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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 01», sayfa 36

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Malgré la sévérité de cet ordre, il fut exécuté religieusement, car Francesca le voulut.

De retour à Paris, Rodolphe trouva chez lui le portrait de la princesse Gandolphini, fait par Schinner, comme Schinner sait faire les portraits. Ce peintre avait passé par Genève en allant en Italie. Comme il s'était refusé positivement à faire les portraits de plusieurs femmes, Rodolphe ne croyait pas que le prince, excessivement désireux du portrait de sa femme, eût pu vaincre la répugnance du peintre célèbre; mais Francesca l'avait séduit sans doute, et obtenu de lui, ce qui tenait du prodige, un portrait original pour Rodolphe, une copie pour Émilio. C'est ce que lui disait une charmante et délicieuse lettre où la pensée se dédommageait de la retenue imposée par la religion des convenances. L'amoureux répondit. Ainsi commença, pour ne plus finir, une correspondance entre Rodolphe et Francesca, seul plaisir qu'ils se permirent.

Rodolphe, en proie à une ambition que légitimait son amour, se mit aussitôt à l'œuvre. Il voulut d'abord la fortune, et se risqua dans une entreprise où il jeta toutes ses forces aussi bien que tous ses capitaux; mais il eut à lutter, avec l'inexpérience de la jeunesse, contre une duplicité qui triompha de lui. Trois ans se perdirent dans une vaste entreprise, trois ans d'efforts et de courage.

Le ministère Villèle succombait aussi quand succomba Rodolphe. Aussitôt l'intrépide amoureux voulut demander à la Politique ce que l'Industrie lui avait refusé; mais avant de se lancer dans les orages de cette carrière, il alla tout blessé, tout souffrant, faire panser ses plaies et puiser du courage à Naples, où le prince et la princesse Gandolphini furent rappelés et réintégrés dans leurs biens à l'avénement du roi. Au milieu de sa lutte, ce fut un repos plein de douceur, il passa trois mois à la villa Gandolphini, bercé d'espérances.

Rodolphe recommença l'édifice de sa fortune. Déjà ses talents avaient été distingués, il allait enfin réaliser les vœux de son ambition, une place éminente était promise à son zèle, en récompense de son dévouement et de services rendus, quand éclata l'orage de juillet 1830, et sa barque sombra de nouveau.

Elle et Dieu, tels sont les deux témoins des efforts les plus courageux, des plus audacieuses tentatives d'un jeune homme doué de qualités, mais à qui, jusqu'alors, a manqué le secours du dieu des sots, le Bonheur! Et cet infatigable athlète, soutenu par l'amour, recommence de nouveaux combats, éclairé par un regard toujours ami, par un cœur fidèle! Amoureux! priez pour lui!

En achevant ce récit, qu'elle dévora, mademoiselle de Watteville avait les joues en feu, la fièvre était dans ses veines; elle pleurait, mais de rage. Cette Nouvelle, inspirée par la littérature alors à la mode, était la première lecture de ce genre qu'il fût permis à Philomène de faire. L'amour y était peint, sinon par une main de maître, du moins par un homme qui semblait raconter ses propres impressions; or, la vérité, fut-elle inhabile, devait toucher une âme encore vierge. Là, se trouvait le secret des agitations terribles, de la fièvre et des larmes de Philomène: elle était jalouse de Francesca Colonne. Elle ne doutait pas de la sincérité de cette poésie: Albert avait pris plaisir à raconter le début de sa passion en cachant sans doute les noms, peut-être aussi les lieux. Philomène était saisie d'une infernale curiosité. Quelle femme n'eût pas, comme elle, voulu savoir le vrai nom de sa rivale, car elle aimait! En lisant ces pages contagieuses pour elle, elle s'était dit ce mot solennel: J'aime! Elle aimait Albert, et se sentait au cœur une mordante envie de le disputer, de l'arracher à cette rivale inconnue. Elle pensa qu'elle ne savait pas la musique et qu'elle n'était pas belle.

— Il ne m'aimera jamais, se dit-elle.

Cette parole redoubla son désir de savoir si elle ne se trompait pas, si réellement Albert aimait une princesse italienne, et s'il était aimé d'elle. Durant cette fatale nuit, l'esprit de décision rapide qui distinguait le fameux Watteville se déploya tout entier chez son héritière. Elle enfanta de ces plans bizarres autour desquels flottent d'ailleurs presque toutes les imaginations de jeunes filles, quand, au milieu de la solitude où quelques mères imprudentes les retiennent, elles sont excitées par un événement capital que le système de compression auquel elles sont soumises n'a pu ni prévoir ni empêcher. Elle pensait à descendre avec une échelle, par le kiosque, dans le jardin de la maison où demeurait Albert, à profiter du sommeil de l'avocat, pour voir par sa fenêtre l'intérieur de son cabinet. Elle pensait à lui écrire, elle pensait à briser les liens de la société bisontine, en introduisant Albert dans le salon de l'hôtel de Rupt. Cette entreprise, qui eût paru le chef-d'œuvre de l'impossible à l'abbé de Grancey lui-même, fut l'affaire d'une pensée.

— Ah! se dit-elle, mon père a des contestations à sa terre des Rouxey, j'irai! S'il n'y a pas de procès, j'en ferai naître, et il viendra dans notre salon! s'écria-t-elle en s'élançant de son lit à sa fenêtre pour aller voir la lumière prestigieuse qui éclairait les nuits d'Albert. Une heure du matin sonnait, il dormait encore.

— Je vais le voir à son lever, il viendra peut-être à sa fenêtre!

En ce moment, mademoiselle de Watteville fut témoin d'un événement qui devait remettre entre ses mains le moyen d'arriver à connaître les secrets d'Albert. A la lueur de la lune, elle aperçut deux bras tendus hors du kiosque, et qui aidèrent Jérôme, le domestique d'Albert, à franchir la crête du mur et à entrer sous le kiosque. Dans la complice de Jérôme, Philomène reconnut aussitôt Mariette, la femme de chambre.

— Mariette et Jérôme, se dit-elle. Mariette, une fille si laide! Certes, ils doivent avoir honte l'un et l'autre.

Si Mariette était horriblement laide et âgée de trente-six ans, elle avait eu par héritage plusieurs quartiers de terre. Depuis dix-sept ans au service de madame de Watteville, qui l'estimait fort à cause de sa dévotion, de sa probité, de son ancienneté dans la maison, elle avait sans doute économisé, placé ses gages et ses profits. Or, à raison d'environ dix louis par année, elle devait posséder, en comptant les intérêts des intérêts et ses héritages, environ quinze mille francs. Aux yeux de Jérôme, quinze mille francs changeaient les lois de l'optique: il trouvait à Mariette une jolie taille, il ne voyait plus les trous et les coutures qu'une affreuse petite vérole avait laissés sur ce visage plat et sec; pour lui, la bouche contournée était droite; et, depuis qu'en le prenant à son service, l'avocat Savaron l'avait rapproché de l'hôtel de Rupt, il fit le siége en règle de la dévote femme de chambre, aussi raide, aussi prude que sa maîtresse, et qui, semblable à toutes les vieilles filles laides, se montrait plus exigeante que les plus belles personnes. Si maintenant la scène nocturne du kiosque est expliquée pour les personnes clairvoyantes, elle l'était très-peu pour Philomène, qui néanmoins y gagna la plus dangereuse de toutes les instructions, celle que donne le mauvais exemple. Une mère élève sévèrement sa fille, la couve de ses ailes pendant dix-sept ans, et dans une heure, une servante détruit ce long et pénible ouvrage, quelquefois par un mot, souvent par un geste! Philomène se recoucha, non sans penser à tout le parti qu'elle pouvait tirer de sa découverte. Le lendemain matin, en allant à la messe en compagnie de Mariette (la baronne était indisposée), Philomène prit le bras de sa femme de chambre, ce qui surprit étrangement la Comtoise.

— Mariette, lui dit-elle, Jérôme a-t-il la confiance de son maître?

— Je ne sais pas, mademoiselle.

— Ne faites pas l'innocente avec moi, répondit sèchement Philomène. Vous vous êtes laissé embrasser par lui cette nuit, sous le kiosque. Je ne m'étonne plus si vous approuviez tant ma mère à propos des embellissements qu'elle y projetait.

Philomène sentit le tremblement qui saisit Mariette par celui de son bras.

— Je ne vous veux pas de mal, dit Philomène en continuant, rassurez-vous, je ne dirai pas un mot à ma mère, et vous pourrez voir Jérôme tant que vous voudrez.

— Mais, mademoiselle, répondit Mariette, c'est en tout bien, tout honneur, Jérôme n'a pas d'autre intention que celle de m'épouser...

— Mais alors, pourquoi vous donner des rendez-vous la nuit?

Mariette atterrée ne sut rien répondre.

— Écoutez, Mariette, j'aime aussi, moi! J'aime en secret et toute seule. Je suis, après tout, unique enfant de mon père et de ma mère; ainsi vous avez plus à espérer de moi que de qui que ce soit au monde...

— Certainement, mademoiselle, vous pouvez compter sur nous à la vie et à la mort, s'écria Mariette, heureuse de ce dénoûment imprévu.

— D'abord, silence pour silence, dit Philomène. Je ne veux pas épouser monsieur de Soulas; mais je veux, et absolument, une certaine chose: ma protection ne vous appartient qu'à ce prix.

— Quoi? demanda Mariette.

— Je veux voir les lettres que monsieur Savaron fera mettre à la poste par Jérôme.

— Mais pourquoi faire? dit Mariette effrayée.

— Oh! rien que pour lire, et vous les jetterez vous-même à la poste après. Cela ne fera qu'un peu de retard, voilà tout.

En ce moment, Philomène et Mariette entrèrent à l'église, et chacune d'elles fit ses réflexions, au lieu de lire l'Ordinaire de la messe.

— Mon Dieu! combien y a-t-il donc de péchés dans tout cela? se dit Mariette.

Philomène, dont l'âme, la tête et le cœur étaient bouleversés par la lecture de la Nouvelle, y vit enfin une sorte d'histoire écrite pour sa rivale. A force de réfléchir, comme les enfants, à la même chose, elle finit par penser que la Revue de l'Est devait être envoyée à la bien-aimée d'Albert.

— Oh! se disait-elle à genoux, la tête plongée dans ses mains, et dans l'attitude d'une personne abîmée dans la prière, oh! comment amener mon père à consulter la liste des gens à qui l'on envoie cette Revue?

Après le déjeuner, elle fit un tour de jardin avec son père, en le cajolant, et l'amena sous le kiosque.

— Crois-tu, mon cher petit père, que notre Revue aille à l'étranger?

— Elle ne fait que commencer...

— Eh! bien, je parie qu'elle y va.

— Ce n'est guère possible.

— Va le savoir, et prends les noms des abonnés à l'étranger.

Deux heures après, monsieur de Watteville dit à sa fille: — J'ai raison, il n'y a pas encore un abonné dans les pays étrangers. L'on espère en avoir à Neufchâtel, à Berne, à Genève. On en envoie bien un exemplaire en Italie, mais gratuitement, à une dame milanaise, à sa campagne sur le lac Majeur, à Belgirate.

— Son nom, dit vivement Philomène.

— La duchesse d'Argaiolo.

— La connaissez-vous, mon père?

— J'en ai naturellement entendu parler. Elle est née princesse Soderini, c'est une Florentine, une très-grande dame, et tout aussi riche que son mari, qui possède une des plus belles fortunes de la Lombardie. Leur villa sur le lac Majeur est une des curiosités de l'Italie.

Deux jours après, Mariette remit la lettre suivante à Philomène.

ALBERT SAVARON A LÉOPOLD HANNEQUIN

«Eh! bien, oui, mon cher ami, je suis à Besançon pendant que tu me croyais en voyage. Je n'ai rien voulu te dire qu'au moment où le succès commencerait, et voici son aurore. Oui, cher Léopold, après tant d'entreprises avortées où j'ai dépensé le plus pur de mon sang, où j'ai jeté tant d'efforts, usé tant de courage, j'ai voulu faire comme toi: prendre une voie battue, le grand chemin, le plus long, le plus sûr. Quel bond je te vois faire sur ton fauteuil de notaire! Mais ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit de changé à ma vie intérieure, dans le secret de laquelle il n'y a que toi au monde, et encore sous les réserves qu'elle a exigées. Je ne te le disais pas, mon ami; mais je me lassais horriblement à Paris. Le dénoûment de la première entreprise où j'ai mis toutes mes espérances et qui s'est trouvée sans résultats par la profonde scélératesse de mes deux associés, d'accord pour me tromper, pour me dépouiller, moi, à l'activité de qui tout était dû, m'a fait renoncer à chercher la fortune pécuniaire après avoir ainsi perdu trois ans de ma vie, dont une année à plaider. Peut-être m'en serais-je plus mal tiré, si je n'avais pas été contraint, à vingt ans, d'étudier le Droit. J'ai voulu devenir un homme politique, uniquement pour être un jour compris dans une ordonnance sur la pairie sous le titre de comte Albert Savaron de Savarus, et faire revivre en France un beau nom qui s'éteint en Belgique, encore que je ne sois ni légitime, ni légitimé!»

— Ah! j'en étais sûre, il est noble! s'écria Philomène en laissant tomber la lettre.

«Tu sais quelles études consciencieuses j'ai faites, quel journaliste obscur, mais dévoué, mais utile, et quel admirable secrétaire je fus pour l'homme d'État qui, d'ailleurs, me fut fidèle en 1829. Replongé dans le néant par la révolution de juillet, alors que mon nom commençait à briller, au moment où, maître des requêtes, j'allais enfin entrer, comme un rouage nécessaire, dans la machine politique, j'ai commis la faute de rester fidèle aux vaincus, de lutter pour eux, sans eux. Ah! pourquoi n'avais-je que trente-trois ans, et comment ne t'ai-je pas prié de me rendre éligible? Je t'ai caché tous mes dévouements et mes périls. Que veux-tu? j'avais la foi! nous n'eussions pas été d'accord. Il y a dix mois, pendant que tu me voyais si gai, si content, écrivant mes articles politiques, j'étais au désespoir: je me voyais à trente-sept ans, avec deux mille francs pour toute fortune, sans la moindre célébrité, venant d'échouer dans une noble entreprise, celle d'un journal quotidien qui ne répondait qu'à un besoin de l'avenir, au lieu de s'adresser aux passions du moment. Je ne savais plus quel parti prendre. Et, je me sentais! J'allais, sombre et blessé, dans les endroits solitaires de ce Paris qui m'avait échappé, pensant à mes ambitions trompées, mais sans les abandonner. Oh! quelles lettres empreintes de rage ne lui ai-je pas écrites alors, à elle, cette seconde conscience, cet autre moi! Par moments, je me disais: — Pourquoi m'être tracé un si vaste programme pour mon existence? pourquoi tout vouloir? pourquoi ne pas attendre le bonheur en me vouant à quelque occupation quasi mécanique?

«J'ai jeté les yeux alors sur une modeste place où je pusse vivre. J'allais avoir la direction d'un journal sous un gérant qui ne savait pas grand'chose, un homme d'argent ambitieux, quand la terreur m'a pris.

— «Voudra-t-elle pour mari d'un amant qui sera descendu si bas? me suis-je dit.»

«Cette réflexion m'a rendu mes vingt-deux ans! Oh! mon cher Léopold, combien l'âme s'use dans ces perplexités! Que doivent donc souffrir les aigles en cage, les lions emprisonnés?.. Ils souffrent tout ce que souffrait Napoléon, non pas à Sainte-Hélène, mais sur le quai des Tuileries, au 10 août, quand il voyait Louis XVI se défendant si mal, lui qui pouvait dompter la sédition comme il le fit plus tard sur les mêmes lieux, en vendémiaire! Eh! bien, ma vie a été cette souffrance d'un jour, étendue sur quatre ans. Combien de discours à la Chambre n'ai-je pas prononcés dans les allées désertes du bois de Boulogne? Ces improvisations inutiles ont du moins aiguisé ma langue et accoutumé mon esprit à formuler ses pensées en paroles. Durant ces tourments secrets, toi, tu te mariais, tu achevais de payer ta charge, et tu devenais adjoint au maire de ton arrondissement, après avoir gagné la croix en te faisant blesser à Saint-Merry.

«Écoute! Quand j'étais tout petit, et que je tourmentais des hannetons, il y avait chez ces pauvres insectes un mouvement qui me donnait presque la fièvre. C'est quand je les voyais faisant ces efforts réitérés pour prendre leur vol, sans néanmoins s'envoler, quoiqu'ils eussent réussi à soulever leurs ailes. Nous disions d'eux: Ils comptent! Était-ce une sympathie? était-ce une vision de mon avenir? Oh! déployer ses ailes et ne pouvoir voler! Voilà ce qui m'est arrivé depuis cette belle entreprise de laquelle on m'a dégoûté, mais qui maintenant a enrichi quatre familles.

«Enfin, il y a sept mois, je résolus de me faire un nom au barreau de Paris, en voyant quels vides y laissaient les promotions de tant d'avocats à des places éminentes. Mais en me rappelant les rivalités que j'avais observées au sein de la Presse, et combien il est difficile de parvenir à quoi que ce soit à Paris, cette arène où tant de champions se donnent rendez-vous, je pris une résolution cruelle pour moi, d'un effet certain et peut-être plus rapide que tout autre. Tu m'avais bien expliqué, dans nos causeries, la constitution sociale de Besançon, l'impossibilité pour un étranger d'y parvenir, d'y faire la moindre sensation, de s'y marier, de pénétrer dans la société, d'y réussir en quoi que ce soit. Ce fut là que je voulus aller planter mon drapeau, pensant avec raison y éviter la concurrence, et m'y trouver seul à briguer la députation. Les Comtois ne veulent pas voir l'étranger, l'étranger ne les verra pas! ils se refusent à l'admettre dans leurs salons, il n'ira jamais! il ne se montrera nulle part, pas même dans les rues! Mais il est une classe qui fait les députés, la classe commerçante. Je vais spécialement étudier les questions commerciales que je connais déjà, je gagnerai des procès; j'accorderai les différends, je deviendrai le plus fort avocat de Besançon. Plus tard, j'y fonderai une Revue où je défendrai les intérêts du pays, où je les ferai naître, vivre ou renaître. Quand j'aurai conquis un à un assez de suffrages, mon nom sortira de l'urne. On dédaignera pendant longtemps l'avocat inconnu, mais il y aura une circonstance qui le mettra en lumière, une plaidoirie gratuite, une affaire de laquelle les autres avocats ne voudront pas se charger. Si je parle une fois, je suis sûr du succès. Eh! bien, mon cher Léopold, j'ai fait emballer ma bibliothèque dans onze caisses, j'ai acheté les livres de droit qui pouvaient m'être utiles, et j'ai mis tout, ainsi que mon mobilier, au roulage pour Besançon. J'ai pris mes diplômes, j'ai réuni mille écus et suis venu te dire adieu. La malle-poste m'a jeté dans Besançon, où j'ai, dans trois jours de temps, choisi un petit appartement qui a vue sur des jardins; j'y ai somptueusement arrangé le cabinet mystérieux où je passe mes nuits et mes jours, et où brille le portrait de mon idole, de celle à laquelle ma vie est vouée, qui la remplit, qui est le principe de mes efforts, le secret de mon courage, la cause de mon talent. Puis, quand les meubles et les livres sont arrivés, j'ai pris un domestique intelligent, et suis resté pendant cinq mois comme une marmotte en hiver. On m'avait d'ailleurs inscrit au tableau des avocats. Enfin, on m'a nommé d'office pour défendre un malheureux aux Assises, sans doute pour m'entendre parler au moins une fois! Un des plus influents négociants de Besançon était du jury, il avait une affaire épineuse: j'ai tout fait dans cette cause pour cet homme, et j'ai eu le succès le plus complet du monde. Mon client était innocent, j'ai fait dramatiquement arrêter les vrais coupables qui étaient témoins. Enfin la Cour a partagé l'admiration de son public. J'ai su sauver l'amour-propre du juge d'instruction en montrant la presque impossibilité de découvrir une trame si bien ourdie. J'ai eu la clientèle de mon gros négociant, et je lui ai gagné son procès. Le Chapitre de la cathédrale m'a choisi pour avocat dans un immense procès avec la Ville qui dure depuis quatre ans: j'ai gagné. En trois affaires, je suis devenu le plus grand avocat de la Franche-Comté. Mais j'ensevelis ma vie dans le plus profond mystère, et cache ainsi mes prétentions. J'ai contracté des habitudes qui me dispensent d'accepter toute invitation. On ne peut me consulter que de six heures à huit heures du matin, je me couche après mon dîner, et je travaille pendant la nuit. Le vicaire-général, homme d'esprit et très-influent, qui m'a chargé de l'affaire du Chapitre, déjà perdue en première instance, m'a naturellement parlé de reconnaissance. — «Monsieur, lui ai-je dit, je gagnerai votre affaire, mais je ne veux pas d'honoraires, je veux plus... (haut le corps de l'abbé) sachez que je perds énormément à me poser comme l'adversaire de la Ville; je suis venu ici pour en sortir député, je ne veux m'occuper que d'affaires commerciales, parce que les commerçants font les députés, et ils se défieront de moi si je plaide pour les prêtres, car vous êtes les prêtres pour eux. Si je me charge de votre affaire, c'est que j'étais, en 1828, secrétaire particulier à tel Ministère (nouveau mouvement d'étonnement chez mon abbé), maître des requêtes sous le nom d'Albert de Savarus (autre mouvement). Je suis resté fidèle aux principes monarchiques; mais comme vous n'avez pas la majorité dans Besançon, il faut que j'acquière des voix dans la bourgeoisie. Donc, les honoraires que je vous demande, c'est les voix que vous pourrez faire porter sur moi dans un moment opportun, secrètement. Gardons-nous le secret l'un à l'autre, et je plaiderai gratis toutes les affaires de tous les prêtres du diocèse. Pas un mot de mes antécédents, et soyons-nous fidèles.» Quand il est venu me remercier, il m'a remis un billet de cinq cents francs, et m'a dit à l'oreille: — Les voix tiennent toujours. En cinq conférences que nous avons eues, je me suis fait, je crois, un ami de ce vicaire général. Maintenant, accablé d'affaires, je ne me charge que de celles qui regardent les négociants, en disant que les questions de commerce sont ma spécialité. Cette tactique m'attache les gens de commerce et me permet de rechercher les personnes influentes. Ainsi tout va bien. D'ici à quelques mois, j'aurai trouvé dans Besançon une maison à acheter qui puisse me donner le cens. Je compte sur toi pour me prêter les capitaux nécessaires à cette acquisition. Si je mourais, si j'échouais, il n'y aurait pas assez de perte pour que ce soit une considération entre nous. Les intérêts te seront servis par les loyers, et j'aurai d'ailleurs soin d'attendre une bonne occasion, afin que tu ne perdes rien à cette hypothèque nécessaire.

«Ah! mon cher Léopold, jamais joueur, ayant dans sa poche les restes de sa fortune, et la jouant au Cercle des Etrangers, dans une dernière nuit d'où il doit sortir riche ou ruiné, n'a eu dans les oreilles les tintements perpétuels, dans les mains la petite sueur nerveuse, dans la tête l'agitation fébrile, dans le corps les tremblements intérieurs que j'éprouve tous les jours en jouant ma dernière partie au jeu de l'ambition. Hélas! cher et seul ami, voici bientôt dix ans que je lutte. Ce combat avec les hommes et les choses, où j'ai sans cesse versé ma force et mon énergie, où j'ai tant usé les ressorts du désir, m'a miné, pour ainsi dire, intérieurement. Avec les apparences de la force, de la santé, je me sens ruiné. Chaque jour emporte un lambeau de ma vie intime. A chaque nouvel effort, je sens que je ne pourrai plus le recommencer. Je n'ai plus de force et de puissance que pour le bonheur, et s'il n'arrivait pas à poser sa couronne de roses sur ma tête, le moi que je suis n'existerait plus, je deviendrais une chose détruite, je ne désirerais plus rien dans le monde, je ne voudrais plus rien être. Tu le sais, le pouvoir et la gloire, cette immense fortune morale que je cherche, n'est que secondaire: c'est pour moi le moyen de la félicité, le piédestal de mon idole.

«Atteindre au but en expirant, comme le coureur antique! voir la fortune et la mort arrivant ensemble sur le seuil de sa porte! obtenir celle qu'on aime au moment où l'amour s'éteint! n'avoir plus la faculté de jouir quand on a gagné le droit de vivre heureux!.. oh! de combien d'hommes ceci fut la destinée!

«Il y a certes un moment où Tantale s'arrête, se croise les bras, et défie l'enfer en renonçant à son métier d'éternel attrapé. J'en serais là, si quelque chose faisait manquer mon plan, si, après m'être courbé dans la poussière de la province, avoir rampé comme un tigre affamé autour de ces négociants, de ces électeurs, pour avoir leurs votes; si, après avoir plaidaillé d'arides affaires, avoir donné mon temps, un temps que je pourrais passer sur le lac Majeur, à voir les eaux qu'elle voit, à me coucher sous ses regards, à l'entendre, je ne m'élançais pas à la tribune pour y conquérir l'auréole que doit avoir un nom pour succéder à celui d'Argaiolo. Bien plus, Léopold, je sens par certains jours des langueurs vaporeuses; il s'élève du fond de mon âme des dégoûts mortels, surtout quand, en de longues rêveries, je me suis plongé par avance au milieu des joies de l'amour heureux! Le désir n'aurait-il en nous qu'une certaine dose de force, et peut-il périr sous une trop grande effusion de sa substance? Après tout, en ce moment ma vie est belle, éclairée par la foi, par le travail et par l'amour. Adieu, mon ami. J'embrasse tes enfants, et tu rappelleras au souvenir de ton excellente femme,

«Votre Albert.»

Philomène lut deux fois cette lettre, dont le sens général se grava dans son cœur. Elle pénétra soudain dans la vie antérieure d'Albert, car sa vive intelligence lui en expliqua les détails et lui en fit parcourir l'étendue. En rapprochant cette confidence de la Nouvelle publiée dans la Revue, elle comprit alors Albert tout entier. Naturellement elle s'exagéra les proportions déjà fortes de cette belle âme, de cette volonté puissante; et son amour pour Albert devint alors une passion dont la violence s'accrut de toute la force de sa jeunesse, des ennuis de sa solitude et de l'énergie secrète de son caractère. Aimer est déjà chez une jeune personne un effet de la loi naturelle; mais quand son besoin d'affection se porte sur un homme extraordinaire, il s'y mêle l'enthousiasme qui déborde dans les jeunes cœurs. Aussi mademoiselle de Watteville arriva-t-elle en quelques jours à une phase quasi morbide et très-dangereuse de l'exaltation amoureuse.

La baronne était très-contente de sa fille, qui, sous l'empire de ses profondes préoccupations, ne lui résistait plus, paraissait appliquée à ses divers ouvrages de femme, et réalisait son beau idéal de la fille soumise.

L'avocat plaidait alors deux ou trois fois par semaine. Quoique accablé d'affaires, il suffisait au Palais, au contentieux du commerce, à la Revue, et restait dans un profond mystère en comprenant que plus son influence serait sourde et cachée, plus réelle elle serait. Mais il ne négligeait aucun moyen de succès, en étudiant la liste des électeurs bisontins et recherchant leurs intérêts, leurs caractères, leurs diverses amitiés, leurs antipathies. Un cardinal voulant être pape s'est-il jamais donné tant de soin?

Un soir, Mariette, en venant habiller Philomène pour une soirée, lui apporta, non sans gémir sur cet abus de confiance, une lettre dont la suscription fit frémir, et pâlir, et rougir mademoiselle de Watteville.

A MADAME LA DUCHESSE D'ARGAIOLO,
(née princesse Soderini),
a Belgirate,
Lac Majeur. Italie.

A ses yeux, cette adresse brilla comme dut briller Mané, Thecel, Pharès, aux yeux de Balthasar. Après avoir caché la lettre, elle descendit pour aller avec sa mère chez madame de Chavoncourt. Pendant cette soirée, Philomène fut assaillie de remords et de scrupules. Elle avait éprouvé déjà de la honte d'avoir violé le secret de la lettre d'Albert à Léopold. Elle s'était demandé plusieurs fois si, sachant ce crime, infâme en ce qu'il est nécessairement impuni, le noble Albert l'estimerait? Sa conscience lui répondait: Non! avec énergie. Elle avait expié sa faute en s'imposant des pénitences: elle jeûnait, elle se mortifiait en restant à genoux les bras en croix, et disant des prières pendant quelques heures. Elle avait obligé Mariette à ces actes de repentir. L'ascétisme le plus vrai se mêlait à sa passion, et la rendait d'autant plus dangereuse.

— Lirai-je? ne lirai-je pas cette lettre? se disait-elle en écoutant les petites de Chavoncourt. L'une avait seize et l'autre dix-sept ans et demi. Philomène regardait ses deux amies comme des petites filles, parce qu'elles n'aimaient pas en secret.

— Si je la lis, se disait-elle après avoir flotté pendant une heure entre non et oui, ce sera bien certainement la dernière. Puisque j'ai tant fait que de savoir ce qu'il écrivait à son ami, pourquoi ne saurais-je pas ce qu'il lui dit à elle? Si c'est un horrible crime, n'est-ce pas une preuve d'amour? O! Albert, ne suis-je pas ta femme?

Quand Philomène fut au lit, elle ouvrit cette lettre, datée de jour en jour, de manière à offrir à la duchesse une fidèle image de la vie et des sentiments d'Albert.

25

«Ma chère âme, tout va bien. Aux conquêtes que j'ai faites, je viens d'en ajouter une précieuse: j'ai rendu service à l'un des personnages les plus influents aux élections. Comme les critiques, qui font les réputations sans jamais pouvoir s'en faire une, il fait les députés sans pouvoir jamais le devenir. Le brave homme a voulu me témoigner sa reconnaissance à bon marché, presque sans bourse délier, en me disant: — Voulez-vous aller à la Chambre? Je puis vous faire nommer député. — Si je me résolvais à entrer dans la carrière politique, lui ai-je répondu très-hypocritement, ce serait pour me vouer à la Comté que j'aime et où je suis apprécié. — Eh! bien, nous vous déciderons, et nous aurons par vous une influence à la Chambre, car vous y brillerez.

«Ainsi, mon ange aimé, quoi que tu dises, ma persistance aura sa couronne. Dans peu, je parlerai du haut de la tribune française à mon pays, à l'Europe. Mon nom te sera jeté par les cent voix de la Presse française!

«Oui, comme tu me le dis, je suis venu vieux à Besançon, et Besançon m'a vieilli encore; mais, comme Sixte-Quint, je serai jeune le lendemain de mon élection. J'entrerai dans ma vraie vie, dans ma sphère. Ne serons-nous pas alors sur la même ligne? Le comte Savaron de Savarus, ambassadeur je ne sais où, pourra certes épouser une princesse Soderini, la veuve du duc d'Argaiolo! Le triomphe rajeunit les hommes conservés par d'incessantes luttes. O ma vie! avec quelle joie ai-je sauté de ma bibliothèque à mon cabinet, devant ton cher portrait, à qui j'ai dit ces progrès avant de t'écrire! Oui, mes voix à moi, celles du vicaire général, celles des gens que j'obligerai et celles de ce client, assurent déjà mon élection.

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«Nous sommes entrés dans la douzième année, depuis l'heureuse soirée où, par un regard, la belle duchesse a ratifié les promesses de la proscrite Francesca. Ah! chère, tu as trente-deux ans, et moi j'en ai trente-cinq; le cher duc en a soixante dix-sept, c'est-à-dire à lui seul dix ans de plus que nous deux, et il continue à se bien porter! Fais-lui mes compliments, et dis-lui que je lui donne encore trois ans. J'ai besoin de ce temps pour élever ma fortune à la hauteur de ton nom. Tu le vois, je suis gai, je ris aujourd'hui: voilà l'effet d'une espérance. Tristesse ou gaieté, tout me vient de toi. L'espoir de parvenir me remet toujours au lendemain du jour où je t'ai vue pour la première fois, où ma vie s'est unie avec la tienne comme la terre à la lumière! Qual pianto que ces onze années, car nous voici au vingt-six décembre, anniversaire de mon arrivée dans ta villa du lac de Constance. Voici onze ans que je crie et que tu rayonnes!

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«Non, chère, ne va pas à Milan, reste à Belgirate. Milan m'épouvante. Je n'aime ni ces affreuses habitudes milanaises de causer tous les soirs à la Scala avec une douzaine de personnes, parmi lesquelles il est difficile qu'on ne te dise pas quelque douceur. Pour moi, la solitude est comme ce morceau d'ambre au sein duquel un insecte vit éternellement dans son immuable beauté. L'âme et le corps d'une femme restent ainsi purs et dans la forme de leur jeunesse. Est-ce ces Tedeschi que tu regrettes?

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«Ta statue ne se finira donc point? Je voudrais t'avoir en marbre, en peinture, en miniature, de toutes les façons, pour tromper mon impatience. J'attends toujours la Vue de Belgirate au midi et celle de la galerie, voilà les seules qui me manquent. Je suis tellement occupé, que je ne puis aujourd'hui te rien dire qu'un rien, mais ce rien est tout. N'est-ce pas d'un rien que Dieu a fait le monde? Ce rien, c'est un mot, le mot de Dieu: Je t'aime!

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«Ah! je reçois ton journal! Merci de ton exactitude! tu as donc éprouvé bien du plaisir à voir les détails de notre première connaissance ainsi traduits?.. Hélas! tout en les voilant, j'avais grand'peur de t'offenser. Nous n'avions point de Nouvelles, et une Revue sans Nouvelles, c'est une belle sans cheveux. Peu trouveur de ma nature et au désespoir, j'ai pris la seule poésie qui fût dans mon âme, la seule aventure qui fût dans mes souvenirs, je l'ai mise au ton où elle pouvait être dite, et je n'ai pas cessé de penser à toi tout en écrivant le seul morceau littéraire qui sortira de mon cœur, je ne puis pas dire de ma plume. La transformation du farouche Sormano en Gina ne t'a-t-elle pas fait rire?

«Tu me demandes comme va la santé? mais bien mieux qu'à Paris. Quoique je travaille énormément, la tranquillité des milieux a de l'influence sur l'âme. Ce qui fatigue et vieillit, chère ange, c'est ces angoisses de vanité trompée, ces irritations perpétuelles de la vie parisienne, ces luttes d'ambitions rivales. Le calme est balsamique. Si tu savais quel plaisir me fait ta lettre, cette bonne longue lettre où tu me dis si bien les moindres accidents de ta vie. Non! vous ne saurez jamais, vous autres femmes, à quel point un véritable amant est intéressé par ces riens. L'échantillon de ta nouvelle robe m'a fait un énorme plaisir à voir! Est-ce donc une chose indifférente que de savoir ta mise? Si ton front sublime se raye? Si nos auteurs te distrayent? Si les chants de Victor Hugo t'exaltent? Je lis les livres que tu lis. Il n'y a pas jusqu'à ta promenade sur le lac qui ne m'ait attendri. Ta lettre est belle, suave comme ton âme! O fleur céleste et constamment adorée! aurais-je pu vivre sans ces chères lettres qui, depuis onze ans, m'ont soutenu dans ma voie difficile, comme une clarté, comme un parfum, comme un chant régulier, comme une nourriture divine, comme tout ce qui console et charme la vie! Ne manque pas! Si tu savais quelle est mon angoisse la veille du jour où je les reçois, et ce qu'un retard d'un jour me cause de douleur! Est-elle malade? est-ce lui? Je suis entre l'enfer et le paradis, je deviens fou! Cara diva, cultive toujours la musique, exerce ta voix, étudie. Je suis ravi de cette conformité de travaux et d'heures qui fait que, séparés par les Alpes, nous vivons exactement de la même manière. Cette pensée me charme et me donne bien du courage. Quand j'ai plaidé pour la première fois, je ne t'ai pas encore dit cela, je me suis figuré que tu m'écoutais, et j'ai senti tout à coup en moi ce mouvement d'inspiration qui met le poëte au-dessus de l'humanité. Si je vais à la Chambre, oh! tu viendras à Paris pour assister à mon début.

30 au soir.

«Mon Dieu! combien je t'aime. Hélas! j'ai mis trop de choses dans mon amour et dans mes espérances. Un hasard qui ferait chavirer cette barque trop chargée emporterait ma vie! Voici trois ans que je ne t'ai vue, et à l'idée d'aller à Belgirate, mon cœur bat si fort, que je suis obligé de m'arrêter... Te voir, entendre cette voix enfantine et caressante! embrasser par les yeux ce teint d'ivoire, si éclatant aux lumières, et sous lequel on devine ta noble pensée! admirer tes doigts jouant avec les touches, recevoir toute ton âme dans un regard, et ton cœur dans l'accent d'un: Oimé! ou d'un: Alberto! nous promener devant tes orangers en fleur, vivre quelques mois au sein de ce sublime paysage... Voilà la vie. Oh! quelle niaiserie que de courir après le pouvoir, un nom, la fortune! Mais tout est à Belgirate: là est la poésie, là est la gloire! J'aurais dû me faire ton intendant, ou, comme ce cher tyran que nous ne pouvons haïr me le proposait, y vivre en cavalier servant, ce que notre ardente passion ne nous a pas permis d'accepter. Est-ce un Italien que le duc? m'est avis que c'est le père Eternel! Adieu, mon ange, tu me pardonneras mes prochaines tristesses en faveur de cette gaieté tombée comme un rayon du flambeau de l'Espérance, qui jusqu'alors me paraissait un feu follet.»

— Comme il aime! s'écria Philomène en laissant tomber cette lettre, qui lui sembla lourde à tenir. Après onze ans, écrire ainsi?