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Kitabı oku: «OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 09», sayfa 3

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III

Or, il arriva que l’année suivante, juste à la même époque, je fus saisi, comme on l’est par une fièvre périodique, d’un nouveau désir de voir l’Italie. Je me décidai tout de suite à entreprendre ce voyage, car la visite de Florence, Venise et Rome fait partie assurément de l’éducation d’un homme bien élevé. Cela donne d’ailleurs dans le monde une multitude de sujets de conversation et permet de débiter des banalités artistiques qui semblent toujours profondes.

Je partis seul cette fois, et j’arrivai à Gênes à la même heure que l’année précédente, mais sans aucune aventure de voyage. J’allai coucher au même hôtel, et j’eus par hasard la même chambre!

Mais à peine entré dans ce lit, voilà que le souvenir de Francesca, qui, depuis la veille d’ailleurs flottait vaguement dans ma pensée, me hanta avec une persistance étrange.

Connaissez-vous cette obsession d’une femme, longtemps après, quand on retourne aux lieux où on l’a aimée et possédée?

C’est là une des sensations les plus violentes et les plus pénibles que je connaisse. Il semble qu’on va la voir entrer, sourire, ouvrir les bras. Son image, fuyante et précise, est devant vous, passe, revient et disparaît. Elle vous torture comme un cauchemar, vous tient, vous emplit le cœur, vous émeut les sens par sa présence irréelle. L’œil l’aperçoit; l’odeur de son parfum vous poursuit; on a sur les lèvres le goût de ses baisers, et la caresse de sa chair sur la peau. On est seul cependant, on le sait, on souffre du trouble singulier de ce fantôme évoqué. Et une tristesse lourde, navrante vous enveloppe. Il semble qu’on vient d’être abandonné pour toujours. Tous les objets prennent une signification désolante, jettent à l’âme, au cœur, une impression horrible d’isolement, de délaissement. Oh! ne revoyez jamais la ville, la maison, la chambre, le bois, le jardin, le banc où vous avez tenu dans vos bras une femme aimée!

Enfin, pendant toute la nuit, je fus poursuivi par le souvenir de Francesca; et, peu à peu, le désir de la revoir entrait en moi, un désir confus d’abord, puis plus vif, puis plus aigu, brûlant. Et je me décidai à passer à Gênes la journée du lendemain, pour tâcher de la retrouver. Si je n’y parvenais point, je prendrais le train du soir.

Donc, le matin venu, je me mis à sa recherche. Je me rappelais parfaitement le renseignement qu’elle m’avait donné en me quittant: — Rue Victor-Emmanuel, — passage Falcone, — traverse Saint-Raphaël, — maison du marchand de mobilier, au fond de la cour, le bâtiment à droite.

Je trouvai tout cela non sans peine, et je frappai à la porte d’une sorte de pavillon délabré. Une grosse femme vint ouvrir, qui avait dû être fort belle, et qui n’était plus que fort sale. Trop grasse, elle gardait cependant une majesté de lignes remarquables. Ses cheveux dépeignés tombaient par mèches sur son front et sur ses épaules, et on voyait flotter, dans une vaste robe de chambre criblée de taches, tout son gros corps ballottant. Elle avait au cou un énorme collier doré, et, aux deux poignets, de superbes bracelets en filigrane de Gênes.

Elle demanda d’un air hostile: «Qu’est-ce que vous désirez?»

Je répondis: «N’est-ce pas ici que demeure Mlle Francesca Rondoli?

— Qu’est-ce que vous lui voulez?

— J’ai eu le plaisir de la rencontrer l’année dernière, et j’aurais désiré la revoir.»

La vieille femme me fouillait de son œil méfiant: «Dites-moi où vous l’avez rencontrée?

— Mais, ici-même, à Gênes!

— Comment vous appelez-vous?»

J’hésitai une seconde, puis je dis mon nom. Je l’avais à peine prononcé que l’Italienne leva les bras comme pour m’embrasser: «Ah! vous êtes le Français; que je suis contente de vous voir! Que je suis contente! Mais, comme vous lui avez fait de la peine à la pauvre enfant. Elle vous a attendu un mois, monsieur, oui, un mois. Le premier jour, elle croyait que vous alliez venir la chercher. Elle voulait voir si vous l’aimiez! Si vous saviez comme elle a pleuré quand elle a compris que vous ne viendriez pas. Oui, monsieur, elle a pleuré toutes ses larmes. Et puis, elle a été à l’hôtel. Vous étiez parti. Alors, elle a cru que vous faisiez votre voyage en Italie, et que vous alliez encore passer par Gênes, et que vous la chercheriez en retournant puisqu’elle n’avait pas voulu aller avec vous. Et elle a attendu, oui, monsieur, plus d’un mois; et elle était bien triste, allez, bien triste. Je suis sa mère!»

Je me sentis vraiment un peu déconcerté. Je repris cependant mon assurance et je demandai: «Est-ce qu’elle est ici en ce moment?

— Non, monsieur, elle est à Paris, avec un peintre, un garçon charmant qui l’aime, monsieur, qui l’aime d’un grand amour et qui lui donne tout ce qu’elle veut. Tenez, regardez ce qu’elle m’envoie, à moi sa mère. C’est gentil, n’est-ce pas?»

Et elle me montrait, avec une animation toute méridionale, les gros bracelets de ses bras et le lourd collier de son cou. Elle reprit: «J’ai aussi deux boucles d’oreilles avec des pierres, et une robe de soie, et des bagues; mais je ne les porte pas le matin, je les mets seulement sur le tantôt, quand je m’habille en toilette. Oh! elle est très heureuse, monsieur, très heureuse. Comme elle sera contente quand je lui écrirai que vous êtes venu. Mais entrez, monsieur, asseyez-vous. Vous prendrez bien quelque chose, entrez.»

Je refusais, voulant partir maintenant par le premier train. Mais elle m’avait saisi le bras et m’attirait en répétant: «Entrez donc, monsieur, il faut que je lui dise que vous êtes venu chez nous.»

Et je pénétrai dans une petite salle assez obscure, meublée d’une table et de quelques chaises.

Elle reprit: «Oh! elle est très heureuse à présent, très heureuse. Quand vous l’avez rencontrée dans le chemin de fer, elle avait un gros chagrin. Son bon ami l’avait quittée à Marseille. Et elle revenait, la pauvre enfant. Elle vous a bien aimé tout de suite, mais elle était encore un peu triste, vous comprenez. Maintenant, rien ne lui manque; elle m’écrit tout ce qu’elle fait. Il s’appelle M. Bellemin. On dit que c’est un grand peintre chez vous. Il l’a rencontrée en passant ici, dans la rue, oui, monsieur, dans la rue, et il l’a aimée tout de suite. Mais, vous boirez bien un verre de sirop? Il est très bon. Est-ce que vous êtes tout seul cette année?»

Je répondis: «Oui, je suis tout seul.»

Je me sentais gagné maintenant par une envie de rire qui grandissait, mon premier désappointement s’envolant devant les déclarations de Mme Rondoli mère. Il me fallut boire un verre de sirop.

Elle continuait: «Comment vous êtes tout seul? Oh! que je suis fâchée alors que Francesca ne soit plus ici; elle vous aurait tenu compagnie le temps que vous allez rester dans la ville. Ce n’est pas gai de se promener tout seul; et elle le regrettera bien de son côté.»

Puis, comme je me levais, elle s’écria: «Mais si vous voulez que Carlotta aille avec vous; elle connaît très bien les promenades. C’est mon autre fille, monsieur, la seconde.»

Elle prit sans doute ma stupéfaction pour un consentement, et se précipitant sur la porte intérieure, elle l’ouvrit et cria dans le noir d’un escalier invisible: «Carlotta! Carlotta! descends vite, viens tout de suite, ma fille chérie.»

Je voulus protester; elle ne me le permit pas: «Non, elle vous tiendra compagnie; elle est très douce, et bien plus gaie que l’autre; c’est une bonne fille, une très bonne fille que j’aime beaucoup.»

J’entendais sur les marches un bruit de semelles de savates; et une grande fille parut, brune, mince et jolie, mais dépeignée aussi, et laissant deviner, sous une vieille robe de sa mère, son corps jeune et svelte.

Mme Rondoli la mit aussitôt au courant de ma situation: «C’est le Français de Francesca, celui de l’an dernier, tu sais bien. Il venait la chercher; il est tout seul, ce pauvre monsieur. Alors, je lui ai dit que tu irais avec lui pour lui tenir compagnie.»

Carlotta me regardait de ses beaux yeux bruns, et elle murmura en se mettant à sourire: «S’il veut, je veux bien, moi.»

Comment aurais-je pu refuser? Je déclarai: «Mais certainement que je veux bien.»

Alors Mme Rondoli la poussa dehors: «Va t’habiller, bien vite, bien vite, tu mettras ta robe bleue et ton chapeau à fleurs, dépêche-toi.»

Dès que sa fille fut sortie, elle m’expliqua: «J’en ai encore deux autres, mais plus petites. Ça coûte cher, allez, d’élever quatre enfants! Heureusement que l’aînée est tirée d’affaire à présent.»

Et puis elle me parla de sa vie, de son mari qui était mort employé de chemin de fer, et de toutes les qualités de sa seconde fille Carlotta.

Celle-ci revint, vêtue dans le goût de l’aînée, d’une robe voyante et singulière.

Sa mère l’examina de la tête aux pieds, la jugea bien à son gré, et nous dit: «Allez, maintenant, mes enfants.»

Puis, s’adressant à sa fille: «Surtout, ne rentre pas plus tard que dix heures, ce soir; tu sais que la porte est fermée.»

Carlotta répondit: «Ne crains rien, maman.»

Elle prit mon bras, et me voilà errant avec elle par les rues comme avec sa sœur, l’année d’avant.

Je revins à l’hôtel pour déjeuner, puis j’emmenai ma nouvelle amie à Santa Margarita, refaisant la dernière promenade que j’avais faite avec Francesca.

Et, le soir, elle ne rentra pas, bien que la porte dût être fermée après dix heures.

Et pendant les quinze jours dont je pouvais disposer, je promenai Carlotta dans les environs de Gênes. Elle ne me fit pas regretter l’autre.

Je la quittai tout en larmes, le matin de mon départ, en lui laissant, avec un souvenir pour elle, quatre bracelets pour sa mère.

Et je compte, un de ces jours, retourner voir l’Italie, tout en songeant, avec une certaine inquiétude mêlée d’espoirs, que Mme Rondoli possède encore deux filles.

Les Sœurs Rondoli ont paru en feuilleton dans l’Écho de Paris du 29 mai au 5 juin 1884.

LA PATRONNE

Au docteur Baraduc.

J’HABITAIS alors, dit Georges Kervelen, une maison meublée, rue des Saints-Pères.

Quand mes parents décidèrent que j’irais faire mon droit à Paris, de longues discussions eurent lieu pour régler toutes choses. Le chiffre de ma pension avait été d’abord fixé à deux mille cinq cents francs, mais ma pauvre mère fut prise d’une peur qu’elle exposa à mon père: «S’il allait dépenser mal tout son argent et ne pas prendre une nourriture suffisante, sa santé en souffrirait beaucoup. Ces jeunes gens sont capables de tout.»

Alors il fut décidé qu’on me chercherait une pension, une pension modeste et confortable, et que ma famille en payerait directement le prix, chaque mois.

Je n’avais jamais quitté Quimper. Je désirais tout ce qu’on désire à mon âge et j’étais disposé à vivre joyeusement, de toutes les façons.

Des voisins à qui on demanda conseil indiquèrent une compatriote, Mme Kergaran, qui prenait des pensionnaires. Mon père donc traita par lettres avec cette personne respectable, chez qui j’arrivai, un soir, accompagné d’une malle.

Mme Kergaran avait quarante ans environ. Elle était forte, très forte, parlait d’une voix de capitaine instructeur et décidait toutes les questions d’un mot net et définitif. Sa demeure tout étroite, n’ayant qu’une seule ouverture sur la rue, à chaque étage, avait l’air d’une échelle de fenêtres, ou bien encore d’une tranche de maison en sandwich entre deux autres.

La patronne habitait au premier avec sa bonne; on faisait la cuisine et on prenait les repas au second; quatre pensionnaires bretons logeaient au troisième et au quatrième. J’eus les deux pièces du cinquième.

Un petit escalier noir, tournant comme un tire-bouchon, conduisait à ces deux mansardes. Tout le jour, sans s’arrêter, Mme Kergaran montait et descendait cette spirale, occupée dans ce logis en tiroir comme un capitaine à son bord. Elle entrait dix fois de suite dans chaque appartement, surveillait tout avec un étonnant fracas de paroles, regardait si les lits étaient bien faits, si les habits étaient bien brossés, si le service ne laissait rien à désirer. Enfin, elle soignait ses pensionnaires comme une mère, mieux qu’une mère.

J’eus bientôt fait la connaissance de mes quatre compatriotes. Deux étudiaient la médecine, et les deux autres faisaient leur droit, mais tous subissaient le joug despotique de la patronne. Ils avaient peur d’elle, comme un maraudeur a peur du garde champêtre.

Quant à moi, je me sentis tout de suite des désirs d’indépendance, car je suis un révolté par nature. Je déclarai d’abord que je voulais rentrer à l’heure qui me plairait, car Mme Kergaran avait fixé minuit comme dernière limite. A cette prétention, elle planta sur moi ses yeux clairs pendant quelques secondes, puis elle déclara:

— Ce n’est pas possible. Je ne peux pas tolérer qu’on réveille Annette toute la nuit. Vous n’avez rien à faire dehors passé certaine heure.

Je répondis avec fermeté: «D’après la loi, madame, vous êtes obligée de m’ouvrir à toute heure. Si vous le refusez, je le ferai constater par des sergents de ville et j’irai coucher à l’hôtel à vos frais, comme c’est mon droit. Vous serez donc contrainte de m’ouvrir ou de me renvoyer. La porte ou l’adieu. Choisissez.»

Je lui riais au nez en posant ces conditions. Après une première stupeur, elle voulut parlementer, mais je me montrai intraitable et elle céda. Nous convînmes que j’aurais un passe-partout, mais à la condition formelle que tout le monde l’ignorerait.

Mon énergie fit sur elle une impression salutaire et elle me traita désormais avec une faveur marquée. Elle avait des attentions, des petits soins, des délicatesses pour moi, et même une certaine tendresse brusque qui ne me déplaisait point. Quelquefois, dans mes heures de gaieté, je l’embrassais par surprise, rien que pour la forte gifle qu’elle me lançait aussitôt. Quand j’arrivais à baisser la tête assez vite, sa main partie passait par-dessus moi avec la rapidité d’une balle, et je riais comme un fou en me sauvant, tandis qu’elle criait: «Ah! la canaille! je vous revaudrai ça».

Nous étions devenus une paire d’amis.

Mais voilà que je fis la connaissance, sur le trottoir, d’une fillette employée dans un magasin.

Vous savez ce que sont ces amourettes de Paris. Un jour, comme on allait à l’école, on rencontre une jeune personne en cheveux qui se promène au bras d’une amie avant de rentrer au travail. On échange un regard, et on sent en soi cette petite secousse que vous donne l’œil de certaines femmes. C’est là une des choses charmantes de la vie, ces rapides sympathies physiques que fait éclore une rencontre, cette légère et délicate séduction qu’on subit tout à coup au frôlement d’un être né pour vous plaire et pour être aimé de vous. Il sera aimé peu ou beaucoup, qu’importe? Il est dans sa nature de répondre au secret désir d’amour de la vôtre. Dès la première fois que vous apercevez ce visage, cette bouche, ces cheveux, ce sourire, vous sentez leur charme entrer en vous avec une joie douce et délicieuse, vous sentez une sorte de bien-être heureux vous pénétrer, et l’éveil subit d’une tendresse encore confuse qui vous pousse vers cette femme inconnue. Il semble qu’il y ait en elle un appel auquel vous répondez, une attirance qui vous sollicite; il semble qu’on la connaît depuis longtemps, qu’on l’a déjà vue, qu’on sait ce qu’elle pense.

Le lendemain, à la même heure, on repasse par la même rue. On la revoit. Puis on revient le jour suivant, et encore le jour suivant. On se parle enfin. Et l’amourette suit son cours, régulier comme une maladie.

Donc, au bout de trois semaines, j’en étais avec Emma à la période qui précède la chute. La chute même aurait eu lieu plus tôt si j’avais su en quel endroit la provoquer. Mon amie vivait en famille et refusait avec une énergie singulière de franchir le seuil d’un hôtel meublé. Je me creusais la tête pour trouver un moyen, une ruse, une occasion. Enfin, je pris un parti désespéré et je me décidai à la faire monter chez moi, un soir, vers onze heures, sous prétexte d’une tasse de thé. Mme Kergaran se couchait tous les jours à dix heures. Je pourrais donc rentrer sans bruit au moyen de mon passe-partout, sans éveiller aucune attention. Nous redescendrions de la même manière au bout d’une heure ou deux.

Emma accepta mon invitation après s’être fait un peu prier.

Je passai une mauvaise journée. Je n’étais point tranquille. Je craignais des complications, une catastrophe, quelque épouvantable scandale. Le soir vint. Je sortis et j’entrai dans une brasserie où j’absorbai deux tasses de café et quatre ou cinq petits verres pour me donner du courage. Puis j’allai faire un tour sur le boulevard Saint-Michel. J’entendis sonner dix heures, dix heures et demie. Et je me dirigeai, à pas lents, vers le lieu de notre rendez-vous. Elle m’attendait déjà. Elle prit mon bras avec une allure câline et nous voilà partis, tout doucement, vers ma demeure. A mesure que j’approchais de la porte, mon angoisse allait croissant. Je pensais: «Pourvu que Mme Kergaran soit couchée.»

Je dis à Emma deux ou trois fois: «Surtout, ne faites point de bruit dans l’escalier.»

Elle se mit à rire: «Vous avez donc bien peur d’être entendu.

— Non, mais je ne veux pas réveiller mon voisin qui est gravement malade.»

Voici la rue des Saints-Pères. J’approche de mon logis avec cette appréhension qu’on a en se rendant chez un dentiste. Toutes les fenêtres sont sombres. On dort sans doute. Je respire. J’ouvre la porte avec des précautions de voleur. Je fais entrer ma compagne, puis je referme, et je monte l’escalier sur la pointe des pieds en retenant mon souffle et en allumant des allumettes bougies pour que la jeune fille ne fasse point quelque faux pas.

En passant devant la chambre de la patronne je sens que mon cœur bat à coups précipités. Enfin, nous voici au second étage, puis au troisième, puis au cinquième. J’entre chez moi. Victoire!

Cependant, je n’osais parler qu’à voix basse et j’ôtai mes bottines pour ne faire aucun bruit. Le thé, préparé sur une lampe à esprit-de-vin, fut bu sur le coin de ma commode. Puis je devins pressant... pressant... et peu à peu, comme dans un jeu, j’enlevai un à un les vêtements de mon amie, qui cédait en résistant, rouge, confuse, retardant toujours l’instant fatal et charmant.

Elle n’avait plus, ma foi, qu’un court jupon blanc quand ma porte s’ouvrit d’un seul coup, et Mme Kergaran parut, une bougie à la main, exactement dans le même costume qu’Emma.

J’avais fait un bond loin d’elle et je restais debout effaré, regardant les deux femmes qui se dévisageaient. Qu’allait-il se passer?

La patronne prononça d’un ton hautain que je ne lui connaissais pas: «Je ne veux pas de filles dans ma maison, monsieur Kervelen.»

Je balbutiai: «Mais, madame Kergaran, mademoiselle n’est que mon amie. Elle venait prendre une tasse de thé.»

La grosse femme reprit: «On ne se met pas en chemise pour prendre une tasse de thé. Vous allez faire partir tout de suite cette personne.»

Emma, consternée, commençait à pleurer en se cachant la figure dans sa jupe. Moi, je perdais la tête, ne sachant que faire ni que dire. La patronne ajouta avec une irrésistible autorité: «Aidez mademoiselle à se rhabiller et reconduisez-la tout de suite.»

Je n’avais pas autre chose à faire, assurément, et je ramassai la robe tombée en rond, comme un ballon crevé, sur le parquet, puis je la passai sur la tête de la fillette, et je m’efforçai de l’agrafer, de l’ajuster, avec une peine infinie. Elle m’aidait, en pleurant toujours, affolée, se hâtant, faisant toutes sortes d’erreurs, ne sachant plus retrouver les cordons ni les boutonnières; et Mme Kergaran impassible, debout, sa bougie à la main, nous éclairait dans une pose sévère de justicier.

Emma maintenant précipitait ses mouvements, se couvrait éperdument, nouait, épinglait, laçait, rattachait avec furie, harcelée par un impérieux besoin de fuir; et sans même boutonner ses bottines, elle passa en courant devant la patronne et s’élança dans l’escalier. Je la suivais en savates, à moitié dévêtu moi-même, répétant: «Mademoiselle, écoutez, mademoiselle.»

Je sentais bien qu’il fallait lui dire quelque chose, mais je ne trouvais rien. Je la rattrapai juste à la porte de la rue, et je voulus lui prendre le bras, mais elle me repoussa violemment, balbutiant d’une voix basse et nerveuse: «Laissez-moi... laissez-moi... ne me touchez pas.»

Et elle se sauva dans la rue en refermant la porte derrière elle.

Je me retournai. Mme Kergaran était restée au haut du premier étage, et je remontai les marches à pas lents, m’attendant à tout, et prêt à tout.

La chambre de la patronne était ouverte, elle m’y fit entrer en prononçant d’un ton sévère: «J’ai à vous parler, monsieur Kervelen.»

Je passai devant elle en baissant la tête. Elle posa sa bougie sur la cheminée, puis, croisant ses bras sur sa puissante poitrine que couvrait mal une fine camisole blanche:

— Ah ça, monsieur Kervelen, vous prenez donc ma maison pour une maison publique!»

Je n’étais pas fier. Je murmurai: «Mais non, madame Kergaran. Il ne faut pas vous fâcher, voyons, vous savez bien ce que c’est qu’un jeune homme.»

Elle répondit: «Je sais que je ne veux pas de créatures chez moi, entendez-vous. Je sais que je ferai respecter mon toit, et la réputation de ma maison, entendez-vous? Je sais...»

Elle parla pendant vingt minutes au moins, accumulant les raisons sur les indignations, m’accablant sous l’honorabilité de sa maison, me lardant de reproches mordants.

Moi (l’homme est un singulier animal), au lieu de l’écouter, je la regardais. Je n’entendais plus un mot, mais plus un mot. Elle avait une poitrine superbe, la gaillarde, ferme, blanche et grasse, un peu grosse peut-être, mais tentante à faire passer des frissons dans le dos. Je ne me serais jamais douté vraiment qu’il y eût de pareilles choses sous la robe de laine de la patronne. Elle semblait rajeunie de dix ans, en déshabillé. Et voilà que je me sentais tout drôle, tout... Comment dirai-je?.. tout remué. Je retrouvais brusquement devant elle ma situation... interrompue un quart d’heure plus tôt dans ma chambre.

Et, derrière elle, là-bas, dans l’alcôve, je regardais son lit. Il était entr’ouvert, écrasé, montrant, par le trou creusé dans les draps, la pesée du corps qui s’était couché là. Et je pensais qu’il devait faire très bon et très chaud là dedans, plus chaud que dans un autre lit. Pourquoi plus chaud? Je n’en sais rien, sans doute à cause de l’opulence des chairs qui s’y étaient reposées.

Quoi de plus troublant et de plus charmant qu’un lit défait? Celui-là me grisait, de loin, me faisait courir des frémissements sur la peau.

Elle parlait toujours, mais doucement maintenant, elle parlait en amie rude et bienveillante qui ne demande plus qu’à pardonner.

Je balbutiai: «Voyons... voyons... madame Kergaran... voyons...» Et comme elle s’était tue pour attendre ma réponse, je la saisis dans mes deux bras et je me mis à l’embrasser, mais à l’embrasser comme un affamé, comme un homme qui attend ça depuis longtemps.

Elle se débattait, tournait la tête, sans se fâcher trop fort, répétant machinalement selon son habitude: «Oh! la canaille... la canaille... la ca...»

Elle ne put pas achever le mot, je l’avais enlevée d’un effort, et je l’emportais, serrée contre moi. On est rudement vigoureux, allez, en certains moments!

Je rencontrai le bord du lit, et je tombai dessus sans la lâcher...

Il y faisait en effet fort bon et fort chaud dans son lit.

Une heure plus tard, la bougie s’étant éteinte, la patronne se leva pour allumer l’autre. Et comme elle revenait se glisser à mon côté, enfonçant sous les draps sa jambe ronde et forte, elle prononça d’une voix câline, satisfaite, reconnaissante peut-être: «Oh!.. la canaille!.. la canaille!..»

La Patronne a paru dans le Gil-Blas du 1er avril 1884, sous la signature: Maufrigneuse.