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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 02», sayfa 24

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— Quand cela serait, dit Raoul, où est le mal? Nous haïssons le même objet, nous sommes d'accord dans notre haine, nous différons dans notre amour. Voilà tout.

— Cette alliance est au moins bizarre, dit de Marsay en enveloppant d'un coup d'œil la comtesse, Félix et Raoul.

— Elle ne durera pas, dit Rastignac qui pensait un peu trop à la politique comme tous les nouveaux venus.

— Qu'en dites-vous, ma chère amie? demanda madame d'Espard à la comtesse.

— Je n'entends rien à la politique.

— Vous vous y mettrez, madame, dit de Marsay, et vous serez alors doublement notre ennemie.

Nathan et Marie ne comprirent le mot que quand de Marsay fut parti. Rastignac le suivit, et madame d'Espard les accompagna jusqu'à la porte de son premier salon. Les deux amants ne pensèrent plus aux épigrammes du ministre, ils se voyaient riches de quelques minutes. Marie tendit sa main vivement dégantée à Raoul, qui la prit et la baisa comme s'il n'avait eu que dix-huit ans. Les yeux de la comtesse exprimaient une noble tendresse si entière que Raoul eut aux yeux cette larme que trouvent toujours à leur service les hommes à tempérament nerveux.

— Où vous voir, où pouvoir vous parler? dit-il. Je mourrais s'il fallait toujours déguiser ma voix, mon regard, mon cœur, mon amour.

Émue par cette larme, Marie promit d'aller se promener au bois toutes les fois que le temps ne serait pas détestable. Cette promesse causa plus de bonheur à Raoul que ne lui en avait donné Florine pendant cinq ans.

— J'ai tant de choses à vous dire! Je souffre tant du silence auquel nous sommes condamnés!

La comtesse le regardait avec ivresse sans pouvoir répondre, quand la marquise rentra.

— Comment, vous n'avez rien su répondre à de Marsay? dit-elle en entrant.

— On doit respecter les morts, répondit Raoul. Ne voyez-vous pas qu'il expire? Rastignac est son garde-malade, il espère être mis sur le testament.

La comtesse feignit d'avoir des visites à faire et voulut sortir pour ne pas se compromettre. Pour ce quart d'heure, Raoul avait sacrifié son temps le plus précieux et ses intérêts les plus palpitants. Marie ignorait encore les détails de cette vie d'oiseau sur la branche, mêlée aux affaires les plus compliquées, au travail le plus exigeant. Quand deux êtres unis par un éternel amour mènent une vie resserrée chaque jour par les nœuds de la confidence, par l'examen en commun des difficultés surgies; quand deux cœurs échangent le soir ou le matin leurs regrets, comme la bouche échange les soupirs, s'attendent dans de mêmes anxiétés, palpitent ensemble à la vue d'un obstacle, tout compte alors: une femme sait combien d'amour dans un retard évité, combien d'efforts dans une course rapide; elle s'occupe, va, vient, espère, s'agite avec l'homme occupé, tourmenté; ses murmures, elle les adresse aux choses; elle ne doute plus, elle connaît et apprécie les détails de la vie. Mais au début d'une passion où tant d'ardeur, de défiances, d'exigences se déploient, où l'on ne se sait ni l'un ni l'autre; mais auprès des femmes oisives, à la porte desquelles l'amour doit être toujours en faction; mais auprès de celles qui s'exagèrent leur dignité et veulent être obéies en tout, même quand elles ordonnent une faute à ruiner un homme, l'amour comporte à Paris, dans notre époque, des travaux impossibles. Les femmes du monde sont restées sous l'empire des traditions du dix-huitième siècle où chacun avait une position sûre et définie. Peu de femmes connaissent les embarras de l'existence chez la plupart des hommes, qui tous ont une position à se faire, une gloire en train, une fortune à consolider. Aujourd'hui, les gens dont la fortune est assise se comptent, les vieillards seuls ont le temps d'aimer, les jeunes gens rament sur les galères de l'ambition comme y ramait Nathan. Les femmes, encore peu résignées à ce changement dans les mœurs, prêtent le temps qu'elles ont de trop à ceux qui n'en ont pas assez; elles n'imaginent pas d'autres occupations, d'autre but que les leurs. Quand l'amant aurait vaincu l'hydre de Lerne pour arriver, il n'a pas le moindre mérite; tout s'efface devant le bonheur de le voir; elles ne lui savent gré que de leurs émotions, sans s'informer de ce qu'elles coûtent. Si elles ont inventé dans leurs heures oisives un de ces stratagèmes qu'elles ont à commandement, elles le font briller comme un bijou. Vous avez tordu les barres de fer de quelque nécessité tandis qu'elles chaussaient la mitaine, endossaient le manteau d'une ruse: à elles la palme, et ne la leur disputez point. Elles ont raison d'ailleurs, comment ne pas tout briser pour une femme qui brise tout pour vous? elles exigent autant qu'elles donnent. Raoul aperçut en revenant combien il lui serait difficile de mener un amour dans le monde, le char à dix chevaux du journalisme, ses pièces au théâtre et ses affaires embourbées.

— Le journal sera détestable ce soir, dit-il en s'en allant, il n'y aura pas d'article de moi, et pour un second numéro encore!

Madame Félix de Vandenesse alla trois fois au bois de Boulogne sans y voir Raoul, elle revenait désespérée, inquiète. Nathan ne voulait pas s'y montrer autrement que dans l'éclat d'un prince de la presse. Il employa toute la semaine à chercher deux chevaux, un cabriolet et un tigre convenables, à convaincre ses associés de la nécessité d'épargner un temps aussi précieux que le sien, et à faire imputer son équipage sur les frais généraux du journal. Ses associés, Massol et du Tillet, accédèrent si complaisamment à sa demande, qu'il les trouva les meilleurs enfants du monde. Sans ce secours, la vie eût été impossible à Raoul; elle devint d'ailleurs si rude, quoique mélangée par les plaisirs les plus délicats de l'amour idéal, que beaucoup de gens, même les mieux constitués, n'eussent pu suffire à de telles dissipations. Une passion violente et heureuse prend déjà beaucoup de place dans une existence ordinaire; mais quand elle s'attaque à une femme posée comme madame de Vandenesse, elle devait dévorer la vie d'un homme occupé comme Raoul. Voici les obligations que sa passion inscrivait avant toutes les autres. Il lui fallait se trouver presque chaque jour à cheval au bois de Boulogne, entre deux et trois heures, dans la tenue du plus fainéant gentleman. Il apprenait là dans quelle maison, à quel théâtre il reverrait, le soir, madame de Vandenesse. Il ne quittait les salons que vers minuit, après avoir happé quelques phrases long-temps attendues, quelques bribes de tendresse dérobées sous la table, entre deux portes, ou en montant en voiture. La plupart du temps, Marie, qui l'avait lancé dans le grand monde, le faisait inviter à dîner dans certaines maisons où elle allait. N'était-ce pas tout simple? Par orgueil, entraîné par sa passion, Raoul n'osait parler de ses travaux. Il devait obéir aux volontés les plus capricieuses de cette innocente souveraine, et suivre les débats parlementaires, le torrent de la politique, veiller à la direction du journal, et mettre en scène deux pièces dont les recettes étaient indispensables. Il suffisait que madame de Vandenesse fît une petite moue quand il voulait se dispenser d'être à un bal, à un concert, à une promenade, pour qu'il sacrifiât ses intérêts à son plaisir. En quittant le monde entre une heure et deux heures du matin, il revenait travailler jusqu'à huit ou neuf heures, il dormait à peine, se réveillait pour concerter les opinions du journal avec les gens influents desquels il dépendait, pour débattre les mille et une affaires intérieures. Le journalisme touche à tout dans cette époque, à l'industrie, aux intérêts publics et privés, aux entreprises nouvelles, à tous les amours-propres de la littérature et à ses produits. Quand harassé, fatigué, Nathan courait de son bureau de rédaction au Théâtre, du Théâtre à la Chambre, de la Chambre chez quelques créanciers, il devait se présenter calme, heureux devant Marie, galoper à sa portière avec le laisser-aller d'un homme sans soucis et qui n'a d'autres fatigues que celles du bonheur. Quand, pour prix de tant de dévouements ignorés, il n'eut que les plus douces paroles, les certitudes les plus mignonnes d'un attachement éternel, d'ardents serrements de main obtenus pendant quelques secondes de solitude, des mots passionnés en échange des siens, il trouva quelque duperie à laisser ignorer le prix énorme avec lequel il payait ces menus suffrages, auraient dit nos pères. L'occasion de s'expliquer ne se fit pas attendre. Par une belle journée du mois d'avril, la comtesse accepta le bras de Nathan dans un endroit écarté du bois de Boulogne; elle avait à lui faire une de ces jolies querelles à propos de ces riens sur lesquels les femmes savent bâtir des montagnes. Au lieu de l'accueillir le sourire sur les lèvres, le front illuminé par le bonheur, les yeux animés de quelque pensée fine et gaie, elle se montra grave et sérieuse.

— Qu'avez-vous? lui dit Nathan.

— Ne vous occupez pas de ces riens, dit-elle; vous devez savoir que les femmes sont des enfants.

— Vous aurais-je déplu?

— Serais-je ici?

— Mais vous ne me souriez pas, vous ne paraissez pas heureuse de me voir.

— Je vous boude, n'est-ce pas? dit-elle en le regardant de cet air soumis par lequel les femmes se posent en victimes.

Nathan fit quelques pas dans une appréhension qui lui serrait le cœur et l'attristait.

— Ce sera, dit-il après un moment de silence, quelques-unes de ces craintes frivoles, de ces soupçons nuageux que vous mettez au-dessus des plus grandes choses de la vie; vous avez l'art de faire pencher le monde en y jetant un brin de paille, un fétu!

— De l'ironie?.. Je m'y attendais, dit-elle en baissant la tête.

— Marie, ne vois-tu pas, mon ange, que j'ai dit ces paroles pour t'arracher ton secret?

— Mon secret sera toujours un secret, même après vous avoir été confié.

— Eh! bien, dis...

— Je ne suis pas aimée, reprit-elle en lui lançant ce regard oblique et fin par lequel les femmes interrogent si malicieusement l'homme qu'elles veulent tourmenter.

— Pas aimée?.. s'écria Nathan.

— Oui, vous vous occupez de trop de choses. Que suis-je au milieu de tout ce mouvement? oubliée à tout propos. Hier, je suis venue au bois, je vous y ai attendu...

— Mais...

— J'avais mis une nouvelle robe pour vous, et vous n'êtes pas venu, où étiez-vous?

— Mais...

— Je ne le savais pas. Je vais chez madame d'Espard, je ne vous y trouve point.

— Mais...

— Le soir, à l'Opéra, mes yeux n'ont pas quitté le balcon. Chaque fois que la porte s'ouvrait, c'était des palpitations à me briser le cœur.

— Mais...

— Quelle soirée! Vous ne vous doutez pas de ces tempêtes du cœur.

— Mais...

— La vie s'use à ces émotions...

— Mais...

— Eh! bien, dit-elle.

— Oui, la vie s'use dit Nathan, et vous aurez en quelques mois dévoré la mienne. Vos reproches insensés m'arrachent aussi mon secret, dit-il. Ah! vous n'êtes pas aimée?.. vous l'êtes trop.

Il peignit vivement sa situation, raconta ses veilles, détailla ses obligations à heure fixe, la nécessité de réussir, les insatiables exigences d'un journal où l'on était tenu de juger, avant tout le monde, les événements sans se tromper sous peine de perdre son pouvoir, enfin combien d'études rapides sur les questions qui passaient aussi rapidement que des nuages à cette époque dévorante.

Raoul eut tort en un moment. La marquise d'Espard le lui avait dit: rien de plus naïf qu'un premier amour. Il se trouva bientôt que la comtesse était coupable d'aimer trop. Une femme aimante répond à tout avec une jouissance, avec un aveu ou un plaisir. En voyant se dérouler cette vie immense, la comtesse fut saisie d'admiration. Elle avait fait Nathan très-grand, elle le trouva sublime. Elle s'accusa d'aimer trop, le pria de venir à ses heures; elle aplatit ces travaux d'ambitieux par un regard levé vers le ciel. Elle attendrait! Désormais elle sacrifierait ses jouissances. En voulant n'être qu'un marchepied, elle était un obstacle!.. elle pleura de désespoir.

— Les femmes, dit-elle les larmes aux yeux, ne peuvent donc qu'aimer, les hommes ont mille moyens d'agir; nous autres, nous ne pouvons que penser, prier, adorer.

Tant d'amour voulait une récompense. Elle regarda, comme un rossignol qui veut descendre de sa branche à une source, si elle était seule dans la solitude, si le silence ne cachait aucun témoin; puis elle leva la tête vers Raoul, qui pencha la sienne; elle lui laissa prendre un baiser, le premier, le seul qu'elle dût donner en fraude, et se sentit plus heureuse en ce moment qu'elle ne l'avait été depuis cinq années. Raoul trouva toutes ses peines payées. Tous deux marchaient sans trop savoir où, sur le chemin d'Auteuil à Boulogne; ils furent obligés de revenir à leurs voitures en allant de ce pas égal et cadencé que connaissent les amants. Raoul avait foi dans ce baiser livré avec la facilité décente que donne la sainteté du sentiment. Tout le mal venait du monde, et non de cette femme si entièrement à lui. Raoul ne regretta plus les tourments de sa vie enragée, que Marie devait oublier au feu de son premier désir, comme toutes les femmes qui ne voient pas à toute heure les terribles débats de ces existences exceptionnelles. En proie à cette admiration reconnaissante qui distingue la passion de la femme, Marie courait d'un pas délibéré, leste, sur le sable fin d'une contre-allée, disant, comme Raoul, peu de paroles, mais senties et portant coup. Le ciel était pur, les gros arbres bourgeonnaient, et quelques pointes vertes animaient déjà leurs mille pinceaux bruns. Les arbustes, les bouleaux, les saules, les peupliers, montraient leur premier, leur tendre feuillage encore diaphane. Aucune âme ne résiste à de pareilles harmonies. L'amour expliquait la Nature à la comtesse comme il lui avait expliqué la Société.

— Je voudrais que vous n'eussiez jamais aimé que moi! dit-elle.

— Votre vœu est réalisé, répondit Raoul. Nous nous sommes révélé l'un à l'autre le véritable amour.

Il disait vrai. En se posant devant ce jeune cœur en homme pur, Raoul s'était pris à ses phrases panachées de beaux sentiments. D'abord purement spéculatrice et vaniteuse, sa passion était devenue sincère. Il avait commencé par mentir, il finissait par dire vrai. Il y a d'ailleurs chez tout écrivain un sentiment difficilement étouffé qui le porte à l'admiration du beau moral. Enfin, à force de faire des sacrifices, un homme s'intéresse à l'être qui les exige. Les femmes du monde, de même que les courtisanes, ont l'instinct de cette vérité; peut-être même la pratiquent-elles sans la connaître. Aussi la comtesse, après son premier élan de reconnaissance et de surprise, fut-elle charmée d'avoir inspiré tant de sacrifices, d'avoir fait surmonter tant de difficultés. Elle était aimée d'un homme digne d'elle. Raoul ignorait à quoi l'engagerait sa fausse grandeur; car les femmes ne permettent pas à leur amant de descendre de son piédestal. On ne pardonne pas à un dieu la moindre petitesse. Marie ne savait pas le mot de cette énigme que Raoul avait dit à ses amis au souper chez Véry. La lutte de cet écrivain parti des rangs inférieurs avait occupé les dix premières années de sa jeunesse; il voulait être aimé par une des reines du beau monde. La vanité, sans laquelle l'amour est bien faible, a dit Champfort, soutenait sa passion et devait l'accroître de jour en jour.

— Vous pouvez me jurer, dit Marie, que vous n'êtes et ne serez jamais à aucune femme?

— Il n'y aurait pas plus de temps dans ma vie pour une autre femme que de place dans mon cœur, répondit-il sans croire faire un mensonge, tant il méprisait Florine.

— Je vous crois, dit-elle.

Arrivés dans l'allée où stationnaient les voitures, Marie quitta le bras de Nathan, qui prit une attitude respectueuse comme s'il venait de la rencontrer; il l'accompagna chapeau bas jusqu'à sa voiture; puis il la suivit par l'avenue Charles X en humant la poussière que faisait la calèche, en regardant les plumes en saule pleureur que le vent agitait en dehors. Malgré les nobles renonciations de Marie, Raoul, excité par sa passion, se trouva partout où elle était; il adorait l'air à la fois mécontent et heureux que prenait la comtesse pour le gronder sans le pouvoir en lui voyant dissiper ce temps qui lui était si nécessaire. Marie prit la direction des travaux de Raoul, elle lui intima des ordres formels sur l'emploi de ses heures, demeura chez elle pour lui ôter tout prétexte de dissipation. Elle lisait tous les matins le journal, et devint le héraut de la gloire d'Étienne Lousteau, le feuilletoniste, qu'elle trouvait ravissant, de Félicien Vernou, de Claude Vignon, de tous les rédacteurs. Elle donna le conseil à Raoul de rendre justice à de Marsay quand il mourut, et lut avec ivresse le grand et bel éloge que Raoul fit du ministre mort, tout en blâmant son machiavélisme et sa haine pour les masses. Elle assista naturellement, à l'avant-scène du Gymnase, à la première représentation de la pièce sur laquelle Nathan comptait pour soutenir son entreprise, et dont le succès parut immense. Elle fut la dupe des applaudissements achetés.

— Vous n'êtes pas venue dire adieu aux Italiens? lui demanda lady Dudley chez laquelle elle se rendit après cette représentation.

— Non, je suis allée au Gymnase. On donnait une première représentation.

— Je ne puis souffrir le vaudeville. Je suis pour cela comme Louis XIV pour les Téniers, dit lady Dudley.

— Moi, répondit madame d'Espard, je trouve que les auteurs ont fait des progrès. Les vaudevilles sont aujourd'hui de charmantes comédies, pleines d'esprit, qui demandent beaucoup de talent, et je m'y amuse fort.

— Les acteurs sont d'ailleurs excellents, dit Marie. Ceux du Gymnase ont très-bien joué ce soir; la pièce leur plaisait, le dialogue est fin, spirituel.

— Comme celui de Beaumarchais, dit lady Dudley.

— Monsieur Nathan n'est point encore Molière; mais... dit madame d'Espard en regardant la comtesse.

— Il fait des vaudevilles, dit madame Charles de Vandenesse.

— Et défait des ministères, reprit madame de Manerville.

La comtesse garda le silence; elle cherchait à répondre par des épigrammes acérées; elle se sentait le cœur agité par des mouvements de rage; elle ne trouva rien de mieux que dire: — Il en fera peut-être.

Toutes les femmes échangèrent un regard de mystérieuse intelligence. Quand Marie de Vandenesse partit, Moïna de Saint-Héreen s'écria: — Mais elle adore Nathan!

— Elle ne fait pas de cachotteries, dit madame d'Espard.

Le mois de mai vint, Vandenesse emmena sa femme à sa terre où elle ne fut consolée que par les lettres passionnées de Raoul, à qui elle écrivit tous les jours.

L'absence de la comtesse aurait pu sauver Raoul du gouffre dans lequel il avait mis le pied, si Florine eût été près de lui; mais il était seul, au milieu d'amis devenus ses ennemis secrets dès qu'il eut manifesté l'intention de les dominer. Ses collaborateurs le haïssaient momentanément, prêts à lui tendre la main et à le consoler en cas de chute, prêts à l'adorer en cas de succès. Ainsi va le monde littéraire. On n'y aime que ses inférieurs. Chacun est l'ennemi de quiconque tend à s'élever. Cette envie générale décuple les chances des gens médiocres, qui n'excitent ni l'envie ni le soupçon, font leur chemin à la manière des taupes, et, quelque sots qu'ils soient, se trouvent casés au Moniteur dans trois ou quatre places au moment où les gens de talent se battent encore à la porte pour s'empêcher d'entrer. La sourde inimitié de ces prétendus amis, que Florine aurait dépistée avec la science innée des courtisanes pour deviner le vrai entre mille hypothèses, n'était pas le plus grand danger de Raoul. Ses deux associés, Massol l'avocat et du Tillet le banquier, avaient médité d'atteler son ardeur au char dans lequel ils se prélassaient, de l'évincer dès qu'il serait hors d'état de nourrir le journal, ou de le priver de ce grand pouvoir au moment où ils voudraient en user. Pour eux, Nathan représentait une certaine somme à dévorer, une force littéraire de la puissance de dix plumes à employer. Massol, un de ces avocats qui prennent la faculté de parler indéfiniment pour de l'éloquence, qui possèdent le secret d'ennuyer en disant tout, la peste des assemblées où ils rapetissent toute chose, et qui veulent devenir des personnages à tout prix, ne tenait plus à être garde des sceaux; il en avait vu passer cinq ou six en quatre ans, il s'était dégoûté de la simarre. Comme monnaie du portefeuille, il voulut une chaire dans l'Instruction Publique, une place au conseil d'État, le tout assaisonné de la croix de la Légion-d'Honneur. Du Tillet et le baron de Nucingen lui avaient garanti la croix et sa nomination de maître des requêtes s'il entrait dans leurs vues; il les trouva plus en position de réaliser leurs promesses que Nathan, et il leur obéissait aveuglément. Pour mieux abuser Raoul, ces gens-là lui laissaient exercer le pouvoir sans contrôle. Du Tillet n'usait du journal que dans ses intérêts d'agiotage, auxquels Raoul n'entendait rien; mais il avait déjà fait savoir par le baron de Nucingen à Rastignac que la feuille serait tacitement complaisante au pouvoir, sous la seule condition d'appuyer sa candidature en remplacement de monsieur de Nucingen, futur pair de France, et qui avait été élu dans une espèce de bourg pourri, un collége à peu d'électeurs, où le journal fut envoyé gratis à profusion. Ainsi Raoul était joué par le banquier et par l'avocat, qui le voyaient avec un plaisir infini trônant au journal, y profitant de tous les avantages, percevant tous les fruits d'amour-propre ou autres. Nathan, enchanté d'eux, les trouvait, comme lors de sa demande de fonds équestres, les meilleurs enfants du monde, il croyait les jouer. Jamais les hommes d'imagination, pour lesquels l'espérance est le fond de la vie, ne veulent se dire qu'en affaires le moment le plus périlleux est celui où tout va selon leurs souhaits. Ce fut un moment de triomphe dont profita d'ailleurs Nathan, qui se produisit alors dans le monde politique et financier; du Tillet le présenta chez Nucingen. Madame de Nucingen accueillit Raoul à merveille, moins pour lui que pour madame de Vandenesse; mais quand elle lui toucha quelques mots de la comtesse, il crut faire merveille, en faisant de Florine un paravent; il s'étendit avec une fatuité généreuse sur ses relations avec l'actrice, impossibles à rompre. Quitte-t-on un bonheur certain pour les coquetteries du faubourg Saint-Germain? Nathan, joué par Nucingen et Rastignac, par du Tillet et Blondet, prêta son appui fastueusement aux doctrinaires pour la formation d'un de leurs cabinets éphémères. Puis, pour arriver pur aux affaires, il dédaigna par ostentation de se faire avantager dans quelques entreprises qui se formèrent à l'aide de sa feuille, lui qui ne regardait pas à compromettre ses amis, et à se comporter peu délicatement avec quelques industriels dans certains moments critiques. Ces contrastes, engendrés par sa vanité, par son ambition, se retrouvent dans beaucoup d'existences semblables. Le manteau doit être splendide pour le public, on prend du drap chez ses amis pour en boucher les trous. Néanmoins, deux mois après le départ de la comtesse, Raoul eut un certain quart d'heure de Rabelais qui lui causa quelques inquiétudes au milieu de son triomphe. Du Tillet était en avance de cent mille francs. L'argent donné par Florine, le tiers de sa première mise de fonds, avait été dévoré par le fisc, par les frais de premier établissement qui furent énormes. Il fallait prévoir l'avenir. Le banquier favorisa l'écrivain en prenant pour cinquante mille francs de lettres de change à quatre mois. Du Tillet tenait ainsi Raoul par le licou de la lettre de change. Au moyen de ce supplément, les fonds du journal furent faits pour six mois. Aux yeux de quelques écrivains, six mois sont une éternité. D'ailleurs, à coups d'annonces, à force de voyageurs, en offrant des avantages illusoires aux abonnés, on en avait racolé deux mille. Ce demi-succès encourageait à jeter les billets de banque dans ce brasier. Encore un peu de talent, vienne un procès politique, une apparente persécution, et Raoul devenait un de ces condottieri modernes dont l'encre vaut aujourd'hui la poudre à canon d'autrefois. Malheureusement, cet arrangement était pris quand Florine revint avec environ cinquante mille francs. Au lieu de se créer un fonds de réserve, Raoul, sûr du succès en le voyant nécessaire, humilié déjà d'avoir accepté de l'argent de l'actrice, se sentant intérieurement grandi par son amour, ébloui par les captieux éloges de ses courtisans, abusa Florine sur sa position et la força d'employer cette somme à remonter sa maison. Dans les circonstances présentes, une magnifique représentation devenait une nécessité. L'actrice, qui n'avait pas besoin d'être excitée, s'embarrassa de trente mille francs de dettes. Florine eut une délicieuse maison tout entière à elle, rue Pigale, où revint son ancienne société. La maison d'une fille posée comme Florine était un terrain neutre, très favorable aux ambitieux politiques qui traitaient, comme Louis XIV chez les Hollandais, sans Raoul, chez Raoul. Nathan avait réservé à l'actrice pour sa rentrée une pièce dont le principal rôle lui allait admirablement. Ce drame-vaudeville devait être l'adieu de Raoul au théâtre. Les journaux, à qui cette complaisance pour Raoul ne coûtait rien, préméditèrent une telle ovation à Florine, que la Comédie-Française parla d'un engagement. Les feuilletons montraient dans Florine l'héritière de mademoiselle Mars. Ce triomphe étourdit assez l'actrice pour l'empêcher d'étudier le terrain sur lequel marchait Nathan; elle vécut dans un monde de fêtes et de festins. Reine de cette cour pleine de solliciteurs empressés autour d'elle, qui pour son livre, qui pour sa pièce, qui pour sa danseuse, qui pour son théâtre, qui pour son entreprise, qui pour une réclame, elle se laissait aller à tous les plaisirs du pouvoir de la presse en y voyant l'aurore du crédit ministériel. A entendre ceux qui vinrent chez elle, Nathan était un grand homme politique. Nathan avait eu raison dans son entreprise, il serait député certainement ministre, pendant quelque temps, comme tant d'autres. Les actrices disent rarement non à ce qui les flatte. Florine avait trop de talent dans le feuilleton pour se défier du journal et de ceux qui le faisaient. Elle connaissait trop peu le mécanisme de la presse pour s'inquiéter des moyens. Les filles de la trempe de Florine ne voient jamais que les résultats. Quant à Nathan, il crut, dès lors, qu'à la prochaine session il arriverait aux affaires, avec deux anciens journalistes dont l'un alors ministre cherchait à évincer ses collègues pour se consolider. Après six mois d'absence, Nathan retrouva Florine avec plaisir et retomba nonchalamment dans ses habitudes. La lourde trame de cette vie, il la broda secrètement des plus belles fleurs de sa passion idéale et des plaisirs qu'y semait Florine. Ses lettres à Marie étaient des chefs-d'œuvre d'amour, de grâce et de style. Nathan faisait d'elle la lumière de sa vie, il n'entreprenait rien sans consulter son bon génie. Désolé d'être du côté populaire, il voulait par moments embrasser la cause de l'aristocratie; mais, malgré son habitude des tours de force, il voyait une impossibilité absolue à sauter de gauche à droite; il était plus facile de devenir ministre. Les précieuses lettres de Marie étaient déposées dans un de ces portefeuilles à secret offerts par Huret ou Fichet, un de ces deux mécaniciens qui se battaient à coups d'annonces et d'affiches dans Paris à qui ferait les serrures les plus impénétrables et les plus discrètes. Ce portefeuille restait dans le nouveau boudoir de Florine, où travaillait Raoul. Personne n'est plus facile à tromper qu'une femme à qui l'on a l'habitude de tout dire; elle ne se défie de rien, elle croit tout voir et tout savoir. D'ailleurs, depuis son retour, l'actrice assistait à la vie de Nathan et n'y trouvait aucune irrégularité. Jamais elle n'eût imaginé que ce portefeuille, à peine entrevu, serré sans affectation, contînt des trésors d'amour, les lettres d'une rivale que, selon la demande de Raoul, la comtesse adressait au bureau du journal. La situation de Nathan paraissait donc extrêmement brillante. Il avait beaucoup d'amis. Deux pièces faites en collaboration et qui venaient de réussir fournissaient à son luxe et lui ôtaient tout souci pour l'avenir. D'ailleurs, il ne s'inquiétait en aucune manière de sa dette envers du Tillet, son ami.

— Comment se défier d'un ami? disait-il quand en certains moments Blondet se laissait aller à des doutes, entraîné par son habitude de tout analyser.

— Mais nous n'avons pas besoin de nous méfier de nos ennemis, disait Florine.

Nathan défendait du Tillet. Du Tillet était le meilleur, le plus facile, le plus probe des hommes. Cette existence de danseur de corde sans balancier eût effrayé tout le monde, même un indifférent, s'il en eût pénétré le mystère; mais du Tillet la contemplait avec le stoïcisme et l'œil sec d'un parvenu. Il y avait dans l'amicale bonhomie de ses procédés avec Nathan d'atroces railleries. Un jour, il lui serrait la main en sortant de chez Florine, et le regardait monter en cabriolet.

— Ça va au bois de Boulogne avec un train magnifique, dit-il à Lousteau, l'envieux par excellence, et ça sera peut-être dans six mois à Clichy.

— Lui? Jamais! s'écria Lousteau; Florine est là.

— Qui te dit, mon petit, qu'il la conservera? Quant à toi, qui le vaux mille fois, tu seras sans doute notre rédacteur en chef dans six mois.

En octobre, les lettres de change échurent, du Tillet les renouvela gracieusement, mais à deux mois, augmentées de l'escompte et d'un nouveau prêt. Sûr de la victoire, Raoul puisait à même les sacs. Madame Félix de Vandenesse devait revenir dans quelques jours, un mois plus tôt que de coutume, ramenée par un désir effréné de voir Nathan, qui ne voulut pas être à la merci d'un besoin d'argent au moment où il reprendrait sa vie militante. La correspondance, où la plume est toujours plus hardie que la parole, où la pensée revêtue de ses fleurs aborde tout et peut tout dire, avait fait arriver la comtesse au plus haut degré d'exaltation; elle voyait en Raoul l'un des plus beaux génies de l'époque, un cœur exquis et méconnu, sans souillure et digne d'adoration; elle le voyait avançant une main hardie sur le festin du pouvoir. Bientôt cette parole si belle en amour tonnerait à la tribune. Marie ne vivait plus que de cette vie à cercles entrelacés, comme ceux d'une sphère, et au centre desquels est le monde. Sans goût pour les tranquilles félicités du ménage, elle recevait les agitations de cette vie à tourbillons, communiquées par une plume habile et amoureuse; elle baisait ces lettres écrites au milieu des batailles livrées par la presse, prélevées sur des heures studieuses; elle sentait tout leur prix; elle était sûre d'être aimée uniquement, de n'avoir que la gloire et l'ambition pour rivales; elle trouvait au fond de sa solitude à employer toutes ses forces, elle était heureuse d'avoir bien choisi: Nathan était un ange. Heureusement sa retraite à sa terre et les barrières qui existaient entre elle et Raoul avaient éteint les médisances du monde. Durant les derniers jours de l'automne, Marie et Raoul reprirent donc leurs promenades au bois de Boulogne, ils ne pouvaient se voir que là jusqu'au moment où les salons se rouvriraient. Raoul put savourer un peu plus à l'aise les pures, les exquises jouissances de sa vie idéale et la cacher à Florine: il travaillait un peu moins, les choses avaient pris leur train au journal, chaque rédacteur connaissait sa besogne. Il fit involontairement des comparaisons, toutes à l'avantage de l'actrice, sans que néanmoins la comtesse y perdît. Brisé de nouveau par les manœuvres auxquelles le condamnait sa passion de cœur et de tête pour une femme du grand monde, Raoul trouva des forces surhumaines pour être à la fois sur trois théâtres: le Monde, le Journal et les Coulisses. Au moment où Florine, qui lui savait gré de tout, qui partageait presque ses travaux et ses inquiétudes, se montrait et disparaissait à propos, lui versait à flots un bonheur réel, sans phrases, sans aucun accompagnement de remords; la comtesse, aux yeux insatiables, au corsage chaste, oubliait ces travaux gigantesques et les peines prises souvent pour la voir un instant. Au lieu de dominer, Florine se laissait prendre, quitter, reprendre, avec la complaisance d'un chat qui retombe sur ses pattes et secoue ses oreilles. Cette facilité de mœurs concorde admirablement aux allures des hommes de pensée; et tout artiste en eût profité, comme le fit Nathan, sans abandonner la poursuite de ce bel amour idéal, de cette splendide passion qui charmait ses instincts de poète, ses grandeurs secrètes, ses vanités sociales. Convaincu de la catastrophe qui suivrait une indiscrétion, il se disait: «La comtesse ni Florine ne sauront rien!» Elles étaient si loin l'une de l'autre! A l'entrée de l'hiver, Raoul reparut dans le monde à son apogée: il était presque un personnage. Rastignac, tombé avec le ministère disloqué par la mort de de Marsay, s'appuyait sur Raoul et l'appuyait par ses éloges. Madame de Vandenesse voulut alors savoir si son mari était revenu sur le compte de Nathan. Après une année, elle l'interrogea de nouveau, croyant avoir à prendre une de ces éclatantes revanches qui plaisent à toutes les femmes, même les plus nobles, les moins terrestres; car on peut gager à coup sûr que les anges ont encore de l'amour-propre en se rangeant autour du Saint des Saints.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2017
Hacim:
680 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain