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MON ONCLE SOSTHÈNE
A Paul Ginisty.
MON oncle Sosthène était un libre penseur comme il en existe beaucoup, un libre penseur par bêtise. On est souvent religieux de la même façon. La vue d’un prêtre le jetait en des fureurs inconcevables; il lui montrait le poing, lui faisait des cornes, et touchait du fer derrière son dos, ce qui indique déjà une croyance, la croyance au mauvais œil. Or, quand il s’agit de croyances irraisonnées, il faut les avoir toutes ou n’en pas avoir du tout. Moi qui suis aussi libre penseur, c’est-à-dire un révolté contre tous les dogmes que fit inventer la peur de la mort, je n’ai pas de colère contre les temples, qu’ils soient catholiques, apostoliques, romains, protestants, russes, grecs, bouddhistes, juifs, musulmans. Et puis, moi, j’ai une façon de les considérer et de les expliquer. Un temple, c’est un hommage à l’inconnu. Plus la pensée s’élargit, plus l’inconnu diminue, plus les temples s’écroulent. Mais, au lieu d’y mettre des encensoirs, j’y placerais des télescopes et des microscopes et des machines électriques. Voilà!
Mon oncle et moi nous différions sur presque tous les points. Il était patriote, moi je ne le suis pas, parce que le patriotisme, c’est encore une religion. C’est l’œuf des guerres.
Mon oncle était franc-maçon. Moi, je déclare les francs-maçons plus bêtes que les vieilles dévotes. C’est mon opinion et je la soutiens. Tant qu’à avoir une religion, l’ancienne me suffirait.
Ces nigauds-là ne font qu’imiter les curés. Ils ont pour symbole un triangle au lieu d’une croix. Ils ont des églises qu’ils appellent des Loges, avec un tas de cultes divers: le rite Écossais, le rite Français, le Grand-Orient, une série de balivernes à crever de rire.
Puis, qu’est-ce qu’ils veulent? Se secourir mutuellement en se chatouillant le fond de la main? Je n’y vois pas de mal. Ils ont mis en pratique le précepte chrétien: «Secourez-vous les uns les autres.» La seule différence consiste dans le chatouillement. Mais, est-ce la peine de faire tant de cérémonies pour prêter cent sous à un pauvre diable? Les religieux, pour qui l’aumône et le secours sont un devoir et un métier, tracent en tête de leurs épîtres trois lettres: J. M. J. Les francs-maçons posent trois points en queue de leur nom. Dos à dos, compères.
Mon oncle me répondait: «Justement nous élevons religion contre religion. Nous faisons de la libre pensée l’arme qui tuera le cléricalisme. La franc-maçonnerie est la citadelle où sont enrôlés tous les démolisseurs de divinités.»
Je ripostais: «Mais, mon bon oncle» (au fond je disais: «vieille moule»), c’est justement ce que je vous reproche. Au lieu de détruire, vous organisez la concurrence: ça fait baisser les prix, voilà tout. Et puis encore, si vous n’admettiez parmi vous que des libres penseurs, je comprendrais; mais vous recevez tout le monde. Vous avez des catholiques en masse, même des chefs du parti. Pie IX fut des vôtres, avant d’être pape. Si vous appelez une Société ainsi composée une citadelle contre le cléricalisme, je la trouve faible, votre citadelle.»
Alors, mon oncle, clignant de l’œil, ajoutait: «Notre véritable action, notre action la plus formidable a lieu en politique. Nous sapons, d’une façon continue et sûre, l’esprit monarchique.»
Cette fois j’éclatais. «Ah! oui, vous êtes des malins! Si vous me dites que la Franc-Maçonnerie est une usine à élections, je vous l’accorde; qu’elle sert de machine à faire voter pour les candidats de toutes nuances, je ne le nierai jamais; qu’elle n’a d’autre fonction que de berner le bon peuple, de l’enrégimenter pour le faire aller à l’urne comme on envoie au feu les soldats, je serai de votre avis; qu’elle est utile, indispensable même à toutes les ambitions politiques parce qu’elle change chacun de ses membres en agent électoral, je vous crierai: «C’est clair comme le soleil!» Mais si vous me prétendez qu’elle sert à saper l’esprit monarchique, je vous ris au nez.
«Considérez-moi un peu cette vaste et mystérieuse association démocratique, qui a eu pour grand maître, en France, le prince Napoléon sous l’Empire; qui a pour grand maître, en Allemagne, le prince héritier; en Russie le frère du czar; dont font partie le roi Humbert et le prince de Galles; et toutes les caboches couronnées du globe!»
Cette fois mon oncle me glissait dans l’oreille: «C’est vrai; mais tous ces princes servent nos projets sans s’en douter.
— Et réciproquement, n’est-ce pas?»
Et j’ajoutais en moi: «Tas de niais!»
Et il fallait voir mon oncle Sosthène offrir à dîner à un franc-maçon.
Ils se rencontraient d’abord et se touchaient les mains avec un air mystérieux tout à fait drôle, on voyait qu’ils se livraient à une série de pressions secrètes. Quand je voulais mettre mon oncle en fureur, je n’avais qu’à lui rappeler que les chiens aussi ont une manière toute franc-maçonnique de se reconnaître.
Puis mon oncle emmenait son ami dans les coins, comme pour lui confier des choses considérables; puis, à table, face à face, ils avaient une façon de se considérer, de croiser leurs regards, de boire avec un coup d’œil comme pour se répéter sans cesse: «Nous en sommes, hein!»
Et penser qu’ils sont ainsi des millions sur la terre qui s’amusent à ces simagrées! J’aimerais encore mieux être jésuite.
Or, il y avait dans notre ville un vieux jésuite qui était la bête noire de mon oncle Sosthène. Chaque fois qu’il le rencontrait ou seulement s’il l’apercevait de loin, il murmurait: «Crapule, va!» Puis, me prenant le bras, il me confiait dans l’oreille: «Tu verras que ce gredin-là me fera du mal un jour ou l’autre. Je le sens.»
Mon oncle disait vrai. Et voici comment l’accident se produisit par ma faute.
Nous approchions de la semaine sainte. Alors, mon oncle eut l’idée d’organiser un dîner gras pour le vendredi, mais un vrai dîner, avec andouille et cervelas. Je résistai tant que je pus; je disais: «Je ferai gras comme toujours ce jour-là, mais tout seul, chez moi. C’est idiot, votre manifestation. Pourquoi manifester? En quoi cela vous gêne-t-il que des gens ne mangent pas de viande?»
Mais mon oncle tint bon. Il invita trois amis dans le premier restaurant de la ville; et comme c’était lui qui payait, je ne refusai pas non plus de manifester.
Dès quatre heures, nous occupions une place en vue au café Pénelope, le mieux fréquenté, et mon oncle Sosthène, d’une voix forte, racontait notre menu.
A six heures on se mit à table. A dix heures on mangeait encore et nous avions bu, à cinq, dix-huit bouteilles de vin fin, plus quatre de champagne. Alors mon oncle proposa ce qu’il appelait la «tournée de l’archevêque». On plaçait en ligne, devant soi, six petits verres qu’on remplissait avec des liqueurs différentes; puis il les fallait vider coup sur coup pendant qu’un des assistants comptait jusqu’à vingt. C’était stupide; mais mon oncle Sosthène trouvait cela «de circonstance».
A onze heures, il était gris comme un chantre. Il le fallut emporter en voiture et mettre au lit, et déjà on pouvait prévoir que sa manifestation anticléricale allait tourner en une épouvantable indigestion.
Comme je rentrais à mon logis, gris moi-même, mais d’une ivresse gaie, une idée machiavélique, et qui satisfaisait tous mes instincts de scepticisme, me traversa la tête.
Je rajustai ma cravate, je pris un air désespéré, et j’allai sonner comme un furieux à la porte du vieux jésuite. Il était sourd; il me fit attendre. Mais comme j’ébranlais toute la maison à coups de pied, il parut enfin, en bonnet de coton, à sa fenêtre, et demanda: «Qu’est-ce qu’on me veut?»
Je criai: «Vite, vite, mon révérend père, ouvrez-moi; c’est un malade désespéré qui réclame votre saint ministère!»
Le pauvre bonhomme passa tout de suite un pantalon et descendit sans soutane. Je lui racontai d’une voix haletante, que mon oncle, le libre penseur, saisi soudain d’un malaise terrible qui faisait prévoir une très grave maladie, avait été pris d’une grande peur de la mort, et qu’il désirait le voir, causer avec lui, écouter ses conseils, connaître mieux les croyances, se rapprocher de l’Église, et, sans doute, se confesser, puis communier, pour franchir, en paix avec lui-même, le redoutable pas.
Et j’ajoutai d’un ton frondeur: «Il le désire, enfin. Si cela ne lui fait pas de bien cela ne lui fera toujours pas de mal.»
Le vieux jésuite, effaré, ravi, tout tremblant, me dit: «Attendez-moi une minute, mon enfant, je viens.» Mais j’ajoutai: «Pardon, mon révérend père, je ne vous accompagnerai pas, mes convictions ne me le permettent point. J’ai même refusé de venir vous chercher; aussi je vous prierai de ne pas avouer que vous m’avez vu, mais de vous dire prévenu de la maladie de mon oncle par une espèce de révélation.»
Le bonhomme y consentit et s’en alla, d’un pas rapide, sonner à la porte de mon oncle Sosthène. La servante qui soignait le malade ouvrit bientôt, et je vis la soutane noire disparaître dans cette forteresse de la libre pensée.
Je me cachai sous une porte voisine pour attendre l’événement. Bien portant, mon oncle eût assommé le jésuite, mais je le savais incapable de remuer un bras, et je me demandais avec une joie délirante quelle invraisemblable scène allait se jouer entre ces deux antagonistes? Quelle lutte? quelle explication? quelle stupéfaction? quel brouillamini? et quel dénouement à cette situation sans issue, que l’indignation de mon oncle rendrait plus tragique encore!
Je riais tout seul à me tenir les côtes; je me répétais à mi-voix: «Ah! la bonne farce, la bonne farce!»
Cependant il faisait froid, et je m’aperçus que le jésuite restait bien longtemps. Je me disais: «Ils s’expliquent.»
Une heure passa, puis deux, puis trois. Le révérend père ne sortait point. Qu’était-il arrivé? Mon oncle était-il mort de saisissement en le voyant? Ou bien avait-il tué l’homme en soutane? Ou bien s’étaient-ils entre-mangés? Cette dernière supposition me sembla peu vraisemblable, mon oncle me paraissant en ce moment incapable d’absorber un gramme de nourriture de plus. Le jour se leva.
Inquiet, et n’osant pas entrer à mon tour, je me rappelai qu’un de mes amis demeurait juste en face. J’allai chez lui; je lui dis la chose, qui l’étonna et le fit rire, et je m’embusquai à sa fenêtre.
A neuf heures, il prit ma place, et je dormis un peu. A deux heures, je le remplaçai à mon tour. Nous étions démesurément troublés.
A six heures, le jésuite sortit d’un air pacifique et satisfait, et nous le vîmes s’éloigner d’un pas tranquille.
Alors honteux et timide, je sonnai à mon tour à la porte de mon oncle. La servante parut. Je n’osai l’interroger et je montai, sans rien dire.
Mon oncle Sosthène, pâle, défait, abattu, l’œil morne, les bras inertes, gisait dans son lit. Une petite image de piété était piquée au rideau avec une épingle.
On sentait fortement l’indigestion dans la chambre.
Je dis: «Eh bien, mon oncle, vous êtes couché? Ça ne va donc pas?»
Il répondit d’une voix accablée: «Oh! mon pauvre enfant, j’ai été bien malade, j’ai failli mourir.
— Comment ça, mon oncle?
— Je ne sais pas; c’est bien étonnant. Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que le père jésuite qui sort d’ici, tu sais, ce brave homme que je ne pouvais souffrir, eh bien, il a eu une révélation de mon état, et il est venu me trouver.»
Je fus pris d’un effroyable besoin de rire. «Ah! vraiment?
— Oui, il est venu. Il a entendu une voix qui lui disait de se lever et de venir parce que j’allais mourir. C’est une révélation.»
Je fis semblant d’éternuer pour ne pas éclater. J’avais envie de me rouler par terre.
Au bout d’une minute, je repris d’un ton indigné, malgré des fusées de gaieté: «Et vous l’avez reçu, mon oncle, vous? un libre penseur? un franc-maçon? Vous ne l’avez pas jeté dehors?»
Il parut confus, et balbutia: «Écoute donc, c’était si étonnant, si étonnant, si providentiel! Et puis il m’a parlé de mon père. Il a connu mon père autrefois.
— Votre père, mon oncle?
— Oui, il paraît qu’il a connu mon père.
— Mais ce n’est pas une raison pour recevoir un jésuite.
— Je le sais bien, mais j’étais malade, si malade! Et il m’a soigné avec un grand dévouement toute la nuit. Il a été parfait. C’est lui qui m’a sauvé. Ils sont un peu médecins, ces gens-là.
— Ah! il vous a soigné toute la nuit. Mais vous m’avez dit tout de suite qu’il sortait seulement d’ici.
— Oui, c’est vrai. Comme il s’était montré excellent à mon égard, je l’ai gardé à déjeuner. Il a mangé là auprès de mon lit, sur une petite table, pendant que je prenais une tasse de thé.
— Et... il a fait gras?»
Mon oncle eut un mouvement froissé, comme si je venais de commettre une grosse inconvenance, et il ajouta:
«Ne plaisante pas, Gaston, il y a des railleries déplacées. Cet homme m’a été en cette occasion plus dévoué qu’aucun parent; j’entends qu’on respecte ses convictions.»
Cette fois, j’étais atterré; je répondis néanmoins: «Très bien, mon oncle. Et après le déjeuner, qu’avez-vous fait?
— Nous avons joué une partie de bésigue, puis il a dit son bréviaire, pendant que je lisais un petit livre qu’il avait sur lui, et qui n’est pas mal écrit du tout.
— Un livre pieux, mon oncle?
— Oui et non, ou plutôt non, c’est l’histoire de leurs missions dans l’Afrique centrale. C’est plutôt un livre de voyage et d’aventures. C’est très beau ce qu’ils ont fait là, ces hommes.»
Je commençais à trouver que ça tournait mal. Je me levai: «Allons, adieu, mon oncle, je vois que vous quittez la franc-maçonnerie pour la religion. Vous êtes un renégat.»
Il fut encore un peu confus et murmura: «Mais la religion est une espèce de franc-maçonnerie.»
Je demandai: «Quand revient-il, votre jésuite?» Mon oncle balbutia: «Je... je ne sais pas, peut-être demain... ce n’est pas sûr.»
Et je sortis absolument abasourdi.
Elle a mal tourné, ma farce! Mon oncle est converti radicalement. Jusque-là, peu m’importait. Clérical ou franc-maçon, pour moi c’est bonnet blanc et blanc bonnet; mais le pis, c’est qu’il vient de tester, oui de tester, et de me déshériter, monsieur, en faveur du père jésuite.
Mon Oncle Sosthène a paru dans le Gil-Blas du samedi 12 août 1882, sous la signature: Maufrigneuse.
LE MAL D’ANDRÉ
A Edgar Courtois.
LA maison du notaire avait façade sur la place. Par derrière, un beau jardin bien planté s’étendait jusqu’au passage des Piques, toujours désert, dont il était séparé par un mur.
C’est au bout de ce jardin que la femme de Maître Moreau avait donné rendez-vous, pour la première fois, au capitaine Sommerive qui la poursuivait depuis longtemps.
Son mari était parti passer huit jours à Paris. Elle se trouvait donc libre pour la semaine entière. Le capitaine avait tant prié, l’avait implorée avec des paroles si douces; elle était persuadée qu’il l’aimait si violemment, elle se sentait elle-même si isolée, si méconnue, si négligée au milieu des contrats dont s’occupait uniquement le notaire, qu’elle avait laissé prendre son cœur sans se demander si elle donnerait plus un jour.
Puis, après des mois d’amour platonique, de mains pressées, de baisers rapides volés derrière une porte, le capitaine avait déclaré qu’il quitterait immédiatement la ville en demandant son changement s’il n’obtenait pas un rendez-vous, un vrai rendez-vous, dans l’ombre des arbres, pendant l’absence du mari.
Elle avait cédé; elle avait promis.
Elle l’attendait maintenant, blottie contre le mur, le cœur battant, tressaillant aux moindres bruits.
Tout à coup elle entendit qu’on escaladait le mur, et elle faillit se sauver. Si ce n’était pas lui? Si c’était un voleur? Mais non; une voix appelait doucement «Mathilde». Elle répondit «Étienne». Et un homme tomba dans le chemin avec un bruit de ferraille.
C’était lui! quel baiser!
Ils demeurèrent longtemps debout, enlacés, les lèvres unies. Mais tout à coup une pluie fine se mit à tomber, et les gouttes glissant de feuille en feuille faisaient dans l’ombre un frémissement d’eau. Elle tressaillit lorsqu’elle reçut la première goutte sur le cou.
Il lui disait: «Mathilde, ma chérie, mon ange, entrons chez vous. Il est minuit, nous n’avons rien à craindre. Allons chez vous; je vous supplie.»
Elle répondait: «Non, mon bien-aimé, j’ai peur. Qui sait ce qui peut nous arriver.»
Mais il la tenait serrée en ses bras, et lui murmurait dans l’oreille: «Vos domestiques sont au troisième étage, sur la place. Votre chambre est au premier, sur le jardin. Personne ne nous entendra. Je vous aime, je veux t’aimer librement, tout entière, des pieds à la tête.» Et il l’étreignait avec violence, en l’affolant de baisers.
Elle résistait encore, effrayée, honteuse aussi. Mais il la saisit par la taille, l’enleva et l’emporta, sous la pluie qui devenait terrible.
La porte était restée ouverte; ils montèrent à tâtons l’escalier; puis, lorsqu’ils furent entrés dans la chambre, elle poussa les verrous, pendant qu’il enflammait une allumette.
Mais elle tomba défaillante sur un fauteuil. Il se mit à ses genoux et, lentement, il la dévêtait, ayant commencé par les bottines et par les bas, pour baiser ses pieds.
Elle disait, haletante: «Non, non, Étienne, je vous en supplie, laissez-moi rester honnête; je vous en voudrais trop, après! c’est si laid, cela, si grossier! Ne peut-on s’aimer avec les âmes seulement... Étienne.»
Avec une adresse de femme de chambre, et une vivacité d’homme pressé, il déboutonnait, dénouait, dégrafait, délaçait sans repos. Et quand elle voulut se lever et fuir pour échapper à ses audaces, elle sortit brusquement de ses robes, de ses jupes et de son linge toute nue, comme une main sort d’un manchon.
Éperdue, elle courut vers le lit pour se cacher sous les rideaux. La retraite était dangereuse. Il l’y suivit. Mais comme il voulait la joindre et qu’il se hâtait, son sabre, détaché trop vite, tomba sur le parquet avec un bruit retentissant.
Aussitôt une plainte prolongée, un cri aigu et continu, un cri d’enfant partit de la chambre voisine, dont la porte était restée ouverte.
Elle murmura: «Oh! vous venez de réveiller André; il ne pourra pas se rendormir.»
Son fils avait quinze mois et il couchait près de sa mère, afin qu’elle pût sans cesse veiller sur lui.
Le capitaine, fou d’ardeur, n’écoutait pas. «Qu’importe? qu’importe? Je t’aime; tu es à moi, Mathilde.»
Mais elle se débattait, désolée, épouvantée. «Non, non! écoute comme il crie; il va réveiller la nourrice. Si elle venait, que ferions-nous? Nous serions perdus! Étienne, écoute, quand il fait ça, la nuit, son père le prend dans notre lit pour le calmer. Il se tait tout de suite, tout de suite, il n’y a pas d’autre moyen. Laisse-moi le prendre, Étienne...
L’enfant hurlait, poussait ces clameurs perçantes qui traversent les murs les plus épais, qu’on entend de la rue en passant près des logis.
Le capitaine, consterné, se releva, et Mathilde, s’élançant, alla chercher le mioche qu’elle apporta dans sa couche. Il se tut.
Étienne s’assit à cheval sur une chaise et roula une cigarette. Au bout de cinq minutes à peine, André dormait. La mère murmura: «Je vais le reporter maintenant.» Et elle alla reposer l’enfant dans son berceau avec des précautions infinies.
Quand elle revint, le capitaine l’attendait les bras ouverts.
Il l’enlaça, fou d’amour. Et elle, vaincue enfin, l’étreignant, balbutiait:
— Étienne... Étienne... mon amour! Oh! si tu savais comme... comme...
André se remit à crier. Le capitaine, furieux, jura: «Nom de Dieu de chenapan! Il ne va pas se taire, ce morveux-là!»
Non, il ne se taisait pas, le morveux, il beuglait.
Mathilde crut entendre remuer au-dessus. C’était la nourrice qui venait sans doute. Elle s’élança, prit son fils, et le rapporta dans son lit. Il redevint muet aussitôt.
Trois fois de suite on le recoucha dans son berceau. Trois fois de suite il fallut le reprendre.
Le capitaine Sommerive partit une heure avant l’aurore en sacrant à bouche que veux-tu.
Mais, pour calmer son impatience, Mathilde lui avait promis de le recevoir encore, le soir même.
Il arriva, comme la veille, mais plus impatient, plus enflammé, rendu furieux par l’attente.
Il eut soin de poser son sabre avec douceur, sur les deux bras d’un fauteuil; il ôta ses bottes comme un voleur, et parla si bas que Mathilde ne l’entendait plus. Enfin, il allait être heureux, tout à fait heureux, quand le parquet ou quelque meuble, ou peut-être le lit lui-même, craqua. Ce fut un bruit sec comme si quelque support s’était brisé, et aussitôt un cri, faible d’abord, puis suraigu, y répondit. André s’était réveillé.
Il glapissait comme un renard. S’il continuait ainsi, certes, toute la maison allait se lever.
La mère affolée s’élança et le rapporta. Le capitaine ne se releva pas. Il rageait. Alors, tout doucement il étendit la main, prit entre deux doigts un peu de chair du marmot, n’importe où, à la cuisse ou bien au derrière, et il pinça. L’enfant se débattit, hurlant à déchirer les oreilles. Alors le capitaine, exaspéré, pinça plus fort, partout, avec fureur. Il saisissait vivement le bourrelet de peau et le tordait en le serrant violemment, puis le lâchait pour en prendre un autre à côté, puis un autre plus loin, puis encore un autre.
L’enfant poussait des clameurs de poulet qu’on égorge ou de chien qu’on flagelle. La mère éplorée l’embrassait, le caressait, tâchait de le calmer, d’étouffer ses cris sous les baisers. Mais André devenait violet comme s’il allait avoir des convulsions, et il agitait ses petits pieds et ses petites mains d’une façon effrayante et navrante.
Le capitaine dit d’une voix douce: «Essayez donc de le reporter dans son berceau; il s’apaisera peut-être.» Et Mathilde s’en alla vers l’autre chambre avec son enfant dans ses bras.
Dès qu’il fut sorti du lit de sa mère, il cria moins fort; et dès qu’il fut rentré dans le sien, il se tut, avec quelques sanglots encore, de temps en temps.
Le reste de la nuit fut tranquille; et le capitaine fut heureux.
La nuit suivante, il revint encore. Comme il parlait un peu fort, André se réveilla de nouveau et se mit à glapir. Sa mère bien vite l’alla chercher; mais le capitaine pinça si bien, si durement et si longtemps que le marmot suffoqua, les yeux tournés, l’écume aux lèvres.
On le remit en son berceau. Il se calma tout aussitôt.
Au bout de quatre jours, il ne pleurait plus pour aller dans le lit maternel.
Le notaire revint le samedi soir. Il reprit sa place au foyer et dans la chambre conjugale.
Il se coucha de bonne heure, étant fatigué du voyage; puis, dès qu’il eut bien retrouvé ses habitudes et accompli scrupuleusement tous ses devoirs d’homme honnête et méthodique, il s’étonna: «Tiens, mais André ne pleure pas, ce soir. Va donc le chercher un peu, Mathilde, ça me fait plaisir de le sentir entre nous deux.»
La femme aussitôt se leva et alla prendre l’enfant; mais dès qu’il se vit dans ce lit où il aimait tant s’endormir quelques jours auparavant, le marmot épouvanté se tordit, et hurla si furieusement qu’il fallut le reporter en son berceau.
Maître Moreau n’en revenait pas: «Quelle drôle de chose? Qu’est-ce qu’il a ce soir? Peut-être qu’il a sommeil?»
Sa femme répondit: «Il a été toujours comme ça pendant ton absence. Je n’ai pas pu le prendre une seule fois.»
Au matin, l’enfant réveillé se mit à jouer et à rire en remuant ses menottes.
Le notaire attendri accourut, embrassa son produit, puis l’enleva dans ses bras pour le rapporter dans la couche conjugale. André riait, du rire ébauché des petits êtres dont la pensée est vague encore. Tout à coup il aperçut le lit, sa mère dedans; et sa petite figure heureuse se plissa, décomposée, tandis que des cris furieux sortaient de sa gorge et qu’il se débattait comme si on l’eût martyrisé.
Le père, étonné, murmura: «Il a quelque chose, cet enfant», et d’un mouvement naturel il releva sa chemise.
Il poussa un «ah!» de stupeur. Les mollets, les cuisses, les reins, tout le derrière du petit étaient marbrés de taches bleues, grandes comme des sous.
Maître Moreau cria: «Mathilde, regarde, c’est affreux». La mère, éperdue, se précipita. Le milieu de chacune des taches semblait traversé d’une ligne violette où le sang était venu mourir. C’était là, certes, quelque maladie effroyable et bizarre, le commencement d’une sorte de lèpre, d’une de ces affections étranges où la peau devient tantôt pustuleuse comme le dos des crapauds, tantôt écailleuse comme celui des crocodiles.
Les parents éperdus se regardaient. Maître Moreau s’écria: «Il faut aller chercher le médecin.»
Mais Mathilde, plus pâle qu’une morte, contemplait fixement son fils aussi tacheté qu’un léopard. Et, soudain, poussant un cri, un cri violent, irréfléchi, comme si elle eût aperçu quelqu’un qui l’emplissait d’horreur, elle jeta: «Oh! le misérable!..»
M. Moreau, surpris, demanda: «Hein? De qui parles-tu? Quel misérable?»
Elle devint rouge jusqu’aux cheveux et balbutia: «Rien... c’est... vois-tu... je devine... c’est... il ne faut pas aller chercher le médecin... c’est assurément cette misérable nourrice qui pince le petit pour le faire taire quand il crie.»
Le notaire, exaspéré, alla quérir la nourrice et faillit la battre. Elle nia avec effronterie, mais fut chassée.
Et sa conduite, signalée à la municipalité, l’empêcha de trouver d’autres places.
Le Mal d’André a paru dans le Gil-Blas du mardi 24 juillet 1883, sous la signature: Maufrigneuse.