Kitabı oku: «Le feu», sayfa 15
– Tiens, r’gard’ donc, caporal, ces gars, là-bas, i’ sont mabouls?
On voyait, sur la position canonnée, des petitesses humaines se déplacer en hâte, et se presser vers les explosions.
– Ce sont des artiflots, dit Bertrand, qui, aussitôt qu’une marmite a éclaté, courent fouiner pour chercher la fusée dans le trou, parce que la position de la fusée, de la manière qu’elle est enfoncée, donne la direction de la batterie, tu comprends; et la distance, on n’a qu’à la lire: elle se marque sur les divisions gravées autour de la fusée au moment qu’on débouche l’obus.
– Ça n’ fait rien, i’s sont culottés, ces zigues-là, d’ sortir par un marmitage pareil.
– Les artieurs, mon vieux, vient nous dire un bonhomme d’une autre compagnie qui se promenait dans la tranchée, les artieurs, c’est tout bon ou tout mauvais. Ou c’est des as, ou c’est de la roustissure. Ainsi, moi qui t’ parle…
– C’est vrai de tous les troufions, ça qu’ tu dis.
– Possible. Mais j’ te cause pas d’ tous les troufions. J’ te cause des artieurs, et j’ te dis aussi que…
– Eh! les enfants, est-ce qu’on cherche une calebasse pour planquer ses os? On pourrait peut-être bien finir par attraper un éclat en poire.
Le promeneur étranger remporta son histoire, et Cocon, qui avait l’esprit de contradiction, déclara:
– On s’y fera des cheveux, dans ta cagna, puisque déjà, dehors, on s’amuse pas besef.
– Tenez, là-bas, i’s envoient des torpilles! dit Paradis en désignant nos positions dominant sur la droite.
Les torpilles montent tout droit, ou presque, comme des alouettes, en se trémoussant et froufroutant, puis s’arrêtent, hésitent et retombent droit en annonçant aux dernières secondes leur chute par un «cri d’enfant» qu’on reconnaît bien. D’ici, les gens de la crête ont l’air d’invisibles joueurs alignés qui jouent à la balle.
– Dans l’Argonne, dit Lamuse, mon frère m’a écrit qu’i’s r’çoivent des tourterelles, qu’i’s disent. C’est des grandes machines lourdes, lancées de près. Ça arrive, en roucoulant, de vrai, qu’i’ m’ dit, et quand ça pète, tu parles d’un baroufe, qu’i’ m’ dit.
– Y a pas pire que l’ crapouillot, qui a l’air de courir après vous et de vous sauter dessus, et qui éclate dans la tranchée même, rasoche du talus.
– Tiens, tiens, t’as entendu?
Un sifflement arrivait vers nous, puis brusquement il s’est éteint. L’engin n’a pas éclaté.
– C’est un obus qui dit merde, constate Paradis.
Et on prête l’oreille pour avoir la satisfaction d’en entendre – ou de ne pas en entendre – d’autres.
Lamuse dit:
– Tous les champs, les routes, les villages, ici, c’est couvert d’obus non éclatés, de tous calibres; des nôtres aussi, faut l’ dire. Il doit y en avoir plein la terre, qu’on n’ voit pas. Je m’ demande comment on fera, plus tard, quand viendra le moment qu’on dira: «C’est pas tout ça, mais faut s’remettre à labourer.»
Et toujours, dans sa monotonie forcenée, la rafale de feu et de fer continue: les shrapnells avec leur détonation sifflante, bondée d’une âme métallique et furibonde, et les gros percutants, avec leur tonnerre de locomotive lancée, qui se fracasse subitement contre un mur, et de chargements de rails ou de charpentes d’acier qui dégringolent une pente. L’atmosphère finit par être opaque et encombrée, traversée de souffles pesants; et, tout autour, le massacre de la terre continue, de plus en plus profond, de plus en plus complet.
Et même d’autres canons se mettent de la partie. Ce sont des nôtres. Ils ont une détonation semblable à celle du 75, mais plus forte, et avec un écho prolongé et retentissant comme de la foudre qui se répercute en montagne.
– C’est les 120 longs. Ils sont sur la lisière du bois, à un kilomètre. Des baths canons, mon vieux, qui ressemblent à des lévriers gris. C’est mince et fin du bec, ces pièces-là. T’as envie de leur dire «madame». C’est pas comme le 220 qui n’est qu’une gueule, un seau à charbon, qui crache son obus de bas en haut. Ça fait du boulot, mais ça ressemble, dans les convois d’artillerie, à des culs-de-jatte sur leur petite voiture.
La conversation languit. On bâille, par-ci par-là.
La grandeur et la largeur de ce déchaînement d’artillerie lassent l’esprit. Les voix s’y débattent, noyées.
– J’en ai jamais vu comme ça, d’ bombardement, crie Barque.
– On dit toujours ça, remarque Paradis.
– Tout d’ même, braille Volpatte. On a parlé d’attaque ces jours-ci. J’ te dis, moi, qu’ c’est l’ commencement de quelque chose.
– Ah! font simplement les autres.
Volpatte manifeste l’intention de «piquer un roupillon» et il s’installe par terre, adossé à une paroi, les semelles butées contre l’autre paroi.
On s’entretient de choses diverses. Biquet raconte l’histoire d’un rat qu’il a vu.
– Il était pépère et comaco, tu sais… J’avais ôté mes croquenots, et c’rat, i’parlait-i’ pas de mettre tout l’bord de la tige en dentelles! Faut dire que j’les avais graissés.
Volpatte, qui s’immobilisait, se remue et dit:
– Vous m’empêchez de dormir, les jaspineurs!
– Tu vas pas m’faire croire, vieille doublure, qu’tu s’rais fichu d’dormir et d’faire schloff avec un bruit et un papafard pareils comme celui qu’y a tout partout là ici, dit Marthereau.
– Crôô, répondit Volpatte, qui ronflait.
*
* *
– Rassemblement. Marche!
On change de place. Où nous mène-t-on? On n’en sait rien. Tout au plus sait-on qu’on est en réserve et qu’on nous fait circuler pour consolider successivement certains points ou pour dégager les boyaux – où le règlement des passages de troupes est aussi complexe, si l’on veut éviter les embouteillages et les collisions, que l’organisation du passage des trains dans les gares actives. Il est impossible de démêler le sens de l’immense manœuvre où notre régiment roule comme un petit rouage, ni ce qui se dessine dans l’énorme ensemble du secteur. Mais, perdus dans le lacis de bas-fonds où l’on va et vient interminablement, fourbus, brisés et démembrés par des stationnements prolongés, abrutis par l’attente et le bruit, empoisonnés par la fumée – on comprend que notre artillerie s’engage de plus en plus et que l’offensive semble avoir changé de côté.
*
* *
– Halte!
Une fusillade intensive, furieuse, inouïe, battait les parapets de la tranchée où on nous fit arrêter en ce moment-là.
– Fritz en met. I’ craint une attaque; i’ s’affole. Ah! c’qu’il en met!
C’était une grêle dense qui fondait sur nous, hachait terriblement l’espace, raclait et effleurait toute la plaine.
Je regardai à un créneau. J’eus une rapide et étrange vision:
Il y avait, en avant de nous, à une dizaine de mètres au plus, des formes allongées, inertes, les unes à côté des autres – un rang de soldats fauchés – et arrivant en nuée, de toutes parts, les projectiles criblaient cet alignement de morts!
Les balles qui écorchaient la terre par raies droites en soulevant de minces nuages linéaires, trouaient, labouraient les corps rigidement collés au sol, cassaient les membres raides, s’enfonçaient dans des faces blafardes et vidées, crevaient, avec des éclaboussements, des yeux liquéfiés et on voyait sous la rafale se remuer un peu et se déranger par endroits la file des morts.
On entendait le bruit sec produit par les vertigineuses pointes de cuivre en pénétrant les étoffes et les chairs: le bruit d’un coup de couteau forcené, d’un coup strident de bâton appliqué sur les vêtements. Au-dessus de nous se ruait une gerbe de sifflements aigus, avec le chant descendant, de plus en plus grave, des ricochets. Et on baissait la tête sous ce passage extraordinaire de cris et de voix.
– Faut dégager la tranchée. Hue!
*
* *
On quitte ce fragment infime du champ de bataille où la fusillade déchire, blesse et tue à nouveau des cadavres. On se dirige vers la droite et vers l’arrière. Le boyau de communication monte. En haut du ravin, on passe devant un poste téléphonique et un groupe d’officiers d’artillerie et d’artilleurs.
Là, nouvelle pause. On piétine et on écoute l’observateur d’artillerie crier des ordres que recueille et répète le téléphoniste enterré à côté:
– Première pièce, même hausse. Deux dixièmes à gauche. Trois explosifs à une minute!
Quelques-uns de nous ont risqué la tête au-dessus du rebord du talus et ont pu embrasser de l’œil, le temps d’un éclair, tout le champ de bataille autour duquel notre compagnie tourne vaguement depuis ce matin.
J’ai aperçu une plaine grise, démesurée, où le vent semble pousser, en largeur, de confuses et légères ondulations de poussière piquées par endroits d’un flot de fumée plus pointu.
Cet espace immense où le soleil et les nuages traînent des plaques de noir et de blanc, étincelle sourdement de place en place – ce sont nos batteries qui tirent – et je l’ai vu à un moment, tout entier pailleté d’éclats brefs. A un autre moment, une partie des campagnes s’est estompée sous une taie vaporeuse et blanchâtre: une sorte de tourmente de neige.
Au loin, sur les sinistres champs interminables, à demi effacés et couleur de haillons, et troués autant que des nécropoles, on remarque, comme un morceau de papier déchiré, le fin squelette d’une église et, d’un bord à l’autre du tableau, de vagues rangées de traits verticaux rapprochés et soulignés, comme les bâtons des pages d’écriture: des routes avec leurs arbres. De minces sinuosités rayent la plaine en long et en large, la quadrillent, et ces sinuosités sont pointillées d’hommes.
On discerne des fragments de lignes formées de ces points humains, qui, sorties des raies creuses, bougent sur la plaine à la face de l’horrible ciel déchaîné.
On a peine à croire que chacune de ces taches minuscules est un être de chair frissonnante et fragile, infiniment désarmé dans l’espace, et qui est plein d’une pensée profonde, plein de longs souvenirs et plein d’une foule d’images: on est ébloui par ce poudroiement d’hommes aussi petits que les étoiles du ciel.
Pauvres semblables, pauvres inconnus, c’est votre tour de donner! Une autre fois, ce sera le nôtre. A nous demain, peut-être, de sentir les cieux éclater sur nos têtes ou la terre s’ouvrir sous nos pieds, d’être assaillis par l’armée prodigieuse des projectiles, et d’être balayés par des souffles d’ouragan cent mille fois plus forts que l’ouragan.
On nous pousse dans les abris d’arrière. A nos yeux, le champ de la mort s’éteint. A nos oreilles, le tonnerre s’assourdit sur l’enclume formidable des nuages. Le bruit d’universelle destruction fait silence. L’escouade s’enveloppe égoïstement des bruits familiers de la vie, s’enfonce dans la petitesse caressante des abris.
XX
LE FEU
Réveille brusquement, j’ouvre les yeux dans le noir.
– Quoi? Qu’est ce qu’il y a?
– C’est ton tour de garde. Il est deux heures du matin, me dit le caporal Bertrand que j’entends, sans le voir, à l’orifice du trou au fond duquel je suis étendu.
Je grogne que je viens, je me secoue, bâille dans l’étroit abri sépulcral; j’étends les bras et mes mains touchent la glaise molle et froide. Puis je rampe au milieu de l’ombre lourde qui obstrue l’abri, en fendant l’odeur épaisse, entre les corps intensément affalés des dormeurs. Après quelques accrochages et faux-pas sur des équipements, des sacs, et des membres étirés dans tous les sens, je mets la main sur mon fusil et je me trouve debout à l’air libre, mal réveillé et mal équilibré, assailli par la bise aiguë et noire.
Je suis, en grelottant, le caporal qui s’enfonce entre de hauts entassements sombres dont le bas se resserre étrangement sur notre marche. Il s’arrête. C’est là. Je perçois une grosse masse se détacher à mi-hauteur de la muraille spectrale, et descendre. Cette masse hennit un bâillement. Je me hisse dans la niche qu’elle occupait.
La lune est cachée dans la brume, mais il y a, répandue sur les choses, une très confuse lueur à laquelle l’œil s’habitue à tâtons. Cet éclairement s’éteint à cause d’un large lambeau de ténèbres qui plane et glisse là-haut. Je distingue à peine, après l’avoir touché, l’encadrement et le trou du créneau devant ma figure, et ma main avertie rencontre, dans un enfoncement aménagé, un fouillis de manches de grenades.
– Ouvre l’œil, hein, mon vieux, me dit Bertrand à voix basse. N’oublie pas qu’il y a notre poste d’écoute, là, en avant, sur la gauche. Allons, à tout à l’heure.
Son pas s’éloigne, suivi du pas ensommeillé du veilleur que je relève.
Les coups de fusil crépitent de tous côtés. Tout à coup une balle claque net dans la terre du talus où je m’appuie. Je mets la face au créneau. Notre ligne serpente dans le haut du ravin: le terrain est en contre-bas devant moi, et on ne voit rien dans cet abîme de ténèbres où il plonge. Toutefois, les yeux finissent par discerner la file régulière des piquets de notre réseau plantés au seuil des flots d’ombre, et, ça et là, les plaies rondes d’entonnoirs d’obus, petits, moyens ou énormes; quelques-uns, tout près, peuplés d’encombrements mystérieux. La bise me souffle dans la figure. Rien ne bouge, que le vent qui passe et que l’immense humidité qui s’égoutte. Il fait froid à frissonner sans fin. Je lève les yeux: je regarde ici, là. Un deuil épouvantable écrase tout. J’ai l’impression d’être tout seul, naufragé, au milieu d’un monde bouleversé par un cataclysme.
Rapide illumination de l’air: une fusée. Le décor où je suis perdu s’ébauche et pointe autour de moi. On voit se découper la crête, déchirée, échevelée, de notre tranchée, et j’aperçois, collés sur la paroi d’avant, tous les cinq pas, comme des larves verticales, les ombres des veilleurs. Leur fusil s’indique, à côté d’eux, par quelques gouttes de lumière. La tranchée est étayée de sacs de terre; elle est élargie de partout et, en maints endroits, éventrée par des éboulements. Les sacs de terre, aplatis les uns sur les autres et disjoints, ont l’air, à la lueur astrale de la fusée, de ces vastes dalles démantelées d’antiques monuments en ruines. Je regarde au créneau. Je distingue, dans la vaporeuse atmosphère blafarde qu’a épandue le météore, les piquets rangés et même les lignes ténues des fils de fer barbelés qui s’entrecroisent d’un piquet à l’autre. C’est, devant ma vue, comme des traits à la plume qui gribouillent et raturent le champ blême et troué. Plus bas, dans l’océan nocturne qui remplit le ravin, le silence et l’immobilité s’accumulent.
Je descends de mon observatoire et me dirige au jugé vers mon voisin de veille. De ma main tendue, je l’atteins.
– C’est toi? lui dis-je à voix basse, sans le reconnaître.
– Oui, répond-il sans savoir non plus qui je suis, aveugle comme moi.
– C’est calme, à c’t’ heure, ajoute-t-il. Tout à l’heure, j’ai cru qu’ils allaient attaquer, ils ont peut-être bien essayé, sur la droite, où ils ont lancé une chiée de grenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrrran… vrrrran… Mon vieux, je m’ disais: «Ces 75-là, c’est pas possible, i’ sont payés pour tirer! S’ils sont sortis, les Boches, i’s ont dû prendre quéqu’ chose!» Tiens, écoute, là-bas les boulettes qui r’biffent! T’entends?
Il s’arrête, débouche son bidon, boit un coup, et sa dernière phrase, toujours à voix basse, sent le vin:
– Ah! là là! tu parles d’une sale guerre! Tu crois qu’on s’rait pas mieux chez soi? Eh bien, quoi! Qu’est-ce qu’il a, c’ ballot?
Un coup de feu vient de retentir à côté de nous, traçant un court et brusque trait phosphorescent. D’autres partent, ça et là, sur notre ligne: les coups de fusil sont contagieux la nuit.
Nous allons nous enquérir, à tâtons, dans l’ombre épaisse retombée sur nous comme un toit, auprès d’un des tireurs. Trébuchant et jetés parfois l’un sur l’autre, on arrive à l’homme, on le touche.
– Eh bien quoi?
Il a cru voir remuer, puis, plus rien. Nous revenons, mon voisin inconnu et moi, dans l’obscurité dense et sur l’étroit chemin de boue grasse, incertains, avec effort, pliés, comme si nous portions chacun un fardeau écrasant.
A un point de l’horizon, puis à un autre, tout autour de nous, le canon donne, et son lourd fracas se mêle aux rafales d’une fusillade qui tantôt redouble et tantôt s’éteint, et aux grappes de coups de grenades, plus sonores que les claquements du lebel et du mauser et qui ont à peu près le son des vieux coups de fusil classiques. Le vent s’est encore accru, il est si violent qu’il faut se défendre dans l’ombre contre lui: des chargements de nuages énormes passent devant la lune.
Nous sommes là, tous les deux, cet homme et moi, à nous rapprocher et nous heurter sans nous connaître, montrés puis interceptés l’un à l’autre, en brusques à-coups, par le reflet du canon; nous sommes là, pressés par l’obscurité, au centre d’un cycle immense d’incendies qui paraissent et disparaissent, dans ce paysage de sabbat.
– On est maudits, dit l’homme.
Nous nous séparons et nous allons chacun à notre créneau nous fatiguer les yeux sur l’immobilité des choses.
Quelle effroyable et lugubre tempête va éclater?
La tempête n’éclata pas, cette nuit-là. A la fin de ma longue attente, aux premières traînées du jour, il y eut même accalmie.
Tandis que l’aube s’abattait sur nous comme un soir d’orage, je vis encore une fois émerger et se recréer sous l’écharpe de suie des nuages bas, les espèces de rives abruptes, tristes et sales, infiniment sales, bossuées de débris et d’immondices, de la croulante tranchée où nous sommes.
La lividité de la nue blêmit et plombe les sacs de terre aux plans vaguement luisants et bombés, tel un long entassement de viscères et d’entrailles géantes mises à nu sur le monde.
Dans la paroi, derrière moi, se creuse une excavation, et là un entassement de choses horizontales se dresse comme un bûcher.
Des troncs d’arbres? Non; ce sont les cadavres.
*
* *
A mesure que les cris d’oiseaux montent des sillons, que les champs vagues recommencent, que la lumière éclôt et fleurit en chaque brin d’herbe, je regarde le ravin. Plus bas que le champ mouvementé avec ses hautes lames de terre et ses entonnoirs brûlés, au delà du hérissement des piquets, c’est toujours un lac d’ombre qui stagne, et, devant le versant d’en face, c’est toujours un mur de nuit qui s’érige.
Puis je me retourne et je contemple ces morts qui peu à peu s’exhument des ténèbres, exhibant leurs formes raidies et maculées. Ils sont quatre. Ce sont nos compagnons Lamuse, Barque, Biquet et le petit Eudore. Ils se décomposent là, tout près de nous, obstruant à moitié le large sillon tortueux et boueux que les vivants s’intéressent encore à défendre.
On les a posés tant bien que mal; ils se calent et s’écrasent, l’un sur l’autre. Celui d’en haut est enveloppé d’une toile de tente. On avait mis sur les autres figures des mouchoirs, mais en les frôlant, la nuit, sans voir, ou bien le jour, sans faire attention, on a fait tomber les mouchoirs, et nous vivons face à face avec ces morts, amoncelés là comme un bûcher vivant.
*
* *
Il y a quatre nuits qu’ils ont été tués ensemble. Je me souviens mal de cette nuit, comme d’un rêve que j’ai eu. Nous étions de patrouille, eux, moi, Mesnil André, et le caporal Bertrand. Il s’agissait de reconnaître un nouveau poste d’écoute allemand signalé par les observateurs d’artillerie. Vers minuit, on est sorti de la tranchée, et on a rampé sur la descente, en ligne, à trois ou quatre pas les uns des autres, et on est descendu ainsi très bas dans le ravin, jusqu’à voir, gisant devant nos yeux, comme l’aplatissement d’une bête échouée, le talus de leur Boyau International. Après avoir constaté qu’il n’y avait pas de poste dans cette tranche de terrain, on a remonté, avec des précautions infinies; je voyais confusément mon voisin de droite et mon voisin de gauche, comme des sacs d’ombre, se traîner, glisser lentement, onduler, se rouler dans la boue, au fond des ténèbres, poussant devant eux l’aiguille de leur fusil. Des balles sifflaient au-dessus de nous, mais elles nous ignoraient, ne nous cherchaient pas. Arrivés en vue de la bosse de notre ligne, on a soufflé un instant; l’un de nous a poussé un soupir, un autre a parlé. Un autre s’est retourné, en bloc, et son fourreau de baïonnette a sonné contre une pierre. Aussitôt une fusée a jailli en rugissant du Boyau International. On s’est plaqué par terre, étroitement, éperdument, on a gardé une immobilité absolue, et on a attendu là, avec cette étoile terrible suspendue au-dessus de nous et qui nous baignait d’une clarté de jour, à vingt-cinq ou trente mètres de notre tranchée. Alors une mitrailleuse placée de l’autre côté du ravin a balayé la zone où nous étions. Le caporal Bertrand et moi avons eu la chance de trouver devant nous, au moment où la fusée montait, rouge, avant d’éclater en lumière, un trou d’obus où un chevalet cassé trempait dans la boue; on s’est aplati tous les deux contre le rebord de ce trou, on s’est enfoncé dans la boue autant qu’on a pu et le pauvre squelette de bois pourri nous a cachés. Le jet de la mitrailleuse a repassé plusieurs fois. On entendait un sifflement perçant au milieu de chaque détonation, les coups secs et violents des balles dans la terre, et aussi des claquements sourds et mous suivis de geignements, d’un petit cri et, soudain, d’un gros ronflement de dormeur qui s’est élevé puis a graduellement baissé. Bertrand et moi, frôlés par la grêle horizontale des balles qui, à quelques centimètres au-dessus de nous, traçaient un réseau de mort et écorchaient parfois nos vêtements, nous écrasant de plus en plus, n’osant risquer un mouvement qui aurait haussé un peu une partie de notre corps, nous avons attendu. Enfin, la mitrailleuse s’est tue, dans un énorme silence. Un quart d’heure après, tous les deux, nous nous sommes glissés hors du trou d’obus en rampant sur les coudes et nous sommes enfin tombés, comme des paquets, dans notre poste d’écoute. Il était temps, car, en ce moment, le clair de lune a brillé. On a dû demeurer dans le fond de la tranchée jusqu’au matin, puis jusqu’au soir. Les mitrailleuses en arrosaient sans discontinuer les abords. Par les créneaux du poste, on ne voyait pas les corps étendus, à cause de la déclivité du terrain: sinon, tout à ras du champ visuel, une masse qui paraissait être le dos de l’un d’eux. Le soir, on a creusé une sape pour atteindre l’endroit où ils étaient tombés. Ce travail n’a pu être exécuté en une nuit; il a été repris la nuit suivante par les pionniers, car, brisés de fatigue, nous ne pouvions plus ne pas nous endormir.
En me réveillant d’un sommeil de plomb, j’ai vu les quatre cadavres que les sapeurs avaient atteints par-dessous, dans la plaine, et qu’ils avaient accrochés et halés avec des cordes dans leur sape. Chacun d’eux contenait plusieurs blessures à côté l’une de l’autre, les trous des balles distants de quelques centimètres: la mitrailleuse avait tiré serré. On n’avait pas retrouvé le corps de Mesnil André. Son frère Joseph a fait des folies pour le chercher; il est sorti tout seul dans la plaine constamment balayée, en large, en long et en travers par les tirs croisés des mitrailleuses. Le matin, se traînant comme une limace, il a montré une face noire de terre et affreusement défaite, en haut du talus.
On l’a rentré, les joues égratignées aux ronces des fils de fer, les mains sanglantes, avec de lourdes mottes de boue dans les plis de ses vêtements et puant la mort. Il répétait comme un maniaque: «Il n’est nulle part.» Il s’est enfoncé dans un coin avec son fusil, qu’il s’est mis à nettoyer, sans entendre ce qu’on lui disait, et en répétant: «Il n’est nulle part.»
Il y a quatre nuits de cette nuit-là et je vois les corps se dessiner, se montrer, dans l’aube qui vient encore une fois laver l’enfer terrestre.
Barque, raidi, semble démesuré. Ses bras sont collés le long de son corps, sa poitrine est effondrée, son ventre creusé en cuvette. La tête surélevée par un tas de boue, il regarde venir par-dessus ses pieds ceux qui arrivent par la gauche, avec sa face assombrie, souillée de la tache visqueuse des cheveux qui retombent, et où d’épaisses croûtes de sang noir sont sculptées, ses yeux ébouillantés: saignants et comme cuits. Eudore, lui, paraît au contraire tout petit, et sa petite figure est complètement blanche, si blanche qu’on dirait une face enfarinée de Pierrot, et c’est poignant de la voir faire tache comme un rond de papier blanc parmi l’enchevêtrement gris et bleuâtre des cadavres. Le breton Biquet, trapu, carré comme une dalle, apparaît tendu dans un effort énorme: il a l’air d’essayer de soulever le brouillard; cet effort profond déborde en grimace sur sa face bossuée par les pommettes et le front saillant, la pétrit hideusement, semble hérisser par places ses cheveux terreux et desséchés, fend sa mâchoire pour un spectre de cri, écarte toutes grandes ses paupières sur ses yeux ternes et troubles, ses yeux de silex; et ses mains sont contractées d’avoir griffé le vide.
Barque et Biquet sont troués au ventre, Eudore à la gorge. En les traînant et en les transportant, on les a encore abîmés. Le gros Lamuse, vide de sang, avait une figure tuméfiée et plissée dont les yeux s’enfonçaient graduellement dans leurs trous, l’un plus que l’autre. On l’a entouré d’une toile de tente qui se trempe d’une tache noirâtre à la place du cou. Il a eu l’épaule droite hachée par plusieurs balles et le bras ne tient plus que par des lanières d’étoffe de la manche et des ficelles qu’on y a mises. La première nuit qu’on l’a placé là, ce bras pendait hors du tas des morts et sa main jaune, recroquevillée sur une poignée de terre, touchait les figures des passants. On a épinglé le bras à la capote.
Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.
Quand nous les voyons, nous disons: «Ils sont morts tous les quatre.» Mais ils sont trop déformés pour que nous pensions vraiment: «Ce sont eux.» Et il faut se détourner de ces monstres immobiles pour éprouver le vide qu’ils laissent entre nous et les choses communes qui sont déchirées.
Ceux des autres compagnies ou des autres régiments, les étrangers, qui passent ici le jour – (la nuit, on s’appuie inconsciemment sur tout ce qui est à portée de la main, mort ou vivant) – ont un haut-le-corps devant ces cadavres plaqués l’un sur l’autre en pleine tranchée. Parfois, ils se mettent en colère:
– A quoi qu’on pense, de laisser là ces macchabs?
– C’est t’honteux.
Puis ils ajoutent:
– C’est vrai qu’on ne peut pas les ôter de là.
En attendant, ils ne sont enterrés que dans la nuit.
Le matin est venu. On découvre, en face, l’autre versant du ravin: la cote 119, une colline rasée, pelée, grattée – veinée de boyaux tremblés et striée de tranchées parallèles montrant à vif la glaise et la terre crayeuse. Rien n’y bouge et nos obus qui y déferlent çà et là, avec de larges jets d’écume comme des vagues immenses, semblent frapper leurs coups sonores contre un grand môle ruineux et abandonné.
Mon tour de veille est terminé, et les autres veilleurs, enveloppés de toiles de tente humides et coulantes, avec leurs zébrures et leurs plaquages de boue, et leurs gueules livides, se dégagent de la terre où ils sont encastrés, se meuvent et descendent. Le deuxième peloton vient occuper la banquette de tir et les créneaux. Pour nous, repos jusqu’au soir.
On bâille, on se promène. On voit passer un camarade, puis un autre. Des officiers circulent, munis de périscopes et de longues-vues. On se retrouve; on se remet à vivre. Les propos habituels se croisent et se choquent. Et n’étaient l’aspect délabré, les lignes défaites du fossé qui nous ensevelit sur la pente du ravin, et aussi la sourdine imposée aux voix, on se croirait dans les lignes d’arrière. De la lassitude pèse pourtant sur tous, les faces sont jaunies, les paupières rougies; à force de veiller, on a la tête des gens qui ont pleuré. Tous, depuis quelques jours, nous nous courbons et nous avons vieilli.
L’un après l’autre, les hommes de mon escouade ont conflué à un tournant de la tranchée. Ils se tassent à l’endroit où le sol est tout crayeux, et où, au-dessous de la croûte de terre hérissée de racines coupées, le terrassement a mis à jour des couches de pierres blanches qui étaient étendues dans les ténèbres depuis plus de cent mille ans.
C’est là, dans le passage élargi, qu’échoue l’escouade de Bertrand. Elle est bien diminuée à cette heure, puisque, sans parler des morts de l’autre nuit, nous n’avons plus Poterloo, tué dans une relève, ni Cadilhac, blessé à la jambe par un éclat le même soir que Poterloo (comme cela paraît loin, déjà!), ni Tirloir, ni Tulacque qui ont été évacués, l’un pour dysenterie, et l’autre pour une pneumonie qui prend une vilaine tournure – écrit-il dans les cartes-postales qu’il nous adresse pour se désennuyer, de l’hôpital du centre où il végète.
Je vois encore une fois se rapprocher et se grouper, salies par le contact de la terre, salies par la fumée grise de l’espace, les physionomies et les poses familières de ceux qui ne se sont pas encore quittés depuis le début – fraternellement rivés et enchaînés les uns aux autres. Moins de disparate, pourtant, qu’au commencement, dans les mises des hommes des cavernes…
Le père Blaire présente dans sa bouche usée une rangée de dents neuves, éclatantes – si bien que, de tout son pauvre visage, on ne voit plus que cette mâchoire endimanchée. L’événement de ses dents étrangères, que peu à peu il apprivoise, et dont il se sert maintenant, parfois, pour manger, a modifié profondément son caractère et ses mœurs: il n’est presque plus barbouillé de noir, il est à peine négligé. Devenu beau, il éprouve le besoin de devenir coquet. Pour l’instant, il est morne, peut-être – ô miracle! – parce qu’il ne peut pas se laver. Renfoncé dans un coin, il entr’ouve un œil atone, mâche et rumine sa moustache de grognard, naguère la seule garniture de son visage, et crache de temps en temps un poil.
Fouillade grelotte, enrhumé, ou bâille, déprimé, déplumé. Marthereau n’a point changé: toujours tout barbu, l’œil bleu et rond, avec ses jambes si courtes que son pantalon semble continuellement lui lâcher la ceinture et lui tomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tête sèche et parcheminée, à l’intérieur de laquelle travaillent des chiffres; mais, depuis une huitaine, une recrudescence de poux, dont on voit les ravages déborder à son cou et à ses poignets, l’isole dans de longues luttes et le rend farouche quand il revient ensuite parmi nous. Paradis garde intégralement la même dose de belle couleur et de bonne humeur; il est invariable, inusable. On sourit quand il apparaît de loin, placardé sur le fond de sacs de terre comme une affiche neuve. Rien n’a modifié non plus Pépin qu’on entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiers rouges et blancs en toile cirée, de face avec son visage en lame de couteau et son regard gris froid comme le reflet d’un lingue; ni Volpatte avec ses guêtrons, sa couverture sur les épaules et sa face d’Annamite tatouée de crasse, ni Tirette qui depuis quelque temps, pourtant, est excité – on ne sait par quelle source mystérieuse – des filets sanguinolents dans l’œil. Farfadet se tient à l’écart, pensif, dans l’attente. Aux distributions de lettres, il se réveille de sa rêverie pour y aller, puis il rentre en lui-même. Ses mains de bureaucrate écrivent de multiples cartes-postales, soigneusement. Il ne sait pas la fin d’Eudoxie. Lamuse n’a plus parlé à personne de la suprême et terrifiante étreinte dont il a embrassé ce corps. Lamuse – je l’ai compris – regrettait de m’avoir un soir chuchoté cette confidence à l’oreille, et jusqu’à sa mort il a caché l’horrible chose virginale en lui, avec une pudeur tenace. C’est pourquoi on voit Farfadet continuer à vivre vaguement avec la vivante image aux cheveux blonds, qu’il ne quitte que pour prendre contact avec nous par de rares monosyllabes. Autour de nous, le caporal Bertrand a toujours la même attitude martiale et sérieuse, toujours prêt à nous sourire avec tranquillité, à donner sur ce qu’on lui demande des explications claires, à aider chacun à faire son devoir.