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Kitabı oku: «Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 08», sayfa 2

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La machine siffle. Nous quittons l’Oued-Fallette. Un remarquable fait de guerre rendit alors ce lieu célèbre dans la contrée.

Une colonne y était établie, gardée par un détachement du 15e de ligne. Or, une nuit, deux goumiers se présentent aux avant-postes, après dix heures de cheval, apportant un ordre pressant du général commandant à Saïda. Selon l’usage, ils agitent une torche pour se faire reconnaître. La sentinelle, recrue arrivant de France, ignorant les coutumes et les règles du service en campagne dans le sud, et nullement prévenue par ses officiers, tire sur les courriers. Les pauvres diables avancent quand même; le poste saisit ses armes; les hommes prennent position, et une fusillade terrible commence. Après avoir essuyé cent cinquante coups de fusil, les deux Arabes, enfin, se retirent; l’un d’eux avait une balle dans l’épaule. Le lendemain, ils rentraient au quartier général, rapportant leurs dépêches.

BOU-AMAMA

Bien malin celui qui dirait, même aujourd’hui, ce qu’était Bou-Amama. Cet insaisissable farceur, après avoir affolé notre armée d’Afrique, a disparu si complètement qu’on commence à supposer qu’il n’a jamais existé.

Des officiers dignes de foi, qui croyaient le connaître, me l’ont décrit d’une certaine façon; mais d’autres personnes non moins honnêtes, sûres de l’avoir vu, me l’ont dépeint d’une autre manière.

Dans tous les cas, ce rôdeur n’a été que le chef d’une bande peu nombreuse, poussée sans doute à la révolte par la famine. Ces gens ne se sont battus que pour vider les silos ou piller des convois. Ils semblent n’avoir agi ni par haine, ni par fanatisme religieux, mais par faim. Notre système de colonisation consistant à ruiner l’Arabe, à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le faire crever de misère, nous verrons encore d’autres insurrections.

Une autre cause peut-être à cette campagne est la présence sur les hauts plateaux des alfatiers espagnols.

Dans cet océan d’alfa, dans cette morne étendue verdâtre, immobile sous le ciel incendié, vivait une vraie nation, des hordes d’hommes à la peau brune, aventuriers que la misère ou d’autres raisons avaient chassés de leur patrie. Plus sauvages, plus redoutés que les Arabes, isolés ainsi, loin de toute ville, de toute loi, de toute force, ils ont fait, dit-on, ce que faisaient leurs ancêtres sur les terres nouvelles; ils ont été violents, sanguinaires, terribles envers les habitants primitifs.

La vengeance des Arabes fut épouvantable.

Voici, en quelques lignes, l’origine apparente de l’insurrection.

Deux marabouts prêchaient ouvertement la révolte dans une tribu du Sud. Le lieutenant Weinbrenner fut envoyé avec la mission de s’emparer du caïd de cette tribu. L’officier français avait une escorte de quatre hommes. Il fut assassiné.

On chargea le colonel Innocenti de venger cette mort, et on lui envoya comme renfort l’agha de Saïda.

Or, en route, le goum de l’agha de Saïda rencontra les Trafis qui se rendaient également auprès du colonel Innocenti. Des querelles s’élevèrent entre les deux tribus; les Trafis firent défection et allèrent se mettre sous les ordres de Bou-Amama. C’est ici que se place l’affaire de Chellala qui a été cent fois racontée. Après le sac de son convoi, le colonel Innocenti, qui semble avoir été accusé bien légèrement par l’opinion publique, remonta à marches forcées vers le Kreïder, afin de refaire sa colonne, et laissa la route entièrement libre à son adversaire. Celui-ci en profita.

Mentionnons un fait curieux. Le même jour, les dépêches officielles signalaient en même temps Bou-Amama sur deux points distants l’un de l’autre de cent cinquante kilomètres.

Ce chef, profitant de l’entière liberté qu’on lui donnait, passa à douze kilomètres de Géryville, tua en route le brigadier Bringeard, envoyé avec quelques hommes seulement en plein pays révolté pour établir les communications télégraphiques; puis il remonta au nord.

C’est alors qu’il traversa le territoire des Hassassenas et des Harrars, et qu’il donna vraisemblablement à ces deux tribus le mot d’ordre pour le massacre général des Espagnols, qu’elles devaient exécuter peu après.

Enfin, il arriva à Aïn-Kétifa, et deux jours plus tard il campait à Haci-Tirsine, à vingt-deux kilomètres seulement de Saïda.

L’autorité militaire, inquiète enfin, prévint, le 10 juin au soir, la Compagnie franco-algérienne de faire rentrer tous ses agents, le pays n’étant pas sûr. Des trains circulèrent toute la nuit jusqu’à l’extrême limite de la ligne; mais on ne pouvait, en quelques heures, faire revenir les chantiers disséminés sur un territoire de cent cinquante kilomètres, et le onze, au point du jour, les massacres commencèrent.

Ils furent accomplis surtout par les deux tribus des Hassassenas et des Harrars, exaspérés contre les Espagnols qui vivaient sur leurs territoires.

Et cependant, sous prétexte de ne point les pousser à la révolte, on a laissé tranquilles ensuite ces tribus, qui ont égorgé près de trois cents personnes, hommes, femmes et enfants. Des cavaliers arabes trouvés chargés de dépouilles, avec des robes de femmes espagnoles sous leurs selles, ont été relâchés, dit-on, sous prétexte que les preuves manquaient.

Donc, le 10 au soir, Bou-Amama campait à Haci-Tirsine, à vingt-deux kilomètres de Saïda. A la même heure, le général Cérez télégraphiait au gouverneur que le chef révolté tentait de repasser dans le sud.

Les jours suivants, le hardi marabout pilla les villages de Tafraoua et de Kralfallah, chargeant tous ses chameaux de butin, emportant la valeur de plusieurs millions en vivres et en marchandises.

Il remonta de nouveau à Haci-Tirsine pour reconstituer sa troupe; puis il divisa son convoi en deux parties, dont l’une se dirigea vers Aïn-Kétifa. Là, elle fut arrêtée et pillée par le goum de Sharraouï (colonne Brunetière).

L’autre section, commandée par Bou-Amama lui-même, se trouvait prise entre la colonne du général Détrie campée à El-Maya et la colonne Mallaret postée près du Kreïder, à Ksar-el-Krelifa. Il fallait passer entre les deux, ce qui n’était pas facile. Bou-Amama envoya alors un parti de cavaliers devant le camp du général Détrie qui le poursuivit, avec toute sa colonne, jusqu’à Aïn-Sfisifa, bien au delà du chott, persuadé qu’il tenait le marabout devant lui. La ruse avait réussi. La voie était libre. Le lendemain du départ du général, le chef insurgé occupait son camp, c’était le 14 juin.

De son côté le colonel Mallaret, au lieu de garder le passage du Kreïder, s’était campé à Ksar-el-Krelifa, quatre kilomètres plus loin. Bou-Amama envoya aussitôt un fort détachement de cavaliers défiler devant le colonel qui se contenta de tirer les six coups de canon légendaires. Et, pendant ce temps, le convoi de chameaux chargés passait tranquillement le chott au Kreïder, seul point où la traversée fût facile. De là le marabout dut aller mettre ses provisions à l’abri chez les Mograr, sa tribu, à quatre cents kilomètres au sud de Géryville.

D’où viennent, dira-t-on, des faits si précis? De tout le monde. Ils seront naturellement contestés par l’un sur un point, par l’autre sur un autre point. Je ne puis rien affirmer, n’ayant fait que recueillir les renseignements qui m’ont paru les plus vraisemblables. Il serait d’ailleurs impossible d’obtenir en Algérie un détail certain sur ce qui se passe ou s’est passé à trois kilomètres du point où l’on se trouve. Quant aux nouvelles militaires, elles semblaient, pendant toute cette campagne, fournies par un mauvais plaisant. Le même jour, Bou-Amama a été signalé sur six points différents par six chefs de corps qui croyaient le tenir. Une collection complète des dépêches officielles, avec un petit supplément contenant celles des agences autorisées, constituerait un recueil tout à fait drôle. Certaines dépêches, dont l’invraisemblance était trop évidente, ont d’ailleurs été arrêtées dans les bureaux, à Alger.

Une caricature spirituelle, faite par un colon, m’a paru expliquer assez bien la situation. Elle représentait un vieux général, gros, galonné, moustachu, debout en face du désert. Il considérait d’un œil perplexe le pays immense, nu et vallonné, dont les limites ne s’apercevaient point, et il murmurait: «Ils sont là!.. quelque part!» Puis, s’adressant à son officier d’ordonnance, immobile dans son dos, il prononçait d’une voix ferme: «Télégraphiez au gouvernement que l’ennemi est devant moi et que je me mets à sa poursuite.»

Les seuls renseignements un peu certains qu’on se procurait venaient des prisonniers espagnols échappés à Bou-Amama. J’ai pu causer, au moyen d’un interprète, avec un de ces hommes, et voici ce qu’il m’a raconté.

Il s’appelait Blas Rojo Pélisaire. Il conduisait avec des camarades, le 10 juin au soir, un convoi de sept charrettes, quand ils trouvèrent sur la route d’autres charrettes brisées, et, entre les roues, les charretiers massacrés. Un d’eux vivait encore. Ils se mirent à le soigner; mais une troupe d’Arabes se jeta sur eux. Les Espagnols n’avaient qu’un fusil; ils se rendirent; ils furent néanmoins massacrés, à l’exception de Blas Rojo, épargné sans doute à cause de sa jeunesse et de sa bonne mine. On sait que les Arabes ne sont point indifférents à la beauté des hommes. On le conduisit au camp où il retrouva d’autres prisonniers. A minuit, on tua l’un d’eux, sans raison. C’était un homme de mécanique (un de ceux chargés de serrer les freins des charrettes) nommé Domingo.

Le lendemain 11, Blas apprit que d’autres prisonniers avaient été tués dans la nuit. C’était le jour des grands massacres. On resta au même endroit; puis, le soir, les cavaliers amenèrent deux femmes et un enfant.

Le 12, on leva le camp et on marcha tout le jour.

Le 13 au soir, on campait à Dayat-Kereb.

Le 14, on marchait dans la direction de Ksar-Krelifa. C’est le jour de l’affaire Mallaret. Le prisonnier n’a pas entendu le canon. Ce qui laisse supposer que Bou-Amama a fait défiler un parti de cavaliers seulement devant le corps expéditionnaire français, tandis que le convoi de butin où se trouvait Blas passait le chott quelques kilomètres plus loin, bien à l’abri.

Pendant huit jours, on marcha en zigzag. Une fois arrivés à Tis-Moulins, les goums dissidents se séparèrent, emmenant chacun ses prisonniers.

Bou-Amama se montra bienveillant pour les prisonniers, surtout pour les femmes, qu’il faisait coucher dans une tente spéciale et garder.

Une d’elles, une belle fille de dix-huit ans, s’unit en route avec un chef Trafi, qui la menaçait de mort si elle résistait. Mais le marabout refusa de consacrer leur union.

Blas Rojo fut attaché au service de Bou-Amama, qu’il ne vit pas cependant. Il ne vit que son fils, qui dirigeait les opérations militaires. Il semblait âgé de trente ans environ. C’était un grand garçon maigre, brun, pâle, aux yeux larges et qui portait une petite barbe.

Il possédait deux chevaux alezans, dont un français qui semble avoir appartenu au commandant Jacquet.

Le prisonnier n’a pas eu connaissance de l’affaire du Kreïder.

Blas Rojo se sauva dans les environs de Bas-Yala; mais, ne connaissant pas bien le pays, il fut forcé de suivre les rivières à sec, et, après trois jours et trois nuits de marche, il arriva à Marhoum. Bou-Amama avait avec lui cinq cents cavaliers et trois cents fantassins, plus un convoi de chameaux destinés à porter le butin.

Pendant quinze jours après les massacres, des trains ont circulé jour et nuit sur la petite ligne du chemin de fer des chotts. On recueillait à tout moment de misérables Espagnols mutilés, de grandes et belles filles nues, violées, et ensanglantées. L’autorité militaire aurait pu, disent tous les habitants de la contrée, éviter cette boucherie avec un peu de prévoyance. Elle n’a pu, dans tous les cas, venir à bout d’une poignée de révoltés. Quelles sont les causes de cette impuissance de nos armes perfectionnées contre les matraques et les mousquets des Arabes? A d’autres de les pénétrer et de les indiquer.

Les Arabes, dans tous les cas, ont sur nous un avantage contre lequel nous nous efforçons en vain de lutter. Ils sont les fils du pays. Vivant avec quelques figues et quelques grains de farine, infatigables sous ce climat qui épuise les hommes du Nord, montés sur des chevaux sobres comme eux et comme eux insensibles à la chaleur, ils font, en un jour, cent ou cent trente kilomètres. N’ayant ni bagages, ni convois, ni provisions à traîner derrière eux, ils se déplacent avec une rapidité surprenante, passent entre deux colonnes campées pour aller attaquer et piller un village qui se croit en sûreté, disparaissent sans laisser de traces, puis reviennent brusquement alors qu’on les suppose bien loin.

Dans la guerre d’Europe, quelle que soit la promptitude de marche d’une armée, elle ne se déplace pas sans qu’on puisse en être informé. La masse des bagages ralentit fatalement les mouvements et indique toujours la route suivie. Un parti arabe, au contraire, ne laisse pas plus de marques de son passage qu’un vol d’oiseaux. Ces cavaliers errants vont et viennent autour de nous avec une célérité et des crochets d’hirondelles.

Quand ils attaquent, on les peut vaincre, et presque toujours on les bat malgré leur courage. Mais on ne peut guère les poursuivre; on ne peut jamais les atteindre quand ils fuient. Aussi évitent-ils avec soin les rencontres, et se contentent-ils en général de harceler nos troupes. Ils chargent avec impétuosité, au galop furieux de leurs maigres chevaux, arrivant comme une tempête de linge flottant et de poussière.

Ils déchargent, tout en galopant, leurs longs fusils damasquinés, puis, soudain décrivant une courbe brusque, s’éloignent ainsi qu’ils étaient venus, ventre à terre, laissant sur le sol derrière eux, de place en place, un paquet blanc qui s’agite, tombé là comme un oiseau blessé qui aurait du sang sur ses plumes.

LA PROVINCE D’ALGER

Les Algériens, les vrais habitants d’Alger ne connaissent guère de leur pays que la plaine de la Mitidja. Ils vivent tranquilles dans une des plus adorables villes du monde, en déclarant que l’Arabe est un peuple ingouvernable, bon à tuer ou à rejeter dans le désert.

Ils n’ont vu d’ailleurs, en fait d’Arabes, que la crapulerie du Sud qui grouille dans les rues. Dans les cafés, on parle de Laghouat, de Bou-Saada, de Saïda comme si ces pays étaient au bout du monde. Il est même assez rare qu’un officier connaisse les trois provinces. Il demeure presque toujours dans le même cercle jusqu’au moment où il revient en France.

Il est juste d’ajouter qu’il devient fort difficile de voyager dès qu’on s’aventure en dehors des routes connues dans le Sud. On ne le peut faire qu’avec l’appui et les complaisances de l’autorité militaire. Les commandants des cercles avancés se considèrent comme de véritables monarques omnipotents; et aucun inconnu ne pourrait se hasarder à pénétrer sur leurs terres sans risquer gros… de la part des Arabes. Tout homme isolé serait immédiatement arrêté par les caïds, conduit sous escorte à l’officier le plus voisin, et ramené entre deux spahis sur le territoire civil.

Mais, dès qu’on peut présenter la moindre recommandation, on rencontre, de la part des officiers des bureaux arabes, toute la bonne grâce imaginable. Vivant seuls, si loin de tout voisinage, ils accueillent le voyageur de la façon la plus charmante; vivant seuls, ils ont lu beaucoup, ils sont instruits, lettrés et causent avec bonheur; vivant seuls dans ce large pays désolé, aux horizons infinis, ils savent penser comme les travailleurs solitaires. Parti avec les préventions qu’on a généralement en France contre ces bureaux, je suis revenu avec les idées les plus contraires.

C’est grâce à plusieurs de ces officiers que j’ai pu faire une longue excursion en dehors des routes connues, allant de tribu en tribu.

Le Ramadan venait de commencer. On était inquiet dans la colonie, car on craignait une insurrection générale dès que serait fini ce carême mahométan.

Le Ramadan dure trente jours. Pendant cette période, aucun serviteur de Mahomet ne doit boire, manger ou fumer depuis l’heure matinale où le soleil apparaît jusqu’à l’heure où l’œil ne distingue plus un fil blanc d’un fil rouge. Cette dure prescription n’est pas absolument prise à la lettre, et on voit briller plus d’une cigarette dès que l’astre de feu s’est caché derrière l’horizon, et avant que l’œil ait cessé de distinguer la couleur d’un fil rouge ou noir.

En dehors de cette précipitation, aucun Arabe ne transgresse la loi sévère du jeûne, de l’abstinence absolue. Les hommes, les femmes, les garçons à partir de quinze ans, les filles dès qu’elles sont nubiles, c’est-à-dire entre onze et treize ans environ, demeurent le jour entier sans manger ni boire. Ne pas manger n’est rien; mais s’abstenir de boire est horrible par ces effrayantes chaleurs. Dans ce carême, il n’est point de dispense. Personne, d’ailleurs, n’oserait en demander; et les filles publiques elles-mêmes, les Oulad-Naïl, qui fourmillent dans tous les centres arabes et dans les grandes oasis, jeûnent comme les marabouts, peut-être plus que les marabouts. Et ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès que le Ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fervents.

Il est facile de comprendre quelle furieuse exaltation résulte, pour ces cerveaux bornés et obstinés, de cette dure pratique religieuse. Tout le jour, ces malheureux méditent, l’estomac tiraillé, regardant passer les roumis conquérants, qui mangent, boivent et fument devant eux. Et ils se répètent que, s’ils tuent un de ces roumis pendant le Ramadan, ils vont droit au ciel, que l’époque de notre domination touche à sa fin, car leurs marabouts leur promettent sans cesse qu’ils vont nous jeter tous à la mer à coups de matraque.

C’est pendant le Ramadan que fonctionnent spécialement les Aïssaouas, mangeurs de scorpions, avaleurs de serpents, saltimbanques religieux, les seuls peut-être, avec quelques mécréants et quelques nobles, qui n’aient point une foi violente.

Ces exceptions sont infiniment rares; je n’en pourrais citer qu’une seule.

Au moment de partir pour une marche de vingt jours dans le Sud, un officier du cercle de Boghar demanda aux trois spahis qui l’accompagnaient de ne point faire le Ramadan, estimant qu’il ne pourrait rien obtenir de ces hommes exténués par le jeûne. Deux des soldats ont refusé, le troisième répondit: «Mon lieutenant, je ne fais pas le Ramadan, je ne suis pas un marabout, moi, je suis un noble.»

Il était, en effet, de grande tente, fils d’une des plus anciennes et des plus illustres familles du désert.

Une coutume singulière persiste, qui date de l’occupation, et qui paraît profondément grotesque quand on songe aux résultats terribles que le Ramadan peut avoir pour nous. Comme on voulait, au début, se concilier les vaincus, et comme flatter leur religion est le meilleur moyen de les prendre, on a décidé que le canon français donnerait le signal de l’abstinence pendant l’époque consacrée. Donc, au matin, dès les premières rougeurs de l’aurore, un coup de canon commande le jeûne; et, chaque soir, vingt minutes environ après le coucher du soleil, de toutes les villes, de tous les forts, de toutes les places militaires, un autre coup de canon part qui fait allumer des milliers de cigarettes, boire à des milliers de gargoulettes et préparer par toute l’Algérie d’innombrables plats de kouskous.

J’ai pu assister, dans la grande mosquée d’Alger, à la cérémonie religieuse qui ouvre le Ramadan.

L’édifice est tout simple, avec ses murs blanchis à la chaux et son sol couvert de tapis épais. Les Arabes entrent vivement, nu-pieds, avec leurs chaussures à la main. Ils vont se placer par grandes files régulières, largement éloignées l’une de l’autre et plus droites que des rangs de soldats à l’exercice. Ils posent leurs souliers devant eux, par terre, avec les menus objets qu’ils pouvaient avoir aux mains; et ils restent immobiles comme des statues, le visage tourné vers une petite chapelle qui indique la direction de La Mecque.

Dans cette chapelle, le mufti officie. Sa voix vieille, douce, bêlante et très monotone, vagit une espèce de chant triste qu’on n’oublie jamais quand une fois seulement on a pu l’entendre. L’intonation souvent change, et alors tous les assistants, d’un seul mouvement rythmique, silencieux et précipité, tombent le front par terre, restent prosternés quelques secondes et se relèvent sans qu’aucun bruit soit entendu, sans que rien ait voilé une seconde le petit chant tremblotant du mufti. Et sans cesse toute l’assistance ainsi s’abat et se redresse avec une promptitude, un silence et une régularité fantastiques. On n’entend point là dedans le fracas des chaises, les toux et les chuchotements des églises catholiques. On sent qu’une foi sauvage plane, emplit ces gens, les courbe et les relève comme des pantins; c’est une foi muette et tyrannique envahissant les corps, immobilisant les faces, tordant les cœurs. Un indéfinissable sentiment de respect mêlé de pitié vous prend devant ces fanatiques maigres, qui n’ont point de ventre pour gêner leurs souples prosternations, et qui font de la religion avec le mécanisme et la rectitude des soldats prussiens faisant la manœuvre.

Les murs sont blancs, les tapis, par terre, sont rouges; les hommes sont blancs, ou rouges ou bleus avec d’autres couleurs encore, suivant la fantaisie de leurs vêtements d’apparat, mais tous sont largement drapés, d’allure fière; et ils reçoivent sur la tête et les épaules la lumière douce tombant des lustres.

Une famille de marabouts occupe une estrade et chante les répons avec la même intonation de tête donnée par le mufti. Et cela continue indéfiniment.

C’est pendant les soirs du Ramadan qu’il faut visiter la Casbah. Sous cette dénomination de Casbah, qui signifie citadelle, on a fini par désigner la ville arabe tout entière. Puisqu’on jeûne et qu’on dort le jour, on mange et on vit la nuit. Alors ces petites rues rapides comme des sentiers de montagne, raboteuses, étroites comme des galeries creusées par des bêtes, tournant sans cesse, se croisant et se mêlant, et si profondément mystérieuses que, malgré soi, on y parle à voix basse, sont parcourues par une population des Mille et une nuits. C’est l’impression exacte qu’on y ressent. On fait un voyage en ce pays que nous a conté la sultane Schéhérazade. Voici les portes basses, épaisses comme des murs de prison, avec d’admirables ferrures; voici les femmes voilées; voilà, dans la profondeur des cours entr’ouvertes, les visages un moment aperçus, et voilà encore tous les bruits vagues dans le fond de ces maisons closes comme des coffrets à secret. Sur les seuils, souvent des hommes allongés mangent et boivent. Parfois leurs groupes vautrés occupent tout l’étroit passage. Il faut enjamber des mollets nus, frôler des mains, chercher la place où poser le pied au milieu d’un paquet de linge blanc étendu et d’où sortent des têtes et des membres.

Les juifs laissent ouvertes les tanières qui leur servent de boutiques; et les maisons de plaisir clandestines, pleines de rumeurs, sont si nombreuses qu’on ne marche guère cinq minutes sans en rencontrer deux ou trois.

Dans les cafés arabes, des files d’hommes tassés les uns contre les autres, accroupis sur la banquette collée au mur, ou simplement restés par terre, boivent du café en des vases microscopiques. Ils sont là immobiles et muets, gardant à la main leur tasse qu’ils portent parfois à leur bouche, par un mouvement très lent, et ils peuvent tenir à vingt, tant ils sont pressés, en un espace où nous serions gênés à dix.

Et des fanatiques à l’air calme vont et viennent au milieu de ces tranquilles buveurs, prêchant la révolte, annonçant la fin de la servitude.

C’est, dit-on, au ksar (village arabe) de Boukhrari que se produisent toujours les premiers symptômes des grandes insurrections. Ce village se trouve sur la route de Laghouat. Allons-y.

Quand on regarde l’Atlas, de l’immense plaine de la Mitidja, on aperçoit une coupure gigantesque qui fend la montagne dans la direction du sud. C’est comme si un coup de hache l’eût ouverte. Cette trouée s’appelle la gorge de la Chiffa. C’est par là que passe la route de Médéah, de Boukhrari et de Laghouat.

On entre dans la coupure du mont; on suit la mince rivière, la Chiffa; on s’enfonce dans la gorge étroite, sauvage et boisée.

Partout des sources. Les arbres gravissent les parois à pic, s’accrochent partout, semblent monter à l’escalade.

Le passage se rétrécit encore. Les rochers droits vous menacent; le ciel apparaît comme une bande bleue entre les sommets; puis soudain, dans un brusque détour, une petite auberge se montre à la naissance d’un ravin couvert d’arbres. C’est l’auberge du Ruisseau-des-Singes.

Devant la porte, l’eau chante dans les réservoirs; elle s’élance, retombe, emplit ce coin de fraîcheur, fait songer aux calmes vallons suisses. On se repose, on s’assoupit à l’ombre; mais soudain, sur votre tête, une branche remue; on se lève – alors dans toute l’épaisseur du feuillage c’est une fuite précipitée de singes, des bondissements, des dégringolades, des sauts et des cris.

Il y en a d’énormes et de tout petits, des centaines, des milliers peut-être. Le bois en est rempli, peuplé, fourmillant. Quelques-uns, captivés par les maîtres de l’auberge, sont caressants et tranquilles. Un tout jeune, pris l’autre semaine, reste un peu sauvage encore.

Sitôt que l’on demeure immobile, ils approchent, vous guettent, vous observent. On dirait que le voyageur est la grande distraction des habitants de ce vallon. Dans certains jours, pourtant, on n’en aperçoit pas un seul.

Après l’auberge du Ruisseau-des-Singes, la vallée s’étrangle encore; et soudain, à gauche, deux grandes cascades s’élancent presque du sommet du mont: deux cascades claires, deux rubans d’argent. Si vous saviez comme c’est doux à voir, des cascades, sur cette terre d’Afrique! On monte, longtemps, longtemps. La gorge est moins profonde, moins boisée. On monte encore, la montagne se dénude peu à peu. Ce sont des champs à présent; et, quand on parvient au faîte, on rencontre des chênes, des saules, des ormeaux, les arbres de nos pays. On couche à Médéah, blanche petite ville toute pareille à une sous-préfecture de France.

C’est après Médéah que recommencent les féroces ravages du soleil. On franchit une forêt pourtant, mais une forêt maigre, pelée, montrant partout la peau brûlante de la terre bientôt vaincue. Puis plus rien de vivant autour de nous.

Sur ma gauche un vallon s’ouvre, aride et rouge, sans une herbe; il s’étend au loin, pareil à une cuve de sable. Mais soudain une grande ombre, lentement, le traverse. Elle passe d’un bout à l’autre, tache fuyante qui glisse sur le sol nu. Elle est, cette ombre, la vraie, la seule habitante de ce lieu morne et mort. Elle semble y régner, comme un génie mystérieux et funeste.

Je lève les yeux, et je l’aperçois qui s’en va, les ailes étendues, immobiles, le grand dépeceur de charognes, le vautour maigre qui plane sur son domaine, au-dessous de cet autre maître du vaste pays qu’il tue, le soleil, le dur soleil.

Quand on descend vers Boukhrari, on découvre, à perte de vue, l’interminable vallée du Chélif. C’est, dans toute sa hideur, la misère, la jaune misère de la terre. Elle apparaît loqueteuse comme un vieux pauvre Arabe, cette vallée que parcourt l’ornière sale du fleuve sans eau, bu jusqu’à sa boue par le feu du ciel. Cette fois il a tout vaincu, tout dévoré, tout pulvérisé, tout calciné, ce feu qui remplace l’air, emplit l’horizon.

Quelque chose vous passe sur le front: ailleurs ce serait du vent, ici c’est du feu. Quelque chose flotte là-bas sur les crêtes pierreuses: ailleurs ce serait une brume, ici c’est du feu, ou plutôt de la chaleur visible. Si le sol n’était point déjà calciné jusqu’aux os, cette étrange buée rappellerait la petite fumée qui s’élève des chairs vives brûlées au fer rouge. Et tout cela a une couleur étrange, aveuglante et pourtant veloutée, la couleur du sable chaud auquel semble se mêler une nuance un peu violacée, tombée du ciel en fusion.

Point d’insectes dans cette poussière de terre. Quelques grosses fourmis seulement. Les mille petits êtres qu’on voit chez nous ne pourraient vivre dans cette fournaise. En certains jours torrides, les mouches elles-mêmes meurent, comme au retour des froids dans le Nord. C’est à peine si on peut élever des poules. On les voit, les pauvres bêtes, qui marchent, le bec ouvert et les ailes soulevées, d’une façon lamentable et comique.

Depuis trois ans, les dernières sources tarissent. Et le tout-puissant Soleil semble glorieux de son immense victoire.

Cependant, voici quelques arbres, quelques pauvres arbres. C’est Boghar, à droite, au sommet d’un mont poudreux.

A gauche, dans un repli rocheux, couronnant un monticule et à peine distinct du sol, tant il en a pris la coloration monotone, un grand village se dresse sur le ciel, c’est le ksar de Boukhrari.

Au pied du cône de poussière qui porte ce vaste village arabe, quelques maisons sont cachées dans le mouvement de la colline; elles forment la commune mixte.

Le ksar de Boukhrari est un des plus considérables villages arabes de l’Algérie. Il se trouve juste sur la frontière du Sud, un peu au delà du Tell, dans la zone de transition entre les pays européenisés et le grand Désert. Sa situation lui donne une singulière importance politique, car elle en fait une sorte de trait d’union entre les Arabes du littoral et les Arabes du Sahara. Aussi a-t-il toujours été le pouls des insurrections. C’est là qu’arrive le mot d’ordre, c’est de là qu’il repart. Les tribus les plus éloignées envoient leurs gens pour savoir ce qui se passe à Boukhrari. On a l’œil sur ce point de toutes les parties de l’Algérie.

L’administration française, seule, ne s’occupe point de ce qui se trame à Boukhrari. Elle en a fait une commune de plein exercice, sur le modèle des communes de France, administrée par un maire, vieux paysan à l’œil endormi, flanqué d’un garde champêtre. Entre et sort qui veut. Les Arabes venus de n’importe où peuvent circuler, causer, intriguer à leur guise sans être gênés en rien.