Kitabı oku: «Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868», sayfa 18
CIX
AU MÊME
Paris, 2 juin 1861.
Je te vois très tourmenté; je ne puis rien te dire de rassurant. Alexis cherche à te trouver une place à Paris, et c'est précisément parce qu'il la cherche, qu'il ne la trouvera pas. Je suis aussi incapable que lui de changer ta position. C'est à toi à te faire ton sort et à ne pas te mettre dans des embarras dont personne au monde ne pourra t'aider à sortir. Je suis allé chez madame Lawsson; elle va mieux, elle était sortie. Les répétitions du Freyschütz sont abandonnées. On m'a fait perdre un mois pour rien.
Comme compensation on m'a demandé de monter l'Alceste, ainsi que j'avais monté Orphée au Théâtre-Lyrique, en m'offrant les droits d'auteur complets; pour des raisons musicales qu'il serait trop long de t'expliquer, j'ai refusé. On croit dans ce monde-là que l'on pourrait faire faire pour de l'argent les choses les plus contraires à la conscience de l'artiste; je viens de leur prouver que cette opinion était fausse.
Les Troyens sont décidément admis à l'Opéra. Mais il y a Gounod et Gevaert à passer avant moi; en voilà pour deux ans. Gounod a passé sur le corps de Gevaert, qui devait être joué le premier. Et ils ne sont prêts ni l'un ni l'autre; et moi, je pourrais être mis en répétition demain. Et Gounod ne pourra être joué au plus tôt qu'en mars 1862.
Mon obstination à refuser de monter Alceste fait du bruit et contrarie beaucoup de gens.
On ferait mieux de ne pas s'amuser à perdre du temps et de l'argent pour insulter un chef-d'œuvre de Gluck, et de monter les Troyens tout de suite.
Mais, comme le bon sens indique cela, c'est cela qu'on ne fera pas. Liszt vient de faire la conquête de l'empereur: il a joué à la cour la semaine dernière, et hier il a été nommé commandeur de la Légion d'honneur. Ah! quand on joue du piano!..
Je n'ai pas encore fini ma partition de Béatrice; je puis si rarement y travailler. Pourtant cela avance peu à peu.
CX
AU MÊME
[23 octobre 1861.]
J'ai reçu tes deux lettres avec les détails que contenait la première sur ta prochaine position. Je la trouve plus avantageuse que je n'avais espéré. Avec 200 francs par mois, étant logé et nourri (car ton navire est ta maison quand tu voyages), tu seras assez à l'aise. Mais tu ne me dis pas quelle assurance tu as d'être deuxième lieutenant. Je serai embarqué, me dis-tu, j'aurai tout. Qui donc a pu te dire quelque chose de positif à cet égard? tu me le laisses ignorer complétement. Tâche d'observer la diète quand tes maux d'estomac te tourmentent; il paraît que c'est le grand moyen de les conjurer. J'ai travaillé hier pendant sept heures à un petit ouvrage en un acte que j'ai entrepris; je ne sais si je t'en ai parlé. C'est très joli, mais très difficile à bien traiter. J'aurai encore longtemps à travailler au poème; il m'arrive si rarement de pouvoir y songer avec suite. Puis la musique aura son tour. Rien de nouveau pour les Troyens, sinon que le Théâtre-Lyrique approche de plus en plus de sa ruine, pendant que sa nouvelle salle s'élève. Je voudrais que la catastrophe fût déjà accomplie; on aurait une nouvelle administration moins malheureuse et moins maladroite que celle qui existe. Tu as donc entendu le finale de la Vestale? Tu me dis le duo, tu te trompes. La phrase citée dans ta lettre appartient au finale, à moins qu'on n'ait fait à Marseille un pot-pourri des deux.
CXI
AU MÊME
Paris, lundi 28 octobre 1861.
Cher Louis,
Si je ne savais pas quelle détestable influence le chagrin peut avoir sur les meilleurs caractères, je serais capable de te répondre de tristes vérités; tu m'as blessé au cœur et atrocement, et avec un sang-froid que dénote le choix de tes expressions. Mais je t'excuse et je t'embrasse; tu n'es pas, malgré tout, un mauvais fils. Quelqu'un qui lirait ta lettre sans rien savoir de notre position à tous les deux, croirait que je suis sans affection réelle pour toi, que le monde dit que tu n'es pas mon fils; que j'aurais pu et que je pourrais, si je voulais, te trouver une meilleure position, que j'ai tort de ne pas t'engager à venir à Paris solliciter UNE PLACE, et à quitter celle que tu as; que je t'ai humilié en te comparant à je ne sais quel héros de Béranger auquel tu fais allusion. Tiens, franchement et sans vouloir récriminer, tu as été trop loin… et j'éprouve une douleur qui ne m'était pas connue… De bonne foi, est-ce ma faute si je ne suis pas riche, si je n'ai pas de quoi te faire vivre tranquille, en oisif, à Paris avec ta femme, ton enfant ou tes enfants, si tu en as d'autres?.. Y a-t-il l'ombre de justice à me reprocher cela? Tu m'as écrit au milieu d'août à Bade; depuis lors, pas un mot; tu m'as laissé deux mois et demi sans savoir ce que tu étais devenu; Alexis n'en savait pas davantage. A présent tu m'écris avec des expressions d'ironie… Ah! pauvre cher Louis, ce n'est pas bien.
Ne t'inquiète pas de ce que tu dois à ton tailleur; le billet sera payé quand on me le présentera. Si tu veux que je te débarrasse plus tôt de cette dette, envoie-moi l'adresse du tailleur et j'irai l'acquitter. Il est vrai que je te croyais plus jeune; ne vas-tu pas me faire un crime aussi de ne pas avoir la mémoire des dates? Est-ce que je sais quel âge avaient mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère, quand ils sont morts; faut-il en conclure que je ne les aimais pas?.. Ah! vraiment… mais j'ai l'air de me justifier. Oui, je le répète, le chagrin te fait délirer, et voilà pourquoi je ne puis que t'aimer et te plaindre davantage. Tu me parles de solliciter pour toi, mais qui? et pour obtenir quoi? Tu sais bien qu'il n'y a personne de plus maladroit que moi en sollicitations. Dis-moi clairement ce que je puis faire et je le ferai. Je n'ai pas reçu de lettre de Morel.
Que pourrait-il me dire?
Adieu, cher ami, cher fils, cher malheureux par ta faute et non par la mienne.
Je t'embrasse de tout mon cœur et j'attends de tes nouvelles par le prochain courrier.
CXII
A M. AUGUSTE MOREL
Paris, dimanche soir, 2 mars 1862.
Mon cher Morel,
Soyez assez bon pour me donner des nouvelles de Louis. Est-il parti pour les Indes? Ce que j'avais prévu est arrivé: il ne m'a pas écrit une ligne. Je ne puis vous dire à ce sujet rien que vous n'ayez dès longtemps deviné; mais j'avoue que ce chagrin est un des plus poignants que j'aie jamais éprouvés. Je vous écris au travers d'un de ces abominables feuilletons dont on ne sait comment se tirer. Je cherche à soutenir un peu ce malheureux X… qui vient de faire un fiasco, comme on n'en vit jamais. Il n'y a rien dans sa partition, absolument rien. Comment soutenir ce qui n'a ni os ni muscles? Et pourtant il faut que je trouve quelque chose à louer. Le poème est au-dessous de tout. Cela n'a pas l'ombre d'intérêt ni du bon sens. Et c'est son troisième fiasco. Eh bien, il en fera un quatrième! On ne fait plus des douzaines d'opéras… beaux. Paesiello en a écrit cent soixante-dix; mais quels opéras! et qu'en reste-t il?
En fait de symphonies, Mozart en écrivit dix-sept dont trois sont belles, et encore!.. Le bon Haydn seul a fait une grande quantité de jolies choses en ce genre. Beethoven a fait sept chefs-d'œuvre. Mais Beethoven n'est pas un homme. Et quand on n'est qu'un homme, il ne faut pas trancher du dieu.
CXIII
A LOUIS BERLIOZ
Dimanche soir, 15 mars [1862].
Cher ami,
Comment peux-tu, quand tu es en France (l'Algérie c'est la France), me laisser si longtemps sans nouvelles de toi? Enfin tout va bien. Excepté moi qui viens encore de passer trente heures à me tordre dans mon lit. Je t'écris avant de me recoucher, seul au coin de mon feu. Je n'ai de lettres de personne; ni mon oncle, ni mes nièces ne m'ont écrit depuis un temps fort long. Les événements de notre monde musical ne sont pas réjouissants. La chute de la Reine de Sabba a effarouché le ministre, qui ne sait plus quel parti prendre; pour mettre à couvert sa responsabilité, il voudrait un opéra nouveau, d'un maître consacré par de nombreux succès à l'Opéra. Mais Meyerbeer ne veut pas, Halévy est mourant ou mort à cette heure (à Nice), Auber n'a rien fait. Le ministre n'ose pas encore se décider en ma faveur. En conséquence, on ne fait rien et on ne décide rien. Madame Charton-Demeur vient d'avoir un grand succès au Théâtre-Italien; il faut espérer qu'on aura le bon sens de l'engager à l'Opéra. Si on lui fait des propositions, elle demandera à débuter dans les Troyens. En attendant, nous répétons chez moi tous les mardis Béatrice, qui paraîtra au théâtre de Bade le 6 août… J'ai fini tout ce que j'avais à faire, et je me garderai bien de recommencer un autre ouvrage. Notre maison était sur le point de s'écrouler tant elle était mal bâtie. Les architectes de la ville sont intervenus et ont obligé le propriétaire à d'immenses réparations. Dans quelques semaines, nous serons forcés de déménager et de faire tout transporter au deuxième étage, que l'on répare maintenant; puis il faudra remonter. Quel tracas! sans indemnité ni compensation d'aucune sorte. Notre grand cousin de Toulouse vient de mourir.
Tout le monde ici t'envoie mille amitiés.
CXIV
AU MÊME
Paris, 17 juin 1862.Cher Louis,
Tu as dû recevoir une dépêche télégraphique et, ce matin, une lettre de moi105. Je t'écris encore ce matin pour te dire que je vais passablement par moments et qu'il n'est pas nécessaire que tu viennes. Mes nièces m'ont offert aussi de venir. Mais je sens qu'il vaut mieux pour le moment que je reste livré à moi-même. Ce que je voudrais, c'est que tu puisses venir à Bade me retrouver le 6 ou le 7 août; je sais que cela te ferait aussi un grand plaisir d'assister aux dernières répétitions et à la première représentation de mon opéra. Au moins, dans l'intervalle de mes occupations forcées, tu serais mon compagnon; je te présenterais à mes amis, enfin je serais avec toi. Il s'agit de savoir si tu pourras sans danger t'absenter, au moment où ton navire sera sur le point de partir. Tu retournerais à Marseille le 11 août, la première représentation ayant lieu le 9.
Je ne sais pas non plus de quel argent je pourrai disposer pour te l'envoyer; les dépenses de la triste cérémonie de la translation de Saint-Germain sont considérables et je ne les connais pas encore. Et puis j'ai peur de te faire venir dans cette ville de jeu et de joueurs. Pourtant, si tu me donnes ta parole d'honneur de ne pas risquer seulement un florin, j'aurai confiance en toi, et je me résignerai à la douleur de notre séparation quand tu me quitteras pour partir; douleur qui sera bien plus vive dans ces nouvelles circonstances. Dis-moi ce que tu penses à ce sujet.
Adieu, cher Louis. Hier, ma belle-mère est revenue de Saint-Germain, où elle était allée; ne me voyant pas paraître à dîner mardi, elle se doutait de quelque malheur. Elle y est arrivée comme M. et madame Laroche et moi venions d'en partir et n'a plus trouvé que le cadavre de sa fille… Depuis ce jour, elle y était restée à moitié folle et gardée par une de ses amies qui était venue à son secours, et je ne l'avais pas revue. Tu penses, en nous retrouvant, quel déchirement!
Écris-moi, cher, cher Louis.
CXV
AU MÊME
Paris, 12 juillet [1862].
Je t'écris aussi dans un moment de fatigue; j'éprouve un soulagement si grand à causer un peu avec toi. Oui, j'étais heureux, la nuit, de te savoir là près de moi… Mais je ne veux pas t'attrister, j'aime mieux envisager la nouvelle position où tu te trouves et l'amélioration prochaine de ton sort.
Tu ne feras pas de ces interminables voyages qui t'eussent éloigné de moi si longtemps. Dans quelques années, tu auras de beaux appointements et des bénéfices dans les entreprises navales. Et nous nous verrons plus souvent. Je ne veux voir que cela. J'ai reçu ce matin une lettre du régisseur de Bade, qui m'annonce que mes chœurs sont sus et qu'ils produisent beaucoup d'effet. Il compte sur un grand succès (comme s'il connaissait le reste de la partition!). Tout n'est que prévention dans ce monde-là. Hier, nous avons répété à l'Opéra-Comique; tout le monde y était par extraordinaire, et nous avons commencé à régler la mise en scène.
Je vais à l'Institut aujourd'hui pour la première fois depuis un mois.
J'ai rendu à Alexis le linge qu'il t'avait prêté. J'espère que ton genou est guéri, tu ne m'en parles pas.
Adieu, cher ami; je t'embrasse de tout mon cœur. Ma belle-mère te remercie de ton souvenir.
CXVI
AU MÊME
Bade, dimanche 10 août [1862].
Cher Louis,
Grand succès! Béatrice a été applaudie d'un bout à l'autre, on m'a rappelé je ne sais combien de fois. Tous mes amis sont dans la joie. Moi, j'ai assisté à cela dans une insensibilité complète; c'était un de mes jours de souffrance et tout m'était indifférent.
Aujourd'hui, je suis mieux, et les amis qui viennent me féliciter me font grand plaisir. Madame Charton-Demeur a été admirablement charmante, et Montaubry nous a présenté un Bénédict élégant et distingué. Le duo, que tu connais, chanté par mademoiselle Montrose et madame Geoffroy dans une jolie décoration et sous un clair de lune très habilement fait par le machiniste, a produit un effet monstre, on ne finissait pas d'applaudir. Allons, je t'embrasse, tu dois être content. Mais tu es demeuré bien longtemps sans m'écrire. Pourquoi donc te fait-on ainsi courir de navire en navire? Je tâcherai de retourner à Paris ces jours-ci; alors ne m'écris plus à Bade.
Je n'ai que le temps de t'embrasser; on me tiraille de tous côtés. Il faut que j'aille remercier mes acteurs qui sont, eux aussi, tout joyeux.
CXVII
A PAUL SMITH 106
Paris, 28 septembre 1862.
Vous êtes un terrible homme. Votre article sur mon petit livre A travers chants contient, au début, un des plus atroces mots à double détente que des gens de notre profession aient jamais trouvé. J'en suis la victime, mais je l'admire et je vous l'envie. L'art avant tout!
Eh bien, voyez quelle est ma bonté d'âme et mon amour pour la famille des gens d'esprit: si je rencontrais jamais un mot de cette subtile férocité qui vous fût applicable, je ne vous l'appliquerais pas, non, croyez-moi; je le mettrais à l'adresse de quelqu'un de mes ennemis, qui, on le sait, ne sont pas de votre famille.
Quel est donc ce mot à la congrève, diront quelques gens qui ne voient pas aussi loin que leur nez? Je ne suis pas assez… ennemi de moi-même pour le dire. Qu'ils cherchent! En tout cas, je vous le pardonne, parce qu'il est beau, et que vous ne l'avez pas fait exprès. Mais ce que je ne vous pardonnerai jamais, c'est de n'avoir pas corrigé vos épreuves. Comment! vous me faites dire en citant ma prose: L'école du petit chien est celle des chanteuses dont la voix extraordinairement étendue dans le CHANT, pour étendue dans le HAUT. Ailleurs vous poussez l'indifférence pour le bon sens (d'autrui) jusqu'à me faire dire dans ma paraphrase du to be or not to be: Ou s'armer contre ce torrent de maures, pour ce torrent de MAUX! C'est trop fort!
J'aimerais mieux que vous eussiez trouvé deux autres mots à double détente, comme le premier, et recevoir une vraie bordée de votre revolver, que de subir des coquilles de cette dimension, coquilles qui me feront prendre pour une huître. Je sais bien que vous l'avez fait exprès, à l'inverse du mot susmentionné; mais c'est justement pour cela que j'en conserverai une rancune avec laquelle j'ai le chagrin d'être, mon cher ami, votre tout meurtri (c'est trop faible en français), your murdered.
CXVIII
A LOUIS BERLIOZ
Vers 1863.
Cher ami,
Je viens de recevoir ta triple lettre et j'en ai été vivement touché. Tu me dis des choses que je pense souvent, mais que je n'écris jamais; tu vois le monde intérieur que le vulgaire ne voit pas; merci, cher ami.
Je voudrais bien, comme tu le dis, passer quelque temps à ton bord, sous le grand œil du ciel et loin de notre petit monde; et je te l'eusse déjà proposé, si je n'étais retenu par les liens de Gulliver, la santé, l'argent, le mal de mer, mes petites places.
Je me suis levé aujourd'hui. On a trouvé le moyen de me replonger dans la musique, et le remède a opéré. Madame Demeur est venue me prier de lui apprendre son rôle d'Armide qu'on a mis à l'étude au Théâtre-Lyrique, et Carvalho est venu de son côté me demander de diriger ses répétitions. Je ne suis pas sûr qu'on parvienne à se tirer d'une si énorme tâche. Personne n'en connaît une mesure, ni un mot, ni une intention. Il faut, tout leur apprendre; chacun marche à tâtons et patauge dans ce sublime. Alors, tous les jours madame Charton vient chez moi avec Saint-Saëns, le grand pianiste que tu connais et qui sait fort bien son Gluck, et nous travaillons à remonter cette pauvre femme, qui se décourage et qui ne comprenait RIEN d'abord à son rôle.
Tu sauras que le ministre des beaux-arts vient d'augmenter les appointements des professeurs du Conservatoire et que les miens ont été doublés. Ainsi, au mois de mars prochain, au lieu de 118 francs par mois, je toucherai 236 francs. Cela m'aidera beaucoup.
J'ai à recevoir pour toi, ce mois-ci, trente francs pour un semestre de deux obligations ottomanes que j'ai achetées sur ton argent. Dans six mois, encore autant.
Te voilà rentier. Adieu, cette lettre m'a diablement fatigué. Quand espères-tu venir me voir?
CXIX
A M. ET MADAME MASSART
Weimar, 9 avril 1863.
Que c'est gentil à vous, chers amis, de m'avoir écrit tous les trois! Vous allez vous moquer de moi; eh bien, vous aurez tort; cette idée m'a ravi.
Je vous écris en me levant à une heure. On m'a fait passer une partie de la nuit à un banquet qui m'a été offert, après la première représentation107, par les artistes de Weimar, réunis à ceux qui étaient venus des villes voisines et même de Dresde et de Leipzig. Le succès de Béatrice a été flambant, l'exécution excellente dans son ensemble. Les grands-ducs et la grande-duchesse et la reine de Prusse m'ont accablé de compliments. La reine surtout m'a dit des choses, oh! mais des choses que je n'ose vous répéter. Le morceau qu'elle aime le plus, c'est le trio des trois femmes, tout en avouant que le duo est une invention ravissante, et que l'air de Béatrice et la fugue comique lui plaisent infiniment.
On m'annonce pour demain une bordée d'applaudissements à démolir la salle.
L'orchestre va à merveille et tout l'ensemble vocal se comporte musicalement. La Béatrice est délicieusement jolie et une artiste véritable; seulement elle reste trop allemande et rend cette lionne sicilienne presque sentimentale.
Adieu, chers amis; je ne reviendrai pas à Paris aussitôt que je l'avais cru; le prince de Hohenzollern, qui habite Lowenberg, en Silésie, à cent vingt lieues d'ici, m'envoie chercher pour lui diriger un concert composé de:
Ouverture du Roi Lear.
Adagio de Roméo et Juliette.
La fête chez Capulet (du même).
Ouverture du Carnaval Romain.
La symphonie d'Harold.
Son orchestre sait tout cela presque par cœur; je lui ferai faire (à l'orchestre) trois répétitions et tout devra marcher pas trop mal.
Voyez-vous ces princes qui se donnent le luxe d'avoir des orchestres de soixante musiciens et de donner de pareils concerts à leurs amis!
Je serre les trois savantes mains et je remercie les trois bons cœurs de leur souvenir.
CXX
AUX MÊMES
Lowenberg, 19 avril 1863.
Voici encore un bulletin de la grande armée.
La seconde représentation de Béatrice à Weimar a été ce qu'on m'avait annoncé qu'elle serait; j'ai été rappelé après le premier acte et après la deuxième. Je vous fais grâce de toutes les charmantes flatteries des artistes et du grand-duc. Me voilà maintenant à Lowenberg chez le prince de Hohenzollern, que je n'avais pas revu depuis 1843. Hélas! que de choses se sont passées pendant ces vingt ans! Il est devenu, lui, impotent, goutteux; mais sa gaieté lui est restée et son amour pour la musique semble avoir augmenté. Il m'adore littéralement. Son orchestre sait à fond toutes mes symphonies et ouvertures. Et c'est un charmant orchestre de cinquante musiciens musiciens. Le prince a fait construire, dans son château de Lowenberg, une délicieuse salle de concerts d'une sonorité parfaite, avec foyer derrière l'orchestre, bibliothèque musicale, tout ce qu'il faut. Il m'a donné un appartement à côté de ce bijou de salle, et tous les jours, à quatre heures, on entre dans mon salon m'annoncer que l'orchestre est réuni. J'ouvre deux portes et je trouve les cinquante artistes immobiles à leur poste, silencieux et bien d'accord. Ils se lèvent courtoisement quand je monte à mon pupitre; je prends mon bâton, je marque le premier temps, et tout part. Et comme ils vont ces gaillards! Figurez-vous qu'à la première répétition ils ont exécuté le FINALE d'Harold sans fautes, et l'adagio de Roméo et Juliette sans manquer un accent!.. Le maître de chapelle Seifriz me disait après cet adagio: «Ah! monsieur, quand nous… écoutons cette morceau, nous… toujours… en larmes».
Savez-vous, chers amis, ce qui me touche le plus dans les témoignages d'affection que je reçois? C'est de voir que je suis mort. Il s'est passé en vingt ans tant de choses que j'ai l'impertinence d'appeler progressives! on m'exécute à peu près partout.
Un maître de Breslau vient d'arriver ici; il me dit que la Société musicale placée sous sa direction a exécuté, le mois dernier, le scherzo de la Fée Mab avec les honneurs du bis; celui de Dresde est venu à Weimar la semaine dernière et m'a appris plusieurs faits de la même nature. Or a joué des fragments du Requiem à Leipzig, il y a un mois; mon ouverture du Corsaire se joue partout, et je ne l'ai, moi, entendue qu'une fois. Les autres ouvertures, celle du Roi Lear surtout, et celle de Benvenuto Cellini, se jouent souvent, et ce sont précisément les moins connues à Paris. Avant-hier (riez, ou souriez, chère madame), je me suis surpris, en conduisant l'ouverture du Roi Lear, à ne pouvoir retenir quelque humidité qui voulait tomber de mes yeux. Je me disais que peut-être le father Shakespeare ne me maudirait pas d'avoir osé faire parler ainsi son vieux roi breton et sa douce Cordélia. J'avais oublié cette ouverture que j'écrivis à Nice en 1831.
Il n'y avait point de harpe à Lowenberg, le prince a fait venir la harpiste de Weimar (cent vingt lieues)…
J'ai été interrompu cinq fois pendant que je vous écrivais. Le prince est dans son lit, retenu par la goutte, et furieux de ne pouvoir assister à nos répétitions. A tout instant il m'envoie chercher; pendant les dîners, auxquels il a la bonté d'inviter les artistes étrangers arrivés ici pour le concert de demain, il m'écrit des billets au crayon qu'un grand laquais galonné m'apporte sur un plat d'argent et auxquels je réponds entre la poire et le baba (car il n'y a pas de frommage ici) (y a-t-il deux m à frommage? je ne crois pas). Puis je vais passer une demi-heure à côté de son lit, et il me dit des choses!.. Il connaît tout ce que j'ai écrit en prose et en musique. Ce matin, il m'a dit: «Venez, que je vous embrasse; je viens de lire votre analyse de la Symphonie pastorale…» Il n'ose pas se lever pour la répétition d'aujourd'hui dans la crainte d'éprouver une rechute qui l'empêcherait d'assister demain au concert. Il aime ce que j'aime en musique et il déteste ce que je hais.
Croiriez-vous que les quatre répétitions et les deux représentations de Béatrice que j'ai conduites à Weimar, ne m'ont pas fatigué, à beaucoup près, autant que les répétitions du concert de Lowenberg. Je suis brisé, moulu. C'est que l'orchestre de théâtre est un esclave; il agit en esclave placé dans une cave; l'orchestre de concert est un roi placé sur un trône. Et puis ces grandes passions des symphonies me retournent le cœur un peu plus brutalement que les sentiments d'un opéra de demi-caractère comme Béatrice.
Pourquoi n'êtes-vous pas là? quel charme ce serait, pour les auditeurs intelligents qui m'entourent, de vous entendre!.. Il y a pourtant, mon cher Jacquard, un jeune homme de dix-sept ans qui serait digne d'être votre élève; mais il n'a pas une basse comme votre bien-aimée. – J'y vais! – On vient me chercher; l'orchestre est à son poste et d'accord; je vais me chanter la scène de Roméo et Juliette; je penserai à vous. Ah! comme ils disent bien la phrase:
