Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01», sayfa 12
— Mon enfant, dit monsieur Bongrand en apportant à Ursule un paquet volumineux, une des héritières de votre oncle a pris dans votre commode tout ce qui vous était nécessaire, car on ne lèvera les scellés que dans quelques jours, et vous recouvrerez alors ce qui vous appartient. Dans votre intérêt, j'ai mis les scellés à votre chambre.
— Merci, monsieur, répondit-elle en allant à lui et lui serrant la main. Voyez-le donc encore une fois: ne dirait-on pas qu'il dort?
Le vieillard offrait en ce moment cette fleur de beauté passagère qui se pose sur la figure des morts expirés sans douleurs, il semblait rayonner.
— Ne vous a-t-il rien remis en secret avant de mourir? dit le juge de paix à l'oreille d'Ursule.
— Rien, dit-elle, il m'a seulement parlé d'une lettre...
— Bon! elle se trouvera, reprit Bongrand. Il est alors très-heureux pour vous qu'ils aient voulu les scellés.
Au petit jour, Ursule fit ses adieux à cette maison où son heureuse enfance s'était écoulée, surtout à cette modeste chambre où son amour avait commencé; et qui lui était si chère, qu'au milieu de son noir chagrin elle eut des larmes de regret pour cette paisible et douce demeure. Après avoir une dernière fois contemplé tour à tour ses fenêtres et Savinien, elle sortit pour se rendre à l'auberge, accompagnée de la Bougival qui portait son paquet, du juge de paix qui lui donnait le bras, et de Savinien, son doux protecteur. Ainsi, malgré les plus sages précautions, le défiant jurisconsulte se trouvait avoir raison: il allait voir Ursule sans fortune et aux prises avec les héritiers.
Le lendemain soir, toute la ville était aux obsèques du docteur Minoret. Quand on y apprit la conduite des héritiers envers sa fille d'adoption, l'immense majorité la trouva naturelle et nécessaire: il s'agissait d'une succession, le bonhomme était cachotier, Ursule pouvait se croire des droits, les héritiers défendaient leur bien, et d'ailleurs elle les avait assez humiliés pendant la vie de leur oncle qui les recevait comme des chiens dans un jeu de quilles. Désiré Minoret, qui ne faisait pas merveille dans sa place, disaient les envieux du maître de poste, arriva pour le service. Hors d'état d'assister au convoi, Ursule était au lit en proie à une fièvre nerveuse autant causée par l'insulte que les héritiers lui avaient faite que par sa profonde affliction.
— Voyez donc cet hypocrite qui pleure! disaient quelques-uns des héritiers en se montrant Savinien vivement affligé de la mort du docteur.
— La question est de savoir s'il a raison de pleurer, répondit Goupil. Ne vous pressez pas de rire, les scellés ne sont pas levés.
— Bah! dit Minoret qui savait à quoi s'en tenir, vous nous avez toujours effrayés pour rien.
Au moment où le convoi partit de l'église pour se rendre au cimetière, Goupil eut un amer déboire: il voulut prendre le bras de Désiré; mais en le lui refusant, le substitut renia son camarade en présence de tout Nemours.
— Ne nous fâchons point, je ne pourrais plus me venger, pensa le maître clerc dont le cœur sec se gonfla comme une éponge dans sa poitrine.
Avant de lever les scellés et de procéder à l'inventaire, il fallut le temps au procureur du roi, tuteur légal des orphelins, de commettre Bongrand pour le représenter. La succession Minoret, de laquelle on parla pendant dix jours, s'ouvrit alors, et fut constatée avec la rigueur des formalités judiciaires. Dionis y trouvait son compte, Goupil aimait assez à faire le mal; et comme l'affaire était bonne, les vacations se multiplièrent. On déjeunait presque toujours après la première vacation. Notaire, clerc, héritiers et témoins buvaient les vins les plus précieux de la cave.
En province, et surtout dans les petites villes, où chacun possède sa maison, il est assez difficile de se loger. Aussi, quand on y achète un établissement quelconque, la maison fait-elle presque toujours partie de la vente. Le juge de paix, à qui le procureur du roi recommanda les intérêts de l'orpheline, ne vit d'autre moyen, pour la retirer de l'auberge, que de lui faire acquérir dans la Grand'rue, à l'encoignure du pont sur le Loing, une petite maison à porte bâtarde ouvrant sur un corridor, et n'ayant au rez-de-chaussée qu'une salle à deux croisées sur la rue, et derrière laquelle il y avait une cuisine dont la porte-fenêtre donnait sur une cour intérieure d'environ trente pieds carrés. Un petit escalier éclairé sur la rivière par des jours de souffrance menait au premier étage, composé de trois chambres et au-dessus duquel se trouvaient deux mansardes. Le juge de paix prit à la Bougival deux mille francs d'économies pour payer la première portion du prix de cette maison, qui valait six mille francs, et il obtint des termes pour le surplus. Pour pouvoir placer les livres qu'Ursule voulait racheter, Bongrand fit détruire la cloison intérieure de deux pièces au premier étage, après avoir observé que la profondeur de la maison répondait à la longueur du corps de bibliothèque. Savinien et le juge de paix pressèrent si bien les ouvriers qui nettoyaient cette maisonnette, la peignaient et y mettaient tout à neuf, que vers la fin du mois de mars, l'orpheline put quitter son auberge, et retrouva dans cette laide maison une chambre pareille à celle d'où les héritiers l'avaient chassée, car elle fut meublée de ses meubles repris par le juge de paix à la levée des scellés. La Bougival, logée au-dessus, pouvait descendre à l'appel d'une sonnette placée au chevet du lit de sa jeune maîtresse. La pièce destinée à la bibliothèque, la salle du rez-de-chaussée et la cuisine encore vides, mises en couleur seulement, tendues de papiers frais et repeintes, attendaient les acquisitions que la filleule ferait à la vente du mobilier de son parrain. Quoique le caractère d'Ursule leur fût connu, le juge de paix et le curé craignirent pour elle ce passage si subit à une vie dénuée des recherches et du luxe auxquels le défunt docteur avait voulu l'habituer. Quant à Savinien, il en pleurait. Aussi avait-il donné secrètement aux ouvriers et au tapissier plus d'une soulte afin qu'Ursule ne trouvât aucune différence, à l'intérieur du moins, entre l'ancienne et la nouvelle chambre. Mais la jeune fille, qui puisait tout son bonheur dans les yeux de Savinien, montra la plus douce résignation. En cette circonstance, elle charma ses deux vieux amis et leur prouva, pour la millième fois, que les peines du cœur pouvaient seules la faire souffrir. La douleur que lui causait la perte de son parrain était trop profonde pour qu'elle sentît l'amertume de ce changement de fortune, qui cependant apportait de nouveaux obstacles à son mariage. La tristesse de Savinien, en la voyant si réduite, lui fit tant de mal, qu'elle fut obligée de lui dire à l'oreille en sortant de la messe, le matin de son entrée dans sa nouvelle maison: — L'amour ne va pas sans la patience, nous attendrons!
Dès que l'intitulé de l'inventaire fut dressé, Massin, conseillé par Goupil, qui se tourna vers lui par haine secrète contre Minoret en espérant mieux du calcul de cet usurier que de la prudence de Zélie, fit mettre en demeure madame et monsieur de Portenduère, dont le remboursement était échu. La vieille dame fut étourdie par une sommation de payer cent vingt-neuf mille cinq cent dix-sept francs cinquante-cinq centimes aux héritiers dans les vingt-quatre heures, et les intérêts à compter du jour de la demande, à peine de saisie immobilière. Emprunter pour payer était une chose impossible. Savinien alla consulter un avoué à Fontainebleau.
— Vous avez affaire à de mauvaises gens qui ne transigeront point, ils veulent poursuivre à outrance pour avoir la ferme des Bordières, lui dit l'avoué. Le mieux serait de laisser convertir la vente en vente volontaire, afin d'éviter les frais.
Cette triste nouvelle abattit la vieille Bretonne, à qui son fils fit observer doucement que si elle avait voulu consentir à son mariage du vivant de Minoret, le docteur aurait donné ses biens au mari d'Ursule. Aujourd'hui leur maison serait dans l'opulence au lieu d'être dans la misère. Quoique dite sans reproche, cette argumentation tua la vieille dame tout autant que l'idée d'une prochaine et violente dépossession. En apprenant ce désastre, Ursule, à peine remise de la fièvre et du coup que les héritiers lui avaient porté, resta stupide d'accablement. Aimer et se trouver impuissante à secourir celui qu'on aime est une des plus effroyables souffrances qui puissent ravager l'âme des femmes nobles et délicates.
— Je voulais acheter la maison de mon oncle, j'achèterai celle de votre mère, lui dit-elle.
— Est-ce possible? dit Savinien. Vous êtes mineure et ne pouvez vendre votre inscription de rente sans des formalités auxquelles le procureur du roi ne se prêterait point. Nous n'essaierons d'ailleurs pas de résister. Toute la ville voit avec plaisir la déconfiture d'une maison noble. Ces bourgeois sont comme des chiens à la curée. Il me reste heureusement dix mille francs avec lesquels je pourrai faire vivre ma mère jusqu'à la fin de ces déplorables affaires. Enfin, l'inventaire de votre parrain n'est pas encore terminé, monsieur Bongrand espère encore trouver quelque chose pour vous. Il est aussi étonné que moi de vous savoir sans aucune fortune. Le docteur s'est si souvent expliqué, soit avec lui, soit avec moi, sur le bel avenir qu'il vous avait arrangé, que nous ne comprenons rien à ce dénoûment.
— Bah! dit-elle, pourvu que je puisse acheter la bibliothèque et les meubles de mon parrain pour éviter qu'ils ne se dispersent ou n'aillent en des mains étrangères, je suis contente de mon sort.
— Mais qui sait le prix que mettront ces infâmes héritiers à ce que vous voudrez avoir?
On ne parlait, de Montargis à Fontainebleau, que des héritiers Minoret et du million qu'ils cherchaient; mais les plus minutieuses recherches, faites dans la maison depuis la levée des scellés, n'amenaient aucune découverte. Les cent vingt-neuf mille francs de la créance Portenduère, les quinze mille francs de rente dans le trois pour cent, alors à soixante-seize, et qui donnaient un capital de trois cent quatre-vingt mille francs, la maison estimée quarante mille francs et son riche mobilier produisaient un total d'environ six cent mille francs qui semblaient à tout le monde une assez jolie fiche de consolation. Minoret eut alors quelques inquiétudes mordantes. La Bougival et Savinien, qui persistaient à croire, aussi bien que le juge de paix, à l'existence de quelque testament, arrivaient à la fin de chaque vacation et venaient demander à Bongrand le résultat des perquisitions. L'ami du vieillard s'écriait quelquefois au moment où les gens d'affaires et les héritiers sortaient: — Je n'y comprends rien! Comme, pour beaucoup de gens superficiels, deux cent mille francs constituaient à chaque héritier une belle fortune de province, personne ne s'avisa de rechercher comment le docteur avait pu mener son train de maison avec quinze mille francs seulement, puisqu'il laissait intacts les intérêts de la créance Portenduère. Bongrand, Savinien et le curé se posaient seuls cette question dans l'intérêt d'Ursule, et firent, en l'exprimant, plus d'une fois pâlir le maître de poste.
— Ils ont pourtant bien tout fouillé, eux pour trouver de l'argent, moi pour trouver un testament qui devait être en faveur de monsieur Portenduère, dit le juge de paix le jour où l'inventaire fut clos. On a éparpillé les cendres, soulevé les marbres, tâté les pantoufles, percé les bois de lit, vidé les matelas, piqué les couvertures, les couvre-pieds, retourné son édredon, visité les papiers pièce à pièce, les tiroirs, bouleversé le sol de la cave, et je les poussais à ces dévastations!
— Que pensez-vous? disait le curé.
— Le testament a été supprimé par un héritier.
— Et les valeurs?
— Courez donc après! Devinez donc quelque chose à la conduite de gens aussi sournois, aussi rusés, aussi avares que les Massin, que les Crémière? Voyez donc clair dans une fortune comme celle de Minoret qui touche deux cent mille francs de la succession, qui va, dit-on, vendre son brevet, sa maison et ses intérêts dans les messageries, trois cent cinquante mille francs?.. Quelles sommes! sans compter les économies de ses trente et quelques mille livres de rente en fonds de terre. Pauvre docteur!
— Le testament aura peut-être été caché dans la bibliothèque, dit Savinien.
— Aussi, ne détourné-je pas la petite de l'acheter! Sans cela, ne serait-ce pas une folie que de lui laisser mettre son seul argent comptant à des livres qu'elle n'ouvrira jamais?
La ville entière croyait la filleule du docteur nantie des capitaux introuvables; mais quand on sut positivement que ses quatorze cents francs de rente et ses reprises constituaient toute sa fortune, la maison du docteur et son mobilier excitèrent alors une curiosité générale. Les uns pensèrent qu'il se trouverait des sommes en billets de banque cachés dans les meubles; les autres, que le vieillard en avait fourré dans ses livres. Aussi la vente offrit-elle le spectacle des étranges précautions prises par les héritiers. Dionis, faisant les fonctions d'huissier priseur, déclarait à chaque objet crié que les héritiers n'entendaient vendre que le meuble et non ce qu'il pourrait contenir de valeurs; puis, avant de le livrer, tous ils le soumettaient à des investigations crochues, le faisaient sonner et sonder; enfin, ils le suivaient des mêmes regards qu'un père jette à son fils unique en le voyant partir pour les Indes.
— Ah! mademoiselle, dit la Bougival consternée en revenant de la première vacation, je n'irai plus. Et monsieur Bongrand a raison, vous ne pourriez pas soutenir un pareil spectacle. Tout est par places. On va et on vient partout comme dans la rue, les plus beaux meubles servent à tout, ils montent dessus, et c'est un fouillis où une poule ne retrouverait pas ses poussins! On se croirait à un incendie. Les affaires sont dans la cour, les armoires sont ouvertes, rien dedans! Oh! le pauvre cher homme, il a bien fait de mourir, sa vente l'aurait tué.
Bongrand, qui rachetait pour Ursule les meubles affectionnés par le défunt et de nature à parer la petite maison, ne parut point à la vente de la bibliothèque. Plus fin que les héritiers, dont l'avidité pouvait lui faire payer les livres trop cher, il avait donné commission à un fripier-bouquiniste de Melun, venu exprès à Nemours, et qui déjà s'était fait adjuger plusieurs lots. Par suite de la défiance des héritiers, la bibliothèque se vendit ouvrage par ouvrage. Trois mille volumes furent examinés, fouillés un à un, tenus par les deux côtés de la couverture relevée et agités pour en faire sortir des papiers qui pouvaient y être cachés; enfin leurs couvertures furent interrogées, et les gardes examinées. Le total des adjudications s'éleva, pour Ursule, à six mille cinq cents francs environ, la moitié de ses répétitions contre la succession. Le corps de la bibliothèque ne fut livré qu'après avoir été soigneusement examiné par un ébéniste célèbre pour les secrets, mandé de Paris. Lorsque le juge de paix donna l'ordre de transporter le corps de bibliothèque et les livres chez mademoiselle Mirouët, il y eut chez les héritiers des craintes vagues, qui plus tard furent dissipées quand on la vit tout aussi pauvre qu'auparavant. Minoret acheta la maison de son oncle, que ses cohéritiers poussèrent jusqu'à cinquante mille francs, en imaginant que le maître de poste espérait trouver un trésor dans les murs. Aussi le cahier des charges contenait-il des réserves à ce sujet. Quinze jours après la liquidation de la succession, Minoret, qui vendit son relais et ses établissements au fils d'un riche fermier, s'installa dans la maison de son oncle, où il dépensa des sommes considérables en ameublements et en restaurations. Ainsi Minoret se condamnait lui-même à vivre à quelques pas d'Ursule.
— J'espère, avait-il dit chez Dionis le jour où la mise en demeure fut signifiée à Savinien et à sa mère, que nous serons débarrassés de ces nobliaux-là! nous chasserons les autres après.
— La vieille aux quatorze quartiers, lui répondit Goupil, ne voudra pas être témoin de son désastre; elle ira mourir en Bretagne, où elle trouvera sans doute une femme pour son fils.
— Je ne le crois pas, répondit le notaire qui le matin avait rédigé le contrat de l'acquisition faite par Bongrand. Ursule vient d'acheter la maison de la veuve Ricard.
— Cette maudite pécore ne sait quoi s'inventer pour nous ennuyer! s'écria très-imprudemment le maître de poste.
— Et qu'est-ce que cela vous fait qu'elle demeure à Nemours? demanda Goupil surpris par le mouvement de contrariété qui échappait au colosse imbécile.
— Vous ne savez pas, répondit Minoret en devenant rouge comme un coquelicot, que mon fils a la bêtise d'être amoureux d'elle. Aussi donnerais-je bien cent écus pour qu'Ursule quittât Nemours.
Sur ce premier mouvement, chacun comprend combien Ursule, pauvre et résignée, allait gêner le riche Minoret. Les tracas d'une succession à liquider, la vente de ses établissements et les courses nécessitées par des affaires insolites, ses débats avec sa femme à propos des plus légers détails et de l'acquisition de la maison du docteur, où Zélie voulut vivre bourgeoisement dans l'intérêt de son fils; ce hourvari qui contrastait avec la tranquillité de sa vie ordinaire, empêcha le grand Minoret de songer à sa victime. Mais quelques jours après son installation rue des Bourgeois, vers le milieu du mois de mai, au retour d'une promenade, il entendit la voix du piano, vit la Bougival assise à la fenêtre comme un dragon gardant un trésor, et entendit soudain en lui-même une voix importune.
Expliquer pourquoi, chez un homme de la trempe de l'ancien maître de poste, la vue d'Ursule, qui ne soupçonnait même pas le vol commis à son préjudice, devint aussitôt insupportable; comment le spectacle de cette grandeur dans l'infortune lui inspira le désir de renvoyer de la ville cette jeune fille; et comment ce désir prit les caractères de la haine et de la passion, ce serait peut-être faire tout un traité de morale. Peut-être ne se croyait-il pas le légitime possesseur des trente-six mille livres de rente, tant que celle à qui elles appartenaient serait à deux pas de lui? Peut-être croyait-il vaguement à un hasard qui ferait découvrir son vol, tant que ceux qu'il avait dépouillés seraient là. Peut-être, chez cette nature en quelque sorte primitive, presque grossière, et qui jusqu'alors n'avait rien fait que de légal, la présence d'Ursule éveillait-elle des remords? Peut-être ces remords le poignaient-ils d'autant plus qu'il avait plus de bien légitimement acquis? Il attribua sans doute ces mouvements de sa conscience à la seule présence d'Ursule, en imaginant que, la jeune fille disparue, ces troubles gênants disparaîtraient aussi. Enfin peut-être le crime a-t-il sa doctrine de perfection? Un commencement de mal veut sa fin, une première blessure appelle le coup qui tue. Peut-être le vol conduit-il fatalement à l'assassinat? Minoret avait commis la spoliation sans la moindre réflexion, tant les faits s'étaient succédé rapidement: la réflexion vint après. Or, si vous avez bien saisi la physionomie et l'encolure de cet homme, vous comprendrez le prodigieux effet qu'y devait produire une pensée. Le remords est plus qu'une pensée, il provient d'un sentiment qui ne se cache pas plus que l'amour, et qui a sa tyrannie. Mais de même que Minoret n'avait pas fait la moindre réflexion en s'emparant de la fortune destinée à Ursule, de même il voulut machinalement la chasser de Nemours quand il se sentit blessé par le spectacle de cette innocence trompée. En sa qualité d'imbécile, il ne songea point aux conséquences, il alla de péril en péril, poussé par son instinct cupide, comme un animal fauve qui ne prévoit aucune ruse du chasseur, et qui compte sur sa vélocité, sur sa force. Bientôt les riches bourgeois qui se réunissaient chez le notaire Dionis remarquèrent un changement dans les manières, dans l'attitude de cet homme jadis sans soucis.
— Je ne sais pas ce qu'a Minoret, il est tout chose! disait sa femme à laquelle il avait résolu de cacher son hardi coup de main.
Tout le monde expliqua l'ennui de Minoret, car la pensée sur cette figure ressemblait à de l'ennui, par la cessation absolue de toute occupation, par le passage subit de la vie active à la vie bourgeoise. Pendant que Minoret songeait à briser la vie d'Ursule, la Bougival ne passait pas une journée sans faire à sa fille de lait quelque allusion à la fortune qu'elle aurait dû avoir, ou sans comparer son misérable sort à celui que feu monsieur lui réservait et dont il lui avait parlé, à elle, la Bougival.
— Enfin, disait-elle, ce n'est pas par intérêt ce que j'en dis, mais est-ce que feu monsieur, bon comme il était, ne m'aurait pas laissé quelque petite chose...
— Ne suis-je pas là, répondit Ursule en défendant à la Bougival de lui dire un mot à ce sujet.
Elle ne voulut pas salir par des pensées d'intérêt les affectueux, tristes et doux souvenirs qui accompagnaient la noble figure du vieux docteur dont une esquisse au crayon noir et blanc, faite par son maître de dessin, ornait sa petite salle. Pour sa neuve et belle imagination, l'aspect de ce croquis lui suffisait pour toujours revoir son parrain à qui elle pensait sans cesse, surtout entourée des objets qu'il affectionnait: sa grande bergère à la duchesse, les meubles de son cabinet et son trictrac, ainsi que le piano donné par lui. Les deux vieux amis qui lui restaient, l'abbé Chaperon et monsieur Bongrand, les seules personnes qu'elle voulût recevoir, étaient, au milieu de ces choses presque animées par ses regrets, comme deux vivants souvenirs de sa vie passée à laquelle elle rattacha son présent par l'amour que son parrain avait béni. Bientôt la mélancolie de ses pensées insensiblement adoucie teignit en quelque sorte ses heures, et relia toutes ces choses par une indéfinissable harmonie: ce fut une exquise propreté, la plus exacte symétrie dans la disposition des meubles, quelques fleurs données chaque jour par Savinien, des riens élégants, une paix que les habitudes de la jeune fille communiquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable. Après le déjeuner et après la messe, elle continuait à étudier et à chanter; puis elle brodait, assise à sa fenêtre sur la rue. A quatre heures, Savinien, au retour d'une promenade qu'il faisait par tous les temps, trouvait la fenêtre entr'ouverte, et s'asseyait sur le bord extérieur de la fenêtre pour causer une demi-heure avec elle. Le soir, le curé, le juge de paix la venaient voir, mais elle ne voulut jamais que Savinien les accompagnât. Enfin elle n'accepta point la proposition de madame de Portenduère que son fils avait amenée à prendre Ursule chez elle. La jeune personne et la Bougival vécurent d'ailleurs avec la plus sordide économie: elles ne dépensaient pas, tout compris, plus de soixante francs par mois. La vieille nourrice était infatigable: elle savonnait et repassait, elle ne faisait la cuisine que deux fois par semaine, elle gardait les viandes cuites, que la maîtresse et la servante mangeaient froides; car Ursule voulait économiser sept cents francs par an pour payer le reste du prix de sa maison. Cette sévérité de conduite, cette modestie, et sa résignation à une vie pauvre et dénuée après avoir joui d'une existence de luxe où ses moindres caprices étaient adorés, eut du succès auprès de quelques personnes. Ursule gagna d'être respectée et de n'encourir aucun propos. Une fois satisfaits, les héritiers lui rendirent d'ailleurs justice. Savinien admirait cette force de caractère chez une si jeune fille. De temps en temps, au sortir de la messe, madame de Portenduère adressa quelques paroles bienveillantes à Ursule, elle l'invita deux fois à dîner et la vint chercher elle-même. Si ce n'était pas encore le bonheur, du moins ce fut la tranquillité. Mais un succès où le juge de paix montra sa vieille science d'avoué fit éclater la persécution encore sourde et à l'état de vœu que Minoret méditait contre Ursule. Dès que toutes les affaires de la succession furent finies, le juge de paix, supplié par Ursule, prit en main la cause des Portenduère et lui promit de les tirer d'embarras; mais en allant chez la vieille dame dont la résistance au bonheur d'Ursule le rendait furieux, il ne lui laissa point ignorer qu'il se vouait à ses intérêts uniquement pour plaire à mademoiselle Mirouët. Il choisit l'un de ses anciens clercs pour avoué des Portenduère à Fontainebleau, et dirigea lui-même la demande en nullité de la procédure. Il voulait profiter de l'intervalle qui s'écoulerait entre l'annulation de la poursuite et la nouvelle instance de Massin, pour renouveler le bail de la ferme à six mille francs, tirer des fermiers un pot-de-vin et le payement anticipé de la dernière année. Dès lors la partie de whist se réorganisa chez madame de Portenduère, entre lui, le curé, Savinien et Ursule, que Bongrand et l'abbé Chaperon allaient prendre et ramenaient tous les soirs. En juin, Bongrand fit prononcer la nullité de la procédure suivie par Massin contre les Portenduère. Aussitôt il signa le nouveau bail, obtint trente-deux mille francs du fermier, et un fermage de six mille francs pour dix-huit ans; puis le soir, avant que ces opérations s'ébruitassent, il alla chez Zélie, qu'il savait assez embarrassée de placer ses fonds, et lui proposa l'acquisition des Bordières pour deux cent vingt mille francs.
— Je ferais immédiatement affaire, dit Minoret, si je savais que les Portenduère allassent vivre ailleurs qu'à Nemours.
— Mais, répondit le juge de paix, pourquoi?
— Nous voulons nous passer de nobles à Nemours.
— Je crois avoir entendu dire à la vieille dame que, si ses affaires s'arrangeaient, elle ne pourrait plus guère vivre qu'en Bretagne avec ce qui lui resterait. Elle parle de vendre sa maison.
— Eh! bien, vendez-la-moi, dit Minoret.
— Mais tu parles comme si tu étais le maître, dit Zélie. Que veux-tu faire de deux maisons?
— Si je ne termine pas ce soir avec vous pour les Bordières, reprit le juge de paix, notre bail sera connu, nous serons saisis de nouveau dans trois jours, et je manquerai cette liquidation, qui me tient au cœur. Aussi vais-je de ce pas à Melun, où des fermiers que j'y connais m'achèteront les Bordières les yeux fermés. Vous perdrez ainsi l'occasion de placer en terre à trois pour cent dans les terroirs du Rouvre.
— Eh! bien, pourquoi venez-vous nous trouver? dit Zélie.
— Parce que vous avez l'argent, tandis que mes anciens clients auront besoin de quelques jours pour me cracher cent vingt-neuf mille francs. Je ne veux pas de difficultés.
— Qu'elle quitte Nemours, et je vous les donne! dit encore Minoret.
— Vous comprenez que je ne puis pas engager la volonté des Portenduère, répondit Bongrand; mais je suis certain qu'ils ne resteront pas à Nemours.
Sur cette assurance, Minoret, à qui d'ailleurs Zélie poussa le coude, promit les fonds pour solder la dette des Portenduère envers la succession du docteur. Le contrat de vente fut alors passé chez Dionis, et l'heureux juge de paix y fit accepter les conditions du nouveau bail à Minoret, qui s'aperçut un peu tard, ainsi que Zélie, de la perte de la dernière année payée à l'avance. Vers la fin de juin, Bongrand apporta le quitus de sa fortune à madame de Portenduère, cent vingt-neuf mille francs, en l'engageant à les placer sur l'État qui lui donnerait six mille francs de rente dans le cinq pour cent en y joignant les dix mille francs de Savinien. Ainsi, loin de perdre sur ses revenus, la vieille dame gagnait deux mille francs de rente à sa liquidation. La famille de Portenduère demeura donc à Nemours. Minoret crut avoir été joué, comme si le juge de paix avait dû savoir que la présence d'Ursule lui était insupportable, et il en conçut un vif ressentiment qui accrut sa haine contre sa victime. Alors commença le drame secret, mais terrible en ses effets, de la lutte de deux sentiments, celui qui poussait Minoret à chasser Ursule de Nemours, et celui qui donnait à Ursule la force de supporter des persécutions dont la cause fut pendant un certain temps impénétrable: situation étrange et bizarre, vers laquelle tous les événements antérieurs avaient marché, qu'ils avaient préparée et à laquelle ils servent de préface.
Madame Minoret, à qui son mari fit cadeau d'une argenterie et d'un service de table complet d'environ vingt mille francs, donnait un superbe dîner tous les dimanches, le jour où son fils le substitut amenait quelques amis de Fontainebleau. Pour ces dîners somptueux, Zélie faisait venir quelques raretés de Paris, en obligeant ainsi le notaire Dionis à imiter son faste. Goupil, que les Minoret s'efforçaient de bannir de leur société comme une personne tarée qui tachait leur splendeur, ne fut invité que vers la fin du mois de juillet, un mois après l'inauguration de la vie bourgeoise menée par les anciens maîtres de poste. Le maître-clerc, déjà sensible à cet oubli calculé, fut obligé de dire vous à Désiré qui, depuis l'exercice de ses fonctions, avait pris un air grave et rogue jusque dans sa famille.
— Vous ne vous souvenez donc plus d'Esther, pour aimer ainsi mademoiselle Mirouët? dit Goupil au substitut.
— D'abord Esther est morte, monsieur. Puis je n'ai jamais pensé à Ursule, répondit le magistrat.
— Eh! bien, que me disiez-vous donc, papa Minoret? s'écria très-insolemment Goupil.
Minoret, pris en flagrant délit de mensonge par un homme si redoutable, eût perdu contenance sans le projet pour lequel il avait invité Goupil à dîner, en se souvenant de la proposition jadis faite par le maître-clerc d'empêcher le mariage d'Ursule et du jeune Portenduère. Pour toute réponse, il emmena brusquement le clerc au fond de son jardin.