Kitabı oku: «Voyage musical en Allemagne et en Italie, II», sayfa 5
– Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été renversée! Oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité, que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison, l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n'admire pas! car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, et si elle les condamne formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa profonde sensibilité; qu'on le mène aux carrières…
…
L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte déjà fort sombre de mon caractère à cette époque.
IX
VINCENZA
Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement.
Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes visites à l'atelier de son bello Francese. Un jour je l'y trouvai. G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa délirante passion.
Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages, mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G… des doutes sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait quelquefois G… des journées entières sur la promenade du Pincio, où elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières. J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du Poussin.
– Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?
Rien.
– Vous ne voulez pas me répondre?
Rien.
– Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie…
– Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas.
– Mais que venez-vous faire ici, seule?
– Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais me noyer.
Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G… une dernière tentative.
– Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez faire pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura effectivement rien de mieux pour vous… le Tibre est toujours là.
– Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.
Le soir, en effet, je pris G… en particulier, je lui racontai la scène dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.
– Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant; je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur. D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art.
– Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie, qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autre chose. Comment trouves-tu mon nouvel atelier?
– Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.
– Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages, laisse-moi allumer mon cigarre… Bon!.. A présent, adieu, je vais à l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis curieux de voir lequel de nous deux est joué.
Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.
– Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa porte, c'est qu'il vous pardonne, et…
La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main, la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remerciment un divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures après, je venais de m'habiller, G… entre, et me dit d'un air grave:
«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas venue? je l'attendais.
– Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes.
– Je ne l'ai pas vue;… et pourtant la clé était bien à ma porte.
– Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au premier.
– Courons.
Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était fermée; dans le bois était fichée avec force la spada d'argent que Vincenza portait dans ses cheveux, et que G… reconnut avec effroi: elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations violentes… Nous arrivons au lieu de la scène… Deux bouviers se battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se précipiter13.
…
X
VAGABONDAGES
Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.
Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment alors le voyage de Subiaco, grand village des États du pape, à dix-huit lieues de Tivoli.
Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir, certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables ou les madones qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie liberté.
Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du Latium dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort cruelle du noble fiancé de Lavinie.
Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or; quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de Shakespeare, de Virgile et de Dante: Nessun maggior dolore… che ricordarsi… O poor Ophelia!.. Good night, sweet Ladies… Vitaque cum gemitu… fugit indignata… sub umbras… Je m'endormais.
…
Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi le sentiment de l'existence; le cœur se dilate, l'imagination prend une envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie.
Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil à pistons me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit lieues et tué quinze pièces de gibier.
Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella, Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents déserts dont l'église est toute grande ouverte… les moines sont absents… le silence seul y habite… Plus tard, moines et bandits y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation; le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile, la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier. Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent un instant et disparaissent sans bruit… pâtres ou brigands… En face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français, amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du rocher supérieur, au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.
A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un vœu fait à la Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais, notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit, demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la patience et des doigts endoloris di questo signore chi suona la chitarra francese; et le classique tambour de basque accompagnant mes saltarelli improvisés; les carabiniers voulant à toute force s'introduire dans nos bals d'osteria; l'indignation des danseurs français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron; l'expulsion honteuse de ces soldats du pape; menaces d'embuscades, de grands couteaux!.. Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers; Crispino enthousiasmé!
…
Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron, les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!..
Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de cœur, d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même; liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté vraie, absolue, immense! O grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse de ta sœur l'Italie artiste,
«La belle Juliette au cercueil étendue!»
que je… Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des observations que j'y ai faites.
XI
SUBIACO
Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant quelques usines assez mal entretenues.
Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée; Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un lac d'une grande profondeur. De là le nom de Sub-Lacu. Le couvent de San-Benedetto, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait admirer la santa spelunca de saint Benoît et les grotesques peintures dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs ont la propriété miraculeuse de guérir les convulsions, et les moines en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées, tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants. Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, s'aperçurent, en faisant feu, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, invoqué (fort laconiquement sans doute) pendant que le fusil éclatait, les préserva non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de San-Benedetto, on arrive à l'ermitage del Beato Lorenzo, aujourd'hui inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et nues, que l'abandon à peu près complet où elle est restée depuis la mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement, il suivit tous mes pas d'un œil sévère. Sans armes, au bord d'un précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques du pays, voire même une société philharmonique. Le maître de musique qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de la Cenerentola dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle, celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un ragazzo aux vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les fenêtres de sa ragazza, avec accompagnement d'une énorme mandoline, d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle, qu'ils appellent dans le pays stimbalo. Son chant, ou plutôt son cri, consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup quelque chose d'essentiel… J'écoutais toujours… mes pensées flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement unies!.. L'un cessant, le fil des autres fut rompu… et je demeurai jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées…
Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui connaissais.
Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une conversation ordinaire.
Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé Crispino, et qui avait l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:
Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si – gno – re!Co – me sta – te e – ?
Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée du signe >, est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier, assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.
Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant. On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.
L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je n'en avais jamais entendu parler.
Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement. L'homme riche du pays, il signor Vincenzo, reçoit et héberge de son mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence, en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué, mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles, presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent les étrangers en criant: Pittore! pittore! Inglese!14 mezzo baïocco!15 (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est peintre ou Anglais). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à la main, et même sans fusil.
Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière un vieux mur.
A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection; il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement des tuyaux de pipe parfumés, exquis16, non-seulement du plomb et de la poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino connaissait toutes les ragazze bien peignées à dix lieues à la ronde, leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions, celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était quelquefois fort amusant à consulter.
Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la jeune louve, en nous accompagnant de la chitarra francese, une chanson alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au derrière, un jour qu'il me manquait de respect17.
Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine de lieues per un bravo comme lui. Nous avions l'habitude, à l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin, mon bandit, mon ami!
– Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?
– Sono venuto… per veder lo!
– Oui, pour me voir, et puis?..
– Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa occasione…
– Quelle occasion?
– Per dire la verità… mi manca… il danaro.
– A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment la verità. Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio?
– Per bacco, non sono birbone!
Je finis sa réponse en français:
– «Si vous m'appelez gueux, parce que je n'ai pas le sou, vous avez raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine, pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers (forestieri).»