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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 01», sayfa 35

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— Hé! bien, qu'avez-vous? dit-elle en quittant son rôle d'impératrice.

— Je n'ai plus ma mère pour lui dire combien je suis heureux, elle a quitté cette terre sans voir ce qui eût adouci son agonie...

— Quoi? fit-elle.

— Sa tendresse remplacée par une tendresse égale.

— Povero mio, s'écria l'Italienne attendrie. C'est, croyez-moi, reprit-elle après une pause, une bien douce chose et un bien grand élément de fidélité pour une femme que de se savoir tout sur la terre pour celui qu'elle aime, de le voir seul, sans famille, sans rien dans le cœur que son amour, enfin de l'avoir bien tout entier.

Quand deux amants se sont entendus ainsi, le cœur éprouve une délicieuse quiétude, une sublime tranquillité. La certitude est la base que veulent les sentiments humains, car elle ne manque jamais au sentiment religieux: l'homme est toujours certain d'être payé de retour par Dieu. L'amour ne se croit en sûreté que par cette similitude avec l'amour divin. Aussi faut-il les avoir pleinement éprouvées pour comprendre les voluptés de ce moment, toujours unique dans la vie: il ne revient pas plus que ne reviennent les émotions de la jeunesse. Croire à une femme, faire d'elle sa religion humaine, le principe de sa vie, la lumière secrète de ses moindres pensées!.. n'est-ce pas une seconde naissance? Un jeune homme mêle alors à son amour un peu de celui qu'il a pour sa mère. Rodolphe et Francesca gardèrent pendant quelque temps le plus profond silence, se répondant par des regards amis et pleins de pensées. Ils se comprenaient au milieu d'un des plus beaux spectacles de la nature, dont les magnificences expliquées par celles de leurs cœurs, les aidaient à se graver dans leurs mémoires les plus fugitives impressions de cette heure unique. Il n'y avait pas eu l'ombre de coquetterie dans la conduite de Francesca. Tout en était large, plein, sans arrière-pensée. Cette grandeur frappa vivement Rodolphe, qui reconnaissait en ceci la différence qui distingue l'Italienne de la Française. Les eaux, la terre, le ciel, la femme, tout fut donc grandiose et suave, même leur amour, au milieu de ce tableau vaste dans son ensemble, riche dans ses détails, et où l'âpreté des cimes neigeuses, leurs plis raides nettement détachés sur l'azur rappelaient à Rodolphe les conditions dans lesquelles devait se renfermer son bonheur: un riche pays cerclé de neige.

Cette douce ivresse de l'âme devait être troublée. Une barque venait de Lucerne; Gina, qui depuis quelque temps la regardait avec attention, fit un geste de joie en restant fidèle à son rôle de muette. La barque approchait, et quand enfin Francesca put y distinguer les figures: — Tito! s'écria-t-elle en apercevant un jeune homme. Elle se leva debout au risque de se noyer, et cria: — Tito! Tito! en agitant son mouchoir. Tito donna l'ordre à ses bateliers de nager, et les deux barques se mirent sur la même ligne. L'Italienne et l'Italien parlèrent avec une si grande vivacité, dans un dialecte si peu connu d'un homme qui savait à peine l'italien des livres, et n'était pas allé en Italie, que Rodolphe ne put rien entendre ni deviner de cette conversation. La beauté de Tito, la familiarité de Francesca, l'air de joie de Gina, tout le chagrinait. D'ailleurs il n'est pas d'amoureux qui ne soit mécontent de se voir quitter pour quoi que ce soit. Tito jeta vivement un petit sac de peau, sans doute plein d'or, à Gina, puis un paquet de lettres à Francesca qui se mit à les lire en faisant un geste d'adieu à Tito.

— Retournez promptement à Gersau, dit-elle aux bateliers. Je ne veux pas laisser languir mon pauvre Émilio dix minutes de trop.

— Que vous arrive-t-il? demanda Rodolphe quand il vit l'Italienne achevant sa dernière lettre.

— La liberta! fit-elle avec un enthousiasme d'artiste.

— E denaro! répondit comme un écho Gina qui pouvait enfin parler.

— Oui, reprit Francesca, plus de misère! voici plus de onze mois que je travaille, et je commençais à m'ennuyer. Je ne suis décidément pas une femme littéraire.

— Quel est ce Tito? fit Rodolphe.

— Le secrétaire d'état au département des finances de la pauvre boutique de Colonna, autrement dit le fils de notre ragyionato. Pauvre garçon! il n'a pu venir par le Saint-Gothard, ni par le Mont-Cenis, ni par le Simplon: il est venu par mer, par Marseille, il a dû traverser la France. Enfin, dans trois semaines, nous serons à Genève, et nous y vivrons à l'aise. Allons, Rodolphe, dit-elle en voyant la tristesse se peindre sur le visage du Parisien, le lac de Genève ne vaudra-t-il pas bien le lac des Quatre-Cantons?..

— Permettez-moi d'accorder un regret à cette délicieuse maison Bergmann, dit Rodolphe en montrant le promontoire.

— Vous viendrez dîner avec nous, pour y multiplier vos souvenirs, povero mio, dit-elle. C'est fête aujourd'hui, nous ne sommes plus en danger. Ma mère me dit que dans un an, peut-être, nous serons amnistiés. Oh! la cara patria...

Ces trois mots firent pleurer Gina qui dit: — Encore un hiver, je serais morte ici!

— Pauvre petite chèvre de Sicile! fit Francesca en passant sa main sur la tête de Gina par un geste et avec une affection qui firent désirer à Rodolphe d'être ainsi caressé, quoique ce fût sans amour.

La barque abordait, Rodolphe sauta sur le sable, tendit la main à l'Italienne, la reconduisit jusqu'à la porte de la maison Bergmann, et alla s'habiller pour revenir au plus tôt.

En trouvant le libraire et sa femme assis sur la galerie extérieure, Rodolphe réprima difficilement un geste de surprise à l'aspect du prodigieux changement que la bonne nouvelle avait apporté chez le nonagénaire. Il apercevait un homme d'environ soixante ans, parfaitement conservé, un Italien sec, droit comme un i, les cheveux encore noirs, quoique rares, et laissant voir un crâne blanc, des yeux vifs, des dents au complet et blanches, un visage de César, et sur une bouche diplomatique un sourire quasi sardonique, le sourire presque faux sous lequel l'homme de bonne compagnie cache ses vrais sentiments.

— Voici mon mari sous sa forme naturelle, dit gravement Francesca.

— C'est tout-à-fait une nouvelle connaissance, répondit Rodolphe interloqué.

— Tout-à-fait, dit le libraire. J'ai joué la comédie, et sais parfaitement me grimer. Ah! je jouais à Paris du temps de l'empire, avec Bourrienne, madame Murat, madame d'Abrantès, e tutti quanti... Tout ce qu'on s'est donné la peine d'apprendre dans sa jeunesse, et même les choses futiles nous servent. Si ma femme n'avait pas reçu cette éducation virile, un contre-sens en Italie, il m'eût fallu, pour vivre ici, devenir bûcheron. Povera Francesca! qui m'eût dit qu'elle me nourrirait un jour?

En écoutant ce digne libraire, si aisé, si affable et si vert, Rodolphe crut à quelque mystification et resta dans le silence observateur de l'homme dupé.

— Che avete, signor? lui demanda naïvement Francesca. Notre bonheur vous attristerait-il?

— Votre mari est un jeune homme, lui dit-il à l'oreille.

Elle partit d'un éclat de rire si franc, si communicatif, que Rodolphe en fut encore plus interdit.

— Il n'a que soixante-cinq ans à vous offrir, dit-elle; mais je vous assure que c'est encore quelque chose... de rassurant.

— Je n'aime pas à vous voir plaisanter avec un amour aussi saint que celui dont les conditions ont été posées par vous.

— Zitto! fit-elle en frappant du pied et en regardant si son mari les écoutait. Ne troublez jamais la tranquillité de ce cher homme, candide comme un enfant, et de qui je fais ce que je veux. Il est, ajouta-t-elle, sous ma protection. Si vous saviez avec quelle noblesse il a risqué sa vie et sa fortune parce que j'étais libérale! car il ne partage pas mes opinions politiques. Est-ce aimer cela, monsieur le Français? — Mais ils sont ainsi dans leur famille. Le frère cadet d'Émilio fut trahi par celle qu'il aimait pour un charmant jeune homme. Il s'est passé son épée au travers du cœur, et dix minutes auparavant il a dit à son valet de chambre: — Je tuerais bien mon rival; mais cela ferait trop de chagrin à la diva.

Ce mélange de noblesse et de raillerie, de grandeur et d'enfantillage, faisait en ce moment de Francesca la créature la plus attrayante du monde. Le dîner fut, ainsi que la soirée, empreint d'une gaieté que la délivrance des deux réfugiés justifiait, mais qui contrista Rodolphe.

— Serait-elle légère? se disait-il en regagnant la maison Stopfer. Elle a pris part à mon deuil, et moi je n'épouse pas sa joie!

Il se gronda, justifia cette femme-jeune-fille.

— Elle est sans aucune hypocrisie et s'abandonne à ses impressions... se dit-il. Et je la voudrais comme une Parisienne.

Le lendemain et les jours suivants, pendant vingt jours enfin, Rodolphe passa tout son temps à la maison Bergmann, observant Francesca sans s'être promis de l'observer. L'admiration chez certaines âmes ne va pas sans une sorte de pénétration. Le jeune Français reconnut en Francesca la jeune fille imprudente, la nature vraie de la femme encore insoumise, se débattant par instants avec son amour, et s'y laissant aller complaisamment en d'autres moments. Le vieillard se comportait bien avec elle comme un père avec sa fille, et Francesca lui témoignait une reconnaissance profondément sentie qui réveillait en elle d'instinctives noblesses. Cette situation et cette femme présentaient à Rodolphe une énigme impénétrable, mais dont la recherche l'attachait de plus en plus.

Ces derniers jours furent remplis de fêtes secrètes, entremêlées de mélancolies, de révoltes, de querelles plus charmantes que les heures où Rodolphe et Francesca s'entendaient. Enfin, il était de plus en plus séduit par la naïveté de cette tendresse sans esprit, semblable à elle-même en toute chose, de cette tendresse jalouse d'un rien... déjà!

— Vous aimez bien le luxe! dit-il un soir à Francesca qui manifestait le désir de quitter Gersau où beaucoup de choses lui manquaient.

— Moi! dit-elle, j'aime le luxe comme j'aime les arts, comme j'aime un tableau de Raphaël, un beau cheval, une belle journée, ou la baie de Naples. Émilio, dit-elle, me suis-je plainte ici pendant nos jours de misère?

— Vous n'eussiez pas été vous-même, dit gravement le vieux libraire.

— Après tout, n'est-il pas naturel à des bourgeois d'ambitionner la grandeur? reprit-elle en lançant un malicieux coup d'œil et à Rodolphe et à son mari. Mes pieds, dit-elle en avançant deux petits pieds charmants, sont-ils faits pour la fatigue. Mes mains... Elle tendit une main à Rodolphe. Ces mains sont-elles faites pour travailler? Laissez-nous, dit-elle à son mari: je veux lui parler.

Le vieillard rentra dans le salon avec une sublime bonhomie: il était sûr de sa femme.

— Je ne veux pas, dit-elle à Rodolphe, que vous nous accompagniez à Genève. Genève est une ville à caquetages. Quoique je sois bien au-dessus des niaiseries du monde, je ne veux pas être calomniée, non pour moi, mais pour lui. Je mets mon orgueil à être la gloire de ce vieillard, mon seul protecteur après tout. Nous partons, restez ici pendant quelques jours. Quand vous viendrez à Genève, voyez d'abord mon mari, laissez-vous présenter à moi par lui. Cachons notre inaltérable et profonde affection aux regards du monde. Je vous aime, vous le savez; mais voici de quelle manière je vous le prouverai: vous ne surprendrez pas dans ma conduite quoi que ce soit qui puisse réveiller votre jalousie.

Elle l'attira dans le coin de la galerie, le prit par la tête, le baisa sur le front et se sauva, le laissant stupéfait.

Le lendemain, Rodolphe apprit qu'au petit jour les hôtes de la maison Bergmann étaient partis. L'habitation de Gersau lui parut dès lors insupportable, et il alla chercher Vevay par le chemin le plus long, en voyageant plus promptement qu'il ne le devait; mais attiré par les eaux du lac où l'attendait la belle Italienne, il arriva vers la fin du mois d'octobre à Genève. Pour éviter les inconvénients de la ville, il se logea dans une maison située aux Eaux-Vives en dehors des remparts. Une fois installé, son premier soin fut de demander à son hôte, un ancien bijoutier, s'il n'était pas venu depuis peu s'établir des réfugiés italiens, des Milanais à Genève.

— Non, que je sache, lui répondit son hôte. Le prince et la princesse Colonna de Rome ont loué pour trois ans la campagne de monsieur Jeanrenaud, une des plus belles du lac. Elle est située entre la Villa-Diodati et la campagne de monsieur Lafin-de-Dieu qu'a louée la vicomtesse de Beauséant. Le prince Colonne est venu là pour sa fille et pour son gendre le prince Gandolphini, un Napolitain, ou, si vous voulez, Sicilien, ancien partisan du roi Murat et victime de la dernière révolution. Voilà les derniers venus à Genève, et ils ne sont point Milanais. Il a fallu de grandes démarches et la protection que le pape accorde à la famille Colonna pour qu'on ait obtenu, des puissances étrangères et du roi de Naples, la permission pour le prince et la princesse Gandolphini de résider ici. Genève ne veut rien faire qui déplaise à la Sainte-Alliance, à qui elle doit son indépendance. Notre rôle n'est pas de fronder les Cours étrangères. Il y a beaucoup d'étrangers ici: des Russes, des Anglais.

— Il y a même des Genevois.

— Oui, monsieur. Notre lac est si beau! Lord Byron y a demeuré il y a sept ans environ, à la Villa-Diodati, que maintenant tout le monde va voir comme Coppet, comme Ferney.

— Vous ne pourriez pas savoir s'il est venu, depuis une semaine un libraire de Milan et sa femme, un nommé Lamporani, l'un des chefs de la dernière révolution?

— Je puis le savoir en allant au Cercle des Étrangers, dit l'ancien bijoutier.

La première promenade de Rodolphe eut naturellement pour objet la Villa-Diodati, cette résidence de lord Byron à laquelle la mort récente de ce grand poëte donnait encore plus d'attrait: la mort est le sacre du génie. Le chemin qui des Eaux-Vives côtoie le lac de Genève est comme toutes les routes de Suisse, assez étroit; mais en certains endroits, par la disposition du terrain montagneux, à peine reste-t-il assez d'espace pour que deux voitures s'y croisent. A quelques pas de la maison Jeanrenaud, près de laquelle il arrivait sans le savoir, Rodolphe entendit derrière lui le bruit d'une voiture; et, se trouvant dans une espèce de gorge, il grimpa sur la pointe d'une roche pour laisser le passage libre. Naturellement il regarda venir la voiture, une élégante calèche attelée de deux magnifiques chevaux anglais. Il lui prit un éblouissement en voyant au fond de cette calèche Francesca divinement mise, à côté d'une vieille dame, raide comme un camée. Un chasseur étincelant de dorures se tenait debout derrière. Francesca reconnut Rodolphe, et sourit de le retrouver comme une statue sur un piédestal. La voiture, que l'amoureux suivit de ses regards en gravissant la hauteur, tourna pour entrer par la porte d'une maison de campagne vers laquelle il courut.

— Qui demeure ici? demanda-t-il au jardinier.

— Le prince et la princesse Colonne, ainsi que le prince et la princesse Gandolphini.

— N'est-ce pas elles qui rentrent?

— Oui, monsieur.

En un moment un voile tomba des yeux de Rodolphe: il vit clair dans le passé.

— Pourvu, se dit enfin l'amoureux foudroyé, que ce soit sa dernière mystification!

Il tremblait d'avoir été le jouet d'un caprice, car il avait entendu parler de ce qu'est un capriccio pour une Italienne. Mais quel crime aux yeux d'une femme, d'avoir accepté pour une bourgeoise, une princesse née princesse? d'avoir pris la fille d'une des plus illustres familles du moyen âge, pour la femme d'un libraire! Le sentiment de ses fautes redoubla chez Rodolphe son désir de savoir s'il serait méconnu, repoussé. Il demanda le prince Gandolphini en lui faisant porter une carte, et fut aussitôt reçu par le faux Lamporani, qui vint au-devant de lui, l'accueillit avec une grâce parfaite, avec une affabilité napolitaine, et le promena le long d'une terrasse d'où l'on découvrait Genève, le Jura et ses collines chargées de villas, puis les rives du lac sur une grande étendue.

— Ma femme, vous le voyez, est fidèle aux lacs, dit-il après avoir détaillé le paysage à son hôte. Nous avons une espèce de concert ce soir, ajouta-t-il en revenant vers la magnifique maison Jeanrenaud, j'espère que vous nous ferez le plaisir, à la princesse et à moi, d'y venir. Deux mois de misères supportées de compagnie équivalent à des années d'amitié.

Quoique dévoré de curiosité, Rodolphe n'osa demander à voir la princesse, il retourna lentement aux Eaux-Vives, préoccupé de la soirée. En quelques heures, son amour, quelque immense qu'il fût déjà, se trouvait agrandi par ses anxiétés et par l'attente des événements. Il comprenait maintenant la nécessité de se faire illustre pour se trouver, socialement parlant, à la hauteur de son idole. Francesca devenait bien grande à ses yeux, par le laisser-aller et la simplicité de sa conduite à Gersau. L'air naturellement altier de la princesse Colonna faisait trembler Rodolphe, qui allait avoir pour ennemis le père et la mère de Francesca, du moins il le pouvait croire; et le mystère que la princesse Gandolphini lui avait tant recommandé lui parut alors une admirable preuve de tendresse. En ne voulant pas compromettre l'avenir, Francesca ne disait-elle pas bien qu'elle aimait Rodolphe?

Enfin, neuf heures sonnèrent, Rodolphe put monter en voiture et dire avec une émotion facile à comprendre: — A la maison Jeanrenaud, chez le prince Gandolphini!

Enfin, il entra dans le salon plein d'étrangers de la plus haute distinction, et où il resta forcément dans un groupe près de la porte, car en ce moment on chantait un duo de Rossini.

Enfin, il put voir Francesca, mais sans être vu par elle. La princesse était debout à deux pas du piano. Ses admirables cheveux, si abondants et si longs, étaient retenus par un cercle d'or. Sa figure, illuminée par les bougies, éclatait de la blancheur particulière aux Italiennes et qui n'a tout son effet qu'aux lumières. Elle était en costume de bal, laissant admirer des épaules magnifiques et fascinantes, sa taille de jeune fille, et des bras de statue antique. Sa beauté sublime était là sans rivalité possible, quoiqu'il y eût des Anglaises et des Russes charmantes, les plus jolies femmes de Genève et d'autres Italiennes, parmi lesquelles brillaient l'illustre princesse de Varèse et la fameuse cantatrice Tinti qui chantait en ce moment. Rodolphe, appuyé contre le chambranle de la porte, regarda la princesse en dardant sur elle ce regard fixe, persistant, attractif et chargé de toute la volonté humaine concentrée dans ce sentiment appelé désir, mais qui prend alors le caractère d'un violent commandement. La flamme de ce regard atteignit-elle Francesca? Francesca s'attendait-elle de moment en moment à voir Rodolphe? Au bout de quelques minutes, elle coula un regard vers la porte, comme attirée par ce courant d'amour, et ses yeux, sans hésiter, se plongèrent dans les yeux de Rodolphe. Un léger frémissement agita ce magnifique visage et ce beau corps: la secousse de l'âme réagissait! Francesca rougit. Rodolphe eut comme toute une vie dans cet échange, si rapide qu'il n'est comparable qu'à un éclair. Mais à quoi comparer son bonheur: il était aimé! La sublime princesse tenait, au milieu du monde, dans la belle maison Jeanrenaud, la parole donnée par la pauvre exilée, par la capricieuse de la maison Bergmann. L'ivresse d'un pareil moment rend esclave pour toute une vie! Un fin sourire, élégant et rusé, candide et triomphateur, agita les lèvres de la princesse Gandolphini, qui, dans un moment où elle ne se crut pas observée, regarda Rodolphe en ayant l'air de lui demander pardon de l'avoir trompé sur sa condition. Le morceau terminé, Rodolphe put arriver jusqu'au prince, qui l'amena gracieusement à sa femme. Rodolphe échangea les cérémonies d'une présentation officielle avec la princesse, le prince Colonne et Francesca. Quand ce fut fini, la princesse dut faire sa partie dans le fameux quatuor de Mi manca la voce, qui fut exécuté par elle, par la Tinti, par Génovèse le fameux ténor, et par un célèbre prince italien alors en exil, et dont la voix, s'il n'eût pas été prince, l'aurait fait un des princes de l'art.

— Asseyez-vous là, dit à Rodolphe Francesca qui lui montra sa propre chaise à elle. Oimè! je crois qu'il y a erreur de nom: je suis, depuis un moment, princesse Rodolphini.

Ce fut dit avec une grâce, un charme, une naïveté, qui rappelèrent dans cet aveu caché sous une plaisanterie les jours heureux de Gersau. Rodolphe éprouva la délicieuse sensation d'écouter la voix d'une femme adorée en se trouvant si près d'elle, qu'il avait une de ses joues presque effleurée par l'étoffe de la robe et par la gaze de l'écharpe. Mais quand, en un pareil moment, c'est Mi manca la voce qui se chante et que ce quatuor est exécuté par les plus belles voix de l'Italie, il est facile de comprendre comment des larmes vinrent mouiller les yeux de Rodolphe.

En amour, comme en toute chose peut-être, il est certains faits, minimes en eux-mêmes, mais le résultat de mille petites circonstances antérieures, et dont la portée devient immense en résumant le passé, en se rattachant à l'avenir. On a senti mille fois la valeur de la personne aimée; mais un rien, le contact parfait des âmes unies dans une promenade par une parole, par une preuve d'amour inattendue, porte le sentiment à son plus haut degré. Enfin, pour rendre ce fait moral par une image qui, depuis le premier âge du monde, a eu le plus incontestable succès: il y a, dans une longue chaîne, des points d'attache nécessaires où la cohésion est plus profonde que dans ses guirlandes d'anneaux. Cette reconnaissance entre Rodolphe et Francesca, pendant cette soirée, à la face du monde, fut un de ces points suprêmes qui relient l'avenir au passé, qui clouent plus avant au cœur les attachements réels. Peut-être est-ce de ces clous épars que Bossuet a parlé en leur comparant la rareté des moments heureux de notre existence, lui qui ressentit si vivement et si secrètement l'amour.

Après le plaisir d'admirer soi-même une femme aimée, vient celui de la voir admirée par tous: Rodolphe eut alors les deux à la fois. L'amour est un trésor de souvenirs, et quoique celui de Rodolphe fût déjà plein, il y ajouta les perles les plus précieuses: des sourires jetés en côté pour lui seul, des regards furtifs, des inflexions de chant que Francesca trouva pour lui, mais qui firent pâlir de jalousie la Tinti, tant elles furent applaudies. Aussi, toute sa puissance de désir, cette forme spéciale de son âme, se jeta-t-elle sur la belle Romaine qui devint inaltérablement le principe et la fin de toutes ses pensées et de ses actions. Rodolphe aima comme toutes les femmes peuvent rêver d'être aimées, avec une force, une constance, une cohésion qui faisait de Francesca la substance même de son cœur; il la sentit mêlée à son sang comme un sang plus pur, à son âme comme une âme plus parfaite; elle allait être sous les moindres efforts de sa vie comme le sable doré de la Méditerranée sous l'onde. Enfin, la moindre aspiration de Rodolphe fut une active espérance.

Au bout de quelques jours, Francesca reconnut cet immense amour; mais il était si naturel, si bien partagé, qu'elle n'en fut pas étonnée: elle en était digne.

— Qu'y a-t-il de surprenant, disait-elle à Rodolphe en se promenant avec lui sur la terrasse de son jardin après avoir surpris un de ces mouvements de fatuité si naturels aux Français dans l'expression de leurs sentiments, quoi de merveilleux à ce que vous aimiez une femme jeune et belle, assez artiste pour pouvoir gagner sa vie comme la Tinti, et qui peut donner quelques jouissances de vanité? Quel est le butor qui ne deviendrait alors un Amadis? Ceci n'est pas la question entre nous: il faut aimer avec constance, avec persistance et à distance pendant des années, sans autre plaisir que celui de se voir aimé.

— Hélas! lui dit Rodolphe, ne trouvez-vous pas ma fidélité dénuée de tout mérite en me voyant occupé par les travaux d'une ambition dévorante? Croyez-vous que je veuille vous voir échanger un jour le beau nom de princesse Gandolphini pour celui d'un homme qui ne serait rien? Je veux devenir un des hommes les plus remarquables de mon pays, être riche, être grand, et que vous puissiez être aussi fière de mon nom que de votre nom de Colonna.

— Je serais bien fâchée de ne pas vous voir de tels sentiments au cœur, répondit-elle avec un charmant sourire. Mais ne vous consumez pas trop dans les travaux de l'ambition, restez jeune... On dit que la politique rend un homme promptement vieux.

Ce qu'il y a de plus rare chez les femmes est une certaine gaieté qui n'altère point la tendresse. Ce mélange d'un sentiment profond et de la folie du jeune âge ajouta dans ce moment d'adorables attraits à ceux de Francesca. Là est la clef de son caractère: elle rit et s'attendrit, elle s'exalte et revient à la fine raillerie avec un laisser-aller, une aisance, qui font d'elle la charmante et délicieuse personne dont la réputation s'est d'ailleurs étendue au delà de l'Italie. Elle cache sous les grâces de la femme une instruction profonde, due à la vie excessivement monotone et quasi monacale qu'elle a menée dans le vieux château des Colonna. Cette riche héritière fut d'abord destinée au cloître, étant le quatrième enfant du prince et de la princesse Colonna; mais la mort de ses deux frères et de sa sœur aînée la tira subitement de sa retraite pour en faire l'un des plus beaux partis des États-Romains. Sa sœur aînée ayant été promise au prince Gandolphini, l'un des plus riches propriétaires de la Sicile, Francesca lui fut donnée afin de ne rien changer aux affaires de famille. Les Colonna et les Gandolphini s'étaient toujours alliés entre eux. De neuf à seize ans, Francesca, dirigée par un monsignore de la famille, avait lu toute la bibliothèque des Colonna pour donner le change à son ardente imagination en étudiant les sciences, les arts et les lettres. Mais elle prit dans l'étude ce goût d'indépendance et d'idées libérales qui la fit se jeter, ainsi que son mari, dans la révolution. Rodolphe ignorait encore que, sans compter cinq langues vivantes, Francesca sût le grec, le latin et l'hébreu. Cette charmante créature avait admirablement compris qu'une des premières conditions de l'instruction chez une femme, est d'être profondément cachée.

Rodolphe resta tout l'hiver à Genève. Cet hiver passa comme un jour. Quand vint le printemps, malgré les exquises jouissances que donne la société d'une femme d'esprit, prodigieusement instruite, jeune et folle, cet amoureux éprouva de cruelles souffrances, supportées d'ailleurs avec courage, mais qui parfois se firent jour sur sa physionomie, qui percèrent dans ses manières, dans le discours, peut-être parce qu'il ne les crut pas partagées. Parfois il s'irritait en admirant le calme de Francesca, qui, semblable aux Anglaises, paraissait mettre son amour-propre à ne rien exprimer sur son visage, dont la sérénité défiait l'amour; il l'eût voulue agitée, il l'accusait de ne rien sentir, en croyant au préjugé qui veut, chez les femmes italiennes, une mobilité fébrile.

— Je suis Romaine! lui répondit gravement un jour Francesca, qui prit au sérieux quelques plaisanteries faites à ce sujet par Rodolphe.

Il y eut dans l'accent de cette réponse une profondeur qui lui donna l'apparence d'une sauvage ironie, et qui fit palpiter Rodolphe. Le mois de mai déployait les trésors de sa jeune verdure, le soleil avait des moments de force comme au milieu de l'été. Les deux amants se trouvaient alors appuyés sur la balustrade en pierre qui, dans une partie de la terrasse où le terrain se trouve à pic sur le lac, surmonte la muraille d'un escalier par lequel on descend pour monter en bateau. De la villa voisine, où se voit un embarcadère à peu près pareil, s'élança comme un cygne une yole avec son pavillon à flammes, sa tente à baldaquin cramoisi, sous lequel une charmante femme était mollement assise sur des coussins rouges, coiffée en fleurs naturelles, conduite par un jeune homme vêtu comme un matelot, et ramant avec d'autant plus de grâce qu'il était sous les regards de cette femme.

— Ils sont heureux! dit Rodolphe avec un âpre accent. Claire de Bourgogne, la dernière de la seule maison qui ait pu rivaliser la maison de France...

— Oh!.. elle vient d'une branche bâtarde, et encore par les femmes...

— Enfin, elle est vicomtesse de Beauséant, et n'a pas...

— Hésité... n'est-ce pas? à s'enterrer avec monsieur Gaston de Nueil, dit la fille des Colonna. Elle n'est que Française, et je suis Italienne...

Francesca quitta la balustrade, y laissa Rodolphe, et alla jusqu'au bout de la terrasse, d'où l'on embrasse une immense étendue du lac. En la voyant marcher lentement, Rodolphe eut un soupçon d'avoir blessé cette âme à la fois candide et si savante, si fière et si humble: il eut froid; il suivit Francesca, qui lui fit signe de la laisser seule; mais il ne tint pas compte de l'avis, et la surprit essuyant des larmes. Des pleurs chez une nature si forte!

— Francesca, dit-il en lui prenant la main, y a-t-il un seul regret dans ton cœur?..

Elle garda le silence, dégagea sa main qui tenait le mouchoir brodé, pour s'essuyer de nouveau les yeux.

— Pardon, reprit-il. Et, par un élan, il atteignit aux yeux pour essuyer les larmes par des baisers.

Francesca ne s'aperçut pas de ce mouvement passionné, tant elle était violemment émue. Rodolphe, croyant à un consentement, s'enhardit; il saisit Francesca par la taille, la serra sur son cœur et prit un baiser; mais elle se dégagea par un magnifique mouvement de pudeur offensée, et à deux pas, en le regardant sans colère, mais avec résolution: — Partez ce soir, dit-elle, nous ne nous reverrons plus qu'à Naples.