Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 01», sayfa 34
— Ici ou à Lucerne, dit Léopold, il n'y a pas assez de différence pour que je ne t'empêche d'obéir à un caprice.
Ces deux jeunes gens étaient deux amis dans la véritable acception du mot. Ils avaient le même âge, leurs études s'étaient faites dans le même collége; et après avoir fini leur Droit, ils employaient les vacances au classique voyage de la Suisse. Par un effet de la volonté paternelle, Léopold était déjà promis à l'Étude d'un notaire à Paris. Son esprit de rectitude, sa douceur, le calme de ses sens et de son intelligence garantissaient sa docilité. Léopold se voyait notaire à Paris: sa vie était devant lui comme un de ces grands chemins qui traversent une plaine de France, il l'embrassait dans toute son étendue avec une résignation pleine de philosophie.
Le caractère de son compagnon, que nous appellerons Rodolphe, offrait avec le sien un contraste dont l'antagonisme avait sans doute eu pour résultat de resserrer les liens qui les unissaient. Rodolphe était le fils naturel d'un grand seigneur qui fut surpris par une mort prématurée sans avoir pu faire de dispositions pour assurer des moyens d'existence à une femme tendrement aimée et à Rodolphe. Ainsi trompée par un coup du sort, la mère de Rodolphe avait eu recours à un moyen héroïque. Elle vendit tout ce qu'elle tenait de la munificence du père de son enfant, fit une somme de cent et quelques mille francs, la plaça sur sa propre tête en viager, à un taux considérable, et se composa de cette manière un revenu d'environ quinze mille francs, en prenant la résolution de tout consacrer à l'éducation de son fils afin de le douer des avantages personnels les plus propres à faire fortune, et de lui réserver à force d'économies un capital à l'époque de sa majorité. C'était hardi, c'était compter sur sa propre vie; mais sans cette hardiesse, il eût été sans doute impossible à cette bonne mère de vivre, d'élever convenablement cet enfant, son seul espoir, son avenir, et l'unique source de ses jouissances. Né d'une des plus charmantes Parisiennes et d'un homme remarquable de l'aristocratie brabançonne, fruit d'une passion égale et partagée, Rodolphe fut affligé d'une excessive sensibilité. Dès son enfance, il avait manifesté la plus grande ardeur en toute chose. Chez lui, le Désir devint une force supérieure et le mobile de tout l'être, le stimulant de l'imagination, la raison de ses actions. Malgré les efforts d'une mère spirituelle, qui s'effraya dès qu'elle s'aperçut d'une pareille prédisposition, Rodolphe désirait comme un poëte imagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, comme un musicien formule des mélodies. Tendre comme sa mère, il s'élançait avec une violence inouïe et par la pensée vers la chose souhaitée, il dévorait le temps. En rêvant l'accomplissement de ses projets, il supprimait toujours les moyens d'exécution.
— Quand mon fils aura des enfants, disait la mère, il les voudra grands tout de suite.
Cette belle ardeur, convenablement dirigée, servit à Rodolphe à faire de brillantes études, à devenir ce que les Anglais appellent un parfait gentilhomme. Sa mère était alors fière de lui, tout en craignant toujours quelque catastrophe, si jamais une passion s'emparait de ce cœur, à la fois si tendre et si sensible, si violent et si bon. Aussi cette prudente femme avait-elle encouragé l'amitié qui liait Léopold à Rodolphe et Rodolphe à Léopold, en voyant, dans le froid et dévoué notaire, un tuteur, un confident qui pourrait jusqu'à un certain point la remplacer auprès de Rodolphe, si par malheur elle venait à lui manquer. Encore belle à quarante-trois ans, la mère de Rodolphe avait inspiré la plus vive passion à Léopold. Cette circonstance rendait les deux jeunes gens encore plus intimes.
Léopold, qui connaissait bien Rodolphe, ne fut donc pas surpris de le voir, à propos d'un regard jeté sur le haut d'une maison, s'arrêtant à un village et renonçant à l'excursion projetée au Saint-Gothard. Pendant qu'on leur préparait à déjeuner à l'auberge du Cygne, les deux amis firent le tour du village et arrivèrent dans la partie qui avoisinait la charmante maison neuve où, tout en flânant et causant avec les habitants, Rodolphe découvrit une maison de petits bourgeois disposés à le prendre en pension, selon l'usage assez général de la Suisse. On lui offrit une chambre ayant vue sur le lac, sur les montagnes, et d'où se découvrait la magnifique vue d'un de ces prodigieux détours qui recommandent le lac des Quatre-Cantons à l'admiration des touristes. Cette maison se trouvait séparée par un carrefour et par un petit port, de la maison neuve où Rodolphe avait entrevu le visage de sa belle inconnue.
Pour cent francs par mois, Rodolphe n'eut à penser à aucune des choses nécessaires à la vie. Mais en considération des frais que les époux Stopfer se proposaient de faire, ils demandèrent le paiement du troisième mois d'avance. Pour peu que vous frottiez un Suisse, il reparaît un usurier. Après le déjeuner, Rodolphe s'installa sur-le-champ en déposant dans sa chambre ce qu'il avait emporté d'effets pour son excursion au Saint-Gothard, et il regarda passer Léopold qui, par esprit d'ordre, allait s'acquitter de l'excursion pour le comte de Rodolphe et pour le sien. Quand Rodolphe assis sur une roche tombée en avant du bord ne vit plus le bateau de Léopold, il examina, mais en dessous, la maison neuve en espérant apercevoir l'inconnue. Hélas! il rentra sans que la maison eût donné signe de vie. Au dîner que lui offrirent monsieur et madame Stopfer, anciens tonneliers à Neufchâtel, il les questionna sur les environs, et finit par apprendre tout ce qu'il voulait savoir sur l'inconnue, grâce au bavardage de ses hôtes qui vidèrent, sans se faire prier, le sac aux commérages.
L'inconnue s'appelait Fanny Lovelace. Ce nom, qui se prononce Loveless, appartient à de vieilles familles anglaises; mais Richardson en a fait une création dont la célébrité nuit à toute autre. Miss Lovelace était venue s'établir sur le lac pour la santé de son père, à qui les médecins avaient ordonné l'air du canton de Lucerne. Ces deux Anglais, arrivés sans autre domestique qu'une petite fille de quatorze ans, très-attachée à miss Fanny, une petite muette qui la servait avec intelligence, s'étaient arrangés, avant l'hiver dernier, avec monsieur et madame Bergmann, anciens jardiniers en chef de Son Excellence le comte Borroméo à l'isola Bella et à l'isola Madre, sur le lac Majeur. Ces Suisses, riches d'environ mille écus de rentes, louaient l'étage supérieur de leur maison aux Lovelace à raison de deux cents francs par an pour trois ans. Le vieux Lovelace, vieillard nonagénaire très-cassé, trop pauvre pour se permettre certaines dépenses, sortait rarement; sa fille travaillait pour le faire vivre en traduisant, disait-on, des livres anglais et faisant elle-même des livres. Aussi les Lovelace n'osaient-ils ni louer de bateaux pour se promener sur le lac, ni chevaux, ni guides pour visiter les environs. Un dénûment qui exige de pareilles privations excite d'autant plus la compassion des Suisses, qu'ils y perdent une occasion de gain. La cuisinière de la maison nourrissait ces trois Anglais à raison de cent francs par mois tout compris. Mais on croyait dans tout Gersau que les anciens jardiniers, malgré leurs prétentions à la bourgeoisie, se cachaient sous le nom de leur cuisinière pour réaliser les bénéfices de ce marché. Les Bergmann s'étaient créé d'admirables jardins et une serre magnifique autour de leur habitation. Les fleurs, les fruits, les raretés botaniques de cette habitation avaient déterminé la jeune miss à la choisir à son passage à Gersau. On donnait dix-neuf ans à miss Fanny qui, le dernier enfant de ce vieillard, devait être adulée par lui. Il n'y avait pas plus de deux mois, elle s'était procuré un piano à loyer, venu de Lucerne, car elle paraissait folle de musique.
— Elle aime les fleurs et la musique, pensa Rodolphe, et elle est à marier? quel bonheur!
Le lendemain, Rodolphe fit demander la permission de visiter les serres et les jardins qui commençaient à jouir d'une certaine célébrité. Cette permission ne fut pas immédiatement accordée. Ces anciens jardiniers demandèrent, chose étrange! à voir le passeport de Rodolphe qui l'envoya sur-le-champ. Le passeport ne lui fut renvoyé que le lendemain par la cuisinière, qui lui fit part du plaisir que ses maîtres auraient à lui montrer leur établissement. Rodolphe n'alla pas chez les Bergmann sans un certain tressaillement que connaissent seuls les gens à émotions vives, et qui déploient dans un moment autant de passion que certains hommes en dépensent pendant toute leur vie. Mis avec recherche pour plaire aux anciens jardiniers des îles Borromées, car il vit en eux les gardiens de son trésor, il parcourut les jardins en regardant de temps en temps la maison, mais avec prudence: les deux vieux propriétaires lui témoignaient une assez visible défiance. Mais son attention fut bientôt excitée par la petite Anglaise muette en qui sa sagacité, quoique jeune encore, lui fit reconnaître une fille de l'Afrique, ou tout au moins une Sicilienne. Cette petite fille avait le ton doré d'un cigare de la Havane, des yeux de feu, des paupières arméniennes à cils d'une longueur anti-britannique, des cheveux plus que noirs, et sous cette peau presque olivâtre des nerfs d'une force singulière, d'une vivacité fébrile. Elle jetait sur Rodolphe des regards inquisiteurs d'une effronterie incroyable, et suivait ses moindres mouvements.
— A qui cette petite Moresque appartient-elle? dit-il à la respectable madame Bergmann.
— Aux Anglais, répondit monsieur Bergmann.
— Elle n'est toujours pas née en Angleterre!
— Ils l'auront peut-être amenée des Indes, répondit madame Bergmann.
— On m'a dit que la jeune miss Lovelace aimait la musique, je serais enchanté si, pendant mon séjour sur ce lac auquel me condamne une ordonnance de médecin, elle voulait me permettre de faire de la musique avec elle...
— Ils ne reçoivent et ne veulent voir personne, dit le vieux jardinier.
Rodolphe se mordit les lèvres, et sortit sans avoir été invité à entrer dans la maison, ni avoir été conduit dans la partie du jardin qui se trouvait entre la façade et le bord du promontoire. De ce côté, la maison avait au-dessus du premier étage une galerie en bois couverte par le toit dont la saillie était excessive, comme celle des couvertures de chalet, et qui tournait sur les quatre côtés du bâtiment, à la mode suisse. Rodolphe avait beaucoup loué cette élégante disposition et vanté la vue de cette galerie, mais ce fut en vain. Quand il eut salué les Bergmann, il se trouva sot vis-à-vis de lui-même, comme tout homme d'esprit et d'imagination trompé par l'insuccès d'un plan à la réussite duquel il a cru.
Le soir, il se promena naturellement en bateau sur le lac, autour de ce promontoire, il alla jusqu'à Brünnen, à Schwitz, et revint à la nuit tombante. De loin il aperçut la fenêtre ouverte et fortement éclairée, il put entendre les sons du piano et les accents d'une voix délicieuse. Aussi fit-il arrêter afin de s'abandonner au charme d'écouter un air italien divinement chanté. Quand le chant eut cessé, Rodolphe aborda, renvoya la barque et les deux bateliers. Au risque de se mouiller les pieds, il vint s'asseoir sous le banc de granit rongé par les eaux que couronnait une forte haie d'acacias épineux, et le long de laquelle s'étendait, dans le jardin Bergmann, une allée de jeunes tilleuls. Au bout d'une heure, il entendit parler et marcher au-dessus de sa tête, mais les mots qui parvinrent à son oreille étaient tous italiens et prononcés par deux voix de femmes, deux jeunes femmes. Il profita du moment où les deux interlocutrices se trouvaient à une extrémité pour se glisser à l'autre sans bruit. Après une demi-heure d'efforts, il atteignit au bout de l'allée et put, sans être aperçu ni entendu, prendre une position d'où il verrait les deux femmes sans être vu par elles quand elles viendraient à lui. Quel ne fut pas l'étonnement de Rodolphe en reconnaissant la petite muette pour une des deux femmes, elle parlait en italien avec miss Lovelace. Il était alors onze heures du soir. Le calme était si grand sur le lac et autour de l'habitation, que ces deux femmes devaient se croire en sûreté: dans tout Gersau il n'y avait que leurs yeux qui pussent être ouverts. Rodolphe pensa que le mutisme de la petite était une ruse nécessaire. A la manière dont se parlait l'italien, Rodolphe devina que c'était la langue maternelle de ces deux femmes, il en conclut que la qualité d'Anglais cachait une ruse.
— C'est des Italiens réfugiés, se dit-il, des proscrits qui sans doute ont à craindre la police de l'Autriche ou de la Sardaigne. La jeune fille attend la nuit pour pouvoir se promener et causer en toute sûreté.
Aussitôt il se coucha le long de la haie et rampa comme un serpent pour trouver un passage entre deux racines d'acacia. Au risque d'y laisser son habit ou de se faire de profondes blessures au dos, il traversa la haie quand la prétendue miss Fanny et sa prétendue muette furent à l'autre extrémité de l'allée; puis quand elles arrivèrent à vingt pas de lui sans le voir, car il se trouvait dans l'ombre de la haie alors fortement éclairée par la lueur de la lune, il se leva brusquement.
— Ne craignez rien, dit-il en français à l'Italienne, je ne suis pas un espion. Vous êtes des réfugiés, je l'ai deviné. Moi, je suis un Français qu'un seul de vos regards a cloué à Gersau.
Rodolphe, atteint par la douleur que lui causa un instrument d'acier en lui déchirant le flanc, tomba terrassé.
— Nel lago con pietra, dit la terrible muette.
— Ah! Gina, s'écria l'Italienne.
— Elle m'a manqué, dit Rodolphe en retirant de la plaie un stylet qui s'était heurté contre une fausse côte, mais, un peu plus haut, il allait au fond de mon cœur. J'ai eu tort, Francesca, dit-il en se souvenant du nom que la petite Gina avait plusieurs fois prononcé, je ne lui en veux pas, ne la grondez point: le bonheur de vous parler vaut bien un coup de stylet! seulement, montrez-moi le chemin, il faut que je regagne la maison Stopfer. Soyez tranquilles, je ne dirai rien.
Francesca, revenue de son étonnement, aida Rodolphe à se relever, et dit quelques mots à Gina dont les yeux s'emplirent de larmes. Les deux femmes forcèrent Rodolphe à s'asseoir sur un banc, à quitter son habit, son gilet, sa cravate. Gina ouvrit la chemise et suça fortement la plaie. Francesca qui les avait quittés, revint avec un large morceau de taffetas d'Angleterre, et l'appliqua sur la blessure..
— Vous pourrez aller ainsi jusqu'à votre maison, reprit-elle.
Chacune d'elles s'empara d'un bras, et Rodolphe fut conduit à une petite porte dont la clef se trouvait dans la poche du tablier de Francesca.
— Gina parle-t-elle français? dit Rodolphe à Francesca.
— Non. Mais ne vous agitez pas, dit Francesca d'un petit ton d'impatience.
— Laissez-moi vous voir, répondit Rodolphe avec attendrissement, car peut-être serai-je longtemps sans pouvoir venir...
Il s'appuya sur un des poteaux de la petite porte et contempla la belle Italienne, qui se laissa regarder pendant un instant par le plus beau silence et par la plus belle nuit qui jamais ait éclairé ce lac, le roi des lacs suisses. Francesca était bien l'Italienne classique, et telle que l'imagination veut, fait ou rêve, si vous voulez, les Italiennes. Ce qui saisit tout d'abord Rodolphe, ce fut l'élégance et la grâce de la taille dont la vigueur se trahissait malgré son apparence frêle, tant elle était souple. Une pâleur d'ambre répandue sur la figure accusait un intérêt subit, mais qui n'effaçait pas la volupté de deux yeux humides et d'un noir velouté. Deux mains, les plus belles que jamais sculpteur grec ait attachées au bras poli d'une statue, tenaient le bras de Rodolphe: et leur blancheur tranchait sur le noir de l'habit. L'imprudent Français ne put qu'entrevoir la forme ovale un peu longue du visage dont la bouche attristée, entr'ouverte, laissait voir des dents éclatantes entre deux larges lèvres fraîches et colorées. La beauté des lignes de ce visage garantissait à Francesca la durée de cette splendeur; mais ce qui frappa le plus Rodolphe fut l'adorable laisser-aller, la franchise italienne de cette femme qui s'abandonnait entièrement à sa compassion.
Francesca dit un mot à Gina, qui donna son bras à Rodolphe jusqu'à la maison Stopfer et se sauva comme une hirondelle quand elle eut sonné.
— Ces patriotes n'y vont pas de main morte! se disait Rodolphe en sentant ses souffrances quand il se trouva seul dans son lit. Nel lago! Gina m'aurait jeté dans le lac avec une pierre au cou!
Au jour, il envoya chercher à Lucerne le meilleur chirurgien; et quand il fut venu, il lui recommanda le plus profond secret en lui faisant entendre que l'honneur l'exigeait. Léopold revint de son excursion le jour où son ami quittait le lit. Rodolphe lui fit un conte et le chargea d'aller à Lucerne chercher les bagages et leurs lettres. Léopold apporta la plus funeste, la plus horrible nouvelle: la mère de Rodolphe était morte. Pendant que les deux amis allaient de Bâle à Lucerne, la fatale lettre, écrite par le père de Léopold, y était arrivée le jour de leur départ pour Fuelen. Malgré les précautions que prit Léopold, Rodolphe fut saisi par une fièvre nerveuse. Dès que le futur notaire vit son ami hors de danger, il partit pour la France muni d'une procuration. Rodolphe put ainsi rester à Gersau, le seul lieu du monde où sa douleur pouvait se calmer. La situation du jeune Français, son désespoir et les circonstances qui rendaient cette perte plus affreuse pour lui que pour tout autre, furent connues et attirèrent sur lui la compassion et l'intérêt de tout Gersau. Chaque matin la fausse muette vint voir le Français afin de donner des nouvelles à sa maîtresse.
Quand Rodolphe put sortir, il alla chez les Bergmann remercier miss Fanny Lovelace et son père de l'intérêt qu'ils lui avaient témoigné. Pour la première fois depuis son établissement chez les Bergmann, le vieil Italien laissa pénétrer un étranger dans son appartement où Rodolphe fut reçu avec une cordialité due et à ses malheurs et à sa qualité de Français qui excluait toute défiance. Francesca se montra si belle aux lumières pendant la première soirée, qu'elle fit entrer un rayon dans ce cœur abattu. Ses sourires jetèrent les roses de l'espérance sur ce deuil. Elle chanta, non point des airs gais, mais de graves et sublimes mélodies appropriées à l'état du cœur de Rodolphe qui remarqua ce soin touchant. Vers huit heures, le vieillard laissa ces deux jeunes gens seuls sans aucune apparence de crainte, et se retira chez lui. Quand Francesca fut fatiguée de chanter, elle amena Rodolphe sous la galerie extérieure, d'où se découvrait le sublime spectacle du lac, et lui fit signe de s'asseoir près d'elle sur un banc de bois rustique.
— Y a-t-il de l'indiscrétion à vous demander votre âge, cara Francesca? fit Rodolphe.
— Dix-neuf ans, répondit-elle, mais passés.
— Si quelque chose au monde pouvait atténuer ma douleur, ce serait, reprit-il, l'espoir de vous obtenir de votre père, en quelque situation de fortune que vous soyez, belle comme vous êtes, vous me paraissez plus riche que ne le serait la fille d'un prince. Aussi tremblé-je en vous faisant l'aveu des sentiments que vous m'avez inspirés; mais ils sont profonds, ils sont éternels.
— Zitto! fit Francesca en mettant un des doigts de sa main droite sur ses lèvres. N'allez pas plus loin: je ne suis pas libre, je suis mariée, depuis trois ans...
Un profond silence régna pendant quelques instants entre eux. Quand l'Italienne, effrayée de la pose de Rodolphe, s'approcha de lui, elle le trouva tout à fait évanoui.
— Povero! se dit-elle, moi qui le trouvais froid.
Elle alla chercher des sels, et ranima Rodolphe en les lui faisant respirer.
— Mariée! dit Rodolphe en regardant Francesca. Ses larmes coulèrent alors en abondance.
— Enfant, dit-elle, il y a de l'espoir. Mon mari a...
— Quatre-vingts ans?.. dit Rodolphe.
— Non, répondit elle en souriant, soixante-cinq. Il s'est fait un masque de vieillard pour déjouer la police.
— Chère, dit Rodolphe, encore quelques émotions de ce genre et je mourrais... Après vingt années de connaissance seulement, vous saurez quelle est la force et la puissance de mon cœur, de quelle nature sont ses aspirations vers le bonheur. Cette plante ne monte pas avec plus de vivacité pour s'épanouir aux rayons du soleil, dit-il en montrant un jasmin de Virginie qui enveloppait la balustrade, que je ne me suis attaché depuis un mois à vous. Je vous aime d'un amour unique. Cet amour sera le principe secret de ma vie, et j'en mourrai peut-être!
— Oh! Français, Français! fit-elle en commentant son exclamation par une petite moue d'incrédulité.
— Ne faudra-t-il pas vous attendre, vous recevoir des mains du Temps? reprit-il avec gravité. Mais, sachez-le: si vous êtes sincère dans la parole qui vient de vous échapper, je vous attendrai fidèlement sans laisser aucun autre sentiment croître dans mon cœur.
Elle le regarda sournoisement.
— Rien, dit-il, pas même une fantaisie. J'ai ma fortune à faire, il vous en faut une splendide, la nature vous a créée princesse...
A ce mot, Francesca ne put retenir un faible sourire qui donna l'expression la plus ravissante à son visage, quelque chose de fin comme ce que le grand Léonard a si bien peint dans la Joconde. Ce sourire fit faire une pause à Rodolphe.
— ... Oui, reprit-il, vous devez souffrir du dénûment auquel vous réduit l'exil. Ah! si vous voulez me rendre heureux entre tous les hommes, et sanctifier mon amour, vous me traiterez en ami. Ne dois-je pas être votre ami aussi? Ma pauvre mère m'a laissé soixante mille francs d'économie, prenez-en la moitié?
Francesca le regarda fixement. Ce regard perçant alla jusqu'au fond de l'âme de Rodolphe.
— Nous n'avons besoin de rien, mes travaux suffisent à notre luxe, répondit-elle d'une voix grave.
— Puis-je souffrir qu'une Francesca travaille? s'écria-t-il. Un jour vous reviendrez dans votre pays, et vous y retrouverez ce que vous y avez laissé... De nouveau la jeune Italienne regarda Rodolphe... Et vous me rendrez ce que vous aurez daigné m'emprunter, ajouta-t-il avec un regard plein de délicatesse.
— Laissons ce sujet de conversation, dit-elle avec une incomparable noblesse de geste, de regard et d'attitude. Faites une brillante fortune, soyez un des hommes remarquables de votre pays, je le veux. L'illustration est un pont-volant qui peut servir à franchir un abîme. Soyez ambitieux, il le faut. Je vous crois de hautes et de puissantes facultés; mais servez-vous-en plus pour le bonheur de l'humanité que pour me mériter: vous en serez plus grand à mes yeux.
Dans cette conversation qui dura deux heures, Rodolphe découvrit en Francesca l'enthousiasme des idées libérales et ce culte de la liberté qui avait fait la triple révolution de Naples, du Piémont et d'Espagne. En sortant, il fut conduit jusqu'à la porte par Gina, la fausse muette. A onze heures, personne ne rôdait dans ce village, aucune indiscrétion n'était à craindre, Rodolphe attira Gina dans un coin, et lui demanda tout bas en mauvais italien: — Qui sont tes maîtres, mon enfant? dis-le moi, je te donnerai cette pièce d'or toute neuve.
— Monsieur, répondit l'enfant en prenant la pièce, monsieur est le fameux libraire Lamporani de Milan, l'un des chefs de la révolution, et le conspirateur que l'Autriche désire le plus tenir au Spielberg.
— La femme d'un libraire!.. Eh! tant mieux, pensa-t-il, nous sommes de plain-pied.
— De quelle famille est-elle? reprit-il, car elle a l'air d'une reine.
— Toutes les Italiennes sont ainsi, répondit fièrement Gina. Le nom de son père est Colonna.
Enhardi par l'humble condition de Francesca, Rodolphe fit mettre un tendelet à sa barque et des coussins à l'arrière. Quand ce changement fut opéré, l'amoureux vint proposer à Francesca de se promener sur le lac. L'Italienne accepta, sans doute pour jouer son rôle de jeune miss aux yeux du village; mais elle emmena Gina. Les moindres actions de Francesca Colonna trahissaient une éducation supérieure et le plus haut rang social. A la manière dont s'assit l'Italienne au bout de la barque, Rodolphe se sentit en quelque sorte séparé d'elle; et devant l'expression d'une vraie fierté de noble, sa familiarité préméditée tomba. Par un regard, Francesca se fit princesse avec tous les priviléges dont elle eût joui au Moyen-Age. Elle semblait avoir deviné les secrètes pensées de ce vassal qui avait l'audace de se constituer son protecteur. Déjà, dans l'ameublement du salon où Francesca l'avait reçu, dans sa toilette et dans les petites choses qui lui servaient, Rodolphe avait reconnu les indices d'une nature élevée et d'une haute fortune. Toutes ces observations lui revinrent à la fois dans la mémoire, et il devint rêveur après avoir été pour ainsi dire refoulé par la dignité de Francesca. Gina, cette confidente à peine adolescente, semblait elle-même avoir un masque railleur en regardant Rodolphe en dessous ou de côté. Ce visible désaccord entre la condition de l'Italienne et ses manières fut une nouvelle énigme pour Rodolphe, qui soupçonna quelqu'autre ruse semblable au faux mutisme de Gina.
— Où voulez-vous aller? signora Lamporani, dit-il.
— Vers Lucerne, répondit en français Francesca.
— Bon! pensa Rodolphe, elle n'est pas étonnée de m'entendre lui dire son nom, elle avait sans doute prévu ma demande à Gina, la rusée! — Qu'avez-vous contre moi? dit-il en venant enfin s'asseoir près d'elle et lui demandant par un geste une main que Francesca retira. Vous êtes froide et cérémonieuse; en style de conversation, nous dirions cassante.
— C'est vrai, répliqua-t-elle en souriant. J'ai tort. Ce n'est pas bien. C'est bourgeois. Vous diriez en français ce n'est pas artiste. Il vaut mieux s'expliquer que de garder contre un ami des pensées hostiles ou froides, et vous m'avez prouvé déjà votre amitié. Peut-être suis-je allé trop loin avec vous. Vous avez dû me prendre pour une femme très-ordinaire... Rodolphe multiplia des signes de dénégation. — ... Oui, dit cette femme de libraire en continuant sans tenir compte de la pantomime qu'elle voyait bien d'ailleurs. Je m'en suis aperçue, et naturellement je reviens sur moi-même. Eh! bien je terminerai tout par quelques paroles d'une profonde vérité. Sachez-le bien, Rodolphe: je sens en moi la force d'étouffer un sentiment qui ne serait pas en harmonie avec les idées ou la prescience que j'ai du véritable amour. Je puis aimer comme nous savons aimer en Italie; mais je connais mes devoirs: aucune ivresse ne peut me les faire oublier. Mariée sans mon consentement à ce pauvre vieillard, je pourrais user de la liberté qu'il me laisse avec tant de générosité; mais trois ans de mariage équivalent à une acceptation de la loi conjugale. Aussi la plus violente passion ne me ferait-elle pas émettre, même involontairement, le désir de me trouver libre. Émilio connaît mon caractère. Il sait que, hors mon cœur qui m'appartient et que je puis livrer, je ne me permettrais pas de laisser prendre ma main. Voilà pourquoi je viens de vous la refuser. Je veux être aimée, attendue avec fidélité, noblesse, ardeur, en ne pouvant accorder qu'une tendresse infinie dont l'expression ne dépassera point l'enceinte du cœur, le terrain permis. Toutes ces choses bien comprises... oh! reprit-elle avec un geste de jeune fille, je vais redevenir coquette, rieuse, folle, comme un enfant qui ne connaît pas le danger de la familiarité.
Cette déclaration si nette, si franche fut faite d'un ton, d'un accent et accompagnée de regards qui lui donnèrent la plus grande profondeur de vérité.
— Une princesse Colonna n'aurait pas mieux parlé, dit Rodolphe en souriant.
— Est-ce, répliqua-t-elle avec un air de hauteur, un reproche sur l'humilité de ma naissance? Faut-il un blason à votre amour? A Milan, les plus beaux noms: Sforza, Canova, Visconti, Trivulzio, Ursini sont écrits au-dessus des boutiques, il y a des Archinto apothicaires; mais croyez que, malgré ma condition de boutiquière, j'ai les sentiments d'une duchesse.
— Un reproche? non, madame, j'ai voulu vous faire un éloge.
— Par une comparaison?.. dit elle avec finesse.
— Ah! sachez-le, reprit-il, afin de ne plus me tourmenter si mes paroles peignaient mal mes sentiments, mon amour est absolu, il comporte une obéissance et un respect infinis.
Elle inclina la tête en femme satisfaite et dit: — Monsieur accepte alors le traité?
— Oui, dit-il. Je comprends que, dans une puissante et riche organisation de femme, la faculté d'aimer ne saurait se perdre, et que, par délicatesse, vous vouliez la restreindre. Ah! Francesca, une tendresse partagée, à mon âge et avec une femme aussi sublime, aussi royalement belle que vous l'êtes, mais c'est voir tous mes désirs comblés. Vous aimer comme vous voulez être aimée, n'est-ce pas pour un jeune homme se préserver de toutes les folies mauvaises? n'est-ce pas employer ses forces dans une noble passion de laquelle on peut être fier plus tard, et qui ne donne que de beaux souvenirs?.. Si vous saviez de quelles couleurs, de quelle poésie vous venez de revêtir la chaîne du Pilate, le Rhigi, et ce magnifique bassin...
— Je veux le savoir, dit-elle.
— Hé! bien, cette heure rayonnera sur toute ma vie, comme un diamant au front d'une reine.
Pour toute réponse, Francesca posa sa main sur celle de Rodolphe.
— Oh! chère, à jamais chère, dites, vous n'avez jamais aimé?
— Jamais!
— Et vous me permettez de vous aimer noblement, en attendant tout du ciel?
Elle inclina doucement la tête. Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Rodolphe.