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Kitabı oku: «Le feu», sayfa 20

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C’est le sergent infirmier qui est tombé. Par la brèche qu’il déblayait de ses débris mous et sanglants, une balle lui est arrivée dans la gorge. Il s’est étalé par terre, de tout son long. Il roule de gros yeux abasourdis et il souffle de l’écume.

Sa bouche et le bas de sa figure sont entourés bientôt d’un nuage de bulles roses. On lui place la tête sur un sac à pansements. Ce sac est aussitôt imbibé de sang. Un infirmier crie que ça va gâter les paquets de pansements, dont on a besoin. On cherche sur quoi mettre cette tête qui produit sans arrêt de l’écume légère et teintée. On ne trouve qu’un pain, qu’on glisse sous les cheveux spongieux.

Tandis qu’on prend la main du sergent, qu’on l’interroge, lui ne fait que baver de nouvelles bulles qui s’amoncellent et on voit sa grosse tête, noire de barbe, à travers ce nuage rose. Horizontal, il semble un monstre marin qui souffle, et la transparente mousse rose s’amasse et couvre jusqu’à ses gros yeux troubles, nus de leurs lunettes.

Puis il râle. Il a un râle d’enfant, et il meurt en remuant la tête de droite et de gauche, comme s’il essayait très doucement de dire non.

Je regarde cette énorme masse immobilisée, et je songe que cet homme était bon. Il avait un cœur pur et sensible. Et combien je me reproche de l’avoir quelquefois malmené à propos de l’étroitesse naïve de ses idées et d’une certaine indiscrétion ecclésiastique qu’il apportait en tout! Et comme je suis heureux parmi cette détresse – oui, heureux à en frissonner de joie – de m’être retenu, un jour qu’il lisait de côté une lettre que j’écrivais, de lui adresser des paroles irritées qui l’auraient injustement blessé! Je me rappelle la fois où il m’a tant exaspéré avec son explication sur la Sainte-Vierge et la France. Il me paraissait impossible qu’il émît sincèrement ces idées-là. Pourquoi n’aurait-il pas été sincère? Est-ce qu’il n’était pas bien réellement tué aujourd’hui? Je me rappelle aussi certains traits de dévouement, de patience obligeante de ce gros homme dépaysé dans la guerre comme dans la vie – et le reste n’est que détails. Ses idées elles-mêmes ne sont que des détails à côté de son cœur, qui est là, par terre, en ruines, dans ce coin de géhenne. Cet homme dont tout me séparait, avec quelle force je l’ai regretté!

…C’est alors que le tonnerre est entré: Nous avons été lancés violemment les uns sur les autres par le secouement effroyable du sol et des murs. Ce fut comme si la terre qui nous surplombait s’était effondrée et jetée sur nous. Un pan de l’armature de poutres s’écroula, élargissant le trou qui crevait le souterrain. Un autre choc: un autre pan, pulvérisé, s’anéantit en rugissant. Le cadavre du gros sergent infirmier roula comme un tronc d’arbre contre le mur. Toute la charpente en longueur du caveau, ces épaisses vertèbres noires, craquèrent à nous casser les oreilles, et tous les prisonniers de ce cachot firent entendre en même temps une exclamation d’horreur.

D’autres explosions résonnent coup sur coup et nous poussent dans tous les sens. Le bombardement déchiquette et dévore l’asile de secours, le transperce et le rapetisse. Tandis que cette tombée sifflante d’obus martèle et écrase à coups de foudre l’extrémité béante du poste, la lumière du jour y fait irruption par les déchirures. On voit apparaître plus précises – et plus surnaturelles – les figures enflammées ou empreintes d’une pâleur mortelle, les yeux qui s’éteignent dans l’agonie ou s’allument dans la fièvre, les corps empaquetés de blanc, rapiécés, les monstrueux bandages. Tout cela, qui se cachait, remonte au jour. Hagards, clignotants, tordus, en face de cette inondation de mitraille et de charbon qu’accompagnent des ouragans de clarté, les blessés se lèvent, s’éparpillent, cherchent à fuir. Tout cette population effarée roule par paquets compacts, à travers la galerie basse, comme dans la cale tanguante d’un grand bateau qui se brise.

L’aviateur, dressé le plus qu’il peut, la nuque à la voûte, agite ses bras, appelle Dieu et lui demande comment il s’appelle, quel est son vrai nom. On voit se jeter sur les autres, renversé par le vent, celui qui, débraillé, les vêtements ouverts ainsi qu’une large plaie, montre son cœur comme le Christ. La capote du crieur monotone qui répète: «Quand tu te désoleras!», se révèle toute verte, d’un vert vif, à cause de l’acide picrique dégagé, sans doute, par l’explosion qui a ébranlé son cerveau. D’autres – le reste – impotents, estropiés, remuent, se coulent, rampent, se faufilent dans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bêtes vulnérables que pourchasse la meute épouvantable des obus.

Le bombardement se ralentit, s’arrête, dans un nuage de fumée retentissante encore des fracas, dans un grisou palpitant et brûlant. Je sors par la brèche: j’arrive, tout enveloppé, tout ligoté encore de rumeur désespérée, sous le ciel libre, dans de la terre molle où sont noyés des madriers parmi lesquels les jambes s’enchevêtrent. Je m’accroche à des épaves; voici le talus du boyau. Au moment où je plonge dans les boyaux, je les vois, au loin, toujours mouvants et sombres, toujours emplis par la foule qui, débordant des tranchées, s’écoule sans fin vers les postes de secours. Pendant des jours, pendant des nuits, on y verra rouler et confluer les longs ruisseaux d’hommes arrachés des champs de bataille, de la plaine qui a des entrailles, et qui saigne et pourrit là-bas, à l’infini.

XXII
LA VIRÉE

Ayant suivi le boulevard de la République puis l’avenue Gambetta, nous débouchons sur la place du Commerce. Les clous de nos souliers cirés sonnent sur les pavés de la ville. Il fait beau. Le ciel ensoleillé miroite et brille comme à travers les verrières d’une serre, et fait étinceler les devantures de la place. Nos capotes bien brossées ont leurs pans abaissés et, comme ils sont relevés d’habitude, on voit se dessiner, sur ces pans flottants, deux carrés, où le drap est plus bleu.

Notre bande flâneuse s’arrête un instant, et hésite, devant le café de la Sous-Préfecture, appelé aussi le Grand-Café.

– On a le droit d’entrer! dit Volpatte.

– Il y a trop d’officiers là-dedans, repartit Blaire qui, haussant sa figure par-dessus le rideau de guipure qui habille l’établissement, a risqué un coup d’œil dans la glace, entre les lettres d’or.

– Et pis, dit Paradis, on n’a pas encore assez vu.

On se remet en marche et les simples soldats que nous sommes passent en revue les riches boutiques qui font cercle sur la place: les magasins de nouveautés, les papeteries, les pharmacies, et, tel un uniforme constellé de général, la vitrine du bijoutier. On a sorti ses sourires comme un ornement. On est exempt de tout travail jusqu’au soir, on est libre, on est propriétaire de son temps. Les jambes font un pas doux et reposant; les mains, vides, ballantes, se promènent, elles aussi, de long en large.

– Y a pas à dire, on profite de ce repos-là, remarque Paradis.

Cette ville qui s’ouvre devant nos pas est largement impressionnante. On y prend contact avec la vie, la vie populeuse, la vie de l’arrière, la vie normale. Si souvent nous avons cru que, de là-bas, nous n’arriverions jamais jusqu’ici!

On voit des messieurs, des dames, des couples encombrés d’enfants, des officiers anglais, des aviateurs reconnaissables de loin à leur élégance svelte et à leurs décorations, et des soldats qui promènent leurs habits grattés et leur peau frottée, l’unique bijou de leur plaque d’identité gravée scintillant au soleil sur leur capote, et se hasardent, avec soin, dans le beau décor nettoyé de tout cauchemar.

Nous poussons des exclamations comme font ceux qui viennent de bien loin.

– Tu parles d’une foule! s’émerveille Tirette.

– Ah! c’est une riche ville! dit Blaire.

Une ouvrière passe et nous regarde.

Volpatte me donne un coup de coude, l’avale des yeux, le coup tendu, puis me montre plus loin deux autres femmes qui s’approchent; et, l’œil luisant, il constate que la ville abonde en élément féminin:

– Mon vieux, il y a d’la fesse!

Tout à l’heure, Paradis a dû vaincre une certaine timidité pour s’approcher d’un groupe de gâteaux luxueusement logés, les toucher et en manger; et on est obligé à chaque instant de stationner au milieu du trottoir pour attendre Blaire, attiré et retenu par les étalages où sont exposés des vareuses et des képis de fantaisie, des cravates de coutil bleu tendre, des brodequins rouges et brillants comme de l’acajou. Blaire a atteint le point culminant de sa transformation. Lui qui détenait le record de la négligence et de la noirceur, il est certainement le plus soigné de nous tous, surtout depuis la complication de son râtelier cassé dans l’attaque et refait. Il affecte une allure dégagée.

– Il a l’air jeune et juvénile, dit Marthereau.

Nous nous trouvons tout à coup face à face avec une créature édentée qui sourit jusqu’au fond de la gorge… Quelques cheveux noirs se hérissent autour de son chapeau. Sa figure aux grands traits ingrats, criblée de petite vérole, semble une de ces faces mal peintes sur la toile à gros grains d’une baraque foraine.

– Elle est belle, dit Volpatte.

Marthereau, à qui elle a souri, est muet de saisissement.

Ainsi devisent les poilus placés tout d’un coup dans l’enchantement d’une ville. Ils jouissent de mieux en mieux du beau décor net et invraisemblablement propre. Ils reprennent possession de la vie calme et paisible, de l’idée du confort et même du bonheur pour qui les maisons, en somme, ont été faites.

– On s’habituerait bien à ça, tu sais, mon vieux, après tout!

Cependant le public se masse autour d’une devanture où un marchand de confections a réalisé, à l’aide de mannequins de bois et de cire, un groupe ridicule:

Sur un sol semé de petits cailloux comme celui d’un aquarium, un Allemand à genoux dans un complet neuf dont les plis sont marqués, et qui est même ponctué d’une croix de fer en carton, tend ses deux mains de bois rose à un officier français dont la perruque frisée sert de coussin à un képi d’enfant, dont les joues se bombent, incarnadines, et dont l’œil de bébé incassable regarde ailleurs. A côté des deux personnages gît un fusil emprunté à quelque panoplie d’une boutique de jouets. Un écriteau indique le titre de la composition animée: «Kamarad!»

– Ah! ben zut, alors!..

Devant cette construction puérile, la seule chose rappelant ici l’immense guerre qui sévit quelque part sous le ciel, nous haussons les épaules, nous commençons à rire jaune, offusqués et blessés à vif dans nos souvenirs frais; Tirette se recueille et se prépare à lancer quelque insultant sarcasme; mais cette protestation tarde à éclore dans son esprit à cause de notre transplantation totale, et de l’étonnement d’être ailleurs.

Or, une dame très élégante, qui froufroute, rayonne de soie violette et noire, et est enveloppée de parfums, avise notre groupe et, avançant sa petite main gantée, elle touche la manche de Volpatte puis l’épaule de Blaire. Ceux-ci s’immobilisent instantanément, médusés par le contact direct de cette fée:

– Dites-moi, vous, messieurs, qui êtes de vrais soldats du front, vous avez vu cela dans les tranchées, n’est-ce pas?

– Euh… oui… oui… répondent, énormément intimidés, et flattés jusqu’au cœur, les deux pauvres hommes.

– Ah!.. tu vois! Et ils en viennent, eux! murmure-t-on dans la foule.

Quand nous nous retrouvons entre nous, sur les dalles parfaites du trottoir, Volpatte et Blaire se regardent. Ils hochent la tête.

– Après tout, dit Volpatte, c’est à peu près ça, quoi!

– Mais oui, quoi!

Et ce fut, ce jour-là, leur première parole de reniement.

*
* *

On entre dans le Café de l’Industrie et des Fleurs.

Un chemin en sparterie habille le milieu du parquet. On voit, peints le long des murs, le long des montants carrés qui soutiennent le plafond et sur le devant du comptoir, des volubilis violets, de grands pavots groseille et des roses comme des choux rouges.

– Y a pas à dire, on a du goût en France, fait Tirette.

– Il en a fallu un paquet de patience, pour faire ça, constate Blaire à la vue de ces fioritures versicolores.

– Dans ces établissements-là, ajoute Volpatte, c’est pas seulement le plaisir de boire!

Paradis nous apprend qu’il a l’habitude des cafés. Il a souvent, jadis, hanté, le dimanche, des cafés aussi beaux et même plus beaux que celui-là. Seulement, il y a longtemps et il avait, explique-t-il, perdu le goût qu’ils ont. Il désigne une petite fontaine en émail décorée de fleurs et pendue au mur.

– Y a d’ quoi se laver les mains.

On se dirige, poliment, vers la fontaine. Volpatte fait signe à Paradis d’ouvrir le robinet:

– Fais marcher l’ système baveux.

Puis, tous les cinq, nous gagnons la salle déjà garnie, dans son pourtour, de consommateurs, et nous nous installons à une table.

– Ce s’ra cinq vermouth-cassis, pas?

– On s’rhabituerait bien, après tout, répète-t-on.

Des civils se déplacent et viennent dans notre entourage. On dit à demi-voix:

– Ils ont tous la croix de guerre, Adolphe, tu vois…

– Ce sont de vrais poilus!

Les camarades ont entendu. Ils ne conversent plus entre eux qu’avec distraction, l’oreille ailleurs, et, inconsciemment, se rengorgent.

L’instant d’après, l’homme et la femme qui émettaient ces commentaires, penchés vers nous, les coudes sur le marbre blanc, nous interrogent:

– La vie des tranchées, c’est dur, n’est-ce pas?

– Euh… Oui… Ah! dame, c’est pas rigolo toujours…

– Quelle admirable résistance physique et morale vous avez! Vous arrivez à vous faire à cette vie, n’est-ce pas?

– Mais oui, dame, on s’y fait, on s’y fait très bien…

– C’est tout de même une existence terrible et des souffrances, murmure la dame en feuilletant un journal illustré qui contient quelques sinistres vues de terrains bouleversés. On ne devrait pas publier ces choses-là, Adolphe!.. Il y a la saleté, les poux, les corvées… Si braves que vous soyez, vous devez être malheureux?..

Volpatte, à qui elle s’adresse, rougit. Il a honte de la misère d’où il sort et où il va rentrer. Il baisse la tête et il ment, sans peut-être se rendre compte de tout son mensonge:

– Non, après tout, on n’est pas malheureux… C’est pas si terrible que ça, allez!

La dame est de son avis:

– Je sais bien, dit-elle, qu’il y a des compensations! Ça doit être superbe, une charge, hein? Toutes ces masses d’hommes qui marchent comme à la fête! Et le clairon qui sonne dans la campagne: «Y a la goutte à boire là-haut!»; et les petits soldats qu’on ne peut pas retenir et qui crient: «Vive la France!» ou bien qui meurent en riant!.. Ah! nous autres, nous ne sommes pas à l’honneur comme vous: mon mari est employé à la Préfecture, et, en ce moment, il est en congé pour soigner ses rhumatismes.

– J’aurais bien voulu être soldat, moi, dit le monsieur, mais je n’ai pas de chance: mon chef de bureau ne peut pas se passer de moi.

Les gens vont et viennent, se coudoient, s’effacent l’un devant l’autre. Les garçons se faufilent avec leurs fragiles et étincelants fardeaux verts, rouges et jaune vif bordé de blanc. Les crissements de pas sur le parquet sablé se mélangent aux interjections des habitués qui se retrouvent, les uns debout, les autres accoudés, aux bruits traînés sur le marbre des tables par les verres et les dominos… Dans le fond, le choc des billes d’ivoire attire et tasse un cercle de spectateurs d’où s’exhalent des plaisanteries classiques.

– Chacun son métier, mon brave, dit dans la figure de Tirette, à l’autre bout de la table, un homme dont la physionomie est pavoisée de teintes puissantes. Vous êtes des héros. Nous, nous travaillons à la vie économique du pays. C’est une lutte comme la vôtre. Je suis utile, je ne dirai pas plus que vous, mais autant.

Je vois Tirette – le loustic de l’escouade! – qui fait des yeux ronds parmi les nuages des cigares, et je l’entends à peine dans le brouhaha, qui répond, d’une voix humble et assommée:

– Oui, c’est vrai… Chacun son métier.

Nous sommes partis furtivement.

*
* *

Quand nous quittons le Café des Fleurs, nous ne parlons guère. Il nous semble que nous ne savons plus parler. Une sorte de mécontentement crispe et enlaidit mes compagnons. Ils ont l’air de s’apercevoir que, dans une circonstance capitale, ils n’ont pas fait leur devoir.

– Tout c’qui’ nous ont raconté dans leur patois, ces cornards-là! grogne enfin Tirette avec une rancune qui sort et se renforce à mesure que nous nous retrouvons entre nous.

– On aurait dû s’saouler aujourd’hui!.. répond brutalement Paradis.

On marche sans souffler mot. Puis au bout d’un temps:

– C’est des moules, des sales moules, reprend Tirette. Ils ont voulu nous en foutre plein la vue, mais j’ marche pas! Si j’ les r’vois, s’irrite-t-il crescendo, j’ saurai bien leur dire!

– On n’ les r’verra pas, fait Blaire.

– Dans huit jours, on s’ra p’têt’ crevés, dit Volpatte.

Aux abords de la place, nous heurtons une cohue s’écoulant de l’Hôtel de Ville et d’un autre monument public qui présente un fronton et des colonnes de temple. C’est la sortie des bureaux: des civils de tous les genres et de tous les âges, et des militaires vieux et jeunes qui, de loin, sont habillés à peu près comme nous… Mais, de près, s’avoue leur identité de cachés et de déserteurs de la guerre, à travers leurs déguisements de soldats et leurs brisques.

Des femmes et des enfants les attendent, groupés comme de jolis bonheurs. Les commerçants ferment leurs boutiques avec amour, souriant à la journée finie et au lendemain, exaltés par l’intense et perpétuel frisson de leurs bénéfices accrus, par le cliquetis grandissant de la caisse. Et ils sont restés en plein au cœur de leur foyer; ils n’ont qu’à se baisser pour embrasser leurs enfants. On voit briller aux premières étoiles de la rue tous ces gens riches qui s’enrichissent, tous ces gens tranquilles qui se tranquillisent chaque jour, et qu’on sent pleins, malgré tout, d’une inavouable prière. Tout cela rentre doucement, grâce au soir, se case dans les maisons perfectionnées et les cafés où l’on vous sert. Des couples – des jeunes femmes et des jeunes hommes, civils, ou soldats, portant brodé sur leur col quelque signe de préservation – se forment, et se hâtent dans l’assombrissement du reste du monde, vers l’aurore de leur chambre, vers la nuit de repos et de caresse.

En passant tout près de la fenêtre entr’ouverte d’un rez-de-chaussée, nous avons vu la brise gonfler le rideau de dentelle et lui donner la forme légère et douce d’une chemise…

L’avance de la multitude nous refoule comme des étrangers pauvres que nous sommes.

Nous errons sur les pavés de la rue, le long du crépuscule, qui commence à se dorer d’illuminations – dans les villes, la nuit se pare de bijoux. Le spectacle de ce monde nous a enfin donné, sans que nous puissions nous en défendre, la révélation de la grande réalité: une Différence qui se dessine entre les êtres, une Différence bien plus profonde et avec des fossés plus infranchissables que celle des races: la division nette, tranchée – et vraiment irrémissible, celle-là – qu’il y a parmi la foule d’un pays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent… ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu’au bout leur nombre, leur force, et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et réussissent les autres.

Quelques vêtements de deuil font tache dans la masse et communient avec nous, mais le reste est en fête, non en deuil.

– Y a pas un seul pays, c’est pas vrai, dit tout à coup Volpatte avec une précision singulière. Y en a deux. J’ dis qu’on est séparés en deux pays étrangers: l’avant, tout là-bas, où il y a trop de malheureux, et l’arrière, ici, où il y a trop d’heureux.

– Que veux-tu! ça sert… L’en faut… C’est l’ fond… Après…

– Oui, j’ sais bien, mais tout d’ même, tout d’ même, y en a trop, et pis i’s sont trop heureux, et pis c’est toujours les mêmes, et pis y a pas d’ raison…

– Que veux-tu! dit Tirette.

– Tant pis! ajoute Blaire, plus simplement encore.

– Dans huit jours on s’ra p’t’êt’ crevés! se contente de répéter Volpatte, tandis qu’on s’en va, tête basse.

XXIII
LA CORVÉE

Le soir tombe sur la tranchée. Pendant toute la journée, il s’est approché, invisible comme la fatalité, et maintenant, il envahit les talus des longs fossés comme les lèvres d’une plaie infinie.

Au fond de la crevasse, depuis le matin, on a parlé, on a mangé, on a dormi, on a écrit. A l’arrivée du soir, un remous s’est propagé dans le trou sans bornes, secouant et unifiant le désordre inerte et les solitudes des hommes éparpillés. C’est l’heure où l’on se dresse pour travailler.

Volpatte et Tirette s’approchent ensemble.

– Encore un jour de passé, un jour comme les autres, dit Volpatte en regardant la nue qui se fonce.

– T’en sais rien, not’ journée n’est pas finie, répond Tirette.

Une longue expérience du malheur lui a appris qu’il ne faut pas, là où nous sommes, préjuger même de l’humble avenir d’une soirée banale et déjà entamée…

– Allons, rassemblement!

On se réunit dans la lenteur distraite de l’habitude. Chacun s’apporte avec son fusil, ses cartouchières, son bidon, et sa musette garnie d’un morceau de pain. Volpatte mange encore, la joue pointue et palpitante. Paradis grognonne et claque des dents, le nez violâtre. Fouillade traîne son fusil comme un balai. Marthereau regarde puis remet dans sa poche un triste mouchoir bouchonne, empesé.

Il fait froid, il bruine. Tout le monde grelotte.

On entend psalmodier, là-bas:

– Deux pelles, une pioche, deux pelles, une pioche…

La file s’écoule, vers ce dépôt de matériel, stagne à l’entrée et en repart, hérissée d’outils.

– Tout le monde y est? Hue! dit le caporal.

On dévale, on roule. On va vers l’avant, on ne sait pas où. On ne sait rien, sinon que le ciel et la terre vont se confondre dans un même abîme.

*
* *

On sort de la tranchée déjà noircie comme un volcan éteint, et on se trouve sur la plaine dans le crépuscule nu.

De grands nuages gris, pleins d’eau, pendent du ciel. La plaine est grise, pâlement éclairée, avec de l’herbe bourbeuse et des balafres d’eau. De place à autre, des arbres dépouillés ne montrent plus que des espèces de membres et des contorsions.

On ne voit pas loin autour de soi, dans la fumée humide. D’ailleurs, on ne regarde que par terre, la vase où l’on glisse.

– Mince de bouillasse!

A travers champs, on pétrit et on écrase une pâte à consistance visqueuse qui s’étale et reflue sans cesse devant les pas.

– D’ la crème au chocolat… D’ la crème au moka!

Sur les parties empierrées – les ex-routes effacées, devenues stériles comme les champs, – la troupe en marche broie, à travers une couche gluante, le silex qui se désagrège et crisse sous les semelles ferrées.

– Tu dirais que tu marches sur du pain grillé avec du beurre dessus!

Parfois, sur la pente d’une butte, c’est de l’épaisse boue noire, profondément crevassée, comme il s’en accumule à l’entour des abreuvoirs dans les villages. Dans les creux: des flasques, des mares, des étangs, dont les bords irréguliers semblent en loques.

Les quolibets des loustics qui, frais et neufs au départ, criaient «coin, coin» quand il y avait de l’eau, se raréfient, s’assombrissent. Peu à peu, les loustics s’éteignent. La pluie se met à tomber dru. On l’entend. Le jour diminue, l’espace embrouillé se rapetisse. Par terre, dans l’eau, un reste de clarté jaune et livide se vautre.

*
* *

A l’ouest se dessine une silhouette embuée de moines sous la pluie. C’est une compagnie du 204, enveloppée de toiles de tentes. On voit, en passant, leurs faces hâves et déteintes, leurs nez noirs, à ces grands loups mouillés. Puis on ne les voit plus.

Nous suivons la piste qui est, au milieu des champs confusément herbeux, un champ glaiseux rayé d’innombrables ornières parallèles, labouré dans le même sens par les pieds et les roues qui vont vers l’avant et qui vont vers l’arrière.

On saute par-dessus des boyaux béants. Ce n’est pas toujours facile: les bords en deviennent gluants, glissants, et des éboulements les évasent. De plus, la fatigue commence à nous peser sur les épaules. Des véhicules nous croisent à grand bruit et à grand éclaboussement. Les avant-trains d’artillerie piaffent et nous aspergent de gerbes d’eau lourde. Les camions automobiles emportent des espèces de roues liquides qui tournoient autour des roues et giclent dans le rayon de chaque tumultueuse roulotte.

A mesure que la nuit s’accentue, les attelages secoués et d’où se soulèvent des encolures de chevaux et les profils des cavaliers avec leurs manteaux flottants et leurs mousquetons en bandoulière, se silhouettent d’une façon plus fantastique sur les flots nuageux du ciel. A un moment, il y a un encombrement de caissons d’artillerie. Ils s’arrêtent, piétinent, pendant qu’on passe. On entend un brouillement de cris d’essieux, de voix, de disputes, d’ordres qui se heurtent, et le grand bruit d’océan de la pluie. On voit fumer, par-dessus une mêlée obscure, les croupes des chevaux et les manteaux des cavaliers.

– Attention!

Par terre, à droite, quelque chose s’étend. C’est une rangée de morts. Instinctivement, en passant, le pied l’évite et l’œil y fouille. On perçoit des semelles dressées, des gorges tendues, le creux de vagues faces, des mains à demi crispées en l’air au-dessus du fouillis noir.

Et nous allons, nous allons, sur ces champs encore blêmes et usés par les pas, sous le ciel où des nuages se déploient, déchiquetés comme des linges à travers l’étendue noircissante qui semble s’être salie, depuis tant de jours, par le long contact de tant de pauvre multitude humaine.

Puis on redescend dans les boyaux.

Ils sont en contre-bas. Pour les atteindre on fait un large circuit, de sorte que ceux qui sont à l’arrière-garde voient à une centaine de mètres l’ensemble de la compagnie se déployer dans le crépuscule, petits bonshommes obscurs accrochés aux pentes, qui se suivent et s’égrènent, avec leur outil et leur fusil dressés de chaque côté de leurs têtes, mince ligne insignifiante de suppliants qui s’enfoncent en levant les bras.

Ces boyaux, qui sont encore en deuxième ligne, sont peuplés. Au seuil de leurs abris où pend et bat une peau de bête, ou une toile grise, des hommes accroupis, hirsutes, nous regardent passer d’un œil atone, comme s’ils ne regardaient rien. Hors d’autres toiles, tirées jusqu’en bas, sortent des pieds, et des ronflements.

– Nom de Dieu! C’ que c’est long! commence-t-on à grogner parmi les marcheurs.

Un remous, un refoulement.

– Halte!

Il faut s’arrêter pour en laisser passer d’autres. On s’amoncelle en vitupérant, sur les côtés fuyants de la tranchée. C’est une compagnie de mitrailleurs avec ses étranges fardeaux.

Ça n’en finit plus. Ces longues pauses sont harassantes. Les muscles commencent à tirer. Le piétinement prolongé nous écrase.

A peine s’est-on remis en marche qu’il faut reculer jusqu’à un boyau de dégagement pour laisser passer la relève des téléphonistes. On recule, comme un bétail malaisé.

On repart plus lourdement.

– Attention au fil!

Le fil téléphonique ondoie au-dessus de la tranchée qu’il traverse par places entre deux piquets. Quand il n’est pas assez tendu et que sa courbe plonge dans le creux, il accroche les fusils des hommes qui passent, et les hommes pris se débattent, et déblatèrent contre les téléphonistes qui ne savent jamais attacher leurs ficelles.

Puis, comme l’enchevêtrement fléchissant des fils précieux augmente, on suspend le fusil à l’épaule la crosse en l’air, on porte les pelles tête basse, et on avance en pliant les épaules.

*
* *

Un soudain ralentissement s’impose à la marche. On n’avance plus que pas à pas, emboîtés les uns dans les autres. La tête de la colonne doit être engagée dans une passe difficile.

On arrive à l’endroit: Une déclivité du sol mène à une fissure qui bée. C’est le Boyau Couvert. Les autres ont disparu par cette espèce de porte basse.

– Alors, faut entrer dans c’ boudin?

Chacun hésite avant de s’engloutir dans la mince ténèbre souterraine. C’est la somme de ces hésitations et de ces lenteurs qui se répercute dans les tronçons d’arrière de la colonne, en flottements, en engorgements avec parfois des freinages brusques.

Dès les premiers pas dans le Boyau Couvert, une lourde obscurité nous tombe dessus et, un à un, nous sépare. Une odeur de caveau moisi et de marécage nous pénètre. On distingue au plafond de ce couloir terreux qui nous absorbe, quelques rais et trous de pâleur: les interstices et les déchirures des planches du dessus; des filets d’eau en tombent par places, abondamment, et, malgré les précautions tâtonnantes, on trébuche sur des amoncellements de bois; on heurte, de flanc, la vague présence verticale des madriers d’étai.

L’atmosphère de cet interminable passage clos trépide sourdement: c’est la machine au projecteur qui y est installée et devant laquelle on va passer.

Au bout d’un quart d’heure qu’on tâtonne, noyés là-dedans, quelqu’un, excédé d’ombre et d’eau, et las de se cogner à de l’inconnu, grogne:

– Tant pis, j’allume!

Une lampe électrique fait jaillir son point éblouissant. Aussitôt, on entend hurler le sergent:

– Vingt dieux! Quel est l’abruti complètement qui allume! T’es pas dingo? Tu n’vois donc pas qu’ça s’voit, galeux, à travers l’parquet!

La lampe électrique, après avoir éveillé, dans son cône lumineux, de sombres parois suintantes, rentre dans la nuit.

– C’est rare que ça s’ voit, gouaille l’homme, on n’est pas en première ligne, tout de même!

– Ah! ça s’ voit pas!..

Et le sergent qui, inséré dans la file, continue à se porter en avant, et, on le devine, se retourne en marchant, entreprend une explication heurtée.

– Espèce d’nœud’, bon Dieu d’acrobate…

Mais, soudain, il brame à nouveau:

– Encore un qui fume! Sacré bordel!

Il veut s’arrêter cette fois, mais il a beau se cabrer et se cramponner en ahannant, il est obligé de suivre le mouvement, précipitamment, et il est emporté avec les vociférations rentrées qui le dévorent, tandis que la cigarette, cause de sa fureur, disparaît en silence.

*
* *

Le tapement saccadé de la machine s’accentue, et une chaleur s’épaissit autour de nous. A mesure qu’on avance, l’air tassé du boyau en vibre de plus en plus. Bientôt, la trépidation du moteur nous martèle les oreilles et nous secoue tout entiers. La chaleur augmente: c’est comme un souffle de bête qui nous vient à la face. Nous descendons vers l’agitation de quelque infernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie, dont une rambleur rouge sombre, où s’ébauchent nos massives ombres, courbées, commence à empourprer les parois.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
05 temmuz 2017
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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