Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 09», sayfa 4

Yazı tipi:

LE PETIT FÛT

A Adolphe Tavernier.

MAÎTRE Chicot, l’aubergiste d’Épreville, arrêta son tilbury devant la ferme de la mère Magloire. C’était un grand gaillard de quarante ans, rouge et ventru, et qui passait pour malicieux.

Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis il pénétra dans la cour. Il possédait un bien attenant aux terres de la vieille, qu’il convoitait depuis longtemps. Vingt fois il avait essayé de les acheter, mais la mère Magloire s’y refusait avec obstination.

— J’y sieus née, j’y mourrai, disait-elle.

Il la trouva épluchant des pommes de terre devant sa porte. Âgée de soixante-douze ans, elle était sèche, ridée, courbée, mais infatigable comme une jeune fille. Chicot lui tapa dans le dos avec amitié, puis s’assit près d’elle sur un escabeau.

— Eh bien! la mère, et c’te santé, toujours bonne?

— Pas trop mal, et vous, maît’ Prosper?

— Eh! eh! quéques douleurs; sans ça, ce s’rait à satisfaction.

— Allons, tant mieux!

Elle ne dit plus rien. Chicot la regardait accomplir sa besogne. Ses doigts crochus, noués, durs comme des pattes de crabe, saisissaient à la façon de pinces les tubercules grisâtres dans une manne, et vivement elle les faisait tourner, enlevant de longues bandes de peau sous la lame d’un vieux couteau qu’elle tenait de l’autre main. Et, quand la pomme de terre était devenue toute jaune, elle la jetait dans un seau d’eau. Trois poules hardies s’en venaient l’une après l’autre jusque dans ses jupes ramasser les épluchures, puis se sauvaient à toutes pattes, portant au bec leur butin.

Chicot semblait gêné, hésitant, anxieux, avec quelque chose sur la langue qui ne voulait pas sortir. A la fin, il se décida:

— Dites donc, mère Magloire...

— Qué qu’i a pour votre service?

— C’te ferme, vous n’voulez toujours point m’ la vendre?

— Pour ça non. N’y comptez point. C’est dit, c’est dit, n’y r’venez pas.

— C’est qu’j’ai trouvé un arrangement qui f’rait notre affaire à tous les deux.

— Qué qu’ c’est?

— Le v’la. Vous m’la vendez, et pi vous la gardez tout d’ même. Vous n’y êtes point? Suivez ma raison.

La vieille cessa d’éplucher ses légumes et fixa sur l’aubergiste ses yeux vifs sous leurs paupières fripées.

Il reprit:

— Je m’explique. J’vous donne, chaque mois, cent cinquante francs. Vous entendez bien: chaque mois j’vous apporte ici, avec mon tilbury, trente écus de cent sous. Et pi n’y a rien de changé de plus, rien de rien; vous restez chez vous, vous n’ vous occupez point de mé, vous n’ me d’vez rien. Vous n’ faites que prendre mon argent. Ça vous va-t’il?

Il la regardait d’un air joyeux, d’un air de bonne humeur.

La vieille le considérait avec méfiance, cherchant le piège. Elle demanda:

— Ça, c’est pour mé; mais pour vous, c’te ferme, ça n’ vous la donne point?

Il reprit:

— N’ vous tracassez point de ça. Vous restez tant que l’ bon Dieu vous laissera vivre. Vous êtes chez vous. Seulement vous m’ ferez un p’tit papier chez l’notaire pour qu’après vous ça me revienne. Vous n’avez point d’éfants, rien qu’ des neveux que vous n’y tenez guère. Ça vous va-t-il? Vous gardez votre bien votre vie durant, et j’ vous donne trente écus de cent sous par mois. C’est tout gain pour vous.

La vieille demeurait surprise, inquiète, mais tentée. Elle répliqua:

— Je n’ dis point non. Seulement, j’veux m’ faire une raison là-dessus. Rev’nez causer d’ça dans l’ courant d’ l’autre semaine. J’vous f’rai une réponse d’mon idée.

Et maître Chicot s’en alla, content comme un roi qui vient de conquérir un empire.

La mère Magloire demeura songeuse. Elle ne dormit pas la nuit suivante. Pendant quatre jours, elle eut une fièvre d’hésitation. Elle flairait bien quelque chose de mauvais pour elle là dedans, mais la pensée des trente écus par mois, de ce bel argent sonnant qui s’en viendrait couler dans son tablier, qui lui tomberait comme ça du ciel, sans rien faire, la ravageait de désir.

Alors elle alla trouver le notaire et lui conta son cas. Il lui conseilla d’accepter la proposition de Chicot, mais en demandant cinquante écus de cent sous au lieu de trente, sa ferme valant, au bas mot, soixante mille francs.

— Si vous vivez quinze ans, disait le notaire, il ne la payera encore, de cette façon, que quarante-cinq mille francs.

La vieille frémit à cette perspective de cinquante écus de cent sous par mois; mais elle se méfiait toujours, craignant mille choses imprévues, des ruses cachées, et elle demeura jusqu’au soir à poser des questions, ne pouvant se décider à partir. Enfin elle ordonna de préparer l’acte, et elle rentra troublée comme si elle eût bu quatre pots de cidre nouveau.

Quand Chicot vint pour savoir la réponse elle se fit longtemps prier, déclarant qu’elle ne voulait pas, mais rongée par la peur qu’il ne consentît point à donner les cinquante pièces de cent sous. Enfin, comme il insistait, elle énonça ses prétentions.

Il eut un sursaut de désappointement et refusa.

Alors, pour le convaincre, elle se mit à raisonner sur la durée probable de sa vie.

— Je n’en ai pas pour pu de cinq à six ans pour sûr. Me v’là sur mes soixante-treize, et pas vaillante avec ça. L’aut’e soir, je crûmes que j’allais passer. Il me semblait qu’on me vidait l’ corps, qu’il a fallu me porter à mon lit.

Mais Chicot ne se laissait pas prendre.

— Allons, allons, vieille pratique, vous êtes solide comme l’ clocher d’ l’église. Vous vivrez pour le moins cent dix ans. C’est vous qui m’enterrerez, pour sûr.

Tout le jour fut encore perdu en discussions. Mais, comme la vieille ne céda pas, l’aubergiste, à la fin, consentit à donner les cinquante écus.

Ils signèrent l’acte le lendemain. Et la mère Magloire exigea dix écus de pots de vin.

Trois ans s’écoulèrent. La bonne femme se portait comme un charme. Elle paraissait n’avoir pas vieilli d’un jour, et Chicot se désespérait. Il lui semblait, à lui, qu’il payait cette rente depuis un demi-siècle, qu’il était trompé, floué, ruiné. Il allait de temps en temps rendre visite à la fermière, comme on va voir, en juillet, dans les champs, si les blés sont mûrs pour la faux. Elle le recevait avec une malice dans le regard. On eût dit qu’elle se félicitait du bon tour qu’elle lui avait joué; et il remontait bien vite dans son tilbury en murmurant:

— Tu ne crèveras donc point, carcasse!

Il ne savait que faire. Il eût voulu l’étrangler en la voyant. Il la haïssait d’une haine féroce, sournoise, d’une haine de paysan volé.

Alors il chercha des moyens.

Un jour enfin, il s’en revint la voir en se frottant les mains, comme il faisait la première fois lorsqu’il lui avait proposé le marché.

Et, après avoir causé quelques minutes:

— Dites donc, la mère, pourquoi que vous ne v’nez point dîner à la maison, quand vous passez à Épreville? On en jase; on dit comme ça que j’ sommes pu amis, et ça me fait deuil. Vous savez, chez mé, vous ne payerez point. J’suis pas regardant à un dîner. Tant que le cœur vous en dira, v’nez sans retenue, ça m’ fera plaisir.

La mère Magloire ne se le fit point répéter, et le surlendemain, comme elle allait au marché dans sa carriole conduite par son valet Célestin, elle mit sans gêne son cheval à l’écurie chez maître Chicot, et réclama le dîner promis.

L’aubergiste, radieux, la traita comme une dame, lui servit du poulet, du boudin, de l’andouille, du gigot et du lard aux choux. Mais elle ne mangea presque rien, sobre depuis son enfance, ayant toujours vécu d’un peu de soupe et d’une croûte de pain beurrée.

Chicot insistait, désappointé. Elle ne buvait pas non plus. Elle refusa de prendre du café.

Il demanda:

— Vous accepterez toujours bien un p’tit verre.

— Ah! pour ça, oui. Je ne dis pas non.

Et il cria de tous ses poumons, à travers l’auberge:

— Rosalie, apporte la fine, la surfine, le fil-en-dix.

Et la servante apparut, tenant une longue bouteille ornée d’une feuille de vigne en papier.

Il emplit deux petits verres.

— Goûtez ça, la mère, c’est de la fameuse.

Et la bonne femme se mit à boire tout doucement, à petites gorgées, faisant durer le plaisir. Quand elle eut vidé son verre, elle l’égoutta, puis déclara:

— Ça, oui, c’est de la fine.

Elle n’avait point fini de parler que Chicot lui en versait un second coup. Elle voulut refuser, mais il était trop tard, et elle le dégusta longuement, comme le premier.

Il voulut alors lui faire accepter une troisième tournée, mais elle résista. Il insistait:

— Ça, c’est du lait, voyez-vous; mé j’en bois dix, douze, sans embarras. Ça passe comme du sucre. Rien au ventre, rien à la tête; on dirait que ça s’évapore sur la langue. Y a rien de meilleur pour la santé!

Comme elle en avait bien envie, elle céda, mais elle n’en prit que la moitié du verre.

Alors Chicot, dans un élan de générosité, s’écria:

— T’nez, puisqu’elle vous plaît, j’ vas vous en donner un p’tit fût, histoire de vous montrer que j’ sommes toujours une paire d’amis.

La bonne femme ne dit pas non, et s’en alla, un peu grise.

Le lendemain, l’aubergiste entra dans la cour de la mère Magloire, puis tira du fond de sa voiture une petite barrique cerclée de fer. Puis il voulut lui faire goûter le contenu, pour prouver que c’était bien la même fine; et quand ils en eurent encore bu chacun trois verres, il déclara, en s’en allant:

— Et puis, vous savez, quand n’y en aura pu, y en a encore; n’ vous gênez point. Je n’ suis pas regardant. Pû tôt que ce sera fini, pu que je serai content.

Et il remonta dans son tilbury.

Il revint quatre jours plus tard. La vieille était devant sa porte, occupée à couper le pain de la soupe.

Il s’approcha, lui dit bonjour, lui parla dans le nez, histoire de sentir son haleine. Et il reconnut un souffle d’alcool. Alors son visage s’éclaira.

— Vous m’offrirez bien un verre de fil? dit-il.

Et ils trinquèrent deux ou trois fois.

Mais bientôt le bruit courut dans la contrée que la mère Magloire s’ivrognait toute seule. On la ramassait tantôt dans sa cuisine, tantôt dans sa cour, tantôt dans les chemins des environs, et il fallait la rapporter chez elle, inerte comme un cadavre.

Chicot n’allait plus chez elle, et, quand on lui parlait de la paysanne, il murmurait avec un visage triste:

— C’est-il pas malheureux, à son âge, d’avoir pris c’t’ habitude-là? Voyez-vous, quand on est vieux, y a pas de ressource. Ça finira bien par lui jouer un mauvais tour!

Ça lui joua un mauvais tour, en effet. Elle mourut l’hiver suivant, vers la Noël, étant tombée, soûle, dans la neige.

Et maître Chicot hérita de la ferme, en déclarant:

— C’te manante, si alle s’était point boissonnée, alle en avait bien pour dix ans de plus.

Le Petit Fût a paru dans le Gaulois du lundi 7 avril 1884.

LUI?

A Pierre Decourcelle.

MON cher ami, tu n’y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons que tu supposes.

Oui. Je me marie. Voilà.

Et pourtant mes idées et mes convictions n’ont pas changé. Je considère l’accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu l’imbécillité d’enchaîner leur vie, de renoncer à l’amour libre, la seule chose gaie et bonne au monde, de couper l’aile à la fantaisie qui nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais je me sens incapable d’aimer une femme parce que j’aimerai toujours trop toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de ces êtres charmants et sans importance.

Et cependant je me marie.

J’ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l’ai vue seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu’elle ne me déplaît point; cela me suffit pour ce que j’en veux faire. Elle est petite; blonde et grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et mince.

Elle n’est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C’est une jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On dit d’elle: «Mlle Lajolle est bien gentille.» On dira demain: «Elle est fort gentille, Mme Raymon.» Elle appartient enfin à la légion des jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu’au jour où on découvre qu’on préfère justement toutes les autres femmes à celle qu’on a choisie.

Alors pourquoi me marier, diras-tu?

J’ose à peine t’avouer l’étrange et invraisemblable raison qui me pousse à cet acte insensé.

Je me marie pour n’être pas seul!

Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu auras pitié de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d’esprit est misérable.

Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n’importe quoi.

Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à mon côté... parce que... parce que... (je n’ose pas avouer cette honte)... parce que j’ai peur, tout seul.

Oh! tu ne me comprends pas encore.

Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n’ai pas peur des revenants; je ne crois pas au surnaturel. Je n’ai pas peur des morts; je crois à l’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît!

Alors!.. Oui, alors!.. Eh bien! j’ai peur de moi! j’ai peur de la peur; peur des spasmes de mon esprit qui s’affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible.

Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J’ai peur des murs, des meubles, des objets familiers qui s’animent, pour moi, d’une sorte de vie animale. J’ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m’échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et invisible angoisse.

Je sens d’abord une vague inquiétude qui me passe dans l’âme et me fait courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque j’ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.

Je parle! j’ai peur de ma voix. Je marche! j’ai peur de l’inconnu de derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l’armoire, de sous le lit. Et pourtant je sais qu’il n’y a rien nulle part.

Je me retourne brusquement parce que j’ai peur de ce qui est derrière moi, bien qu’il n’y ait rien et que je le sache.

Je m’agite, je sens mon effarement grandir; et je m’enferme dans ma chambre; et je m’enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie demeure allumée sur ma table de nuit et qu’il faudrait pourtant l’éteindre. Et je n’ose pas.

N’est-ce pas affreux, d’être ainsi?

Autrefois je n’éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. J’allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de mon âme. Si l’on m’avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, stupide et terrible, devait me saisir un jour, j’aurais bien ri; j’ouvrais les portes dans l’ombre avec assurance; je me couchais lentement sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au milieu des nuits pour m’assurer que toutes les issues de ma chambre étaient fortement closes.

Cela a commencé l’an dernier d’une singulière façon.

C’était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après mon dîner, je me demandai ce que j’allais faire. Je marchai quelque temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison, incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine mouillait les vitres; j’étais triste, tout pénétré par une de ces tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font désirer de parler à n’importe qui pour secouer la lourdeur de notre pensée.

Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n’avait jamais été. Une solitude infinie et navrante m’entourait. Que faire? Je m’assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me relevai, et je me remis à marcher. J’avais peut-être aussi un peu de fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l’une à l’autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut dans le dos. Je pensai que l’humidité du dehors entrait chez moi, et l’idée de faire du feu me vint. J’en allumai; c’était la première fois de l’année. Et je m’assis de nouveau en regardant la flamme. Mais bientôt l’impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et je sentis qu’il fallait m’en aller, me secouer, trouver un ami.

Je sortis. J’allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis, je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.

Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur d’eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et obscurcir la flamme du gaz.

J’allais d’un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui causer.»

J’inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu’au faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables, semblaient n’avoir pas même la force de finir leurs consommations.

J’errai longtemps ainsi, et, vers minuit, je me mis en route pour rentrer chez moi. J’étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se couche avant onze heures, m’ouvrit tout de suite, contrairement à son habitude, et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de remonter.»

Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai qu’on m’avait monté des lettres dans la soirée.

J’entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l’appartement. Je pris une bougie pour aller l’allumer au foyer, lorsqu’en jetant les yeux devant moi, j’aperçus quelqu’un assis dans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant le dos.

Je n’eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très vraisemblable me traversa l’esprit; celle qu’un de mes amis était venu pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que j’allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée: le cordon tiré tout de suite, ma porte seulement poussée.

Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s’était endormi devant mon feu en m’attendant, et je m’avançai pour le réveiller. Je le voyais parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés l’un sur l’autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y voyait peu d’ailleurs dans la pièce. J’avançai la main pour lui toucher l’épaule!..

Je rencontrai le bois du siège! Il n’y avait plus personne. Le fauteuil était vide!

Quel sursaut, miséricorde!

Je reculai d’abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.

Puis je me retournai, sentant quelqu’un derrière mon dos; puis, aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d’épouvante, tellement éperdu que je n’avais plus une pensée, prêt à tomber.

Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me revint. Je songeai: «Je viens d’avoir une hallucination, voilà tout.» Et je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces moments-là.

J’avais eu une hallucination — c’était là un fait incontestable. Or, mon esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et logiquement. Il n’y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les yeux seuls s’étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles les gens naïfs. C’était là un accident nerveux de l’appareil optique, rien de plus, un peu de congestion peut-être.

Et j’allumai ma bougie. Je m’aperçus, en me baissant vers le feu, que je tremblais, et je me relevai d’une secousse, comme si on m’eût touché par derrière.

Je n’étais point tranquille assurément.

Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques refrains.

Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.

Je m’assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me couchai, et je soufflai ma lumière.

Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre, et je me mis sur le côté.

Mon feu n’avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient juste les pieds du fauteuil, et je crus revoir l’homme assis dessus.

J’enflammai une allumette d’un mouvement rapide. Je m’étais trompé, je ne voyais plus rien.

Je me levai, cependant, et j’allai cacher le fauteuil derrière mon lit.

Puis je refis l’obscurité et je tâchai de m’endormir. Je n’avais pas perdu connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j’aperçus en songe, et nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me réveillai éperdument, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.

Deux fois cependant le sommeil m’envahit, malgré moi, pendant quelques secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.

Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement jusqu’à midi.

C’était fini, bien fini. J’avais eu la fièvre, le cauchemar, que sais-je? J’avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.

Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret; j’allai voir le spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu’en approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J’avais peur de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à laquelle je ne croyais point, mais j’avais peur d’un trouble nouveau de mes yeux, peur de l’hallucination, peur de l’épouvante qui me saisirait.

Pendant plus d’une heure, j’errai de long en large sur le trottoir; puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j’entrai. Je haletais tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je restai encore plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, brusquement, j’eus un élan de courage, un roidissement de volonté. J’enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je poussai d’un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre, et je jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien. — Ah!..

Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J’allais et je venais d’un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais par sursauts; l’ombre des coins m’inquiétait.

Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je ne le vis pas. Non. C’était fini!

Depuis ce jour-là j’ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de moi, autour de moi, la vision. Elle ne m’est point apparue de nouveau. Oh non! Et qu’importe, d’ailleurs, puisque je n’y crois pas, puisque je sais que ce n’est rien!

Elle me gêne cependant parce que j’y pense sans cesse. — Une main pendait du côté droit; sa tête était penchée du côté gauche comme celle d’un homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n’y veux plus songer!

Qu’est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses pieds étaient tout près du feu!

Il me hante, c’est fou, mais c’est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu’il n’existe pas, que ce n’est rien! Il n’existe que dans mon appréhension, que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!..

Oui, mais j’ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul chez moi, parce qu’il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se montrera plus, c’est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma pensée. Il demeure invisible, cela n’empêche qu’il y soit. Il est derrière les portes, dans l’armoire fermée, sous le lit, dans tous les coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j’ouvre l’armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j’éclaire les coins, les ombres, il n’y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai plus. Il n’en est pas moins derrière moi, encore.

C’est stupide, mais c’est atroce. Que veux-tu? Je n’y peux rien.

Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément qu’il n’y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement parce que je suis seul!

Lui? a paru dans le Gil-Blas du mardi 3 juillet 1883, sous la signature: Maufrigneuse.