tout voir et à tout oublier, à n’entrer qu’aux instants nécessaires, et à sortir aux minutes d’épanchement, allaient et venaient vite et doucement.
Vers le milieu du dîner, Henriette était grise, tout à fait grise, et Paul, en gaieté, lui pressait le genou de toute sa force. Elle bavardait maintenant, hardie, les joues rouges, le regard vif et noyé.
– Oh! voyons, Paul, confesse-toi, tu sais, je voudrais tout savoir?
– Quoi donc, ma chérie?
– Je n’ose pas te dire.
– Dis toujours…
– As-tu eu des maîtresses… beaucoup… avant moi?
Il hésitait, un peu perplexe, ne sachant s’il devait cacher ses bonnes fortunes ou s’en vanter.
Elle reprit:
– Oh! je t’en prie, dis-moi, en as-tu eu beaucoup?
– Mais quelques-unes?
– Combien?
– Je ne sais pas, moi… Est-ce qu’on sait ces choses-là?
– Tu ne les as pas comptées?…
– Mais non.
– Oh! alors, tu en as eu beaucoup?
– Mais oui.
– Combien à peu près… seulement à peu près.
– Mais je ne sais pas du tout, ma chérie. Il y a des années où j’en ai eu beaucoup, et des années où j’en ai eu bien moins.
– Combien par an, dis?
– Tantôt vingt ou trente, tantôt quatre ou cinq seulement.
– Oh! ça fait plus de cent femmes en tout.
– Mais oui, à peu près.
– Oh! que c’est dégoûtant!
– Pourquoi ça, dégoûtant?
– Mais parce que c’est dégoûtant, quand on y pense… toutes ces femmes… nues… et toujours… toujours la même chose… Oh! que c’est dégoûtant tout de même, plus de cent femmes!
Il fut choqué qu’elle jugeât cela dégoûtant, et répondit de cet air supérieur que prennent les hommes pour faire comprendre aux femmes qu’elles disent une sottise:
– Voilà qui est drôle, par exemple! s’il est dégoûtant d’avoir cent femmes, il est dégoûtant également d’en avoir une.
– Oh non, pas du tout!
– Pourquoi non?
– Parce que, une femme, c’est une liaison, c’est un amour qui vous attache à elle, tandis que cent femmes c’est de la saleté, de l’inconduite. Je ne comprends pas comment un homme peut se frotter à toutes ces filles qui sont sales…
– Mais non, elles sont très propres.
– On ne peut pas être propre en faisant le métier qu’elles font.
– Mais, au contraire, c’est à cause de leur métier qu’elles sont propres.
– Oh! fi! Quand on songe que la veille elles faisaient ça avec un autre! C’est ignoble!
– Ce n’est pas plus ignoble que de boire dans ce verre où a bu je ne sais qui, ce matin, et qu’on a bien moins lavé, sois-en certaine, que…
– Oh! tais-toi, tu me révoltes…
– Mais alors pourquoi me demandes-tu si j’ai eu des maîtresses?
– Dis donc, tes maîtresses, c’étaient des filles, toutes?… Toutes les cent?…
– Mais non, mais non…
– Qu’est-ce que c’était alors?
– Mais des actrices… des… des petites ouvrières… et des… quelques femmes du monde…
– Combien de femmes du monde?
– Six.
– Seulement six?
– Oui.
– Elles étaient jolies?
– Mais oui.
– Plus jolies que les filles?
– Non.
– Lesquelles est-ce que tu préférais, des filles ou des femmes du monde?
– Les filles.
– Oh! que tu es sale! Pourquoi ça?
– Parce que je n’aime guère les talents d’amateur.
– Oh! l’horreur! Tu es abominable, sais-tu? Dis donc, et ça t’amusait de passer comme ça de l’une à l’autre?
– Mais oui.
– Beaucoup?
– Beaucoup.
– Qu’est-ce qui t’amusait? Est-ce qu’elles ne se ressemblent pas?
– Mais non.
– Ah! les femmes ne se ressemblent pas?
– Pas du tout.
– En rien?
– En rien.
– Que c’est drôle! Qu’est-ce qu’elles ont de différent?
– Mais, tout.
– Le corps?
– Mais oui, le corps.
– Le corps tout entier?
– Le corps tout entier.
– Et quoi encore?
– Mais, la manière de… d’embrasser, de parler, de dire les moindres choses.
– Ah! Et c’est très amusant de changer?
– Mais oui.
– Et les hommes aussi sont différents?
– Ça, je ne sais pas.
– Tu ne sais pas?
– Non.
– Ils doivent être différents.
– Oui… sans doute…
Elle resta pensive, son verre de champagne à la main. Il était plein, elle le but d’un trait; puis, le reposant sur la table, elle jeta ses deux bras au cou de son mari, en lui murmurant dans la bouche:
– Oh! mon chéri, comme je t’aime!…
Il la saisit d’une étreinte emportée… Un garçon qui entrait recula en refermant la porte; et le service fut interrompu pendant cinq minutes environ.
Quand le maître d’hôtel reparut, l’air grave et digne, apportant les fruits du dessert, elle tenait de nouveau un verre plein entre ses doigts, et, regardant au fond du liquide jaune et transparent, comme pour y voir des choses inconnues et rêvées, elle murmurait d’une voix songeuse:
– Oh! oui! ça doit être amusant tout de même!
Un fou
Il était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont la vie irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Les avocats, les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinant très bas, par marque d’un profond respect, sa grande figure blanche et maigre qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds.
Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger les faibles. Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemi plus redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurs pensées secrètes, et démêler, d’un coup d’oeil, tous les mystères de leurs intentions.
Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouré d’hommages et poursuivi par les regrets de tout un peuple. Des soldats en culotte rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et des hommes en cravate blanche avaient répandu sur son cercueil des paroles désolées et des larmes qui semblaient vraies.
Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvrit dans le secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers des grands criminels.
Cela portait pour titre:
Pourquoi?
20 juin 1851. – Je sors de la séance. J’ai fait condamner Blondel à mort! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinq enfants? Pourquoi? Souvent, on rencontre de ces gens chez qui détruire la vie est une volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes peut-être; car tuer n’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer? Faire et détruire! Ces deux mots enferment l’histoire des univers, toute l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout! Pourquoi est-ce enivrant de tuer?
25 Juin. – Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, qui court… Un être? Qu’est-ce qu’un être? Cette chose animée, qui porte en elle le principe du mouvement et une volonté réglant ce mouvement! Elle ne tient à rien, cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C’est un grain de vie qui remue sur la terre; et ce grain de vie, venu je ne sais d’où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça pourrit, c’est fini.
26 juin. – Pourquoi donc est-ce un crime de tuer? oui, pourquoi? C’est, au contraire, la loi de la nature. Tout être a pour mission de tuer: il tue pour vivre et il tue pour tuer. – Tuer est dans notre tempérament; il faut tuer! La bête tue sans cesse, tout le jour, à tout instant de son existence. – L’homme tue sans cesse pour se nourrir, mais comme il a besoin de tuer aussi, par volupté, il a inventé la chasse! L’enfant tue les insectes qu’il trouve, les petits oiseaux, tous les petits animaux qui lui tombent sous la main. Mais cela ne suffisait pas à l’irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce n’est point assez de tuer la bête; nous avons besoin aussi de tuer l’homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrifices humains. Aujourd’hui, la nécessité de vivre en société a fait du meurtre un crime. On condamne et on punit l’assassin! Mais comme nous ne pouvons vivre sans nous livrer à cet instinct naturel et impérieux de mort, nous nous soulageons, de temps en temps, par des guerres où un peuple entier égorge un autre peuple. C’est alors une débauche de sang, une débauche où s’affolent les armées et dont se grisent encore les bourgeois, les femmes et les enfants qui lisent, le soir, sous la lampe, le récit exalté des massacres.
Et on pourrait croire qu’on méprise ceux destinés à accomplir ces boucheries d’hommes! Non. On les accable d’honneurs! On les habille avec de l’or et des draps éclatants; ils portent des plumes sur la tête, des ornements sur la poitrine; et on leur donne des croix, des récompenses, des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés des femmes, acclamés par la foule, uniquement parce qu’ils ont pour mission de répandre le sang humain! Ils traînent par les rues leurs instruments de mort que le passant vêtu de noir regarde avec envie. Car tuer est la grande loi jetée par la nature au coeur de l’être! Il n’est rien de plus beau et de plus honorable que de tuer!
30 juin. – Tuer est la loi; parce que la nature aime l’éternelle jeunesse. Elle semble crier par tous ses actes inconscients: «Vite! vite! vite!» Plus elle détruit, plus elle se renouvelle.
2 juillet. – L’être – qu’est-ce que l’être? Tout et rien. Par la pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et la science, il est un abrégé du monde, dont il porte l’histoire en lui. Miroir des choses et miroir des faits, chaque être humain devient un petit univers dans l’univers!
Mais voyagez; regardez grouiller les races, et l’homme n’est plus rien! plus rien, rien! Montez en barque, éloignez-vous du rivage couvert de foule, et vous n’apercevez bientôt plus rien que la côte. L’être imperceptible disparaît, tant il est petit, insignifiant. Traversez l’Europe dans un train rapide, et regardez par la portière. Des hommes, des hommes, toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent dans les champs, qui grouillent dans les rues; des paysans stupides sachant tout juste retourner la terre; des femmes hideuses sachant tout juste faire la soupe du mâle et enfanter. Allez aux Indes, allez en Chine, et vous verrez encore s’agiter des milliards d’êtres qui naissent, vivent et meurent sans laisser plus de trace que la fourmi écrasée sur les routes. Allez aux pays des noirs, gîtés en des cases de boue; aux pays des Arabes blancs, abrités sous une toile brune qui flotte au vent, et vous comprendrez que l’être isolé, déterminé, n’est rien, rien. La race est tout? Qu’est-ce que l’être, l’être quelconque d’une tribu errante du désert? Et ces gens, qui sont des sages, ne s’inquiètent pas de la mort. L’homme ne compte point chez eux. On tue son ennemi: c’est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, de manoir à manoir, de province à province.
Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humains innombrables et inconnus. Inconnus? Ah! voilà le mot du problème! Tuer est un crime parce que nous avons numéroté les êtres! Quand ils naissent, on les inscrit, on les nomme, on les baptise. La loi les prend! Voilà! L’être qui n’est point enregistré ne compte pas: tuez-le dans la lande ou dans le désert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine, qu’importe! La nature aime la mort; elle ne punit pas, elle!
Ce qui est sacré, par exemple, c’est l’état civil. Voilà! C’est lui qui défend l’homme. L’être est sacré parce qu’il est inscrit à l’état civil! Respect à l’état civil, le Dieu légal. À genoux!
L’État peut tuer, lui, parce qu’il a le droit de modifier l’état civil. Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans une guerre, il les raye sur son état civil, il les supprime par la main de ses greffiers. C’est fini. Mais nous, qui ne pouvons point changer les écritures des mairies, nous devons respecter la vie. État civil, glorieuse Divinité qui règnes dans les temples des municipalités, je te salue. Tu es plus fort que la Nature. Ah! ah!
3 juillet. – Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que de tuer, d’avoir là, devant soi, l’être vivant, pensant; de faire dedans un petit trou, rien qu’un petit trou, de voir couler cette chose rouge qui est le sang, qui fait la vie, et de n’avoir plus, devant soi, qu’un tas de chair molle, froide, inerte, vide de pensée!
5 août. – Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, à tuer par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux qui avaient tué par le couteau, moi! moi! si je faisais comme tous les assassins que j’ai frappés, moi! moi! qui le saurait?
10 août. – Qui le saurait jamais? Me soupçonnerait-on, moi, moi, surtout si je choisis un être que je n’ai aucun intérêt à supprimer?
15 août. – La tentation! La tentation, elle est entrée en moi comme un ver qui rampe. Elle rampe, elle va; elle se promène dans mon corps entier, dans mon esprit, qui ne pense plus qu’à ceci: tuer; dans mes yeux, qui ont besoin de regarder du sang, de voir mourir; dans mes oreilles, où passe sans cesse quelque chose d’inconnu, d’horrible, de déchirant et d’affolant, comme le dernier cri d’un être; dans mes jambes, où frissonne le désir d’aller, d’aller à l’endroit où la chose aura lieu; dans mes mains, qui frémissent du besoin de tuer. Comme cela doit être bon, rare, digne d’un homme libre, au-dessus des autres, maître de son coeur et qui cherche des sensations raffinées!
22 août. – Je ne pouvais plus résister. J’ai tué une petite bête pour essayer, pour commencer.
Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cage suspendue à la fenêtre de l’office. Je l’ai envoyé faire une course, et j’ai pris le petit oiseau dans ma main, dans ma main où je sentais battre son coeur. Il avait chaud. Je suis monté dans ma chambre. De temps en temps, je le serrais plus fort; son coeur battait plus vite; c’était atroce et délicieux. J’ai failli l’étouffer. Mais je n’aurais pas vu le sang.
Alors j’ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et je lui ai coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait le bec, il s’efforçait de m’échapper, mais je le tenais, oh! je le tenais; j’aurais tenu un dogue enragé et j’ai vu le sang couler. Comme c’est beau, rouge, luisant, clair, du sang! J’avais envie de le boire. J’y ai trempé le bout de ma langue! C’est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petit oiseau! Je n’ai pas eu le temps de jouir de cette vue comme j’aurais voulu. Ce doit être superbe de voir saigner un taureau.
Et puis j’ai fait comme les assassins, comme les vrais. J’ai lavé les ciseaux, je me suis lavé les mains, j’ai jeté l’eau et j’ai porté le corps, le cadavre, dans le jardin pour l’enterrer. Je l’ai enfoui sous un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangerai tous les jours une fraise à cette plante. Vraiment, comme on peut jouir de la vie, quand on sait!
Mon domestique a pleuré; il croit son oiseau parti. Comment me soupçonnerait-il! Ah! ah!
25 août. – Il faut que je tue un homme! Il le faut.
30 août. – C’est fait. Comme c’est peu de chose!
J’étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais à rien, non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçon qui mangeait une tartine de beurre.
Il s’arrête pour me voir passer et dit: «Bonjour, m’sieu le président».