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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 02», sayfa 23

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En rentrant chez lui, Raoul trouva deux mots de Florine apportés par la femme de chambre, un sommeil invincible ne lui permit pas de les lire; il se coucha dans les fraîches délices du suave amour qui manquait à sa vie. Quelques heures après, il lut dans cette lettre d'importantes nouvelles que ni Rastignac ni de Marsay n'avaient laissé transpirer. Une indiscrétion avait appris à l'actrice la dissolution de la chambre après la session. Raoul vint chez Florine aussitôt et envoya querir Blondet. Dans le boudoir de la comédienne, Émile et Raoul analysèrent, les pieds sur les chenets, la situation politique de la France en 1834. De quel côté se trouvaient les meilleures chances de fortune? Ils passèrent en revue les républicains purs, républicains à présidence, républicains sans république, constitutionnels sans dynastie, constitutionnels dynastiques, ministériels conservateurs, ministériels absolutistes; puis la droite à concessions, la droite aristocratique, la droite légitimiste, henriquinquiste, et la droite carliste. Quant au parti de la Résistance et à celui du Mouvement, il n'y avait pas à hésiter: autant aurait valu discuter la vie ou la mort.

A cette époque, une foule de journaux créés pour chaque nuance accusaient l'effroyable pêle-mêle politique appelé gâchis par un soldat. Blondet, l'esprit le plus judicieux de l'époque, mais judicieux pour autrui, jamais pour lui, semblable à ces avocats qui font mal leurs propres affaires, était sublime dans ces discussions privées. Il conseilla donc à Nathan de ne pas apostasier brusquement.

— Napoléon l'a dit, on ne fait pas de jeunes républiques avec de vieilles monarchies. Ainsi, mon cher, deviens le héros, l'appui, le créateur du centre gauche de la future chambre, et tu arriveras en politique. Une fois admis, une fois dans le gouvernement, on est ce qu'on veut, on est de toutes les opinions qui triomphent!

Nathan décida de créer un journal politique quotidien, d'y être le maître absolu, de rattacher à ce journal un des petits journaux qui foisonnaient dans la Presse, et d'établir des ramifications avec une Revue. La Presse avait été le moyen de tant de fortunes faites autour de lui, que Nathan n'écouta pas l'avis de Blondet, qui lui dit de ne pas s'y fier. Blondet lui représenta la spéculation comme mauvaise, tant alors était grand le nombre des journaux qui se disputaient les abonnés, tant la presse lui semblait usée. Raoul, fort de ses prétendues amitiés et de son courage, s'élança plein d'audace; il se leva par un mouvement orgueilleux et dit: — Je réussirai!

— Tu n'as pas le sou!

— Je ferai un drame!

— Il tombera.

— Eh! bien, il tombera, dit Nathan.

Il parcourut, suivi de Blondet, qui le croyait fou, l'appartement de Florine; regarda d'un œil avide les richesses qui y étaient entassées. Blondet le comprit alors.

— Il y a là cent et quelques mille francs, dit Émile.

— Oui, dit en soupirant Raoul devant le somptueux lit de Florine; mais j'aimerais mieux être toute ma vie marchand de chaînes de sûreté sur le boulevard et vivre de pommes de terre frites que de vendre une patère de cet appartement.

— Pas une patère, dit Blondet, mais tout! l'ambition est comme la mort, elle doit mettre sa main sur tout, elle sait que la vie la talonne.

— Non! cent fois non! J'accepterais tout de la comtesse d'hier, mais ôter à Florine sa coquille?..

— Renverser son hôtel des monnaies, dit Blondet d'un air tragique, casser le balancier, briser le coin, c'est grave.

— D'après ce que j'ai compris, lui dit Florine en se montrant soudain, tu vas faire de la politique au lieu de faire du théâtre.

— Oui, ma fille, oui, dit avec un ton de bonhomie Raoul en la prenant par le cou et en la baisant au front. Tu fais la moue? Y perdras-tu? le ministre ne fera-t-il pas obtenir mieux que le journaliste à la reine des planches un meilleur engagement? N'auras-tu pas des rôles et des congés?

— Où prendras-tu de l'argent? dit-elle.

— Chez mon oncle, répondit Raoul.

Florine connaissait l'oncle de Raoul. Ce mot symbolisait l'usure, comme dans la langue populaire ma tante signifie le prêt sur gage.

— Ne t'inquiète pas, mon petit bijou, dit Blondet à Florine en lui tapotant les épaules, je lui procurerai l'assistance de Massol, un avocat qui veut être garde des sceaux, de du Tillet qui veut être député, de Finot qui se trouve encore derrière un petit journal, de Plantin qui veut être maître des requêtes et qui trempe dans une Revue. Oui je le sauverai de lui-même: nous convoquerons ici Étienne Lousteau qui fera le feuilleton, Claude Vignon qui fera la haute critique; Félicien Vernou sera la femme de ménage du journal, l'avocat travaillera, du Tillet s'occupera de la Bourse et de l'Industrie, et nous verrons où toutes ces volontés et ces esclaves réunis arriveront.

— A l'hôpital ou au ministère, où vont les gens ruinés de corps ou d'esprit, dit Raoul.

— Quand les traitez-vous?

— Ici, dit Raoul, dans cinq jours.

— Tu me diras la somme qu'il faudra, demanda simplement Florine.

— Mais l'avocat, mais du Tillet et Raoul ne peuvent pas s'embarquer sans chacun une centaine de mille francs, dit Blondet. Le journal ira bien ainsi pendant dix-huit mois, le temps de s'élever ou de tomber à Paris.

Florine fit une petite moue d'approbation. Les deux amis montèrent dans un cabriolet pour aller racoler les convives, les plumes, les idées et les intérêts.

La belle actrice fit venir, elle, quatre riches marchands de meubles, de curiosités, de tableaux et de bijoux. Ces hommes entrèrent dans ce sanctuaire et y inventorièrent tout, comme si Florine était morte. Elle les menaça d'une vente publique au cas où ils serreraient leur conscience pour une meilleure occasion. Elle venait, disait-elle, de plaire à un lord anglais dans un rôle moyen-âge, elle voulait placer toute sa fortune mobilière pour avoir l'air pauvre et se faire donner un magnifique hôtel qu'elle meublerait de façon à rivaliser avec Rothschild. Quoi qu'elle fît pour les entortiller, ils ne donnèrent que soixante-dix mille francs de toute cette défroque qui en valait cent cinquante mille. Florine, qui n'en aurait pas voulu pour deux liards, promit de livrer tout le septième jour pour quatre-vingt mille francs.

— A prendre ou à laisser, dit-elle.

Le marché fut conclu. Quand les marchands eurent décampé, l'actrice sauta de joie comme les collines du roi David. Elle fit mille folies, elle ne se croyait pas si riche. Quand vint Raoul, elle joua la fâchée avec lui. Elle se dit abandonnée, elle avait réfléchi: les hommes ne passaient pas d'un parti à un autre, ni du Théâtre à la Chambre, sans des raisons: elle avait une rivale! Ce que c'est que l'instinct! Elle se fit jurer un amour éternel. Cinq jours après, elle donna le repas le plus splendide du monde. Le journal fut baptisé chez elle dans des flots de vin et de plaisanteries, de serments de fidélité, de bon compagnonnage et de camaraderie sérieuse. Le nom, oublié maintenant comme le Libéral, le Communal, le Départemental, le Garde National, le Fédéral, l'Impartial, fut quelque chose en al qui dut aller fort mal. Après les nombreuses descriptions d'orgies qui marquèrent cette phase littéraire, où il s'en fit si peu dans les mansardes où elles furent écrites, il est difficile de pouvoir peindre celle de Florine. Un mot seulement. A trois heures après minuit, Florine put se déshabiller et se coucher comme si elle eût été seule, quoique personne ne fût sorti. Ces flambeaux de l'époque dormaient comme des brutes. Quand, de grand matin, les emballeurs, commissionnaires et porteurs vinrent enlever tout le luxe de la célèbre actrice, elle se mit à rire en voyant ces gens prenant ces illustrations comme de gros meubles et les posant sur les parquets. Ainsi s'en allèrent ces belles choses. Florine déporta tous ses souvenirs chez les marchands, où personne en passant ne put à leur aspect savoir ni où ni comment ces fleurs du luxe avaient été payées. On laissa par convention jusqu'au soir à Florine ses choses réservées: son lit, sa table, son service pour pouvoir faire déjeuner ses hôtes. Après s'être endormis sous les courtines élégantes de la richesse, les beaux esprits se réveillèrent dans les murs froids et démeublés de la misère, pleins de marques de clous, déshonorés par les bizarreries discordantes qui sont sous les tentures comme les ficelles derrière les décorations d'Opéra.

— Tiens, Florine, la pauvre fille est saisie, cria Bixiou, l'un des convives. A vos poches! une souscription!

En entendant ces mots, l'assemblée fut sur pied. Toutes les poches vidées produisirent trente-sept francs, que Raoul apporta railleusement à la rieuse. L'heureuse courtisane souleva sa tête de dessus son oreiller, et montra sur le drap une masse de billets de banque, épaisse comme au temps où les oreillers des courtisanes pouvaient en rapporter autant, bon an mal an. Raoul appela Blondet.

— J'ai compris, dit Blondet. La friponne s'est exécutée sans nous le dire. Bien, mon petit ange!

Ce trait fit porter l'actrice en triomphe et en déshabillé dans la salle à manger par les quelques amis qui restaient. L'avocat et les banquiers étaient partis. Le soir, Florine eut un succès étourdissant au théâtre. Le bruit de son sacrifice avait circulé dans la salle.

— J'aimerais mieux être applaudie pour mon talent, lui dit sa rivale au foyer.

— C'est un désir bien naturel chez une artiste qui n'est encore applaudie que pour ses bontés, lui répondit-elle.

Pendant la soirée, la femme de chambre de Florine l'avait installée au passage Sandrié dans l'appartement de Raoul. Le journaliste devait camper dans la maison où les bureaux du journal furent établis.

Telle était la rivale de la candide madame de Vandenesse. La fantaisie de Raoul unissait comme par un anneau la comédienne à la comtesse; horrible nœud qu'une duchesse trancha, sous Louis XV, en faisant empoisonner la Lecouvreur, vengeance très-concevable quand on songe à la grandeur de l'offense.

Florine ne gêna pas les débuts de la passion de Raoul. Elle prévit des mécomptes d'argent dans la difficile entreprise où il se jetait, et voulut un congé de six mois. Raoul conduisit vivement la négociation, et la fit réussir de manière à se rendre encore plus cher à Florine. Avec le bon sens du paysan de la fable de La Fontaine, qui assure le dîner pendant que les patriciens devisent, l'actrice alla couper des fagots en province et à l'étranger, pour entretenir l'homme célèbre pendant qu'il donnait la chasse au pouvoir.

Jusqu'à présent peu de peintres ont abordé le tableau de l'amour comme il est dans les hautes sphères sociales, plein de grandeurs et de misères secrètes, terrible en ses désirs réprimés par les plus sots, par les plus vulgaires accidents, rompu souvent par la lassitude. Peut-être le verra-t-on ici par quelques échappées. Dès le lendemain du bal donné par lady Dudley, sans avoir fait ni reçu la plus timide déclaration, Marie se croyait aimée de Raoul, selon le programme de ses rêves, et Raoul se savait choisi pour amant par Marie. Quoique ni l'un ni l'autre ne fussent arrivés à ce déclin où les hommes et les femmes abrègent les préliminaires, tous deux allèrent rapidement au but. Raoul, rassasié de jouissances, tendait au monde idéal; tandis que Marie, à qui la pensée d'une faute était loin de venir, n'imaginait pas qu'elle pût en sortir. Ainsi aucun amour ne fut, en fait, plus innocent ni plus pur que l'amour de Raoul et de Marie; mais aucun ne fut plus emporté ni plus délicieux en pensée. La comtesse avait été prise par des idées dignes du temps de la chevalerie, mais complétement modernisées. Dans l'esprit de son rôle, la répugnance de son mari pour Nathan n'était plus un obstacle à son amour. Moins Raoul eût mérité d'estime, plus elle eût été grande. La conversation enflammée du poète avait eu plus de retentissement dans son sein que dans son cœur. La Charité s'était éveillée à la voix du Désir. Cette reine des vertus sanctionna presque aux yeux de la comtesse les émotions, les plaisirs, l'action violente de l'amour. Elle trouva beau d'être une Providence humaine pour Raoul. Quelle douce pensée! soutenir de sa main blanche et faible ce colosse à qui elle ne voulait pas voir des pieds d'argile, jeter la vie là où elle manquait, être secrètement la créatrice d'une grande fortune, aider un homme de génie à lutter avec le sort et à le dompter, lui broder son écharpe pour le tournoi, lui procurer des armes, lui donner l'amulette contre les sortiléges et le baume pour les blessures! Chez une femme élevée comme le fut Marie, religieuse et noble comme elle, l'amour devait être une voluptueuse charité. De là vint la raison de sa hardiesse. Les sentiments purs se compromettent avec un superbe dédain qui ressemble à l'impudeur des courtisanes. Dès que, par une captieuse distinction, elle fut sûre de ne point entamer la foi conjugale, la comtesse s'élança donc pleinement dans le plaisir d'aimer Raoul. Les moindres choses de la vie lui parurent alors charmantes. Son boudoir où elle penserait à lui, elle en fit un sanctuaire. Il n'y eut pas jusqu'à sa jolie écritoire qui ne réveillât dans son âme les mille plaisirs de la correspondance; elle allait avoir à lire, à cacher des lettres, à y répondre. La toilette, cette magnifique poésie de la vie féminine, épuisée ou méconnue par elle, reparut douée d'une magie inaperçue jusqu'alors. La toilette devint tout à coup pour elle ce qu'elle est pour toutes les femmes, une manifestation constante de la pensée intime, un langage, un symbole. Combien de jouissances dans une parure méditée pour lui plaire, pour lui faire honneur! Elle se livra très-naïvement à ces adorables gentillesses qui occupent tant la vie des Parisiennes, et qui donnent d'amples significations à tout ce que vous voyez chez elles, en elles, sur elles. Bien peu de femmes courent chez les marchands de soieries, chez les modistes, chez les bons faiseurs dans leur seul intérêt. Vieilles, elles ne songent plus à se parer. Lorsqu'en vous promenant vous verrez une figure arrêtée pendant un instant devant la glace d'une montre, examinez-la bien: — Me trouverait-il mieux avec ceci? est une phrase écrite sur les fronts éclaircis, dans les yeux éclatants d'espoir, dans le sourire qui badine sur les lèvres.

Le bal de lady Dudley avait eu lieu un samedi soir; le lundi, la comtesse vint à l'Opéra, poussée par la certitude d'y voir Raoul. Raoul était en effet planté sur un des escaliers qui descendent aux stalles d'amphithéâtre. Il baissa les yeux quand la comtesse entra dans sa loge. Avec quelles délices madame de Vandenesse remarqua le soin nouveau que son amant avait mis à sa toilette! Ce contempteur des lois de l'élégance montrait une chevelure soignée, où les parfums reluisaient dans les mille contours des boucles; son gilet obéissait à la mode, son col était bien noué, sa chemise offrait des plis irréprochables. Sous le gant jaune, suivant l'ordonnance en vigueur, les mains lui semblèrent très-blanches. Raoul tenait les bras croisés sur sa poitrine comme s'il posait pour son portrait, magnifique d'indifférence pour toute la salle, plein d'impatience mal contenue. Quoique baissés, ses yeux semblaient tournés vers l'appui de velours rouge où s'allongeait le bras de Marie. Félix, assis dans l'autre coin de la loge, tournait alors le dos à Nathan. La spirituelle comtesse s'était placée de manière à plonger sur la colonne contre laquelle s'adossait Raoul. En un moment Marie avait donc fait abjurer à cet homme d'esprit son cynisme en fait de vêtement. La plus vulgaire comme la plus haute femme est enivrée en voyant la première proclamation de son pouvoir dans quelqu'une de ces métamorphoses. Tout changement est un aveu de servage. — Elles avaient raison, il y a bien du bonheur à être comprise, se dit-elle en pensant à ses détestables institutrices. Quand les deux amants eurent embrassé la salle par ce rapide coup d'œil qui voit tout, ils échangèrent un regard d'intelligence. Ce fut pour l'un et l'autre comme si quelque rosée céleste eût rafraîchi leurs cœurs brûlés par l'attente. — Je suis là depuis une heure dans l'enfer, et maintenant les cieux s'entr'ouvrent, disaient les yeux de Raoul. — Je te savais là, mais suis-je libre? disaient les yeux de la comtesse. Les voleurs, les espions, les amants, les diplomates, enfin tous les esclaves connaissent seuls les ressources et les réjouissances du regard. Eux seuls savent tout ce qu'il tient d'intelligence, de douceur, d'esprit, de colère et de scélératesse dans les modifications de cette lumière chargée d'âme. Raoul sentit son amour regimbant sous les éperons de la nécessité, mais grandissant à la vue des obstacles. Entre la marche sur laquelle il perchait et la loge de la comtesse Félix de Vandenesse, il y avait à peine trente pieds, et il lui était impossible d'annuler cet intervalle. A un homme plein de fougue, et qui jusqu'alors avait trouvé peu d'espace entre un désir et le plaisir, cet abîme de pied ferme, mais infranchissable, inspirait le désir de sauter jusqu'à la comtesse par un bond de tigre. Dans un paroxysme de rage, il essaya de tâter le terrain. Il salua visiblement la comtesse, qui répondit par une de ces légères inclinations de tête pleines de mépris, avec lesquelles les femmes ôtent à leurs adorateurs l'envie de recommencer. Le comte Félix se tourna pour voir qui s'adressait à sa femme; il aperçut Nathan, ne le salua point, parut lui demander compte de son audace, et se retourna lentement en disant quelque phrase par laquelle il approuvait sans doute le faux dédain de la comtesse. La porte de la loge était évidemment fermée à Nathan, qui jeta sur Félix un regard terrible. Ce regard, tout le monde l'eût interprété par un des mots de Florine: «Toi, tu ne pourras bientôt plus mettre ton chapeau!» Madame d'Espard, l'une des femmes les plus impertinentes de ce temps, avait tout vu de sa loge; elle éleva la voix en disant quelque insignifiant bravo. Raoul, au-dessus de qui elle était, finit par se retourner; il la salua, et reçut d'elle un gracieux sourire qui semblait si bien lui dire: «Si l'on vous chasse de là, venez ici!» que Raoul quitta sa colonne et vint faire une visite à madame d'Espard. Il avait besoin de se montrer là pour apprendre à ce petit monsieur de Vandenesse que la Célébrité valait la Noblesse, et que devant Nathan toutes les portes armoriées tournaient sur leurs gonds. La marquise l'obligea de s'asseoir en face d'elle, sur le devant. Elle voulait lui donner la question.

— Madame Félix de Vandenesse est ravissante ce soir, lui dit-elle en le complimentant de cette toilette comme d'un livre qu'il aurait publié la veille.

— Oui, dit Raoul avec indifférence, les marabouts lui vont à merveille; mais elle y est bien fidèle, elle les avait avant-hier, ajouta-t-il d'un air dégagé pour répudier par cette critique la charmante complicité dont l'accusait la marquise.

— Vous connaissez le proverbe? répondit-elle. Il n'y a pas de bonne fête sans lendemain.

Au jeu des reparties, les célébrités littéraires ne sont pas toujours aussi fortes que les marquises. Raoul prit le parti de faire la bête, dernière ressource des gens d'esprit.

— Le proverbe est vrai pour moi, dit-il en regardant la marquise d'un air galant.

— Mon cher, votre mot vient trop tard pour que je l'accepte, répliqua-t-elle en riant. Ne soyez pas si bégueule; allons, vous avez trouvé hier matin, au bal, madame de Vandenesse charmante en marabouts; elle le sait, elle les a remis pour vous. Elle vous aime, vous l'adorez; c'est un peu prompt, mais je ne vois là rien que de très naturel. Si je me trompais, vous ne torderiez pas l'un de vos gants comme un homme qui enrage d'être à côté de moi, au lieu de se trouver dans la loge de son idole, d'où il vient d'être repoussé par un dédain officiel, et de s'entendre dire tout bas ce qu'il voudrait entendre dire très-haut. Raoul tortillait en effet un de ses gants et montrait une main étonnamment blanche. — Elle a obtenu de vous, dit-elle en regardant fixement cette main de la façon la plus impertinente, des sacrifices que vous ne faisiez pas à la société. Elle doit être ravie de son succès, elle en sera sans doute un peu vaine; mais, à sa place, je le serais peut-être davantage. Elle n'était que femme d'esprit, elle va passer femme de génie. Vous allez nous la peindre dans quelque livre délicieux comme vous savez les faire. Mon cher, n'y oubliez pas Vandenesse, faites cela pour moi. Vraiment, il est trop sûr de lui. Je ne passerais pas cet air radieux au Jupiter Olympien, le seul dieu mythologique exempt, dit-on, de tout accident.

— Madame, s'écria Raoul, vous me douez d'une âme bien basse, si vous me supposez capable de trafiquer de mes sensations, de mon amour. Je préférerais à cette lâcheté littéraire la coutume anglaise de passer une corde au cou d'une femme et de la mener au marché.

— Mais je connais Marie, elle vous le demandera.

— Elle en est incapable, dit Raoul avec chaleur.

— Vous la connaissez donc bien?

Nathan se mit à rire de lui-même, de lui, faiseur de scènes, qui s'était laissé prendre à un jeu de scène.

— La comédie n'est plus là, dit-il en montrant la rampe, elle est chez vous.

Il prit sa lorgnette et se mit à examiner la salle par contenance.

— M'en voulez-vous? dit la marquise en le regardant de côté. N'aurais-je pas toujours eu votre secret? Nous ferons facilement la paix. Venez chez moi, je reçois tous les mercredis, la chère comtesse ne manquera pas une soirée dès qu'elle vous y trouvera. J'y gagnerai. Quelquefois je la vois entre quatre et cinq heures, je serai bonne femme, je vous joins au petit nombre de favoris que j'admets à cette heure.

— Hé! bien, dit Raoul, voyez comme est le monde, on vous disait méchante.

— Moi! dit-elle je le suis à propos. Ne faut-il pas se défendre? Mais votre comtesse, je l'adore, vous en serez content, elle est charmante. Vous allez être le premier dont le nom sera gravé dans son cœur avec cette joie enfantine qui porte tous les amoureux, même les caporaux, à graver leur chiffre sur l'écorce des arbres. Le premier amour d'une femme est un fruit délicieux. Voyez-vous, plus tard il y a de la science dans nos tendresses, dans nos soins. Une vieille femme comme moi peut tout dire, elle ne craint plus rien, pas même un journaliste. Eh! bien, dans l'arrière-saison nous savons vous rendre heureux; mais quand nous commençons à aimer nous sommes heureuses, et nous vous donnons ainsi mille plaisirs d'orgueil. Chez nous tout est alors d'un inattendu ravissant, le cœur est plein de naïveté. Vous êtes trop poète pour ne pas préférer les fleurs aux fruits. Je vous attends dans six mois d'ici.

Raoul, comme tous les criminels, entra dans le système des dénégations; mais c'était donner des armes à cette rude jouteuse. Empêtré bientôt dans les nœuds coulants de la plus spirituelle, de la plus dangereuse de ces conversations où excellent les Parisiennes, il craignit de se laisser surprendre des aveux que la marquise aurait aussitôt exploités dans ses moqueries; il se retira prudemment en voyant entrer lady Dudley.

— Hé! bien, dit l'Anglaise à la marquise, où en sont-ils?

— Ils s'aiment à la folie. Nathan vient de me le dire.

— Je l'aurais voulu plus laid, répondit lady Dudley, qui jeta sur le comte Félix un regard de vipère. D'ailleurs, il est bien ce que je le voulais; il est fils d'un brocanteur juif, mort en banqueroute dans les premiers jours de son mariage; mais sa mère était catholique, elle en a malheureusement fait un chrétien.

Cette origine que Nathan cache avec tant de soin, lady Dudley venait de l'apprendre, elle jouissait d'avance du plaisir qu'elle aurait à tirer de là quelque terrible épigramme contre Vandenesse.

— Et moi qui viens de l'inviter à venir chez moi! dit la marquise.

— Ne l'ai-je pas reçu hier? répondit lady Dudley. Il y a, mon ange, des plaisirs qui nous coûtent bien cher.

La nouvelle de la passion mutuelle de Raoul et de madame de Vandenesse circula dans le monde pendant cette soirée, non sans exciter des réclamations et des incrédulités; mais la comtesse fut défendue par ses amies, par lady Dudley, mesdames d'Espard et de Manerville, avec une maladroite chaleur qui put donner quelque créance à ce bruit. Vaincu par la nécessité, Raoul alla le mercredi soir chez la marquise d'Espard, et il y trouva la bonne compagnie qui y venait. Comme Félix n'accompagna point sa femme, Raoul put échanger avec Marie quelques phrases plus expressives par leur accent que par les idées. La comtesse, mise en garde contre la médisance par madame Octave de Camps, avait compris l'importance de sa situation en face du monde, et la fit comprendre à Raoul.

Au milieu de cette belle assemblée, l'un et l'autre eurent donc pour tout plaisir ces sensations alors si profondément savourées que donnent les idées, la voix, les gestes, l'attitude d'une personne aimée. L'âme s'accroche violemment à des riens. Quelquefois les yeux s'attachent de part et d'autre sur le même objet en y incrustant, pour ainsi dire, une pensée prise, reprise et comprise. On admire pendant une conversation le pied légèrement avancé, la main qui palpite, les doigts occupés à quelque bijou frappé, laissé, tourmenté d'une manière significative. Ce n'est plus ni les idées, ni le langage, mais les choses qui parlent; elles parlent tant que souvent un homme épris laisse à d'autres le soin d'apporter une tasse, le sucrier pour le thé, le je ne sais quoi que demande la femme qu'il aime, de peur de montrer son trouble à des yeux qui semblent ne rien voir et voient tout. Des myriades de désirs, de souhaits insensés, de pensées violentes passent étouffés dans les regards. Là, les serrements de main dérobés aux mille yeux d'argus acquièrent l'éloquence d'une longue lettre et la volupté d'un baiser. L'amour se grossit alors de tout ce qu'il se refuse, il s'appuie sur tous les obstacles pour se grandir. Enfin ces barrières, plus souvent maudites que franchies, sont hachées et jetées au feu pour l'entretenir. Là, les femmes peuvent mesurer l'étendue de leur pouvoir dans la petitesse à laquelle arrive un immense amour qui se replie sur lui-même, se cache dans un regard altéré, dans une contraction nerveuse, derrière une banale formule de politesse. Combien de fois, sur la dernière marche d'un escalier, n'a-t-on pas récompensé par un seul mot les tourments inconnus, le langage insignifiant de toute une soirée? Raoul, homme peu soucieux du monde, lâcha sa colère dans le discours, et fut étincelant. Chacun entendit les rugissements inspirés par la contrariété que les artistes savent si peu supporter. Cette fureur à la Roland, cet esprit qui cassait, brisait tout, en se servant de l'épigramme comme d'une massue, enivra Marie et amusa le cercle comme si l'on eût vu quelque taureau bardé de banderoles en fureur dans un cirque espagnol.

— Tu auras beau tout abattre, tu ne feras pas la solitude autour de toi, lui dit Blondet.

Ce mot rendit à Raoul sa présence d'esprit, il cessa de donner son irritation en spectacle. La marquise vint lui offrir une tasse de thé, et dit assez haut pour que madame de Vandenesse entendît: — Vous êtes vraiment bien amusant, venez donc quelquefois me voir à quatre heures.

Raoul s'offensa du mot amusant, quoiqu'il eût été pris pour servir de passe-port à l'invitation. Il se mit à écouter comme ces acteurs qui regardent la salle au lieu d'être en scène. Blondet eut pitié de lui.

— Mon cher, lui dit-il en l'emmenant dans un coin, tu te tiens dans le monde comme si tu étais chez Florine. Ici, on ne s'emporte jamais, on ne fait pas de longs articles, on dit de temps en temps un mot spirituel, on prend un air calme au moment où l'on éprouve le plus d'envie de jeter les gens par les fenêtres, on raille doucement, on feint de distinguer la femme que l'on adore, et l'on ne se roule pas comme un âne au milieu du grand chemin. Ici, mon cher, on aime suivant la formule. Ou enlève madame de Vandenesse, ou montre-toi gentilhomme. Tu es trop l'amant d'un de tes livres.

Nathan écoutait la tête baissée, il était comme un lion pris dans des toiles.

— Je ne remettrai jamais les pieds ici, dit-il. Cette marquise de papier mâché me vend son thé trop cher. Elle me trouve amusant! Je comprends maintenant pourquoi Saint-Just guillotinait tout ce monde-là!

— Tu y reviendras demain.

Blondet avait dit vrai. Les passions sont aussi lâches que cruelles. Le lendemain, après avoir longtemps flotté entre: J'irai, je n'irai pas, Raoul quitta ses associés au milieu d'une discussion importante, et courut au faubourg Saint-Honoré, chez madame d'Espard. En voyant entrer le brillant cabriolet de Rastignac, pendant qu'il payait son cocher à la porte, la vanité de Nathan fut blessée; il résolut d'avoir un élégant cabriolet et le tigre obligé. L'équipage de la comtesse était dans la cour. A cette vue, le cœur de Raoul se gonfla de plaisir. Marie marchait sous la pression de ses désirs avec la régularité d'une aiguille d'horloge animée par son ressort. Elle était au coin de la cheminée, dans le petit salon, étendue dans un fauteuil. Au lieu de regarder Nathan quand on l'annonça, elle le contempla dans la glace, sûre que la maîtresse de la maison se tournerait vers lui. Traqué comme il l'est dans le monde, l'amour est obligé d'avoir recours à ces petites ruses: il donne la vie aux miroirs, aux manchons, aux éventails, à une foule de choses dont l'utilité n'est pas tout d'abord démontrée et dont beaucoup de femmes usent sans s'en servir.

— Monsieur le ministre, dit madame d'Espard en s'adressant à Nathan et lui présentant de Marsay par un regard, soutenait, au moment où vous entriez, que les royalistes et les républicains s'entendent; vous devez en savoir quelque chose, vous?

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2017
Hacim:
680 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain