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Kitabı oku: «OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06», sayfa 6

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LE TESTAMENT

A Paul Hervieu.

Je connaissais ce grand garçon qui s’appelait René de Bourneval. Il était de commerce aimable, bien qu’un peu triste, semblait revenu de tout, fort sceptique, d’un scepticisme précis et mordant, habile surtout à désarticuler d’un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent: «Il n’y a pas d’hommes honnêtes; ou du moins ils ne le sont que relativement aux crapules.»

Il avait deux frères qu’il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le croyais d’un autre lit, vu leurs noms différents. On m’avait dit à plusieurs reprises qu’une histoire étrange s’était passée en cette famille, mais sans donner aucun détail.

Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, comme j’avais dîné chez lui en tête à tête, je lui demandai par hasard: «Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère?» Je le vis pâlir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d’une façon mélancolique et douce, qui lui était particulière, et il dit: «Mon cher ami, si cela ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne tiendrais plus alors à vous avoir pour ami.»

Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D’âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu’on appelle des gentilshommes campagnards. Au bout d’un mois de mariage, il vivait avec une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles de ses fermiers; ce qui ne l’empêcha point d’avoir deux enfants de sa femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours mobiles, des yeux d’être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d’un blond gris, d’un blond timide: comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses craintes incessantes.

Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, dont je porte le nom. C’était un grand gaillard maigre, avec de grosses moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand’mère avait été une amie de J. — J. Rousseau, et on eût dit qu’il avait hérité quelque chose de cette liaison d’une ancêtre. Il savait par cœur le Contrat Social, la Nouvelle Héloïse et tous ces livres philosophants qui ont préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.

Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, délaissée et triste, dut s’attacher à lui d’une façon désespérée, et prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de libre sentiment, des audaces d’amour indépendant; mais, comme elle était si craintive qu’elle n’osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, condensé, pressé en son cœur qui ne s’ouvrit jamais.

Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la maison, la traitaient un peu comme une bonne.

Je fus le seul de ses fils qui l’aima vraiment et qu’elle aima.

Elle mourut. J’avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d’un conseil judiciaire, qu’une séparation de biens avait été prononcée au profit de ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au dévouement intelligent d’un notaire, le droit de tester à sa guise.

Nous fûmes donc prévenus qu’un testament existait chez ce notaire, et invités à assister à la lecture.

Je me rappelle cela comme d’hier. Ce fut une scène grandiose, dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie, et qui jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l’indépendance.

Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l’idée d’un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa moustache, un peu grise à présent. Il s’attendait sans doute à ce qui allait se passer.

Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après avoir décacheté devant nous l’enveloppe scellée à la cire rouge et dont il ignorait le contenu.

Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère:

«Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.

Je demande pardon à Dieu d’abord, et ensuite à mon cher fils René, de l’acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de cœur pour me comprendre et me pardonner. J’ai souffert toute ma vie. J’ai été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans cesse par mon mari.

Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.

Mes fils aînés ne m’ont point aimée, ne m’ont point gâtée, m’ont à peine traitée comme une mère.

J’ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être; je ne leur dois plus rien après ma mort. Les liens du sang n’existent pas sans l’affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins qu’un étranger; c’est un coupable, car il n’a pas le droit d’être indifférent pour sa mère.

J’ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j’ose dire ma pensée, avouer et signer le secret de mon cœur.

Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.

(Cette volonté est formulée en outre, d’une façon plus précise, dans un acte notarié.)

Et, devant le Juge suprême qui m’entend, je déclare que j’aurais maudit le ciel et l’existence si je n’avais rencontré l’affection profonde, dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n’avais compris dans ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s’aimer, se soutenir, se consoler et pleurer ensemble dans les heures d’amertume.

Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire s’aimer jusqu’à leur mort et m’aimer encore dans mon cercueil.

Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.

Mathilde de Croixluce.»

M. de Courcils s’était levé; il cria: «C’est là le testament d’une folle!» Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d’une voix forte, d’une voix tranchante: «Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le soutenir devant n’importe qui, et à le prouver même par les lettres que j’ai.»

Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu’ils allaient se colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l’un gros, l’autre maigre, frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant: «Vous êtes un misérable!» L’autre prononça du même ton vigoureux et sec: «Nous nous retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et provoqué depuis longtemps si je n’avais tenu avant tout à la tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait souffrir.»

Puis il se tourna vers moi: «Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre? Je n’ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez bien m’accompagner.»

Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. J’étais, certes, aux trois quarts fou.

Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes frères, par crainte d’un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.

J’ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me donnait et qui n’était pas le mien.

M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore consolé.

Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi: «Eh bien, je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, les plus loyales, les plus grandes qu’une femme puisse accomplir. N’est-ce pas votre avis?»

Je lui tendis les deux mains: «Oui, certainement, mon ami.»

Le Testament a paru dans le Gil Blas du mardi 7 novembre 1882, sous la signature: Maufrigneuse.

AUX CHAMPS

A Octave Mirbeau.

Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d’une colline, proches d’une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre féconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ; les mariages, et ensuite les naissances, s’étaient produits à peu près simultanément dans l’une et l’autre maison.

Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse; et quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaient trois avant d’arriver au véritable.

La première des deux demeures, en venant de la station d’eaux de Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garçon; l’autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons.

Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des gardeurs d’oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par rang d’âge devant la table en bois, vernie par cinquante ans d’usage. Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l’assiette creuse pleine de pain molli dans l’eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et toute la ligne mangeait jusqu’à plus faim. La mère empâtait elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous; et le père, ce jour-là, s’attardait au repas en répétant: «Je m’y ferais bien tous les jours.»

Par un après-midi du mois d’août, une légère voiture s’arrêta brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d’elle:

— Oh! regarde, Henri, ce tas d’enfants! Sont-ils jolis, comme ça, à grouiller dans la poussière!

L’homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une douleur et presque un reproche pour lui.

La jeune femme reprit:

— Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un, celui-là, le tout petit.

Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers, celui des Tuvache, et l’enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu’il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses.

Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la semaine suivante, s’assit elle-même par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frêle voiture.

Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et de sous.

Elle s’appelait Mme Henri d’Hubières.

Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s’arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la demeure des paysans.

Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d’une voix entrecoupée, tremblante, commença:

— Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...

Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.

Elle reprit haleine et continua.

— Nous n’avons pas d’enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous le garderions... Voulez-vous?

La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda:

— Vous voulez nous prend’e Charlot? Ah ben non, pour sûr.

Alors M. d’Hubières intervint:

— Ma femme s’est mal expliquée. Nous voulons l’adopter, mais il reviendra vous voir. S’il tourne bien, comme tout porte à le croire, il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait également avec eux. Mais, s’il ne répondait pas à nos soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu’à votre mort une rente de cent francs par mois. Avez-vous bien compris?

La fermière s’était levée toute furieuse.

— Vous voulez que j’vous vendions Charlot? Ah! mais non; c’est pas des choses qu’on d’mande à une mère, ça! Ah! mais non! Ce s’rait une abomination.

L’homme ne disait rien, grave et réfléchi; mais il approuvait sa femme d’un mouvement continu de la tête.

Mme d’Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d’enfant dont tous les désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia:

— Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas!

Alors, ils firent une dernière tentative.

— Mais, mes amis, songez à l’avenir de votre enfant, à son bonheur, à...

La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole:

— C’est tout vu, c’est tout entendu, c’est tout réfléchi... Allez-vous-en, et pi, que j’vous revoie point par ici. C’est i permis d’vouloir prendre un éfant comme ça!

Alors, Mme d’Hubières, en sortant, s’avisa qu’ils étaient deux tout petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre:

— Mais l’autre petit n’est pas à vous?

Le père Tuvache répondit:

— Non, c’est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez.

Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa femme.

Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches de pain qu’ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.

M. d’Hubières recommença ses propositions, mais avec plus d’insinuations, de précautions oratoires, d’astuce.

Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus; mais, quand ils apprirent qu’ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se consultant de l’œil, très ébranlés.

Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin demanda:

— Qué qu’t’en dis, l’homme?

Il prononça d’un ton sentencieux:

— J’dis qu’c’est point méprisable.

Alors Mme d’Hubières, qui tremblait d’angoisse, leur parla de l’avenir du petit, de son bonheur, et de tout l’argent qu’il pourrait leur donner plus tard.

Le paysan demanda:

— C’te rente de douze cents francs, ce s’ra promis d’vant l’notaire?

M. d’Hubières répondit:

— Mais certainement, dès demain.

La fermière, qui méditait, reprit:

— Cent francs par mois, c’est point suffisant pour nous priver du p’tit; ça travaillera dans quéqu’z’ans ct’éfant; i nous faut cent vingt francs.

Mme d’Hubières, trépignant d’impatience, les accorda tout de suite; et, comme elle voulait enlever l’enfant, elle donna cent francs en cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés aussitôt, servirent de témoins complaisants.

Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte un bibelot désiré d’un magasin.

Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, regrettant peut-être leur refus.

On n’entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire; et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les agonisait d’ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu’il fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c’était une horreur, une saleté, une corromperie.

Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui criant, comme s’il eût compris:

— J’tai pas vendu, mé, j’ t’ai pas vendu, mon p’tiot. J’vends pas m’s éfants, mé. J’ sieus pas riche, mais vends pas m’s éfants.

Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour; chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par se croire supérieure à toute la contrée parce qu’elle n’avait pas vendu Charlot. Et ceux qui parlaient d’elle disaient:

— J’sais ben que c’était engageant; c’est égal, elle s’a conduite comme une bonne mère.

On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette idée qu’on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses camarades parce qu’on ne l’avait pas vendu.

Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. Leur fils aîné partit au service, le second mourut.

La fureur inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là. Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres sœurs cadettes qu’il avait.

Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture s’arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit:

— C’est là, mon enfant, à la seconde maison.

Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.

La vieille mère lavait ses tabliers; le père infirme sommeillait près de l’âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit:

— Bonjour, papa; bonjour, maman.

Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d’émoi son savon dans son eau et balbutia:

— C’est-i té, m’n éfant? C’est-i té, m’n éfant?

Il la prit dans ses bras et l’embrassa, en répétant: — «Bonjour, maman.» Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu’il ne perdait jamais: — «Te v’là-t-il revenu, Jean?» Comme s’il l’avait vu un mois auparavant.

Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l’adjoint, chez le curé, chez l’instituteur.

Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.

Le soir, au souper, il dit au vieux:

— Faut-il qu’vous ayez été sots pour laisser prendre le p’tit aux Vallin.

Sa mère répondit obstinément:

— J’ voulions point vendre not’ éfant.

Le père ne disait rien. Le fils reprit:

— C’est-il pas malheureux d’être sacrifié comme ça.

Alors le père Tuvache articula d’un ton coléreux:

— Vas-tu pas nous r’procher d’ t’avoir gardé.

Et le jeune homme, brutalement.

— Oui, j’vous le r’proche, que vous n’êtes que des niants. Des parents comme vous ça fait l’ malheur des éfants. Qu’ vous mériteriez que j’ vous quitte.

La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié:

— Tuez-vous donc pour élever d’s éfants!

Alors le gars, rudement:

— J’aimerais mieux n’être point né que d’être c’ que j’ suis. Quand j’ai vu l’autre, tantôt, mon sang n’a fait qu’un tour. Je m’suis dit: — v’là c’ que j’ serais maintenant.

Il se leva.

— Tenez, j’ sens bien que je ferai mieux de n’pas rester ici, parce que j’vous le reprocherais du matin au soir, et que j’vous ferais une vie d’ misère. Ça, voyez-vous, j’ vous l’ pardonnerai jamais!

Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.

Il reprit:

— Non, c’t’ idée-là, ce serait trop dur. J’aime mieux m’en aller chercher ma vie aut’ part.

Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l’enfant revenu.

Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria:

— Manants, va!

Et il disparut dans la nuit.

Aux champs a paru dans le Gaulois du mardi 31 octobre 1882.