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Kitabı oku: «Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 07», sayfa 8

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MOIRON

Comme on parlait encore de Pranzini, M. Maloureau, qui avait été procureur général sous l’Empire, nous dit:

— Oh! j’ai connu, autrefois, une bien curieuse affaire, curieuse par plusieurs points particuliers, comme vous l’allez voir.

J’étais à ce moment-là procureur impérial en province, et très bien en cour, grâce à mon père, premier président à Paris. Or j’eus à prendre la parole dans une cause restée célèbre sous le nom de l’Affaire de l’instituteur Moiron.

M. Moiron, instituteur dans le nord de la France, jouissait, dans tout le pays, d’une excellente réputation. Homme intelligent, réfléchi, très religieux, un peu taciturne, il s’était marié dans la commune de Boislinot où il exerçait sa profession. Il avait eu trois enfants, morts successivement de la poitrine. A partir de ce moment, il sembla reporter sur la marmaille confiée à ses soins toute la tendresse cachée en son cœur. Il achetait, de ses propres deniers, des joujoux pour ses meilleurs élèves, pour les plus sages et les plus gentils; il leur faisait faire des dînettes, les gorgeant de friandises, de sucreries et de gâteaux. Tout le monde aimait et vantait ce brave homme, ce brave cœur, lorsque coup sur coup cinq de ses élèves moururent d’une façon bizarre. On crut à une épidémie venant de l’eau corrompue par la sécheresse; on chercha les causes sans les découvrir, d’autant plus que les symptômes semblaient des plus étranges. Les enfants paraissaient atteints d’une maladie de langueur, ne mangeaient plus, accusaient des douleurs de ventre, traînaient quelque temps, puis expiraient au milieu d’abominables souffrances.

On fit l’autopsie du dernier mort sans rien trouver. Les entrailles envoyées à Paris furent analysées et ne révélèrent la présence d’aucune substance toxique.

Pendant un an, il n’y eut rien, puis deux petits garçons, les meilleurs élèves de la classe, les préférés du père Moiron, expirèrent en quatre jours de temps. L’examen des corps fut de nouveau prescrit et on découvrit, chez l’un comme chez l’autre, des fragments de verre pilé incrustés dans les organes. On en conclut que ces deux gamins avaient dû manger imprudemment quelque aliment mal nettoyé. Il suffisait d’un verre cassé au-dessus d’une jatte de lait pour avoir produit cet affreux accident, et l’affaire en serait restée là si la servante de Moiron n’était tombée malade sur ces entrefaites. Le médecin appelé constata les mêmes signes morbides que chez les enfants précédemment atteints, l’interrogea et obtint l’aveu qu’elle avait volé et mangé des bonbons achetés par l’instituteur pour ses élèves.

Sur un ordre du parquet, la maison d’école fut fouillée, et on découvrit une armoire pleine de jouets et de friandises destinés aux enfants. Or presque toutes ces nourritures contenaient des fragments de verre ou des morceaux d’aiguilles cassées.

Moiron aussitôt arrêté parut tellement indigné et stupéfait des soupçons pesant sur lui qu’on faillit le relâcher. Cependant les indices de sa culpabilité se montraient et venaient combattre en mon esprit ma conviction première basée sur son excellente réputation, sur sa vie entière et sur l’invraisemblance, sur l’absence absolue de motifs déterminants d’un pareil crime.

Pourquoi cet homme bon, simple, religieux, aurait-il tué des enfants, et les enfants qu’il semblait aimer le plus, qu’il gâtait, qu’il bourrait de friandises, pour qui il dépensait en joujoux et en bonbons la moitié de son traitement?

Pour admettre cet acte, il fallait conclure à la folie! Or Moiron semblait si raisonnable, si tranquille, si plein de raison et de bon sens, que la folie chez lui paraissait impossible à prouver.

Les preuves s’accumulaient pourtant! Bonbons, gâteaux, pâtes de guimauve et autres saisis chez les producteurs où le maître d’école faisait ses provisions furent reconnus ne contenir aucun fragment suspect.

Il prétendit alors qu’un ennemi inconnu avait dû ouvrir son armoire avec une fausse clef pour introduire le verre et les aiguilles dans les friandises. Et il supposa toute une histoire d’héritage dépendant de la mort d’un enfant décidée et cherchée par un paysan quelconque et obtenue ainsi en faisant tomber les soupçons sur l’instituteur. Cette brute, disait-il, ne s’était pas préoccupée des autres misérables gamins qui devaient mourir aussi.

C’était possible. L’homme paraissait tellement sûr de lui et désolé que nous l’aurions acquitté sans aucun doute, malgré les charges révélées contre lui, si deux découvertes accablantes n’avaient été faites coup sur coup.

La première, une tabatière pleine de verre pilé! sa tabatière, dans un tiroir caché du secrétaire où il serrait son argent!

Il expliquait encore cette trouvaille d’une façon à peu près acceptable, par une dernière ruse du vrai coupable inconnu, quand un mercier de Saint-Marlouf se présenta chez le juge d’instruction en racontant qu’un monsieur avait acheté chez lui des aiguilles, à plusieurs reprises, les aiguilles les plus minces qu’il avait pu trouver, en les cassant pour voir si elles lui plaisaient.

Le mercier, mis en présence d’une douzaine de personnes, reconnut au premier coup Moiron. Et l’enquête révéla que l’instituteur, en effet, s’était rendu à Saint-Marlouf, aux jours désignés par le marchand.

Je passe de terribles dépositions d’enfants, sur le choix des friandises et le soin de les faire manger devant lui et d’en anéantir les moindres traces.

L’opinion publique exaspérée réclamait un châtiment capital, et elle prenait une force de terreur grossie qui entraîne toutes les résistances et les hésitations.

Moiron fut condamné à mort. Puis son appel fut rejeté. Il ne lui restait que le recours en grâce. Je sus par mon père que l’empereur ne l’accorderait pas.

Or, un matin, je travaillais dans mon cabinet quand on m’annonça la visite de l’aumônier de la prison.

C’était un vieux prêtre qui avait une grande connaissance des hommes et une grande habitude des criminels. Il paraissait troublé, gêné, inquiet. Après avoir causé quelques minutes de choses et d’autres, il me dit brusquement en se levant:

— Si Moiron est décapité, monsieur le procureur impérial, vous aurez laissé exécuter un innocent.

Puis, sans saluer, il sortit, me laissant sous l’impression profonde de ces paroles. Il les avait prononcées d’une façon émouvante et solennelle, entr’ouvrant, pour sauver une vie, ses lèvres fermées et scellées par le secret de la confession.

Une heure plus tard, je partais pour Paris, et mon père, prévenu par moi, fit demander immédiatement une audience à l’empereur.

Je fus reçu le lendemain. Sa Majesté travaillait dans un petit salon quand nous fûmes introduits. J’exposai toute l’affaire jusqu’à la visite du prêtre, et j’étais en train de la raconter quand une porte s’ouvrit derrière le fauteuil du souverain, et l’impératrice, qui le croyait seul, parut. S. M. Napoléon la consulta. Dès qu’elle fut au courant des faits, elle s’écria:

— Il faut gracier cet homme. Il le faut, puisqu’il est innocent!

Pourquoi cette conviction soudaine d’une femme si pieuse jeta-t-elle dans mon esprit un terrible doute?

Jusqu’alors j’avais désiré ardemment une commutation de peine. Et tout à coup je me sentis le jouet, la dupe d’un criminel rusé qui avait employé le prêtre et la confession comme dernier moyen de défense.

J’exposai mes hésitations à Leurs Majestés. L’empereur demeurait indécis, sollicité par sa bonté naturelle et retenu par la crainte de se laisser jouer par un misérable; mais l’impératrice, convaincue que le prêtre avait obéi à une sollicitation divine, répétait: «Qu’importe! Il vaut mieux épargner un coupable que tuer un innocent!» Son avis l’emporta. La peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés.

Or j’appris, quelques années après, que Moiron, dont la conduite exemplaire au bagne de Toulon avait été de nouveau signalée à l’empereur, était employé comme domestique par le directeur de l'établissement pénitencier.

Et puis, je n’entendis plus parler de cet homme pendant longtemps.

Or, il y a deux ans environ, comme je passais l’été à Lille, chez mon cousin de Larielle, on me prévint un soir, au moment de me mettre à table pour dîner, qu’un jeune prêtre désirait me parler.

J’ordonnai de le faire entrer, et il me supplia de venir auprès d’un moribond qui désirait absolument me voir. Cela m’était arrivé souvent dans ma longue carrière de magistrat, et, bien que mis à l’écart par la République, j’étais encore appelé de temps en temps en des circonstances pareilles.

Je suivis donc l’ecclésiastique qui me fit monter dans un petit logis misérable, sous le toit d’une haute maison ouvrière.

Là, je trouvai, sur une paillasse, un étrange agonisant, assis, le dos au mur, pour respirer.

C’était une sorte de squelette grimaçant, avec des yeux profonds et brillants.

Dès qu’il me vit, il murmura:

— Vous ne me reconnaissez pas?

— Non.

— Je suis Moiron.

J’eus un frisson, et je demandai:

— L’instituteur?

— Oui.

— Comment êtes-vous ici?

— Ce serait trop long. Je n’ai pas le temps... J’allais mourir... on m’a amené ce curé-là... et comme je vous savais ici je vous ai envoyé chercher... C’est à vous que je veux me confesser... puisque vous m’avez sauvé la vie... autrefois.

Il serrait de ses mains crispées la paille de sa paillasse à travers la toile. Et il reprit d’une voix rauque, énergique et basse:

— Voilà... je vous dois la vérité... à vous... car il faut la dire à quelqu’un avant de quitter la terre.

C’est moi qui ai tué les enfants... tous... c’est moi... par vengeance!

Écoutez. J’étais un honnête homme, très honnête... très honnête... très pur — adorant Dieu — ce bon Dieu — le Dieu qu’on nous enseigne à aimer, et pas le Dieu faux, le bourreau, le voleur, le meurtrier qui gouverne la terre. Je n’avais jamais fait le mal, jamais commis un acte vilain. J’étais pur comme on ne l’est pas, monsieur.

Une fois marié, j’eus des enfants et je me mis à les aimer comme jamais père ou mère n’aima les siens. Je ne vivais que pour eux. J’en étais fou. Ils moururent tous les trois! Pourquoi? pourquoi? Qu’avais-je fait, moi? J’eus une révolte, mais une révolte furieuse; et puis tout à coup j’ouvris les yeux comme lorsque l’on s’éveille; et je compris que Dieu est méchant. Pourquoi avait-il tué mes enfants? J’ouvris les yeux, et je vis qu’il aime tuer. Il n’aime que ça, monsieur. Il ne fait vivre que pour détruire! Dieu, monsieur, c’est un massacreur. Il lui faut tous les jours des morts. Il en fait de toutes les façons pour mieux s’amuser. Il a inventé les maladies, les accidents, pour se divertir tout doucement le long des mois et des années; et puis, quand il s’ennuie, il a les épidémies, la peste, le choléra, les angines, la petite vérole; est-ce que je sais tout ce qu’a imaginé ce monstre? Ça ne lui suffisait pas encore, ça se ressemble, tous ces maux-là! et il se paye des guerres de temps en temps, pour voir deux cent mille soldats par terre, écrasés dans le sang et dans la boue, crevés, les bras et les jambes arrachés, les têtes cassées par des boulets comme des œufs qui tombent sur une route.

Ce n’est pas tout. Il a fait les hommes qui s’entre-mangent. Et puis, comme les hommes deviennent meilleurs que lui, il a fait les bêtes pour voir les hommes les chasser, les égorger et s’en nourrir. Ça n’est pas tout. Il a fait les tout petits animaux qui vivent un jour, les mouches qui crèvent par milliards en une heure, les fourmis qu’on écrase, et d’autres, tant, tant que nous ne pouvons les imaginer. Et tout ça s’entre-tue, s’entre-chasse, s’entre-dévore, et meurt sans cesse. Et le bon Dieu regarde et il s’amuse, car il voit tout, lui, les plus grands comme les plus petits, ceux qui sont dans les gouttes d’eau et ceux des autres étoiles. Il les regarde et il s’amuse. — Canaille, va!

Alors, moi, monsieur, j’en ai tué aussi, des enfants. Je lui ai joué le tour. Ce n’est pas lui qui les a eus, ceux-là. Ce n’est pas lui, c’est moi. Et j’en aurais tué bien d’autres encore; mais vous m’avez pris. Voilà!

J’allais mourir, guillotiné. Moi! comme il aurait ri le reptile! Alors j’ai demandé un prêtre et j’ai menti. Je me suis confessé. J’ai menti; et j’ai vécu.

Maintenant, c’est fini. Je ne peux plus lui échapper. Mais je n’ai pas peur de lui, monsieur, je le méprise trop.

Il était effrayant à voir ce misérable qui haletait, parlait par hoquets, ouvrant une bouche énorme pour cracher parfois des mots à peine entendus, et râlait, et arrachait la toile de sa paillasse, et agitait, sous une couverture presque noire, ses jambes maigres comme pour se sauver.

Oh! l’affreux être et l’affreux souvenir!

Je lui demandai:

— Vous n’avez plus rien à dire?

— Non, monsieur.

— Alors, adieu.

— Adieu, monsieur, un jour ou l’autre...

Je me tournai vers le prêtre, livide et dressant contre le mur sa haute silhouette sombre:

— Vous restez, monsieur l’abbé?

— Je reste.

Alors le moribond ricana:

— Oui, oui, il envoie ses corbeaux sur les cadavres.

Moi, j’en avais assez; j’ouvris la porte et je me sauvai.

Moiron a paru dans le Gil-Blas du 27 septembre 1887.

NOS LETTRES

Huit heures de chemin de fer déterminent le sommeil chez les uns et l’insomnie chez les autres. Quant à moi, tout voyage m’empêche de dormir, la nuit suivante.

J’étais arrivé vers cinq heures chez mes amis Muret d’Artus pour passer trois semaines dans leur belle propriété d’Abelle. C’est une jolie maison bâtie à la fin du dernier siècle par un de leurs grands-pères, et restée dans la famille. Elle a donc ce caractère intime des demeures toujours habitées, meublées, animées, vivifiées par les mêmes gens. Rien n’y change; rien ne s’évapore de l’âme du logis, jamais démeublé, dont les tapisseries n’ont jamais été déclouées, et se sont usées, pâlies, décolorées sur les mêmes murs. Rien ne s’en va des meubles anciens, dérangés seulement de temps en temps pour faire place à un meuble neuf, qui entre là comme un nouveau-né au milieu de frères et de sœurs.

La maison est sur un coteau, au milieu d’un parc en pente, jusqu’à la rivière qu’enjambe un pont de pierre en dos d’âne. Derrière l’eau, des prairies s’étendent où vont, d’un pas lent, de grosses vaches nourries d’herbe mouillée, et dont l’œil humide semble plein des rosées, des brouillards et de la fraîcheur des pâturages. J’aime cette demeure comme on aime ce qu’on désire ardemment posséder. J’y reviens tous les ans, à l’automne, avec un plaisir infini; je la quitte avec regret.

Après que j’eus dîné dans cette famille amie, si calme, où j’étais reçu comme un parent, je demandai à Paul Muret, mon camarade:

— Quelle chambre m’as-tu donnée, cette année?

— La chambre de tante Rose.

Une heure plus tard, Mme Muret d’Artus, suivie de ses trois enfants, deux grandes fillettes et un galopin de garçon, m’installait dans cette chambre de la tante Rose, où je n’avais point encore couché.

Quand j’y fus seul, j’examinai les murs, les meubles, toute la physionomie de l’appartement, pour y installer mon esprit. Je le connaissais, mais peu, seulement pour y être entré plusieurs fois et pour avoir regardé, d’un coup d’œil indifférent, le portrait au pastel de tante Rose, qui donnait son nom à la pièce.

Elle ne me disait rien du tout, cette vieille tante Rose en papillotes, effacée derrière le verre. Elle avait l’air d’une bonne femme d’autrefois, d’une femme à principes et à préceptes, aussi forte sur les maximes de morale que sur les recettes de cuisine, d’une de ces vieilles tantes qui effraient la gaieté et qui sont l’ange morose et ridé des familles de province.

Je n’avais point entendu parler d’elle, d’ailleurs; je ne savais rien de sa vie ni de sa mort. Datait-elle de ce siècle ou du précédent? Avait-elle quitté cette terre après une existence plate ou agitée? Avait-elle rendu au ciel une âme pure de vieille fille, une âme calme d’épouse, une âme tendre de mère ou une âme remuée par l’amour? Que m’importait? Rien que ce nom: «tante Rose», me semblait ridicule, commun, vilain.

Je pris un des flambeaux pour regarder son visage sévère, haut suspendu dans un ancien cadre de bois doré. Puis, l’ayant trouvé insignifiant, désagréable, antipathique même, j’examinai l’ameublement. Il datait, tout entier, de la fin de Louis XVI, de la Révolution et du Directoire.

Rien, pas une chaise, pas un rideau, n’avait pénétré depuis lors dans cette chambre, qui sentait le souvenir, odeur subtile, odeur du bois, des étoffes, des sièges, des tentures, en certains logis où des cœurs ont vécu, ont aimé, ont souffert.

Puis je me couchai, mais je ne dormis pas. Au bout d’une heure ou deux d’énervement, je me décidai à me relever et à écrire des lettres.

J’ouvris un petit secrétaire d’acajou à baguettes de cuivre, placé entre les deux fenêtres, en espérant y trouver du papier et de l’encre. Mais je n’y découvris rien qu’un porte-plume très usé, fait d’une pointe de porc-épic et un peu mordu par le bout. J’allais refermer le meuble quand un point brillant attira mon œil: c’était une sorte de tête de pointe, jaune, et qui faisait une petite saillie ronde, dans l’encoignure d’une tablette.

L’ayant grattée avec mon doigt, il me sembla qu’elle remuait. Je la saisis entre deux ongles et je tirai tant que je pus. Elle s’en vint tout doucement. C’était une longue épingle d’or, glissée et cachée en un trou du bois.

Pourquoi cela? Je pensai immédiatement qu’elle devait servir à faire jouer un ressort qui cachait un secret, et je cherchai. Ce fut long. Après deux heures au moins d’investigations, je découvris un autre trou presque en face du premier, mais au fond d’une rainure. J’enfonçai dedans mon épingle: une petite planchette me jaillit au visage, et je vis deux paquets de lettres, de lettres jaunies, nouées avec un ruban bleu.

Je les ai lues. Et j’en transcris deux ici:

«Vous voulez donc que je vous rende vos lettres, ma si chère amie; les voici, mais cela me fait une grande peine. De quoi donc avez-vous peur? que je les perde? mais elles sont sous clef. Qu’on me les vole? mais j’y veille, car elles sont mon plus cher trésor.

«Oui, cela m’a fait une peine extrême. Je me suis demandé si vous n’aviez point, au fond du cœur, quelque regret? Non point le regret de m’avoir aimé, car je sais que vous m’aimez toujours, mais le regret d’avoir exprimé sur du papier blanc cet amour vif, en des heures où votre cœur se confiait non pas à moi, mais à la plume que vous teniez à la main. Quand nous aimons, il nous vient des besoins de confidence, des besoins attendris de parler ou d’écrire, et nous parlons, et nous écrivons. Les paroles s’envolent, les douces paroles faites de musique, d’air et de tendresse, chaudes, légères, évaporées aussitôt que dites, qui restent dans la mémoire seule, mais que nous ne pouvons ni voir, ni toucher, ni baiser, comme les mots qu’écrivit votre main. Vos lettres? Oui, je vous les rends! Mais quel chagrin!

«Certes, vous avez eu, après coup, la délicate pudeur des termes ineffaçables. Vous avez regretté, en votre âme sensible et craintive et que froisse une nuance insaisissable, d’avoir écrit à un homme que vous l’aimiez. Vous vous êtes rappelé des phrases qui ont ému votre souvenir, et vous vous êtes dit: «Je ferai de la cendre avec ces mots.»

«Soyez contente, soyez tranquille. Voici vos lettres. Je vous aime.»

«Mon Ami,

«Non, vous n’avez pas compris, vous n’avez pas deviné. Je ne regrette point, je ne regretterai jamais de vous avoir dit ma tendresse. Je vous écrirai toujours, mais vous me rendrez toutes mes lettres, aussitôt reçues.

«Je vais vous choquer beaucoup, mon ami, si je vous dis la raison de cette exigence. Elle n’est pas poétique, comme vous le pensiez, mais pratique. J’ai peur, non de vous, certes, mais du hasard. Je suis coupable. Je ne veux pas que ma faute atteigne d’autres que moi.

«Comprenez-moi bien. Nous pouvons mourir, vous ou moi. Vous pouvez mourir d’une chute de cheval, puisque vous montez chaque jour; vous pouvez mourir d’une attaque, d’un duel, d’une maladie de cœur, d’un accident de voiture, de mille manières, car, s’il n’y a qu’une mort, il y a plus de façons de la recevoir que nous n’avons de jours à vivre.

«Alors, votre sœur, votre frère et votre belle-sœur trouveront mes lettres?

«Croyez-vous qu’ils m’aiment? Moi, je ne le crois guère. Et puis, même s’ils m’adoraient, est-il possible que deux femmes et un homme, sachant un secret, — un secret pareil, — ne le racontent pas?

«J’ai l’air de dire une très vilaine chose en parlant d’abord de votre mort et ensuite en soupçonnant la discrétion des vôtres.

«Mais nous mourrons tous, un jour ou l’autre, n’est-ce pas? et il est presque certain qu’un de nous deux précédera l’autre sous terre. Donc, il faut prévoir tous les dangers, même celui-là.

«Quant à moi, je garderai vos lettres à côté des miennes, dans le secret de mon petit secrétaire. Je vous les montrerai là, dans leur cachette de soie, côte à côte dormant, pleines de notre amour, comme des amoureux dans un tombeau.

«Vous allez me dire: «Mais, si vous mourez la première, ma chère, votre mari les trouvera, ces lettres.»

«Oh! moi, je ne crains rien. D’abord, il ne connaît point le secret de mon meuble, puis il ne le cherchera pas. Et même s’il le trouve, après ma mort, je ne crains rien.

«Avez-vous quelquefois songé à toutes les lettres d’amour trouvées dans les tiroirs des mortes? Moi, depuis longtemps j’y pense, et ce sont mes longues réflexions là-dessus qui m’ont décidée à vous réclamer mes lettres.

«Songez donc que jamais, vous entendez bien, jamais une femme ne brûle, ne déchire, ne détruit les lettres où on lui dit qu’elle est aimée. Toute notre vie est là, tout notre espoir, toute notre attente, tout notre rêve. Ces petits papiers, qui portent notre nom et nous caressent avec de douces choses, sont des reliques, et nous adorons les chapelles, nous autres, surtout les chapelles dont nous sommes les saintes. Nos lettres d’amour, ce sont nos titres de beauté, nos titres de grâce et de séduction, notre orgueil intime de femmes, ce sont les trésors de notre cœur. Non, non, jamais une femme ne détruit ces archives secrètes et délicieuses de sa vie.

«Mais nous mourons, comme tout le monde, et alors... alors ces lettres, on les trouve? Qui les trouve? l’époux? Alors que fait-il? — Rien. Il les brûle, lui.

«Oh! j’ai beaucoup songé à cela, beaucoup. Songez que tous les jours meurent des femmes qui ont été aimées, que tous les jours les traces, les preuves de leur faute tombent entre les mains du mari, et que jamais un scandale n’éclate, que jamais un duel n’a lieu.

«Pensez, mon cher, à ce qu’est l’homme, le cœur de l’homme. On se venge d’une vivante; on se bat avec l’homme qui vous déshonore, on le tue tant qu’elle vit, parce que... oui, pourquoi? Je ne le sais pas au juste. Mais, si on trouve, après sa mort, à elle, des preuves pareilles, on les brûle, et on ne sait rien, et on continue à tendre la main à l’ami de la morte, et on est fort satisfait que ces lettres ne soient pas tombées en des mains étrangères et de savoir qu’elles sont détruites.

«Oh! que j’en connais, parmi mes amis, des hommes qui ont dû brûler ces preuves, et qui feignent ne rien savoir, et qui se seraient battus avec rage s’ils les avaient trouvées quand elle vivait encore. Mais elle est morte. L’honneur a changé. La tombe c’est la prescription de la faute conjugale.

«Donc je peux garder nos lettres qui sont, entre vos mains, une menace pour nous deux.

«Osez dire que je n’ai pas raison.

«Je vous aime et je baise vos cheveux.

«Rose.»

J’avais levé les yeux sur le portrait de la tante Rose, et je regardais son visage sévère, ridé, un peu méchant, et je songeais à toutes ces âmes de femmes que nous ne connaissons point, que nous supposons si différentes de ce qu’elles sont, dont nous ne pénétrons jamais la ruse native et simple, la tranquille duplicité, et le vers de Vigny me revint à la mémoire:

Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr.

Nos Lettres ont paru dans le Gaulois du mercredi 29 février 1888.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
150 s. 1 illüstrasyon
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