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Kitabı oku: «Le feu», sayfa 14

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XVIII
LES ALLUMETTES

Il est cinq heures du soir. On les voit tous les trois remuer au fond de la tranchée sombre.

Ils sont épouvantables, noirs et sinistres, dans l’excavation terreuse, autour du foyer éteint. La pluie et la négligence ont fait mourir le feu, et les quatre cuisiniers regardent les cadavres des tisons ensevelis dans la cendre et ces restes du bûcher d’où la flamme s’est envolée, s’est enfuie, et qui refroidissent là.

Volpatte chancelle jusqu’au groupe, et jette un bloc noir qu’il avait sur l’épaule.

– J’ l’ai arraché à une guitoune sans que ça se voie trop.

– On a du bois, dit Blaire, mais faut l’allumer. Autrement, comment faire cuire c’te dure?

– C’est un beau morceau, gémit un homme noir. D’ la hampe. Pour moi, v’ là le meilleur morceau du bœuf: la hampe.

– Du feu! réclame Volpatte. Y a pus d’allumettes, y a pus rien.

– I’ faut du feu! grognonne Poupardin, dont l’incertitude roule et balance, dans le fond de cette espèce de cage obscure, la stature d’ours.

– Y a pas à tourner, l’en faut, souligne Pépin qui émerge de sa guitoune, tel un ramoneur d’une cheminée.

Il sort, apparaît, masse grise, comme de la nuit dans le soir.

– T’en fais pas, j’en aurai, déclare Blaire d’un accent où se concentrent la fureur et la résolution.

Il n’y a pas longtemps qu’il est cuisinier, et il tient à se montrer à hauteur des circonstances difficiles dans l’exercice de ses fonctions.

Il a parlé comme parlait Martin César, du temps qu’il existait. Il vit à l’imitation de la grande figure légendaire du cuisinier qui trouvait toujours du feu, comme d’autres, parmi les gradés, essayent d’imiter Napoléon.

– J’irai, s’il le faut, déboiser jusqu’à l’os la camigeotte du poste de commandement. J’irai réquisitionner les allumettes du colon. J’irai…

– Allons chercher du feu.

Poupardin marche en tête. Sa figure est ténébreuse, pareille à un fond de casserole où, peu à peu, le feu s’est imprimé en sale. Comme il fait cruellement froid, il est enveloppé de toutes parts. Il porte une pelisse moitié peau de bique et moitié peau de mouton: mi-brune, mi-blanchâtre, et cette double dépouille aux teintes géométriquement tranchées le fait ressembler à quelque étrange animal cabalistique.

Pépin a un bonnet de coton si noirci et si luisant de crasse que c’est le fameux bonnet de coton de soie noire. Volpatte, à l’intérieur de ses passe-montagne et lainages ressemble à un tronc d’arbre ambulant: une découpure en carré présente une face jaune, en haut de l’épaisse et massive écorce du bloc qu’il forme, fourchu de deux jambes.

– Allons du côté de la 10e. Ils ont toujours ce qu’il faut. C’est sur la route des Pylônes, plus loin que le Boyau-Neuf.

Les quatre magots effrayants se mettent en marche, tel un nuage, dans la tranchée qui se déploie sinueusement devant eux comme une ruelle borgne, peu sûre, pas éclairée et pas pavée. Elle est d’ailleurs inhabitée en cet endroit, constituant un passage entre les secondes et les premières lignes.

Les cuisiniers partis à la recherche du feu rencontrent deux Marocains dans la poussière crépusculaire. L’un a un teint de botte noire, l’autre un teint de soulier jaune. Une lueur d’espoir brille au fond du cœur des cuisiniers.

– Allumettes, les gars?

– Macache! répond le noir, et son rire exhibe ses longues dents de faïence dans la maroquinerie havane de sa bouche.

Le jaune s’avance et demande à son tour:

– Tabac? Un chouia de tabac?

Et il tend sa manche réséda et son battoir de chêne frotté d’un brou de noix qui s’est déposé dans les plis de la paume – , et terminé par des ongles violâtres.

Pépin grommelle, se fouille, et tire de sa poche une pincée de tabac mêlée de poussière qu’il donne au tirailleur.

Un peu plus loin, on rencontre une sentinelle qui dort à moitié au milieu du soir, dans des éboulis de terre. Ce soldat à moitié éveillé dit:

– C’est à droite, puis encore à droite, et alors tout droit. Ne vous gourez pas.

Ils marchent. Ils marchent longtemps.

– On doit être loin, dit Volpatte au bout d’une demi-heure de pas inutiles, et de solitude encaissée.

– Dis donc, ça descend bougrement, vous ne trouvez pas? fait Blaire.

– T’en fais pas, vieux panneau, raille Pépin. Mais si t’as les grelots, tu peux nous laisser tomber.

On marche encore dans la nuit qui tombe… La tranchée toujours déserte – un terrible désert en longueur – a pris un aspect délabré et bizarre. Les parapets sont en ruines; des éboulements font onduler le sol comme des montagnes russes.

Une appréhension vague s’empare des quatre énormes chasseurs de feu, à mesure qu’ils s’enfoncent avec la nuit dans cette sorte de chemin monstrueux.

Pépin, qui est à présent en tête, s’arrête, et tend la main pour qu’on s’arrête.

– Un bruit de pas… disent-ils à voix contenue, dans l’ombre.

Alors, au fond d’eux, ils ont peur. Ils ont eu tort de quitter tous leur abri depuis si longtemps. Ils sont en faute. Et on ne sait jamais.

– Entrons là, vite, dit Pépin, vite!

Il désigne une fente rectangulaire, à niveau du sol.

Tâtée avec la main, cette ombre rectangulaire s’avère pour être l’entrée d’un abri. Ils s’y introduisent l’un après l’autre: le dernier, impatient, pousse les autres, et ils se tapissent, à force, dans l’ombre massive du trou.

Un bruit de pas et de voix se précise et se rapproche.

Du bloc des quatre hommes qui bouche étroitement le terrier, sortent et se hasardent des mains tâtonnantes. Tout à coup, voici Pépin qui murmure d’une voix étouffée:

– Qu’est-ce que c’est que ça?..

– Quoi? demandent les autres, serrés et calés contre lui.

– Des chargeurs! dit à voix basse Pépin… Des chargeurs boches sur la planchette! Nous sommes dans le boyau boche!

– Mettons-les.

Il y a un élan des trois hommes pour sortir.

– Attention, bon Dieu! Bougez pas!.. Les pas…

On entend marcher. C’est le pas assez rapide d’un homme seul.

Ils ne bougent pas, retiennent leur souffle. Leurs yeux braqués à ras de terre voient la nuit remuer, à droite, puis une ombre avec des jambes, se détache, approche, passe… Cette ombre se silhouette. Elle est surmontée d’un casque recouvert d’une housse sous laquelle on devine la pointe. Aucun autre bruit que celui de la marche de ce passant.

A peine l’Allemand est-il passé que les quatre cuisiniers, d’un seul mouvement, sans s’être concertés, s’élancent, se bousculent, courent comme des fous, et se jettent sur lui.

– Kamerad, messieurs! dit-il.

Mais on voit briller et disparaître la lame d’un couteau. L’homme s’affaisse comme s’il s’enfonçait par terre. Pépin saisit le casque tandis qu’il tombe et le garde dans sa main.

– Foutons le camp, gronde la voix de Poupardin.

– Faut l’ fouiller, quoi!

On le soulève, on le tourne, on relève ce corps mou, humide et tiède. Tout à coup, il tousse.

– Il n’est pas mort.

– Si, il est mort. C’est l’air.

On le secoue par les poches. On entend les souffles précipités des quatre hommes noirs penchés sur leur besogne.

– A moi l’ casque, dit Pépin. C’est moi qui l’ai saigné. J’ veux l’ casque.

On arrache au corps son portefeuille avec des papiers encore chauds, ses jumelles, son porte-monnaie et ses guêtres.

– Des allumettes! s’écrie Blaire en secouant une boîte. Il en a!

– Ah! la rosse! crie Volpatte, tout bas.

– Maintenant, donnons-nous de l’air en vitesse.

Ils tassent le cadavre dans un coin, et s’élancent au galop, en proie à une espèce de panique, sans se préoccuper du vacarme que fait leur course désordonnée.

– C’est par ici!.. Par ici!.. Eh! les gars, faites vinaigre!

On se précipite, sans parler, à travers le dédale du boyau extraordinairement vide, et qui n’en finit plus.

– J’ai pus d’ vent, dit Blaire, j’ suis foutu…

Il titube et s’arrête.

– Allons! mets-en un coup, vieux machin, grince Pépin d’une voix rauque et essoufflée.

Il le prend par la manche et le tire en avant, comme un limonier rétif.

– Nous y v’là! dit tout d’un coup Poupardin.

– Oui, je r’connais c’ t’arbre.

– C’est la route des Pylônes!

– Ah! gémit Blaire que sa respiration secoue comme un moteur. Et il se jette en avant d’un dernier élan, et vient s’asseoir par terre.

– Halte-là! crie une sentinelle.

– Ben quoi! balbutie ensuite cet homme en voyant les quatre poilus. D’où c’est-i’, que vous venez par là?

Ils rient, sautent comme des pantins, ruisselants de sueur et pleins de sang, ce qui dans le soir les fait paraître encore plus noirs; le casque de l’officier allemand brille dans les mains de Pépin.

– Ah! merde alors! marmonne la sentinelle, béante. Mais quoi?..

Une réaction d’exubérance les agite et les affole.

Tous parlent à la fois. On reconstitue confusément, à la hâte, le drame dont ils s’éveillent sans bien savoir encore. En quittant la sentinelle à moitié endormie ils se sont trompés et ont pris le Boyau International, dont une partie est à nous et une partie aux Allemands. Entre le tronçon français et le tronçon allemand, pas de barricade, de séparation. Il y a seulement une sorte de zone neutre aux deux extrémités de laquelle veillent perpétuellement deux guetteurs. Sans doute le guetteur allemand n’était pas à son poste, ou bien il s’est caché en voyant quatre ombres, ou bien s’est replié et n’a pas eu le temps de ramener du renfort. Ou bien encore l’officier allemand s’est fourvoyé trop en avant dans la zone neutre… Enfin, bref, on comprend ce qui s’est passé sans bien comprendre.

– Le plus rigolo, dit Pépin, c’est qu’on savait tout ça et qu’on a pas songé à s’en méfier quand on est parti.

– On cherchait du feu! dit Volpatte.

– Et on en a! crie Pépin. T’as pas perdu les flambantes, vieux manche?

– Y a pas d’pet! dit Blaire. Les allumettes boches c’est d’meilleure qualité qu’les nôtres. Et pis c’est tout c’qu’on a pour allumer! Perd’ ma boîte! Faudrait un qui vienne m’en amputer!

– On est en r’tard. L’eau d’ la croûte est en train d’g’ler. Mettons-en un coup jusque-là. Après, on ira raconter c’te bonne blague qu’on a faite aux Boches, dans l’égout où sont les copains.

XIX
BOMBARDEMENT

En rase campagne, dans l’immensité de la brume.

Il fait bleu foncé. Un peu de neige tombe à la fin de cette nuit; elle poudre les épaules et les plis des manches. Nous marchons par quatre, encapuchonnés. Nous avons l’air, dans la pénombre opaque, de vagues populations décimées qui émigrent d’un pays du Nord vers un autre pays du Nord.

On a suivi une route, traversé Ablain-Saint-Nazaire en ruines. On a entrevu confusément les tas blanchâtres des maisons et les obscures toiles d’araignées des toitures suspendues. Ce village est si long qu’engouffrés dedans en pleine nuit, on en a vu les dernières bâtisses qui commençaient à blêmir du gel de l’aube. On a discerné, dans un caveau, à travers une grille, au bord des flots de cet océan pétrifié, le feu entretenu par les gardiens de la ville morte. On a pataugé dans des champs marécageux; on s’est perdus dans des zones silencieuses où la vase nous saisissait par les pieds; puis on s’est remis vaguement en équilibre sur une autre route, celle qui mène de Carency à Souchez. Les grands peupliers de bordure sont fracassés, les troncs déchiquetés; à un endroit, c’est une colonnade énorme d’arbres cassés. Puis, nous accompagnant, de chaque côté, dans l’ombre, on aperçoit des fantômes nabots d’arbres, fendus en palmiers ou tout bousillés et embrouillés en charpie de bois, en ficelle, repliés sur eux-mêmes et comme agenouillés. De temps en temps, des fondrières bouleversent et font cahoter la marche. La route devient une mare qu’on franchit sur les talons, en faisant avec les pieds un bruit de rames. Des madriers ont été disposés, là-dedans, de place en place. On glisse dessus quand, envasés, ils se présentent de travers. Parfois, il y a assez d’eau pour qu’ils flottent; alors, sous le poids de l’homme, ils font: flac! et s’enfoncent, et l’homme tombe ou trébuche en jurant frénétiquement.

Il doit être cinq heures du matin. La neige a cessé, le décor nu et épouvanté se débrouille aux yeux, mais on est encore entouré d’un grand cercle fantastique de brume et de noir.

On va, on va toujours. On parvient à un endroit où se discerne un monticule sombre au pied duquel semble grouiller une agitation humaine.

– Avancez par deux, dit le chef du détachement. Que chaque équipe de deux prenne, alternativement, un madrier et une claie.

Le chargement s’opère. Un des deux hommes prend avec le sien le fusil de son co-équipier. Celui-ci remue et dégage, non sans peine, du tas, un long madrier boueux et glissant qui pèse bien quarante kilos, ou bien une claie de branchages feuillus, grande comme une porte et qu’on peut tout juste maintenir sur son dos, les mains en l’air et cramponnées sur les bords, en se pliant.

On se remet en marche, parsemés sur la route maintenant grisâtre, très lentement, très pesamment, avec des geignements et de sourdes malédictions que l’effort étrangle dans les gorges. Au bout de cent mètres, les deux hommes formant équipe échangent leurs fardeaux, de sorte qu’au bout de deux cents mètres, malgré la bise aigre et blanchissante du petit matin, tout le monde, sauf les gradés, ruisselle de sueur.

Tout à coup une étoile intense s’épanouit là-bas, vers les lieux vagues où nous allons: une fusée. Elle éclaire toute une portion du firmament de son halo laiteux, en effaçant les constellations, et elle descend gracieusement, avec des airs de fée.

Une rapide lumière en face de nous, là-bas; un éclair, une détonation.

C’est un obus!

Au reflet horizontal que l’explosion a instantanément répandu dans le bas du ciel, on voit nettement que, devant nous, à un kilomètre peut-être, se profile, de l’est à l’ouest, une crête.

Cette crête est à nous dans toute la partie visible d’ici, jusqu’au sommet, que nos troupes occupent. Sur l’autre versant, à cent mètres de notre première ligne, est la première ligne allemande.

L’obus est tombé sur le sommet, dans nos lignes. Ce sont eux qui tirent.

Un autre obus. Un autre, un autre, plantent, vers le haut de la colline, des arbres de lumière violacée dont chacun illumine sourdement tout l’horizon.

Et bientôt, il y a un scintillement d’étoiles éclatantes et une forêt subite de panaches phosphorescents sur la colline: un mirage de féerie bleu et blanc se suspend légèrement à nos yeux dans le gouffre entier de la nuit.

Ceux d’entre nous qui consacrent toutes les forces arc-boutées de leurs bras et de leurs jambes à empêcher leur vaseux fardeaux trop lourds de leur glisser du dos et à s’empêcher eux-mêmes de glisser par terre, ne voient rien et ne disent rien. Les autres, tout en frissonnant de froid, en grelottant, en reniflant, en s’épongeant le nez avec des mouchoirs mouillés qui pendent de l’aile, en maudissant les obstacles de la route en lambeaux, regardent et commentent.

– C’est comme si tu vois un feu d’artifice, disent-ils.

Complétant l’illusion de grand décor d’opéra féerique et sinistre devant lequel rampe, grouille et clapote notre troupe basse, toute noire, voici une étoile rouge, une verte; une gerbe rouge, beaucoup plus lente.

On ne peut s’empêcher, dans nos rangs, de murmurer avec un confus accent d’admiration populaire, pendant que la moitié disponible des paires d’yeux regardent:

– Oh! une rouge!.. Oh! une verte!..

Ce sont les Allemands qui font des signaux, et aussi les nôtres qui demandent de l’artillerie.

La route tourne et remonte. Le jour s’est enfin décidé à poindre. On voit les choses en sale. Autour de la route couverte d’une couche de peinture gris-perle avec des empâtements blancs, le monde réel fait tristement son apparition. On laisse derrière soi Souchez détruit dont les maisons ne sont que des plates-formes pilées de matériaux, et les arbres des espèces de ronces déchiquetées bossuant la terre. On s’enfonce, sur la gauche, dans un trou qui est là. C’est l’entrée du boyau.

On laisse tomber le matériel dans une enceinte circulaire qui est faite pour ça, et, échauffés à la fois et glacés, les mains mouillées, crispées de crampes et écorchées, on s’installe dans le boyau, on attend.

Enfouis dans nos trous jusqu’au menton, appuyés de la poitrine sur la terre dont l’énormité nous protège, on regarde se développer le drame éblouissant et profond. Le bombardement redouble. Sur la crête, les arbres lumineux sont devenus, dans les blêmeurs de l’aube, des espèces de parachutes vaporeux, des méduses pâles avec un point de feu: puis, plus précisément dessinés à mesure que le jour se diffuse, des panaches de plumes de fumée: des plumes d’autruche blanches et grises qui naissent soudain sur le sol brouillé et lugubre de la cote 119, à cinq ou six cents mètres devant nous, puis, lentement, s’évanouissent. C’est vraiment la colonne de feu et la colonne de nuée qui tourbillonnent ensemble et tonnent à la fois. A ce moment, on voit, sur le flanc de la colline, un groupe d’hommes qui courent se terrer. Ils s’effacent un à un, absorbés par les trous de fourmis semés là.

On discerne mieux maintenant la forme des «arrivées»: à chaque coup, un flocon blanc soufré, souligné de noir, se forme, en l’air, à une soixantaine de mètres de hauteur, se dédouble, se pommelle, et, dans l’éclatement, l’oreille perçoit le sifflement du paquet de balles que le flocon jaune envoie furieusement sur le sol.

Cela explose par rafales de six, en file: pan, pan, pan, pan, pan, pan. C’est du 77.

On les méprise, les shrapnells de 77 – ce qui n’empêche pas que Blesbois ait justement été tué, il y a trois jours, par l’un d’eux. Ils éclatent presque toujours trop haut.

Barque nous l’explique, bien que nous le sachions:

– Le pot de chambre te protège suffisamment l’ caberlot contre les billes de plomb. Alors, ça t’ démolit l’épaule et ça t’ fout par terre, mais ça t’ bousille pas. Naturellement, faut t’ coqter tout d’ même. Avise-toi pas de l’ver la trompe en l’air pendant l’ moment que dure la chose, ou de tendre la main pour voir s’il pleut. Tandis que le 75 à nous…

– Y a pas qu’ des 77, interrompit Mesnil André. Y en a de tout poil. Allume-moi ça…

Des sifflements aigus, tremblotants ou grinçants, des cinglements. Et sur les pentes dont l’immensité transparaît là-bas, et où les nôtres sont au fond des abris, des nuages de toutes les formes s’amoncellent. Aux colossales plumes incendiées et nébuleuses, se mêlent des houppes immenses de vapeur, des aigrettes qui jettent des filaments droits, des plumeaux de fumée s’élargissant en retombant – le tout blanc ou gris vert, charbonné ou cuivré, à reflets dorés, ou comme taché d’encre.

Les deux dernières explosions étaient toutes proches; elles forment, au-dessus du terrain battu, des énormes boules de poussière noires et fauves qui, lorsqu’elles se déplient et s’en vont sans hâte, au gré du vent, leur besogne faite, ont des silhouettes de dragons fabuleux.

Notre file de faces à ras du sol se tourne de ce côté et les suit des yeux, du fond de la fosse, au milieu de ce pays peuplé d’apparitions lumineuses et féroces, de ces campagnes écrasées par le ciel.

– Ça, c’est des 150 fusants.

– C’est même des 210, bec de veau.

– Y a des percutants aussi. Les vaches! Vise un peu ç’ui-là!

On a vu un obus éclater sur le sol et soulever, dans un éventail de nuée sombre, de la terre et des débris. On dirait, à travers la glèbe fendue, le crachement effroyable d’un volcan qui s’amassait dans les entrailles du monde.

Un bruit diabolique nous entoure. On a l’impression inouïe d’un accroissement continu, d’une multiplication incessante de la fureur universelle. Une tempête de battements rauques et sourds, de clameurs furibondes, de cris perçants de bêtes s’acharne sur la terre toute couverte de loques de fumée, et où nous sommes enterrés jusqu’au cou, et que le vent des obus semble pousser et faire tanguer.

– Dis donc, braille Barque, je m’ suis laissé dire qu’is n’ont plus de munitions!

– Oh là là! on la connaît, celle-là! Ça et les aut’ bobards qu’les journaux nous balancent par s’ringuées.

Un tic-tac mat s’impose au milieu de cette mêlée de bruits. Ce son de crécelle lente est de tous les bruits de la guerre celui qui vous point le plus le cœur.

– Le moulin à café! Un des nôtres, écoute voir: les coups sont réguliers tandis que ceux boches n’ont pas le même temps entre les coups; ils font: tac… tac-tac-tac… tac-tac… tac…

– Tu t’goures, fil à trous! C’est pas la machine à découdre: c’est une motocyclette qui radine sur le chemin de l’Abri 31, tout là-bas.

– Moi, j’crois plutôt que ce soit, tout là-haut, un client qui s’paye le coup d’œil sur son manche à balai, ricane Pépin qui, levant le nez, inspecte l’espace en quête d’un aéro.

Une discussion s’établit. On ne peut savoir! C’est comme ça. Au milieu de tous ces fracas divers, on a beau être habitué, on se perd. Il est bien advenu à toute une section, l’autre jour, dans le bois, de prendre, un instant, pour le bruissement rauque d’une arrivée les premiers accents de la voix d’un mulet qui, non loin, se mettait à pousser son braiement-hennissement.

– Dis donc, y a quelque chose en fait d’saucisses én’air, c’matin, remarque Lamuse.

Les yeux levés, on les compte.

– Y a huit saucisses chez nous et huit chez les Boches, dit Cocon, qui avait déjà compté.

En effet, au-dessus de l’horizon, à intervalles réguliers, en face du groupe des ballons captifs ennemis, plus petits dans la distance, planent les huit longs yeux légers et sensibles de l’armée, reliés aux centres de commandement par des filaments vivants.

– I’s nous voient comme on les voit. Comment veux-tu leur z’y échapper à ces espèces de grands bons dieux-là?

– Voilà not’ réponse!

En effet, tout d’un coup, derrière notre dos, éclate le fracas net, strident, assourdissant du 75. Ça crépite sans arrêt.

Ce tonnerre nous soulève, nous enivre. Nous crions en même temps que les pièces et nous nous regardons sans nous entendre – sauf la voix extraordinairement perçante de cette «grande gueule» de Barque – au milieu de ce roulement de tambour fantastique dont chaque coup est un coup de canon.

Puis nous tournons les yeux en avant, le cou tendu, et nous voyons, en haut de la colline, la silhouette supérieure d’une rangée noire d’arbres d’enfer dont les racines terribles s’implantent dans le versant invisible où se tapit l’ennemi.

*
* *

– Qu’est-ce que c’est qu’ça?

Pendant que la batterie de 75 qui est à cent mètres derrière nous continue ses glapissements, – coups nets d’un marteau démesuré sur une enclume, suivis d’un cri, vertigineux de force et de furie, – un gargouillement prodigieux domine le concert. Ça vient aussi de chez nous.

– Il est pépère, celui-là!

L’obus fend l’air à mille mètres peut-être au-dessus de nos têtes. Son bruit couvre tout comme d’un dôme sonore. Son souffle est lent; on sent un projectile plus bedonnant, plus énorme que les autres. On l’entend passer, descendre en avant avec une vibration pesante et grandissante de métro entrant en gare; ensuite son lourd sifflement s’éloigne. On observe, en face, la colline. Au bout de quelques secondes, elle se couvre d’un nuage couleur saumon que le vent développe sur toute une moitié de l’horizon.

– C’est un 220 de la batterie du point gamma.

– On les voit, ces h’obus, affirme Volpatte, quand c’est qu’ils sortent du canon. Et si t’es bien dans la direction du tir, tu les vois d’ l’œil, même loin de la pièce.

Un autre succède.

– Là! Tiens! Tiens! T’ l’as vu, c’ti-là? T’as pas r’gardé assez vite, la commande elle est loupée. Faut s’manier la fraise. Tiens, un autre! Tu l’as vu?

– J’lai pas vu.

– Paquet! Faut-i’ qu’t’en tiennes une couche! Ton père, il était peintre! Tiens, vite, ç’ui-là, là! Tu l’vois bien, guignol, raclure?

– J’lai vu. C’est tout ça?

Quelques-uns ont aperçu une petite masse noire, fine et pointue comme un merle aux ailes repliées qui, du zénith, pique, le bec en avant, en décrivant une courbe.

– Ça pèse cent dix-huit kilos, ça, ma vieille punaise, dit fièrement Volpatte, et, quand ça tombe sur une guitoune, ça tue tout le monde qu’y a dedans. Ceux qui ne sont pas arrachés par les éclats sont assommés par le vent du machin, ou clabottent asphyxiés sans avoir le temps de souffler ouf.

– On voit aussi très bien l’obus de 270 – tu parles d’un bout de fer – quand le mortier le fait sauter en l’air: allez, partez!

– Et aussi le 155 Rimailho, mais celui-là, on le perd de vue parce qu’il file droit et trop loin: tant plus tu le r’gardes, tant plus i’ s’ fond devant tes lotos.

Dans une odeur de soufre, de poudre noire, d’étoffes brûlées, de terre calcinée, qui rôde en nappes sur la campagne, toute la ménagerie donne, déchaînée. Meuglements, rugissements, grondements, farouches et étranges, miaulements de chat qui vous déchirent férocement les oreilles et vous fouillent le ventre, ou bien le long hululement pénétrant qu’exhale la sirène d’un bateau en détresse sur la mer. Parfois même des espèces d’exclamations se croisent dans les airs, auxquelles des changements bizarres de ton communiquent comme un accent humain. La campagne, par places, se lève et retombe; elle figure devant nous, d’un bout de l’horizon à l’autre, une extraordinaire tempête de choses.

Et les très grosses pièces, au loin, au loin, propagent des grondements très effacés et étouffés, mais dont on sent la force au déplacement de l’air qu’ils vous tapent dans l’oreille.

…Voici fuser et se balancer sur la zone bombardée un lourd paquet d’ouate verte qui se délaie en tous sens. Cette touche de couleur nettement disparate dans le tableau attire l’attention, et toutes nos faces de prisonniers encagés se tournent vers le hideux éclatement.

– C’est des gaz asphyxiants, probable. Préparons nos sacs à figure.

– Les cochons!

– Ça, c’est vraiment des moyens déloyaux, dit Farfadet.

– Des quoi? dit Barque, goguenard.

– Ben oui, des moyens pas propres, quoi, des gaz…

– Tu m’fais marrer, riposte Barque, avec tes moyens déloyaux et tes moyens loyaux… Quand on a vu des hommes défoncés, sciés en deux, ou séparés du haut en bas, fendus en gerbes, par l’obus ordinaire, des ventres sortis jusqu’au fond et éparpillés comme à la fourche, des crânes rentrés tout entiers dans l’poumon comme à coup de massue, ou, à la place de la tête, un p’tit cou d’où une confiture de groseille de cervelle tombe, tout autour, sur la poitrine et le dos. Quand on l’a vu et qu’on vient dire: «Ça, c’est des moyens propres, parlez-moi d’ça!»

– N’empêche que l’obus, c’est permis, c’est accepté…

– Ah là là! Veux-tu que j’te dise? Eh bien, tu m’ f’ras jamais tant pleurer que tu m’ fais rire!

Et il tourne le dos.

– Hé! gare, les enfants!

On tend l’oreille: l’un de nous s’est jeté à plat ventre; d’autres regardent instinctivement, en sourcillant, du côté de l’abri qu’ils n’ont pas le temps d’atteindre; pendant ces deux secondes, chacun plie le cou. C’est un crissement de cisailles gigantesques qui approche de nous, qui approche, et qui, enfin, aboutit à un tonitruant fracas de déballage de tôles.

Il n’est pas tombé loin de nous, celui-là: à deux cents mètres peut-être. Nous nous baissons dans le fond de la tranchée et restons accroupis jusqu’à ce que l’endroit où nous sommes soit cinglé par l’ondée des petits éclats.

– Faudrait pas encore recevoir ça, dans l’vasistas, même à cette distance, dit Paradis, en extrayant de la paroi de terre de la tranchée un fragment qui vient de s’y ficher et qui semble un petit morceau de coke hérissé d’arêtes coupantes et de pointes, et il le fait sauter dans sa main pour ne pas se brûler.

Il courbe brusquement la tête; nous aussi.

Bsss, bss…

– La fusée!.. Elle est passée.

La fusée du shrapnell monte, puis retombe verticalement; celle du percutant, après l’explosion, se détache de l’ensemble disloqué et reste ordinairement enterrée au point d’arrivée; mais, d’autres fois, elle s’en va où elle veut, comme un gros caillou incandescent. Il faut s’en méfier. Elle peut se jeter sur vous très longtemps après le coup, et par des chemins invraisemblables, passant par-dessus les talus et plongeant dans les trous.

– Rien de vache comme une fusée. Ainsi il m’est arrivé à moi…

– Y a pire que tout ça, interrompit Bags, de la onzième: les obus autrichiens: le 130 et le 74. Ceux-là i’ m’ font peur. I’ sont nickelés, qu’on dit, mais c’ que j’ sais, vu qu’ j’y étais, c’est qu’i’ font si vite qu’y a jamais rien d’fait pour se garer d’eux; sitôt qu’tu l’entends ronfler, sitôt i’ t’éclatent dedans.

– Le 105 allemand non plus, tu n’as pas guère l’temps d’ t’écraser et d’planquer tes côtelettes. C’est c’ que j’me suis laissé expliquer une fois par des artiflots.

– J’ vas te dire: les obus des canons d’ marine, t’as pas l’ temps d’ les entendre, faut qu’ tu les encaisses avant.

– Et y a aussi ce salaud d’obus nouveau qui pète après avoir ricoché dans la terre et en être sorti et rentré une fois ou deux, sur des six mètres… Quand j’ sais qu’y en a en face, j’ai les colombins. Je m’ souviens qu’eune fois…

– C’est rien d’ tout ça, mes fieux, dit le nouveau sergent, qui passait et s’arrêta. I’ fallait voir c’ qui nous ont balancé à Verdun, d’où je deviens. Et rien que des maous: des 380, des 420, des deux 44. C’est quand on a été sonné là-bas qu’on peut dire: «J’ sais c’ que c’est d’êt’ sonné!» Les bois fauchés comme du blé, tous les abris repérés et crevés même avec trois épaisseurs de rondins, tous les croisements de route arrosés, les chemins fichus en l’air et changés en des espèces de longues bosses de convois cassés, de pièces amochées, de cadavres tortillés l’un dans l’autre comme entassés à la pelle. Tu voyais des trente types rester sur le carreau, d’un coup, aux carrefours; tu voyais des bonshommes monter en tourniquant, toujours bien à des quinze mètres dans l’air du temps, et des morceaux de pantalon rester accrochés tout en haut des arbres qu’il y avait encore. Tu voyais de ces 380-là entrer dans une cambuse, à Verdun, par le toit, trouer deux ou trois étages, éclater en bas, et toute la grande niche être forcée de sauter; et, dans les campagnes, des bataillons entiers se disperser et s’ planquer sous la rafale comme un pauv’ petit gibier sans défense. T’avais par terre, à chaque pas, dans les champs, des éclats épais comme le bras, et larges comme ça, et i’ fallait quatre poilus pour soulever ce bout de fer. Les champs, t’aurais dit des terrains pleins d’rochers!.. Et, pendant des mois, ça n’a pas décessé. Ah! tu parles! tu parles! répéta le sergent en s’éloignant pour aller sans doute recommencer ailleurs ce résumé de ses souvenirs.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
05 temmuz 2017
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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