Kitabı oku: «Contes merveilleux, Tome II», sayfa 14
Le vieux réverbère
Il était une fois un honnête vieux réverbère qui avait rendu de bons et loyaux services pendant de longues, longues années, et on s'apprêtait à le remplacer. C'était le dernier soir qu'il était sur son poteau et éclairait la rue; il se sentit un peu comme un vieux figurant de ballet qui danse pour la dernière fois et sait que dès le lendemain il sera mis au rancart. Le réverbère redoutait terriblement ce lendemain. Il savait qu'on l'amènerait à la mairie où trente-six sages de la ville l'examineraient pour décider s'il était encore bon pour le service ou pas. C'est là qu'on déciderait s'il devait éclairer un pont ou une usine à la campagne. Il se pouvait aussi qu'on l'envoyât directement dans une fonderie pour l'y faire fondre et dans ce cas il pouvait devenir vraiment n'importe quoi d'autre.
Quel que fût son sort, il ferait ses adieux au vieux gardien de nuit et à sa femme. Il les considérait comme sa propre famille. Il était devenu réverbère en même temps que l'homme était devenu veilleur de nuit. La femme, à l'époque, avait un comportement altier et ne s'occupait du réverbère que le soir, quand elle passait par là, mais jamais dans la journée. Au cours des dernières années, depuis qu'ils avaient vieilli tous les trois, le veilleur, sa femme et le réverbère, la femme du veilleur s'en occupait elle aussi, nettoyait la lampe et y versait de l'huile. C'étaient de braves gens, l'un comme l'autre.
Ainsi le réverbère était dans la rue pour son dernier soir et demain il irait à la mairie. Ces deux sombres pensées le hantaient et vous vous imaginez sans doute comment il brûlait. Mais d'autres idées encore lui passaient par la tête. Il ne lui viendrait jamais à l'esprit d'en parler à haute voix, car c'était un réverbère bien élevé qui ne voulait blesser personne. Mais que de souvenirs! Par moments, sa flamme montait brusquement, comme si le réverbère avait soudainement senti: Oui, il y a quelqu'un qui se souvient de moi. Par exemple ce beau garçon autrefois.... Oh, oui, bien des années ont passé depuis! Il était venu vers moi avec une lettre sur papier rose pâle, si fin et à bordure dorée, et si joliment écrite; c'était une écriture de femme. Il lut la lettre deux fois puis l'embrassa. Ensuite, il leva la tête, me regarda et ses yeux disaient: «Je suis le plus heureux des hommes!» Oui, lui et moi, nous étions les seuls à savoir ce que la première lettre de sa bien-aimée contenait.... Je me rappelle aussi d'une autre paire d'yeux; c'est curieux comme mes pensées sautent d'un sujet à l'autre. Un magnifique cortège funèbre passa dans la rue. Dans le cercueil gisait, sur la voiture couverte de soie, une jeune et jolie femme. Que de fleurs, de couronnes et de torches brûlantes! J'en fus presque soufflé. Sur le trottoir il y avait plein de gens qui suivaient lentement le cortège. Lorsque les torches furent hors de vue, je regardai autour de moi, un homme se tenait encore là et pleurait. Jamais je n'oublierai la tristesse de ces yeux qui me regardaient!»
Des pensées diverses venaient ainsi au vieux réverbère qui éclairait la rue ce soir pour la dernière fois. Le factionnaire que l'on relève connaît la personne qui va le remplacer et peut même échanger quelques paroles avec elle. Le réverbère ne savait pas qui allait le remplacer et pourtant, il était à même de donner à son remplaçant quelques bons conseils, sur la pluie et la rouille par exemple ou sur la lune qui éclaire le trottoir ou encore sur la direction du vent.
Trois candidats s'étaient présentés sur le bord de la rigole, croyant que c'était le réverbère lui-même qui attribuait l'emploi. Le premier était une tête de hareng. Comme elle luisait dans l'obscurité elle pensait que si c'était elle qui montait sur le poteau, cela ferait économiser de l'huile. Le deuxième était un morceau de bois pourri, qui brillait lui aussi, et certainement bien mieux que n'importe quelle morue salée, comme il le fit entendre. D'autre part, il était le dernier morceau d'un arbre qui avait été autrefois la gloire de la forêt. Le troisième était un ver luisant. Le réverbère ne savait pas d'où il était venu, mais il était là, et même si bien là, qu'il luisait. Mais la tête de hareng et le bois pourri jurèrent qu'il ne luisait que de temps en temps et que dès lors il ne pouvait être pris en considération. Le vieux réverbère dit qu'aucun d'eux n'éclairait assez pour être réverbère. Évidemment, ils ne voulurent pas l'admettre, et lorsqu'ils apprirent que le réverbère lui-même ne pouvait attribuer sa fonction à personne, ils se réjouirent et dirent qu'ils en étaient très heureux puisque de toute façon le réverbère était vraiment bien trop sénile et donc incapable de choisir son remplaçant.
À ce moment, le vent arriva du coin de la rue, il passa au travers de la mitre du vieux réverbère et lui dit:
–Comment, j'apprends que tu vas partir demain? Je te vois donc ici ce soir pour la dernière fois? Il faut absolument que je te fasse un cadeau! Je vais souffler de l'air en toi et tu te rappelleras ensuite nettement ce que tu auras vu et entendu; tu auras la tête si claire que tu entendras tout ce que l'on dira ou lira.
–C'est formidable, marmonna le vieux réverbère, merci beaucoup. Pourvu seulement que je ne sois pas fondu!
–Tu ne le seras pas encore, le rassura le vent. Je te rafraîchirai maintenant la mémoire, et si on t'offre plusieurs petits cadeaux de ce genre, tu auras une vieillesse plutôt gaie.
–Pourvu que je ne sois pas fondu, répéta le réverbère. Est-ce que dans ce cas là aussi, je me rappellerai tout?
–Vieux réverbère, sois raisonnable, souffla le vent.
La lune apparut à cet instant.
–Et vous, que donnez-vous? demanda le vent.
–Je ne donnerai rien, répondit la lune. Je suis sur le déclin. Les réverbères n'ont jamais lui pour moi, c'est toujours moi qui ai lui pour eux.
La lune se cacha derrière les nuages, elle ne voulait pas être ennuyée. Une goutte d'eau tomba alors directement sur la mitre du réverbère. On aurait pu penser qu'elle venait du toit, mais la goutte expliqua qu'elle était un cadeau envoyé par les nuages gris, et un cadeau peut-être meilleur que tous les autres.
–Je pénétrerai en toi et tu auras la faculté, une nuit, quand tu le souhaiteras, de rouiller, de t'effondrer et de devenir poussière.
Mais le réverbère trouva que c'était un bien mauvais cadeau et le vent fut du même avis:
–N'aurais-tu rien de mieux à proposer? Souffla-t-il de toutes ses forces.
À cet instant, ils virent une étoile filante suivie d'une longue et fine traînée.
–Qu'est-ce que c'était? s'écria la tête de hareng. N'était-ce pas une étoile? Je pense qu'elle est entrée directement dans le réverbère! Si cet emploi est convoité par de si importants personnages, il n'y a pas de place pour moi.
Là-dessus, elle s'en alla et les autres aussi. Le vieux réverbère brilla soudain avec une force étonnante:
–Quel beau cadeau! Moi, pauvre vieux réverbère, remarqué par ces étoiles étincelantes qui m'avaient toujours tellement ravi et qui brillent avec tant d'éclat. Moi-même je n'ai jamais réussi à briller si fort malgré tous mes efforts, et j'aurais pourtant tant voulu! Elles m'ont envoyé une des leurs avec un cadeau, et désormais tout ce que je me rappellerai et tout ce que moi-même verrai nettement, pourra être vu également par tous ceux que j'aime. Et c'est cela le vrai bonheur, car si je n'ai personne avec qui la partager, ma joie n'est pas complète.
–C'est en effet une idée très estimable, dit le vent. Mais tu n'as pas l'air de savoir que pour cela il te faudrait une bougie de cire. Si aucune bougie n'est allumée en toi, personne n'y verra rien. Et cela, les petites étoiles n'y ont pas songé. Elles pensent sans doute que tout ce qui brille a au moins une bougie à l'intérieur. Mais je suis fatigué, déclara le vent. Je vais me coucher.
Le jour suivant… bah! le jour suivant ne nous intéresse pas. Le soir suivant donc, le réverbère était sur un fauteuil et où?… Chez le vieux veilleur de nuit. Il avait réussi à garder le réverbère en récompense de ses longs et loyaux services. Les trente-six hommes s'étaient moqués de lui, mais ils le lui avaient donné, puisqu'il le désirait tant. À présent, le réverbère était couché sur le fauteuil près du poêle chaud. Il prenait presque tout le fauteuil, comme si la chaleur l'avait fait grandir. Les vieux époux étaient à table en train de dîner et, émus, jetaient de temps en temps un regard sur le vieux réverbère; ils auraient voulu qu'il vienne s'installer à table avec eux. Ils habitaient, il est vrai, en sous-sol, à deux aunes sous terre et pour accéder au logement il fallait passer par une entrée pavée; mais il y faisait bien bon car la porte était calfeutrée avec des bouts de tissu. Tout y était propre et rangé, le lit était couvert d'un baldaquin, de petits rideaux décoraient les fenêtres et, derrière eux, il y avait deux pots de fleurs étranges. Christian, le marin, les avait apportés des Indes orientales ou occidentales, ils ne savaient plus exactement. C'étaient deux éléphants en terre, et on mettait la terre dans leurs dos ouverts. Dans l'un d'eux poussait une très belle ciboulette—il servait de potager aux petits vieux—dans l'autre fleurissait un grand géranium—c'était leur jardin. Au mur était accrochée une image coloriée, c'était «le Congrès de Vienne», de sorte qu'ils avaient dans leur chambre toute la cour royale et impériale! Une pendule à lourds poids de plomb faisait «tic-tac». Elle était toujours en avance, mais après tout cela valait mieux que si elle retardait, disaient les vieux. Le réverbère avait l'impression que le monde entier était à l'envers. Mais lorsque le vieux veilleur de nuit le regarda et se mit à raconter tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, par la pluie et la rouille, dans les nuits d'été courtes et claires ou dans les tempêtes de neige et comme il faisait bon de rentrer dans le petit logement du sous-sol, tout se remit en place pour le vieux réverbère. Il eut l'impression de sentir à nouveau le vent; oui, comme si le vent l'avait rallumé.
Les petits vieux étaient si travailleurs, si assidus, qu'ils ne passaient pas une seule petite heure à somnoler. Le dimanche après-midi, ils sortaient un livre, un récit de voyage de préférence, et le veilleur de nuit lisait à haute voix les pages sur les forêts vierges et les éléphants sauvages qui courent à travers l'Afrique, et la vieille femme écoutait avec beaucoup d'attention, jetant des coups d'œil sur leurs éléphants en terre qui servaient de pots de fleurs.
–C'est presque comme si j'y étais, disait-elle.
Et le réverbère souhaitait ardemment qu'il y eût une bougie de cire à portée de main et que quelqu'un songe à l'allumer et à la placer en lui, afin que la vieille femme puisse voir exactement tout comme le réverbère le voyait, les grands arbres aux branches enlacées les unes aux autres, les hommes à cheval, noirs et nus, et des troupeaux entiers d'éléphants écrasant les joncs et les broussailles.
–À quoi bon tous mes talents sans la moindre petite bougie de cire, soupirait le réverbère. Ils n'ont ici que de l'huile et une chandelle, cela ne suffit pas!
Un jour pourtant, un petit tas de restes de bougies apparut dans le petit appartement du sous-sol. Les plus grands bouts servaient à éclairer, les petits étaient utilisés par la vieille femme pour cirer son fil à coudre. La bougie de cire existait donc bel et bien, mais personne n'eut l'idée d'en mettre ne serait-ce qu'un petit bout dans le réverbère.
–Et voilà! Je suis ici avec mes talents rares, se lamenta doucement le réverbère, j'ai tant de choses en moi et je ne peux pas les partager avec eux. Je peux transformer leurs murs blancs en superbes tentures, en forêts profondes, en tout ce qu'ils pourraient souhaiter.... Et ils l'ignorent!
Le réverbère, propre et bien astiqué, était dans un coin où il se faisait toujours remarquer. Les gens disaient, il est vrai, que ce n'était qu'une vieillerie à mettre au rancart, mais les vieux aimaient leur réverbère et laissaient les gens parler.
Un jour, le jour d'anniversaire du vieil homme, la vieille femme s'approcha du réverbère, sourit doucement et dit:
–Aujourd'hui je l'allumerai.
Le réverbère grinça de son couvercle car il se dit: Enfin, la lumière leur vient!
Mais la veille femme ne lui donna pas de bougie, elle y versa de l'huile. Le réverbère brilla toute la soirée, mais il savait maintenant que le cadeau des étoiles, le plus magnifique de tous les cadeaux ne serait pour lui, dans cette vie-là, qu'un trésor perdu. Et soudain il rêva que les petits vieux étaient morts et qu'on l'amenait dans une fonderie pour y être fondu. Bien qu'il eût la faculté de s'effondrer en rouille et en poussière quand il le voudrait, il ne le fit pas. Il arriva dans la fonderie et fut transformé en bougeoir en fer, le plus beau de tous les bougeoirs pour bougies de cire. Il avait la forme d'un ange portant un bouquet dans ses mains, et on plaçait la bougie de cire au milieu du bouquet. Il avait sa place sur un bureau vert, dans une chambre bien agréable. Il y avait de nombreux livres et de beaux tableaux sur les murs. C'était la chambre d'un poète, et tout ce qu'il imaginait et écrivait apparaissait tout autour. La chambre se transformait en forêt sombre et profonde ou en pré ensoleillé traversé gravement par une cigogne ou en pont d'un navire sur une mer agitée.
–Que j'ai de talents! s'étonna le vieux réverbère en se réveillant. J'aurais presque envie d'être fondu! Mais non, cela ne doit pas arriver tant que les petits vieux sont de ce monde. Ils m'aiment tel que je suis. C'est comme si j'étais leur enfant, ils m'ont astiqué, m'ont donné de l'huile et j'ai ici une place aussi honorable que le Congrès de Vienne, et il n'y a pas plus noble que lui.
Et depuis ce temps, il était plus serein. Le vieux réverbère l'avait bien mérité.
Le vilain petit canard
Comme il faisait bon dans la campagne! C'était l'été. Les blés étaient dorés, l'avoine verte, les foins coupés embaumaient, ramassés en tas dans les prairies, et une cigogne marchait sur ses jambes rouges, si fines et si longues et claquait du bec en égyptien (sa mère lui avait appris cette langue-là).
Au-delà, des champs et des prairies s'étendaient, puis la forêt aux grands arbres, aux lacs profonds.
En plein soleil, un vieux château s'élevait entouré de fossés, et au pied des murs poussaient des bardanes aux larges feuilles, si hautes que les petits enfants pouvaient se tenir tout debout sous elles. L'endroit était aussi sauvage qu'une épaisse forêt, et c'est là qu'une cane s'était installée pour couver. Elle commençait à s'ennuyer beaucoup. C'était bien long et les visites étaient rares les autres canards préféraient nager dans les fossés plutôt que de s'installer sous les feuilles pour caqueter avec elle.
Enfin, un œuf après l'autre craqua. Pip, pip, tous les jaunes d'œufs étaient vivants et sortaient la tête.
–Coin, coin, dit la cane, et les petits se dégageaient de la coquille et regardaient de tous côtés sous les feuilles vertes. La mère les laissait ouvrir leurs yeux très grands, car le vert est bon pour les yeux.
–Comme le monde est grand, disaient les petits.
Ils avaient bien sûr beaucoup plus de place que dans l'œuf.
–Croyez-vous que c'est là tout le grand monde? dit leur mère, il s'étend bien loin, de l'autre côté du jardin, jusqu'au champ du pasteur—mais je n'y suis jamais allée.
«Êtes-vous bien là, tous?» Elle se dressa.» Non, le plus grand œuf est encore tout entier. Combien de temps va-t-il encore falloir couver? J'en ai par-dessus la tête.»
Et elle se recoucha dessus.
–Eh bien! comment ça va? demanda une vieille cane qui venait enfin rendre visite.
–Ça dure et ça dure, avec ce dernier œuf qui ne veut pas se briser. Mais regardez les autres, je n'ai jamais vu des canetons plus ravissants. Ils ressemblent tous à leur père, ce coquin, qui ne vient même pas me voir.
–Montre-moi cet œuf qui ne veut pas craquer, dit la vieille. C'est, sans doute, un œuf de dinde, j'y ai été prise moi aussi une fois, et j'ai eu bien du mal avec celui-là. Il avait peur de l'eau et je ne pouvais pas obtenir qu'il y aille. J'avais beau courir et crier. Fais-moi voir. Oui, c'est un œuf de dinde, sûrement. Laisse-le et apprends aux autres enfants à nager.
–Je veux tout de même le couver encore un peu, dit la mère. Maintenant que j'y suis depuis longtemps.
–Fais comme tu veux, dit la vieille, et elle s'en alla.
Enfin, l'œuf se brisa.
–Pip, pip, dit le petit en roulant dehors.
Il était si grand et si laid que la cane étonnée, le regarda.
–En voilà un énorme caneton, dit-elle, aucun des autres ne lui ressemble. Et si c'était un dindonneau, eh bien, nous allons savoir ça au plus vite.
Le lendemain, il faisait un temps splendide. La cane avec toute la famille S'approcha du fossé. Plouf! elle sauta dans l'eau. Coin! coin! commanda-t-elle, et les canetons plongèrent l'un après l'autre, même l'affreux gros gris.
–Non, ce n'est pas un dindonneau, s'exclama la mère. Voyez comme il sait se servir de ses pattes et comme il se tient droit. C'est mon petit à moi. Il est même beau quand on le regarde bien. Coin! coin: venez avec moi, je vous conduirai dans le monde et vous présenterai à la cour des canards. Mais tenez-vous toujours près de moi pour qu'on ne vous marche pas dessus, et méfiez-vous du chat.
Ils arrivèrent à l'étang des canards où régnait un effroyable vacarme. Deux familles se disputaient une tête d'anguille. Ce fut le chat qui l'attrapa.
–Ainsi va le monde! dit la cane en se pourléchant le bec.
Elle aussi aurait volontiers mangé la tête d'anguille.
–Jouez des pattes et tâchez de vous dépêcher et courbez le cou devant la vieille cane, là-bas, elle est la plus importante de nous tous. Elle est de sang espagnol, c'est pourquoi elle est si grosse. Vous voyez qu'elle a un chiffon rouge à la patte, c'est la plus haute distinction pour un canard. Cela signifie qu'on ne veut pas la manger et que chacun doit y prendre garde. Ne mettez pas les pattes en dedans, un caneton bien élevé nage les pattes en dehors comme père et mère. Maintenant, courbez le cou et faites coin!
Les petits obéissaient, mais les canards autour d'eux les regardaient et s'exclamaient à haute voix:
–Encore une famille de plus, comme si nous n'étions pas déjà assez. Et il y en a un vraiment affreux, celui-là nous n'en voulons pas.
Une cane se précipita sur lui et le mordit au cou.
–Laissez le tranquille, dit la mère. Il ne fait de mal à personne.
–Non, mais il est trop grand et mal venu. Il a besoin d'être rossé.
–Elle a de beaux enfants, cette mère! dit la vieille cane au chiffon rouge, tous beaux, à part celui-là: il n'est guère réussi. Si on pouvait seulement recommencer les enfants ratés!
–Ce n'est pas possible, Votre Grâce, dit la mère des canetons; il n'est pas beau mais il est très intelligent et il nage bien, aussi bien que les autres, mieux même. J'espère qu'en grandissant il embellira et qu'avec le temps il sera très présentable.
Elle lui arracha quelques plumes du cou, puis le lissa:
–Du reste, c'est un mâle, alors la beauté n'a pas tant d'importance.
–Les autres sont adorables, dit la vieille. Vous êtes chez vous, et si vous trouvez une tête d'anguille, vous pourrez me l'apporter.
Cependant, le pauvre caneton, trop grand, trop laid, était la risée de tous. Les canards et même les poules le bousculaient. Le dindon—né avec des éperons—et qui se croyait un empereur, gonflait ses plumes comme des voiles. Il se précipitait sur lui en poussant des glouglous de colère. Le pauvre caneton ne savait où se fourrer. La fille de basse-cour lui donnait des coups de pied. Ses frères et sœurs, eux-mêmes, lui criaient:
–Si seulement le chat pouvait te prendre, phénomène!
Et sa mère:
–Si seulement tu étais bien loin d'ici!
C'en était trop! Le malheureux, d'un grand effort s'envola par-dessus la haie, les petits oiseaux dans les buissons se sauvaient à tire d'aile.
«Je suis si laid que je leur fais peur», pensa-t-il en fermant les yeux.
Il courut tout de même jusqu'au grand marais où vivaient les canards sauvages. Il tombait de fatigue et de chagrin et resta là toute la nuit.
Au matin, les canards en voyant ce nouveau camarade s'écrièrent:
–Qu'est-ce que c'est que celui-là?
Notre ami se tournait de droite et de gauche, et saluait tant qu'il pouvait.
–Tu es affreux, lui dirent les canards sauvages, mais cela nous est bien égal pourvu que tu n'épouses personne de notre famille.
Il ne songeait guère à se marier, le pauvre! Si seulement on lui permettait de coucher dans les roseaux et de boire l'eau du marais.
Il resta là deux jours. Vinrent deux oies sauvages, deux jars plutôt, car c'étaient des mâles, il n'y avait pas longtemps qu'ils étaient sortis de l'œuf et ils étaient très désinvoltes.
–Écoute, camarade, dirent-ils, tu es laid, mais tu nous plais. Veux-tu venir avec nous et devenir oiseau migrateur? Dans un marais à côté il y a quelques charmantes oiselles sauvages, toutes demoiselles bien capables de dire coin, coin (oui, oui), et laid comme tu es, je parie que tu leur plairas.
Au même instant, il entendit Pif! Paf!, les deux jars tombèrent raides morts dans les roseaux, l'eau devint rouge de leur sang. Toute la troupe s'égailla et les fusils claquèrent de nouveau.
Des chasseurs passaient, ils cernèrent le marais, il y en avait même grimpés dans les arbres. Les chiens de chasse couraient dans la vase. Platch! Platch! Les roseaux volaient de tous côtés; le pauvre caneton, épouvanté, essayait de cacher sa tête sous son aile quand il vit un immense chien terrifiant, la langue pendante, les yeux étincelants. Son museau, ses dents pointues étaient déjà prêts à le saisir quand—Klap! il partit sans le toucher.
–Oh! Dieu merci! je suis si laid que même le chien ne veut pas me mordre.
Il se tint tout tranquille pendant que les plombs sifflaient et que les coups de fusils claquaient.
Le calme ne revint qu'au milieu du jour, mais le pauvre n'osait pas se lever, il attendit encore de longues heures, puis quittant le marais il courut à travers les champs et les prés, malgré le vent qui l'empêchait presque d'avancer.
Vers le soir, il atteignit une pauvre masure paysanne, si misérable qu'elle ne savait pas elle-même de quel côté elle avait envie de tomber, alors elle restait debout provisoirement. Le vent sifflait si fort qu'il fallait au caneton s'asseoir sur sa queue pour lui résister. Il s'aperçut tout à coup que l'un des gonds de la porte était arraché, ce qui laissait un petit espace au travers duquel il était possible de se glisser dans la cabane. C'est ce qu'il fit.
Une vieille paysanne habitait là, avec son chat et sa poule. Le chat pouvait faire le gros dos et ronronner. Il jetait même des étincelles si on le caressait à rebrousse-poil. La poule avait les pattes toutes courtes, elle pondait bien et la femme les aimait tous les deux comme ses enfants.
Au matin, ils remarquèrent l'inconnu. Le chat fit chum et la poule fit cotcotcot.
–Qu'est-ce que c'est que ça! dit la femme.
Elle n'y voyait pas très clair et crut que c'était une grosse cane égarée.
«Bonne affaire, pensa-t-elle, je vais avoir des œufs de cane. Pourvu que ce ne soit pas un mâle. Nous verrons bien.»
Le caneton resta à l'essai, mais on s'aperçut très vite qu'il ne pondait aucun œuf. Le chat était le maître de la maison et la poule la maîtresse. Ils disaient: «Nous et le monde», ils pensaient bien en être la moitié, du monde, et la meilleure. Le caneton était d'un autre avis, mais la poule ne supportait pas la contradiction.
–Sais-tu pondre? demandait-elle.
–Non.
–Alors, tais-toi.
Et le chat disait:
–Sais-tu faire le gros dos, ronronner?
–Non.
–Alors, n'émets pas des opinions absurdes quand les gens raisonnables parlent. Le caneton, dans son coin, était de mauvaise humeur; il avait une telle nostalgie d'air frais, de soleil, une telle envie de glisser sur l'eau. Il ne put s'empêcher d'en parler à la poule.
–Qu'est-ce qui te prend, répondit-elle. Tu n'as rien à faire, alors tu te montes la tête. Tu n'as qu'à pondre ou à ronronner, et cela te passera.
–C'est si délicieux de glisser sur l'eau, dit le caneton, si exquis quand elle vous passe par-dessus la tête et de plonger jusqu'au fond!
–En voilà un plaisir, dit la poule. Tu es complètement fou. Demande au chat, qui est l'être le plus intelligent que je connaisse, s'il aime glisser sur l'eau ou plonger la tête dedans. Je ne parle même pas de moi. Demande à notre hôtesse, la vieille paysanne. Il n'y a pas plus intelligent. Crois-tu qu'elle a envie de nager et d'avoir de l'eau par-dessus la tête?
–Vous ne me comprenez pas, soupirait le caneton.
–Alors, si nous ne te comprenons pas, qui est-ce qui te comprendra! Tu ne vas tout de même pas croire que tu es plus malin que le chat ou la femme… ou moi-même! Remercie plutôt le ciel de ce qu'on a fait pour toi. N'es-tu pas là dans une chambre bien chaude avec des gens capables de t'apprendre quelque chose? Mais tu n'es qu'un vaurien, et il n'y a aucun plaisir à te fréquenter. Remarque que je te veux du bien et si je te dis des choses désagréables, c'est que je suis ton amie. Essaie un peu de pondre ou de ronronner!
–Je crois que je vais me sauver dans le vaste monde, avoua le caneton.
–Eh bien! vas-y donc.
Il s'en alla.
L'automne vint, les feuilles dans la forêt passèrent du jaune au brun, le vent les faisait voler de tous côtés. L'air était froid, les nuages lourds de grêle et de neige, dans les haies nues les corbeaux croassaient kré! kru! krà! oui, il y avait de quoi grelotter. Le pauvre caneton n'était guère heureux.
Un soir, au soleil couchant, un grand vol d'oiseaux sortit des buissons. Jamais le caneton n'en avait vu de si beaux, d'une blancheur si immaculée, avec de longs cous ondulants. Ils ouvraient leurs larges ailes et s'envolaient loin des contrées glacées vers le midi, vers les pays plus chauds, vers la mer ouverte. Ils volaient si haut, si haut, que le caneton en fut impressionné; il tournait sur l'eau comme une roue, tendait le cou vers le ciel… il poussa un cri si étrange et si puissant que lui-même en fut effrayé.
Jamais il ne pourrait oublier ces oiseaux merveilleux! Lorsqu'ils furent hors de sa vue, il plongea jusqu'au fond de l'eau et quand il remonta à la surface, il était comme hors de lui-même. Il ne savait pas le nom de ces oiseaux ni où ils s'envolaient, mais il les aimait comme il n'avait jamais aimé personne. Il ne les enviait pas, comment aurait-il rêvé de leur ressembler....
L'hiver fut froid, terriblement froid. Il lui fallait nager constamment pour empêcher l'eau de geler autour de lui. Mais, chaque nuit, le trou où il nageait devenait de plus en plus petit. La glace craquait, il avait beau remuer ses pattes, à la fin, épuisé, il resta pris dans la glace.
Au matin, un paysan qui passait le vit, il brisa la glace de son sabot et porta le caneton à la maison où sa femme le ranima.
Les enfants voulaient jouer avec lui, mais lui croyait qu'ils voulaient lui faire du mal, il s'élança droit dans la terrine de lait éclaboussant toute la pièce; la femme criait et levait les bras au ciel. Alors, il vola dans la baratte où était le beurre et, de là, dans le tonneau à farine. La paysanne le poursuivait avec des pincettes; les enfants se bousculaient pour l'attraper… et ils riaient… et ils criaient. Heureusement, la porte était ouverte! Il se précipita sous les buissons, dans la neige molle, et il y resta anéanti.
Il serait trop triste de raconter tous les malheurs et les peines qu'il dut endurer en ce long hiver. Pourtant, un jour enfin, le soleil se leva, déjà chaud, et se mit à briller. C'était le printemps.
Alors, soudain, il éleva ses ailes qui bruirent et le soulevèrent, et avant qu'il pût s'en rendre compte, il se trouva dans un grand jardin plein de pommiers en fleurs. Là, les lilas embaumaient et leurs longues branches vertes tombaient jusqu'aux fossés.
Comme il faisait bon et printanier! Et voilà que, devant lui, sortant des fourrés trois superbes cygnes blancs s'avançaient. Il ébouriffaient leurs plumes et nageaient si légèrement, et il reconnaissait les beaux oiseaux blancs. Une étrange mélancolie s'empara de lui.
–Je vais voler jusqu'à eux et ils me battront à mort, moi si laid, d'avoir l'audace de les approcher! Mais tant pis, plutôt mourir par eux que pincé par les canards, piqué par les poules ou par les coups de pied des filles de basse-cour!
Il s'élança dans l'eau et nagea vers ces cygnes pleins de noblesse. À son étonnement, ceux-ci, en le voyant, se dirigèrent vers lui.
–Tuez-moi, dit le pauvre caneton en inclinant la tête vers la surface des eaux.
Et il attendit la mort.
Mais alors, qu'est-ce qu'il vit, se reflétant sous lui, dans l'eau claire? C'était sa propre image, non plus comme un vilain gros oiseau gris et lourdaud… il était devenu un cygne!!!
Car il n'y a aucune importance à être né parmi les canards si on a été couvé dans un œuf de cygne!
Il ne regrettait pas le temps des misères et des épreuves puisqu'elles devaient le conduire vers un tel bonheur! Les grands cygnes blancs nageaient autour de lui et le caressaient de leur bec.
Quelques enfants approchaient, jetant du pain et des graines. Le plus petit s'écria:—Oh! il y en a un nouveau.
Et tous les enfants de s'exclamer et de battre des mains et de danser en appelant père et mère.
On lança du pain et des gâteaux dans l'eau. Tous disaient: «Le nouveau est le plus beau, si jeune et si gracieux.» Les vieux cygnes s'inclinaient devant lui.
Il était tout confus, notre petit canard, et cachait sa tête sous l'aile, il ne savait lui-même pourquoi. Il était trop heureux, pas du tout orgueilleux pourtant, car un grand cœur ne connaît pas l'orgueil. Il pensait combien il avait été pourchassé et haï alors qu'il était le même qu'aujourd'hui où on le déclarait le plus beau de tous! Les lilas embaumaient dans la verdure, le chaud soleil étincelait. Alors il gonfla ses plumes, leva vers le ciel son col flexible et de tout son cœur comblé il cria: «Aurais-je pu rêver semblable félicité quand je n'étais que le vilain petit canard!»