Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 03», sayfa 35

Yazı tipi:

Après avoir marché pendant quelque temps en silence, Calyste ne put s'empêcher, sur une exclamation de Béatrix relative à la beauté de l'Océan qui diffère beaucoup de la Méditerranée, de comparer, comme pureté, comme étendue, comme agitation, comme profondeur, comme éternité, cette mer à son amour.

– Elle est bordée par un rocher, dit en riant Béatrix.

– Quand vous me parlez ainsi, répondit-il en lui lançant un regard divin, je vous vois, je vous entends, et puis avoir la patience des anges; mais quand je suis seul, vous auriez pitié de moi si vous pouviez me voir. Ma mère pleure alors de mon chagrin.

– Écoutez, Calyste, il faut en finir, dit la marquise en regagnant le chemin sablé. Peut-être avons-nous atteint le seul lieu propice à dire ces choses, car jamais de ma vie je n'ai vu la nature plus en harmonie avec mes pensées. J'ai vu l'Italie, où tout parle d'amour; j'ai vu la Suisse, où tout est frais et exprime un vrai bonheur, un bonheur laborieux; où la verdure, les eaux tranquilles, les lignes les plus riantes sont opprimées par les Alpes couronnées de neige; mais je n'ai rien vu qui peigne mieux l'ardente aridité de ma vie que cette petite plaine desséchée par les vents de mer, corrodée par les vapeurs marines, où lutte une triste agriculture en face de l'immense Océan, en face des bouquets de la Bretagne d'où s'élèvent les tours de votre Guérande. Eh! bien, Calyste, voilà Béatrix. Ne vous y attachez donc point. Je vous aime, mais je ne serai jamais à vous d'aucune manière, car j'ai la conscience de ma désolation intérieure. Ah! vous ne savez pas à quel point je suis dure pour moi-même en vous parlant ainsi. Non, vous ne verrez pas votre idole, si je suis une idole, amoindrie, elle ne tombera pas de la hauteur où vous la mettez. J'ai maintenant en horreur une passion que désavouent le monde et la religion, je ne veux plus être humiliée ni cacher mon bonheur; je reste attachée où je suis, je serai le désert sablonneux et sans végétation, sans fleurs ni verdure que voici.

– Et si vous étiez abandonnée? dit Calyste.

– Eh! bien, j'irai mendier ma grâce, je m'humilierai devant l'homme que j'ai offensé, mais je ne courrai jamais le risque de me jeter dans un bonheur que je sais devoir finir.

– Finir! s'écria Calyste.

La marquise interrompit le dithyrambe auquel allait se livrer son amant en répétant: Finir! d'un ton qui lui imposa silence.

Cette contradiction émut chez le jeune homme une de ces muettes fureurs internes que connaissent seuls ceux qui ont aimé sans espoir. Béatrix et lui firent environ trois cents pas dans un profond silence, ne regardant plus ni la mer, ni les roches, ni les champs du Croisic.

– Je vous rendrais si heureuse! dit Calyste.

– Tous les hommes commencent par nous promettre le bonheur, et ils nous lèguent l'infamie, l'abandon, le dégoût. Je n'ai rien à reprocher à celui à qui je dois être fidèle; il ne m'a rien promis, je suis allée à lui; mais le seul moyen qui me reste pour amoindrir ma faute est de la rendre éternelle.

– Dites, madame, que vous ne m'aimez pas! Moi qui vous aime, je sais par moi-même que l'amour ne discute pas, il ne voit que lui-même, il n'est pas un sacrifice que je ne fasse. Ordonnez, je tenterai l'impossible. Celui qui jadis a méprisé sa maîtresse pour avoir jeté son gant entre les lions en lui commandant d'aller le reprendre, il n'aimait pas! il méconnaissait votre droit de nous éprouver pour être sûres de notre amour et ne rendre les armes qu'à des grandeurs surhumaines. Je vous sacrifierais ma famille, mon nom, mon avenir.

– Quelle insulte dans ce mot de sacrifices! dit-elle d'un ton de reproche qui fit sentir à Calyste la sottise de son expression.

Il n'y a que les femmes qui aiment absolument ou les coquettes pour savoir prendre un point d'appui dans un mot et s'élancer à une hauteur prodigieuse: l'esprit et le sentiment procèdent là de la même manière; mais la femme aimante s'afflige, et la coquette méprise.

– Vous avez raison, dit Calyste en laissant tomber deux larmes, ce mot ne peut se dire que des efforts que vous me demandez.

– Taisez-vous, dit Béatrix saisie d'une réponse où pour la première fois Calyste peignait bien son amour, j'ai fait assez de fautes, ne me tentez pas.

Ils étaient en ce moment au pied de la roche au buis. Calyste éprouva les plus enivrantes félicités à soutenir la marquise en gravissant ce rocher où elle voulut aller jusqu'à la cime. Ce fut pour ce pauvre enfant la dernière faveur que de serrer cette taille, de sentir cette femme un peu tremblante: elle avait besoin de lui! Ce plaisir inespéré lui tourna la tête, il ne vit plus rien, il saisit Béatrix par la ceinture.

– Eh! bien? dit-elle d'un air imposant.

– Ne serez-vous jamais à moi? lui demanda-t-il d'une voix étouffée par un orage de sang.

– Jamais, mon ami, répondit-elle. Je ne puis être pour vous que Béatrix, un rêve. N'est-ce pas une douce chose? nous n'aurons ni amertume, ni chagrin, ni repentir.

– Et vous retournerez à Conti?

– Il le faut bien.

– Tu ne seras donc jamais à personne, dit Calyste en poussant la marquise avec une violence frénétique.

Il voulut écouter sa chute avant de se précipiter après elle, mais il n'entendit qu'une clameur sourde, la stridente déchirure d'une étoffe et le bruit grave d'un corps tombant sur la terre. Au lieu d'aller la tête en bas, Béatrix avait chaviré, elle était renversée dans le buis; mais elle aurait roulé néanmoins au fond de la mer si sa robe ne s'était accrochée à une pointe et n'avait en se déchirant amorti le poids du corps sur le buisson. Mademoiselle des Touches, qui vit cette scène, ne put crier, car son saisissement fut tel qu'elle ne put que faire signe à Gasselin d'accourir. Calyste se pencha par une sorte de curiosité féroce, il vit la situation de Béatrix et frémit: elle paraissait prier, elle croyait mourir, elle sentait le buis près de céder. Avec l'habileté soudaine que donne l'amour, avec l'agilité surnaturelle que la jeunesse trouve dans le danger, il se laissa couler de neuf pieds de hauteur, en se tenant à quelques aspérités, jusqu'à la marge du rocher, et put relever à temps la marquise en la prenant dans ses bras, au risque de tomber tous les deux à la mer. Quand il tint Béatrix, elle était sans connaissance; mais il la pouvait croire toute à lui dans ce lit aérien où ils allaient rester longtemps seuls, et son premier mouvement fut un mouvement de plaisir.

– Ouvrez les yeux, pardonnez-moi, disait Calyste, ou nous mourrons ensemble.

– Mourir? dit-elle en ouvrant les yeux et dénouant ses lèvres pâles.

Calyste salua ce mot par un baiser, et sentit alors chez la marquise un frémissement convulsif qui le ravit. En ce moment, les souliers ferrés de Gasselin se firent entendre au-dessus. Le Breton était suivi de Camille, avec laquelle il examinait les moyens de sauver les deux amants.

– Il n'en est qu'un seul, mademoiselle, dit Gasselin: je vais m'y couler, ils remonteront sur mes épaules, et vous leur donnerez la main.

– Et toi? dit Camille.

Le domestique parut surpris d'être compté pour quelque chose au milieu du danger que courait son jeune maître.

– Il vaut mieux aller chercher une échelle au Croisic, dit Camille.

– Elle est malicieuse tout de même, se dit Gasselin en descendant.

Béatrix demanda d'une voix faible à être couchée, elle se sentait défaillir. Calyste la coucha entre le granit et le buis sur le terreau frais.

– Je vous ai vu, Calyste, dit Camille. Que Béatrix meure ou soit sauvée, ceci ne doit être jamais qu'un accident.

– Elle me haïra, dit-il les yeux mouillés.

– Elle t'adorera, répondit Camille. Nous voilà revenus de notre promenade, il faut la transporter aux Touches. Que serais-tu donc devenu si elle était morte? lui dit-elle.

– Je l'aurais suivie.

– Et ta mère?.. Puis, après une pause: Et moi? dit-elle faiblement.

Calyste resta pâle, le dos appuyé au granit, immobile, silencieux. Gasselin revint promptement d'une des petites fermes éparses dans les champs en courant avec une échelle qu'il y avait trouvée. Béatrix avait repris quelques forces. Quand Gasselin eut placé l'échelle, la marquise put, aidée par Gasselin qui pria Calyste de passer le châle rouge de Camille sous les bras de Béatrix et de lui en apporter le bout, arriver sur la plate-forme ronde, où Gasselin la prit dans ses bras comme un enfant, et la descendit sur la plage.

– Je n'aurais pas dit non à la mort; mais les souffrances! dit-elle à mademoiselle des Touches d'une voix faible.

La faiblesse et le brisement que ressentait Béatrix forcèrent Camille à la faire porter à la ferme où Gasselin avait emprunté l'échelle. Calyste, Gasselin et Camille se dépouillèrent des vêtements qu'ils pouvaient quitter, firent un matelas sur l'échelle, y placèrent Béatrix et la portèrent comme sur une civière. Les fermiers offrirent leur lit. Gasselin courut à l'endroit où attendaient les chevaux, en prit un, et alla chercher le chirurgien du Croisic, après avoir recommandé aux bateliers de venir à l'anse la plus voisine de la ferme. Calyste, assis sur une escabelle, répondait par des mouvements de tête et par de rares monosyllabes à Camille, dont l'inquiétude était excitée et par l'état de Béatrix et par celui de Calyste. Après une saignée, la malade se trouva mieux; elle put parler, consentit à s'embarquer, et vers cinq heures du soir elle fut transportée de la jetée de Guérande aux Touches, où le médecin de la ville l'attendait. Le bruit de cet événement s'était répandu dans ce pays solitaire et presque sans habitants visibles avec une inexplicable rapidité.

Calyste passa la nuit aux Touches, au pied du lit de Béatrix, et en compagnie de Camille. Le médecin avait promis que le lendemain la marquise n'aurait plus qu'une courbature. A travers le désespoir de Calyste éclatait une joie profonde: il était au pied du lit de Béatrix, il la regardait sommeillant ou s'éveillant; il pouvait étudier son visage pâle et ses moindres mouvements. Camille souriait avec amertume en reconnaissant chez Calyste les symptômes d'une de ces passions qui teignent à jamais l'âme et les facultés d'un homme en se mêlant à sa vie, dans une époque où nulle pensée, nul soin ne contrarient ce cruel travail intérieur. Jamais Calyste ne devait voir la femme vraie qui était en Béatrix. Avec quelle naïveté le jeune Breton ne laissait-il pas lire ses plus secrètes pensées!.. il s'imaginait que cette femme était sienne en se trouvant ainsi dans sa chambre, et en l'admirant dans le désordre du lit. Il épiait avec une attention extatique les plus légers mouvements de Béatrix; sa contenance annonçait une si jolie curiosité, son bonheur se révélait si naïvement, qu'il y eut un moment où les deux femmes se regardèrent en souriant. Quand Calyste vit les beaux yeux vert de mer de la malade exprimant un mélange de confusion, d'amour et de raillerie, il rougit et détourna la tête.

– Ne vous ai-je pas dit, Calyste, que vous autres hommes vous nous promettiez le bonheur et finissiez par nous jeter dans un précipice?

En entendant cette plaisanterie, dite d'un ton charmant, et qui annonçait quelque changement dans le cœur de Béatrix, Calyste se mit à genoux, prit une des mains moites qu'elle laissa prendre et la baisa d'une façon très soumise.

– Vous avez le droit de repousser à jamais mon amour, et moi je n'ai plus le droit de vous dire un seul mot.

– Ah! s'écria Camille en voyant l'expression peinte sur le visage de Béatrix et la comparant à celle qu'avaient obtenue les efforts de sa diplomatie, l'amour aura toujours plus d'esprit à lui seul que tout le monde! Prenez votre calmant, ma chère amie, et dormez.

Cette nuit, passée par Calyste auprès de mademoiselle des Touches, qui lut des livres de théologie mystique pendant que Calyste lisait Indiana, le premier ouvrage de la célèbre rivale de Camille, et où se trouvait la captivante image d'un jeune homme aimant avec idolâtrie et dévouement, avec une tranquillité mystérieuse et pour toute sa vie, une femme placée dans la situation fausse où était Béatrix, livre qui fut d'un fatal exemple pour lui! cette nuit laissa des traces ineffaçables dans le cœur de ce pauvre jeune homme, à qui Félicité fit comprendre qu'à moins d'être un monstre, une femme ne pouvait être qu'heureuse et flattée dans toutes ses vanités d'avoir été l'objet d'un crime.

– Vous ne m'auriez pas jetée à l'eau, moi! dit la pauvre Camille en essuyant une larme.

Vers le matin, Calyste, accablé, s'était endormi dans son fauteuil. Ce fut au tour de la marquise à contempler ce charmant enfant, pâli par ses émotions et par sa première veille d'amour; elle l'entendit murmurant son nom dans son sommeil.

– Il aime en dormant, dit-elle à Camille.

– Il faut l'envoyer se coucher chez lui, dit Félicité, qui le réveilla.

Personne n'était inquiet à l'hôtel du Guénic, mademoiselle des Touches avait écrit un mot à la baronne. Calyste revint dîner aux Touches, il retrouva Béatrix levée, pâle, faible et lasse; mais il n'y avait plus la moindre dureté dans sa parole ni la moindre dureté dans ses regards. Depuis cette soirée, remplie de musique par Camille qui se mit au piano pour laisser Calyste prendre et serrer les mains de Béatrix sans que ni l'un ni l'autre pussent parler, il n'y eut plus le moindre orage aux Touches. Félicité s'effaça complétement. Les femmes froides, frêles, dures et minces, comme est madame de Rochegude, ces femmes, dont le cou offre une attache osseuse qui leur donne une vague ressemblance avec la race féline, ont l'âme de la couleur pâle de leurs yeux clairs, gris ou verts; aussi, pour fondre, pour vitrifier ces cailloux, faut-il des coups de foudre. Pour Béatrix, la rage d'amour et l'attentat de Calyste avaient été ce coup de tonnerre auquel rien ne résiste et qui change les natures les plus rebelles. Béatrix se sentait intérieurement mortifiée, l'amour pur et vrai lui baignait le cœur de ses molles et fluides ardeurs. Elle vivait dans une douce et tiède atmosphère de sentiments inconnus où elle se trouvait agrandie, élevée; elle entrait dans les cieux où la Bretagne a, de tout temps, mis la femme. Elle savourait les adorations respectueuses de cet enfant dont le bonheur lui coûtait peu de chose, car un geste, un regard, une parole satisfaisaient Calyste. Ce haut prix donné par le cœur à ces riens la touchait excessivement. Son gant effleuré pouvait devenir pour cet ange plus que toute sa personne n'était pour celui par qui elle aurait dû être adorée. Quel contraste! Quelle femme aurait pu résister à cette constante déification? Elle était sûre d'être obéie et comprise. Elle eût dit à Calyste de risquer sa vie pour le moindre de ses caprices, il n'eût même pas réfléchi. Aussi Béatrix prit-elle je ne sais quoi de noble et d'imposant; elle vit l'amour du côté de ses grandeurs, elle y chercha comme un point d'appui pour demeurer la plus magnifique de toutes les femmes aux yeux de Calyste, sur qui elle voulut avoir un empire éternel. Ses coquetteries furent alors d'autant plus tenaces qu'elle se sentit plus faible. Elle joua la malade pendant toute une semaine avec une charmante hypocrisie. Combien de fois ne fit-elle pas le tour du tapis vert qui s'étendait devant la façade des Touches sur le jardin, appuyée sur le bras de Calyste et rendant alors à Camille les souffrances qu'elle lui avait données pendant la première semaine de son séjour.

– Ah! ma chère, tu lui fais faire le grand tour, dit mademoiselle des Touches à la marquise.

Avant la promenade au Croisic, un soir ces deux femmes devisaient sur l'amour et riaient des différentes manières dont s'y prenaient les hommes pour faire leurs déclarations, en s'avouant à elles-mêmes que les plus habiles et naturellement les moins aimants ne s'amusaient pas à se promener dans le labyrinthe de la sensiblerie, et avaient raison, en sorte que les gens qui aiment le mieux étaient pendant un certain temps les plus maltraités. – Ils s'y prennent comme La Fontaine pour aller à l'Académie! dit alors Camille. Son mot rappelait cette conversation à la marquise en lui reprochant son machiavélisme. Madame de Rochegude avait une puissance absolue pour contenir Calyste dans les bornes où elle voulait qu'il se tînt, elle lui rappelait d'un geste ou d'un regard son horrible violence au bord de la mer. Les yeux de ce pauvre martyr se remplissaient alors de larmes, il se taisait et dévorait ses raisonnements, ses vœux, ses souffrances, avec un héroïsme qui certes eût touché toute autre femme. Elle l'amena par son infernale coquetterie à un si grand désespoir qu'il vint un jour se jeter dans les bras de Camille en lui demandant conseil. Béatrix, armée de la lettre de Calyste, en avait extrait le passage où il disait qu'aimer était le premier bonheur, qu'être aimé venait après, et se servait de cet axiome pour restreindre sa passion à cette idolâtrie respectueuse qui lui plaisait. Elle aimait tant à se laisser caresser l'âme par ces doux concerts de louanges et d'adorations que la nature suggère aux jeunes gens; il y a tant d'art sans recherche, tant de séductions innocentes dans leurs cris, dans leurs prières, dans leurs exclamations, dans leurs appels à eux-mêmes, dans les hypothèques qu'ils offrent sur l'avenir, que Béatrix se gardait bien de répondre. Elle l'avait dit, elle doutait! il ne s'agissait pas encore du bonheur, mais de la permission d'aimer que demandait toujours cet enfant, qui s'obstinait à vouloir prendre la place du côté le plus fort, le côté moral. La femme la plus forte en paroles est souvent très faible en action. Après avoir vu le progrès qu'il avait fait en poussant Béatrix à la mer, il est étrange que Calyste ne continuât pas à demander son bonheur aux violences; mais l'amour chez les jeunes gens est tellement extatique et religieux qu'il veut tout obtenir de la conviction morale: et de là vient sa sublimité.

Néanmoins un jour le Breton, poussé à bout par le désir, se plaignit vivement à Camille de la conduite de Béatrix.

– J'ai voulu te guérir en te la faisant promptement connaître, répondit mademoiselle des Touches, et tu as tout brisé dans ton impatience. Il y a dix jours tu étais son maître; aujourd'hui tu es l'esclave, mon pauvre garçon. Ainsi tu n'auras jamais la force d'exécuter mes ordres.

– Que faut-il faire?

– Lui chercher querelle à propos de sa rigueur. Une femme est toujours emportée par le discours, fais qu'elle te maltraite, et ne reviens plus aux Touches qu'elle ne t'y rappelle.

Il est un moment, dans toutes les maladies violentes, où le patient accepte les plus cruels remèdes et se soumet aux opérations les plus horribles. Calyste en était arrivé là. Il écouta le conseil de Camille, il resta deux jours au logis; mais, le troisième, il grattait à la porte de Béatrix en l'avertissant que Camille et lui l'attendaient pour déjeuner.

– Encore un moyen de perdu, lui dit Camille en le voyant si lâchement arrivé.

Béatrix s'était souvent arrêtée pendant ces deux jours à la fenêtre d'où se voit le chemin de Guérande. Quand Camille l'y surprenait, elle se disait occupée de l'effet produit par les ajoncs du chemin, dont les fleurs d'or étaient illuminées par le soleil de septembre. Camille eut ainsi le secret de Béatrix, et n'avait plus qu'un mot à dire pour que Calyste fût heureux, mais elle ne le disait pas: elle était encore trop femme pour le pousser à cette action dont s'effraient les jeunes cœurs qui semblent avoir la conscience de tout ce que va perdre leur idéal. Béatrix fit attendre assez longtemps Camille et Calyste. Avec tout autre que lui, ce retard eût été significatif, car la toilette de la marquise accusait le désir de fasciner Calyste, et d'empêcher une nouvelle absence. Après le déjeuner, elle alla se promener dans le jardin, et ravit de joie cet enfant qu'elle ravissait d'amour en lui exprimant le désir de revoir avec lui cette roche où elle avait failli périr.

Allons-y seuls, demanda Calyste d'une voix troublée.

– En refusant, répondit-elle, je vous donnerais à penser que vous êtes dangereux. Hélas! je vous l'ai dit mille fois, je suis à un autre et ne puis être qu'à lui; je l'ai choisi sans rien connaître à l'amour. La faute est double, double est la punition.

Quand elle parlait ainsi, les yeux à demi mouillés par le peu de larmes que ces sortes de femmes répandent, Calyste éprouvait une compassion qui adoucissait son ardente fureur; il l'adorait alors comme une madone. Il ne faut pas plus demander aux différents caractères de se ressembler dans l'expression des sentiments qu'il ne faut exiger les mêmes fruits d'arbres différents. Béatrix était en ce moment violemment combattue; elle hésitait entre elle-même et Calyste, entre le monde où elle espérait rentrer un jour et le bonheur complet; entre se perdre à jamais par une seconde passion impardonnable, et le pardon social. Elle commençait à écouter, sans aucune fâcherie même jouée, les discours d'un amour aveugle; elle se laissait caresser par les douces mains de la Pitié. Déjà plusieurs fois elle avait été émue aux larmes en écoutant Calyste lui promettant de l'amour pour tout ce qu'elle perdrait aux yeux du monde, et la plaignant d'être attachée à un aussi mauvais génie, à un homme aussi faux que Conti. Plus d'une fois elle n'avait pas fermé la bouche à Calyste quand elle lui contait les misères et les souffrances qui l'avaient accablée en Italie en ne se voyant pas seule dans le cœur de Conti. Camille avait à ce sujet fait plus d'une leçon à Calyste et Calyste en profitait.

– Moi, lui disait-il, je vous aimerai absolument; vous ne trouverez pas chez moi les triomphes de l'art, les jouissances que donne une foule émue par les merveilles du talent; mon seul talent sera de vous aimer, mes seules jouissances seront les vôtres, l'admiration d'aucune femme ne me paraîtra mériter de récompense; vous n'aurez pas à redouter d'odieuses rivalités; vous êtes méconnue, et là où l'on vous accepte, moi je voudrais me faire accepter tous les jours.

Elle écoutait ces paroles la tête baissée, en lui laissant baiser ses mains, en avouant silencieusement, mais de bonne grâce, qu'elle était peut-être un ange méconnu.

– Je suis trop humiliée, répondait-elle, mon passé dépouille l'avenir de toute sécurité.

Ce fut une belle matinée pour Calyste que celle où, en venant aux Touches à sept heures du matin, il aperçut entre deux ajoncs, à une fenêtre, Béatrix coiffée du même chapeau de paille qu'elle portait le jour de leur excursion. Il eut comme un éblouissement. Ces petites choses de la passion agrandissent le monde. Peut-être n'y a-t-il que les Françaises qui possèdent les secrets de ces coups de théâtre; elles les doivent aux grâces de leur esprit, elles savent en mettre dans le sentiment autant qu'il peut en accepter sans perdre de sa force. Ah! combien elle pesait peu sur le bras de Calyste. Tous deux, ils sortirent par la porte du jardin qui donne sur les dunes. Béatrix trouva les sables jolis; elle aperçut alors ces petites plantes dures à fleurs roses qui y croissent, elle en cueillit plusieurs auxquelles elle joignit l'œillet des Chartreux qui se trouve également dans ces sables arides, et les partagea d'une façon significative avec Calyste, pour qui ces fleurs et ce feuillage devaient être une éternelle, une sinistre image.

– Nous y joindrons du buis, dit-elle en souriant. Elle resta quelque temps sur la jetée où Calyste, en attendant la barque, lui raconta son enfantillage le jour de son arrivée. – Votre escapade, que j'ai sue, fut la cause de ma sévérité le premier jour, dit-elle.

Pendant cette promenade, madame de Rochegude eut ce ton légèrement plaisant de la femme qui aime, comme elle en eut la tendresse et le laisser-aller. Calyste pouvait se croire aimé. Mais quand, en allant le long des rochers sur le sable, ils descendirent dans une de ces charmantes criques où les vagues ont apporté les plus extraordinaires mosaïques composées des marbres les plus étranges, et qu'ils y eurent joué comme des enfants en cherchant les plus beaux échantillons; quand Calyste, au comble de l'ivresse, lui proposa nettement de s'enfuir en Irlande, elle reprit un air digne, mystérieux, lui demanda son bras, et ils continuèrent leur chemin vers la roche qu'elle avait surnommée sa roche Tarpéienne.

– Mon ami, lui dit-elle en gravissant à pas lents ce magnifique bloc de granit dont elle devait se faire un piédestal, je n'ai pas le courage de vous cacher tout ce que vous êtes pour moi. Depuis dix ans je n'ai pas eu de bonheur comparable à celui que nous venons de goûter en faisant la chasse aux coquillages dans ces roches à fleur d'eau, en échangeant ces cailloux avec lesquels je me ferai faire un collier qui sera plus précieux pour moi que s'il était composé des plus beaux diamants. Je viens d'être petite fille, enfant, telle que j'étais à quatorze ou seize ans, et alors digne de vous. L'amour que j'ai eu le bonheur de vous inspirer m'a relevée à mes propres yeux. Entendez ce mot dans toute sa magie. Vous avez fait de moi la femme la plus orgueilleuse, la plus heureuse de son sexe, et vous vivrez peut-être plus longtemps dans mon souvenir que moi dans le vôtre.

En ce moment, elle était arrivée au faîte du rocher, d'où se voyaient l'immense Océan d'un côté, la Bretagne de l'autre avec ses îles d'or, ses tours féodales et ses bouquets d'ajoncs. Jamais une femme ne fut sur un plus beau théâtre pour faire un si grand aveu.

– Mais, dit-elle, je ne m'appartiens pas, je suis plus liée par ma volonté que je ne l'étais par la loi. Soyez donc puni de mon malheur, et contentez-vous de savoir que nous en souffrirons ensemble. Dante n'a jamais revu Béatrix, Pétrarque n'a jamais possédé sa Laure. Ces désastres n'atteignent que de grandes âmes. Ah! si je suis abandonnée, si je tombe de mille degrés de plus dans la honte et dans l'infamie, si ta Béatrix est cruellement méconnue par le monde qui lui sera horrible, si elle est la dernière des femmes!.. alors, enfant adoré, dit-elle en lui prenant la main, tu sauras qu'elle est la première de toutes, qu'elle pourra s'élever jusqu'aux cieux appuyée sur toi; mais alors, ami, dit-elle, en lui jetant un regard sublime, quand tu voudras la précipiter, ne manque pas ton coup: après ton amour, la mort!

Calyste tenait Béatrix par la taille, il la serra sur son cœur. Pour confirmer ses douces paroles, madame de Rochegude déposa sur le front de Calyste le plus chaste et le plus timide de tous les baisers. Puis ils redescendirent et revinrent lentement, causant comme des gens qui se sont parfaitement entendus et compris, elle croyant avoir la paix, lui ne doutant plus de son bonheur, et se trompant l'un et l'autre. Calyste, d'après les observations de Camille, espérait que Conti serait enchanté de cette occasion de quitter Béatrix. La marquise, elle, s'abandonnait au vague de sa position, attendant un hasard. Calyste était trop ingénu, trop aimant pour inventer le hasard. Ils arrivèrent tous deux dans la situation d'âme la plus délicieuse, et rentrèrent aux Touches par la porte du jardin. Calyste en avait pris la clef. Il était environ six heures du soir. Les enivrantes senteurs, la tiède atmosphère, les couleurs jaunâtres des rayons du soir, tout s'accordait avec leurs dispositions et leurs discours attendris. Leur pas était égal et harmonieux comme est la démarche des amants, leur mouvement accusait l'union de leur pensée. Il régnait aux Touches un si grand silence que le bruit de la porte en s'ouvrant et se fermant y retentit et dut se faire entendre dans tout le jardin. Comme Calyste et Béatrix s'étaient tout dit et que leur promenade pleine d'émotions les avait lassés, ils venaient doucement et sans rien dire. Tout à coup, au tournant d'une allée, Béatrix éprouva le plus horrible saisissement, cet effroi communicatif que cause la vue d'un reptile et qui glaça Calyste avant qu'il en vît la cause. Sur un banc, sous un frêne à rameaux pleureurs, Conti causait avec Camille Maupin. Le tremblement intérieur et convulsif de la marquise fut plus franc qu'elle ne le voulait; Calyste apprit alors combien il était cher à cette femme qui venait d'élever une barrière entre elle et lui, sans doute pour se ménager encore quelques jours de coquetterie avant de la franchir. En un moment, un drame tragique se déroula dans toute son étendue au fond des cœurs.

– Vous ne m'attendiez peut-être pas sitôt, dit l'artiste à Béatrix en lui offrant le bras.

La marquise ne put s'empêcher de quitter le bras de Calyste et de prendre celui de Conti. Cette ignoble transition impérieusement commandée et qui déshonorait le nouvel amour accabla Calyste, qui s'alla jeter sur le banc à côté de Camille après avoir échangé le plus froid salut avec son rival. Il éprouvait une foule de sensations contraires: en apprenant combien il était aimé de Béatrix, il avait voulu par un mouvement se jeter sur l'artiste en lui disant que Béatrix était à lui; mais la convulsion intérieure de cette pauvre femme, en trahissant tout ce qu'elle souffrait, car elle avait payé là le prix de toutes ses fautes en un moment, l'avait si profondément ému qu'il en était resté stupide, frappé comme elle par une implacable nécessité. Ces deux mouvements contraires produisirent en lui le plus violent des orages auxquels il eût été soumis depuis qu'il aimait Béatrix. Madame de Rochegude et Conti passaient devant le banc où gisait Calyste auprès de Camille, la marquise regardait sa rivale et lui jetait un de ces regards terribles par lesquels les femmes savent tout dire, elle évitait les yeux de Calyste et paraissait écouter Conti qui semblait badiner.

– Que peuvent-ils se dire? demanda Calyste à Camille.

– Cher enfant! tu ne connais pas encore les épouvantables droits que laisse à un homme sur une femme un amour éteint. Béatrix n'a pas pu lui refuser sa main. Il la raille sans doute sur ses amours, il a dû les deviner à votre attitude et à la manière dont vous vous êtes présentés à ses regards.

– Il la raille?.. dit l'impétueux jeune homme.

– Calme-toi, dit Camille, ou tu perdrais les chances favorables qui te restent. S'il froisse un peu trop l'amour-propre de Béatrix, elle le foulera comme un ver à ses pieds. Mais il est astucieux, il saura s'y prendre avec esprit. Il ne supposera pas que la fière madame de Rochegude ait pu le trahir. Il y aurait trop de dépravation à aimer un homme à cause de sa beauté! Il te peindra sans doute à elle-même comme un enfant saisi par la vanité d'avoir une marquise, et de se rendre l'arbitre des destinées de deux femmes. Enfin, il fera tonner l'artillerie piquante des suppositions les plus injurieuses. Béatrix alors sera forcée d'opposer de menteuses dénégations dont il va profiter pour rester le maître.