Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01», sayfa 13
— Vous avez bientôt vingt-huit ans, mon cher, lui dit-il, et je ne vous vois pas encore sur le chemin de la fortune. Je vous veux du bien, car enfin vous avez été le camarade de mon fils. Écoutez-moi? Si vous décidez la petite Mirouët, qui d'ailleurs possède quarante mille francs, à devenir votre femme, aussi vrai que je m'appelle Minoret, je vous donnerai les moyens d'acheter une charge de notaire à Orléans.
— Non, dit Goupil, je ne serais pas assez en vue; mais à Montargis...
— Non, reprit Minoret, mais à Sens...
— Va pour Sens! reprit le hideux premier clerc. Il y a un archevêque, je ne hais pas un pays de dévotion: avec un peu d'hypocrisie on y fait mieux son chemin. D'ailleurs la petite est dévote, elle y réussira.
— Il est bien entendu, reprit Minoret, que je ne donne les cent mille francs qu'au mariage de notre parente, à qui je veux faire un sort par considération pour défunt mon oncle.
— Et pourquoi pas un peu pour moi? dit malicieusement Goupil en soupçonnant quelque secret dans la conduite de Minoret. N'est-ce pas à mes renseignements que vous devez d'avoir pu réunir vingt-quatre mille francs de rente d'un seul tenant, sans enclaves, autour du château du Rouvre? Avec vos prairies et votre moulin qui sont de l'autre côté du Loing, vous y ajouteriez seize mille francs! Voyons, gros père, voulez-vous jouer avec moi franc jeu?
— Oui.
— Eh! bien, afin de vous faire sentir mes crocs, je mijotais pour Massin l'acquisition du Rouvre, ses parcs, ses jardins, ses réserves et son bois.
— Avise-toi de cela? dit Zélie en intervenant.
— Eh! bien, dit Goupil en lui lançant un regard de vipère, si je veux, demain Massin aura tout cela pour deux cent mille francs.
— Laisse-nous, ma femme, dit alors le colosse en prenant Zélie par le bras et la renvoyant, je m'entends avec lui... Nous avons eu tant d'affaires, reprit Minoret en revenant à Goupil, que nous n'avons pu penser à vous; mais je compte bien sur votre amitié pour nous avoir le Rouvre.
— Un ancien marquisat, dit malicieusement Goupil, et qui vaudrait bientôt entre vos mains cinquante mille livres de rente, plus de deux millions au prix où sont les biens.
— Et notre substitut épouserait alors la fille d'un maréchal de France, ou l'héritière d'une vieille famille qui le pousserait dans la magistrature à Paris, dit le maître de poste en ouvrant sa large tabatière et offrant une prise à Goupil.
— Eh! bien, jouons-nous franc jeu? s'écria Goupil en se secouant les doigts.
Minoret serra les mains de Goupil en lui répondant: — Parole d'honneur!
Comme tous les gens rusés, le maître-clerc crut, heureusement pour Minoret, que son mariage avec Ursule était un prétexte pour se raccommoder avec lui depuis qu'il leur opposait Massin.
— Ce n'est pas lui, se dit-il, qui a trouvé cette bourde, je reconnais ma Zélie, elle lui a dicté son rôle. Bah! lâchons Massin. Avant trois ans je serai, moi, le député de Sens, pensa-t-il. En apercevant alors Bongrand qui allait faire son whist en face, il se précipita dans la rue.
— Vous vous intéressez beaucoup à Ursule Mirouët, mon cher monsieur Bongrand, lui dit-il; vous ne pouvez pas être indifférent à son avenir. Voici le programme: elle épouserait un notaire dont l'Étude serait dans un chef-lieu d'arrondissement. Ce notaire, qui sera nécessairement député dans trois ans, lui reconnaîtrait cent mille francs de dot.
— Elle a mieux, dit sèchement Bongrand. Madame de Portenduère depuis ses malheurs ne va guère bien; hier encore elle était horriblement changée, le chagrin la tue; il reste à Savinien six mille francs de rente, Ursule a quarante mille francs, je leur ferai valoir leurs capitaux à la Massin, mais honnêtement, et dans dix ans ils auront une petite fortune.
— Savinien ferait une sottise, il peut épouser quand il voudra mademoiselle du Rouvre, une fille unique à qui son oncle et sa tante veulent laisser deux héritages superbes.
— Quand l'amour nous tient, adieu la prudence, a dit La Fontaine. Mais qui est-ce, votre notaire? car après tout... reprit Bongrand par curiosité.
— Moi, répondit Goupil qui fit tressaillir le juge de paix.
— Vous? répondit Bongrand sans cacher son dégoût.
— Ah! bien, votre serviteur, monsieur, répliqua Goupil en lançant un regard plein de fiel, de haine et de défi.
— Voulez-vous être la femme d'un notaire qui vous reconnaîtrait cent mille francs de dot? s'écria Bongrand en entrant dans la petite salle et s'adressant à Ursule qui se trouvait assise auprès de madame de Portenduère.
Ursule et Savinien tressaillirent par un même mouvement, et se regardèrent: elle en souriant, lui sans oser se montrer inquiet.
— Je ne suis pas maîtresse de mes actions, répondit Ursule en tendant la main à Savinien sans que la vieille mère pût voir ce geste.
— Aussi ai-je refusé sans seulement vous consulter.
— Et pourquoi? dit madame de Portenduère; il me semble, ma petite, que c'est un bel état que celui de notaire?
— J'aime mieux ma douce misère, répondit-elle, car, relativement à ce que je devais attendre de la vie, c'est pour moi l'opulence. Ma vieille nourrice m'épargne d'ailleurs bien des soucis, et je n'irai pas troquer le présent, qui me plaît, contre un avenir inconnu.
Le lendemain, la poste versa dans deux cœurs le poison de deux lettres anonymes: une à madame de Portenduère et l'autre à Ursule. Voici celle que reçut la vieille dame:
«Vous aimez votre fils, vous voulez l'établir comme l'exige le nom qu'il porte, et vous favorisez son caprice pour une petite ambitieuse sans fortune, en recevant chez vous une Ursule, la fille d'un musicien de régiment; tandis que vous pourriez le marier avec mademoiselle du Rouvre, dont les deux oncles, messieurs le marquis de Ronquerolles et le chevalier du Rouvre, riches chacun de trente mille livres de rente, pour ne pas laisser leur fortune à ce vieux fou de monsieur du Rouvre qui mange tout, sont dans l'intention d'en avantager leur nièce au contrat. Madame de Sérizy, tante de Clémentine du Rouvre, qui vient de perdre son fils unique dans la campagne d'Alger, adoptera sans doute aussi sa nièce. Quelqu'un qui vous veut du bien croit savoir que Savinien serait accepté.»
Voici la lettre faite pour Ursule:
«Chère Ursule, il est dans Nemours un jeune homme qui vous idolâtre, il ne peut pas vous voir travaillant à votre fenêtre sans des émotions qui lui prouvent que son amour est pour la vie. Ce jeune homme est doué d'une volonté de fer et d'une persévérance que rien ne décourage: accueillez donc favorablement son amour, car il n'a que des intentions pures et vous demande humblement votre main, dans le désir de vous rendre heureuse. Sa fortune, quoique déjà convenable, n'est rien comparée à celle qu'il vous fera quand vous serez sa femme. Vous serez un jour reçue à la cour comme la femme d'un ministre et l'une des premières du pays. Comme il vous voit tous les jours sans que vous puissiez le voir, mettez sur votre fenêtre un des pots d'œillets de la Bougival, vous lui aurez dit ainsi qu'il peut se présenter.»
Ursule brûla cette lettre sans en parler à Savinien. Deux jours après, elle reçut une autre lettre ainsi conçue:
«Vous avez eu tort, chère Ursule, de ne pas répondre à celui qui vous aime plus que sa vie. Vous croyez épouser Savinien, vous vous trompez étrangement. Ce mariage n'aura pas lieu. Madame de Portenduère, qui ne vous recevra plus chez elle, va ce matin au Rouvre, à pied, malgré l'état de souffrance où elle est, y demander pour Savinien la main de mademoiselle du Rouvre. Savinien finira par céder. Que peut-il objecter? les oncles de la demoiselle assurent par le contrat leurs fortunes à leur nièce. Cette fortune consiste en soixante mille livres de rente.»
Cette lettre ravagea le cœur d'Ursule en lui faisant connaître les tortures de la jalousie, une souffrance jusqu'alors inconnue qui, dans cette organisation si riche, si facile à la douleur, couvrit de deuil le présent, l'avenir et même le passé. Depuis le moment où elle eut ce fatal papier, elle resta dans la bergère du docteur, le regard arrêté sur l'espace, et perdue dans un rêve douloureux. En un instant elle sentit le froid de la mort substitué aux ardeurs d'une belle vie. Hélas! ce fut pis: ce fut en réalité l'atroce réveil des morts apprenant qu'il n'y a pas de Dieu, le chef-d'œuvre de cet étrange génie appelé Jean-Paul. Quatre fois la Bougival essaya de faire déjeuner Ursule, elle lui vit prendre et quitter son pain sans pouvoir le porter à ses lèvres. Quand elle voulait hasarder une remontrance, Ursule lui répondait par un geste de main et par un terrible mot: — Chut! aussi despotiquement dit que jusqu'alors sa parole avait été douce. La Bougival, qui surveillait sa maîtresse à travers le vitrage de la porte de communication, l'aperçut alternativement rouge comme si la fièvre la dévorait, et violette comme si le frisson succédait à la fièvre. Cet état s'empira sur les quatre heures, alors que, de moment en moment, Ursule se leva pour regarder si Savinien venait, et que Savinien ne vint pas. La jalousie et le doute ôtent à l'amour toute sa pudeur. Ursule, qui jusqu'alors ne se serait pas permis un geste où l'on pût deviner sa passion, mit son chapeau, son petit châle, et s'élança dans son corridor pour aller au-devant de Savinien, mais un reste de pudeur la fit rentrer dans sa petite salle. Elle y pleura. Quand le curé se présenta le soir, la pauvre nourrice l'arrêta sur le seuil de la porte.
— Ah! monsieur le curé, je ne sais pas ce qu'a mademoiselle; elle...
— Je le sais, répondit tristement le prêtre en fermant ainsi la bouche à la nourrice effrayée.
L'abbé Chaperon apprit alors à Ursule ce qu'elle n'avait pas osé faire vérifier: madame de Portenduère était allée dîner au Rouvre.
— Et Savinien?
— Aussi.
Ursule eut un petit tressaillement nerveux qui fit frissonner l'abbé Chaperon comme s'il avait reçu la décharge d'une bouteille de Leyde, et il éprouva de plus une durable commotion au cœur.
— Ainsi nous n'irons pas ce soir chez elle, dit le curé; mais, mon enfant, il sera sage à vous de n'y plus retourner. La vieille dame vous recevrait de manière à blesser votre fierté. Nous qui l'avions amenée à entendre parler de votre mariage, nous ignorons d'où souffle le vent par lequel elle a été changée en un moment.
— Je m'attends à tout, et rien ne peut plus m'étonner, dit Ursule d'un ton pénétré. Dans ces sortes d'extrémités on éprouve une grande consolation à savoir que l'on n'a pas offensé Dieu.
— Soumettez-vous, ma chère fille, sans jamais sonder les voies de la Providence, dit le curé.
— Je ne voudrais pas soupçonner injustement le caractère de monsieur de Portenduère...
— Pourquoi ne dites-vous plus Savinien? demanda le curé qui remarqua quelque légère aigreur dans l'accent d'Ursule.
— De mon cher Savinien, reprit-elle en pleurant. Oui, mon bon ami, reprit-elle en sanglotant, une voix me crie encore qu'il est aussi noble de cœur que de race. Il ne m'a pas seulement avoué qu'il m'aimait uniquement, il me l'a prouvé par des délicatesses infinies et en contenant avec héroïsme son ardente passion. Dernièrement, lorsqu'il a pris la main que je lui tendais, quand monsieur Bongrand me proposait ce notaire pour mari, je vous jure que je la lui donnais pour la première fois. S'il a débuté par une plaisanterie en m'envoyant un baiser à travers la rue, depuis, cette affection n'est jamais sortie, vous le savez, des limites les plus étroites; mais je puis vous le dire, à vous qui lisez dans mon âme, excepté dans ce coin dont la vue était réservée aux anges, eh! bien, ce sentiment est chez moi le principe de bien des mérites: il m'a fait accepter mes misères, il m'a peut-être adouci l'amertume de la perte irréparable dont le deuil est plus dans mes vêtements que dans mon âme! Oh! j'ai eu tort. Oui, l'amour était chez moi plus fort que ma reconnaissance envers mon parrain, et Dieu l'a vengé. Que voulez-vous! je respectais en moi la femme de Savinien; j'étais trop fière, et peut-être est-ce cet orgueil que Dieu punit. Dieu seul, comme vous me l'avez dit, doit être le principe et la fin de nos actions.
Le curé fut attendri en voyant les larmes qui roulaient sur ce visage déjà pâli. Plus la sécurité de la pauvre fille avait été grande, plus bas elle tombait.
— Mais, dit-elle en continuant, revenue à ma condition d'orpheline, je saurai en reprendre les sentiments. Après tout, puis-je être une pierre au cou de celui que j'aime? Que fait-il ici? Qui suis-je pour prétendre à lui? Ne l'aimé-je pas d'ailleurs d'une amitié si divine qu'elle va jusqu'à l'entier sacrifice de mon bonheur, de mes espérances?.. Et vous savez que je me suis souvent reproché d'asseoir mon amour sur un tombeau, de le savoir ajourné au lendemain de la mort de cette vieille dame. Si Savinien est riche et heureux par une autre, j'ai précisément assez pour payer ma dot au couvent où j'entrerai promptement. Il ne doit pas plus y avoir dans le cœur d'une femme deux amours qu'il n'y a deux maîtres dans le ciel. La vie religieuse aura des attraits pour moi.
— Il ne pouvait pas laisser aller sa mère seule au Rouvre, dit doucement le bon prêtre.
— N'en parlons plus, mon bon monsieur Chaperon, je lui écrirai ce soir pour lui donner sa liberté. Je suis enchantée d'avoir à fermer les fenêtres de cette salle.
Et elle mit le vieillard au fait des lettres anonymes en lui disant qu'elle ne voulait pas autoriser les poursuites de son amant inconnu.
— Eh! c'est une lettre anonyme adressée à madame de Portenduère qui l'a fait aller au Rouvre, s'écria le curé. Vous êtes sans doute persécutée par de méchantes gens.
— Et pourquoi? Ni Savinien ni moi, nous n'avons fait de mal à personne, et nous ne blessons plus aucun intérêt ici.
— Enfin, ma petite, nous profiterons de cette bourrasque, qui disperse notre société, pour ranger la bibliothèque de notre pauvre ami. Les livres restent en tas, Bongrand et moi nous les mettrons en ordre, car nous pensons à y faire des recherches. Placez votre confiance en Dieu; mais songez aussi que vous avez dans le bon juge de paix et en moi deux amis dévoués.
— C'est beaucoup, dit-elle en reconduisant le curé jusque sur le seuil de son allée en tendant le cou comme un oiseau qui regarde hors de son nid, espérant encore apercevoir Savinien.
En ce moment Minoret et Goupil, au retour de quelque promenade dans les prairies, s'arrêtèrent en passant, et l'héritier du docteur dit à Ursule: — Qu'avez-vous, ma cousine? car nous sommes toujours cousins, n'est-ce pas? vous paraissez changée.
Goupil jetait à Ursule des regards si ardents qu'elle en fut effrayée: elle rentra sans répondre.
— Elle est farouche, dit Minoret au curé.
— Mademoiselle Mirouët a raison de ne pas causer sur le pas de sa porte avec des hommes; elle est trop jeune...
— Oh! fit Goupil, vous devez savoir qu'elle ne manque pas d'amoureux.
Le curé s'était hâté de saluer, et se dirigeait à pas précipités vers la rue des Bourgeois.
— Eh! bien, dit le premier clerc à Minoret, ça chauffe! Elle est déjà pâle comme une morte; mais avant quinze jours elle aura quitté la ville. Vous verrez.
— Il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi, s'écria Minoret effrayé de l'atroce sourire qui donnait au visage de Goupil l'expression diabolique prêtée par Eugène Delacroix au Méphistophélès de Gœthe.
— Je le crois bien, répondit Goupil. Si elle ne m'épouse pas, je la ferai crever de chagrin.
— Fais-le, petit, et je te donne les fonds pour être notaire à Paris. Tu pourras alors épouser une femme riche...
— Pauvre fille! Que vous a-t-elle donc fait? demanda le clerc surpris.
— Elle m'embête! dit grossièrement Minoret.
— Attendez à lundi, et vous verrez alors comment je la scierai, reprit Goupil en étudiant la physionomie de l'ancien maître de poste.
Le lendemain la vieille Bougival alla chez Savinien et dit en lui tendant une lettre: — Je ne sais pas ce que vous écrit la chère enfant; mais elle est ce matin comme une morte.
Qui par cette lettre n'imaginerait pas les souffrances qui avaient assailli Ursule pendant la nuit?
A MONSIEUR DE PORTENDUÈRE
«Mon cher Savinien, votre mère veut vous marier à mademoiselle du Rouvre, m'a-t-on dit, et peut-être a-t-elle raison. Vous vous trouvez entre une vie presque misérable et une vie opulente, entre la fiancée de votre cœur et une femme selon le monde, entre obéir à votre mère et à votre choix, car je crois encore que vous m'avez choisie. Savinien, si vous avez une détermination à prendre, je veux qu'elle soit prise en toute liberté: je vous rends la parole que vous vous étiez donnée à vous-même et non à moi dans un moment qui ne s'effacera jamais de ma mémoire, et qui fut, comme tous les jours qui se sont succédé depuis, d'une pureté, d'une douceur angéliques. Ce souvenir suffit à toute ma vie. Si vous persistez dans votre serment, désormais une noire et terrible idée troublerait mes félicités. Au milieu de nos privations, acceptées si gaiement aujourd'hui, vous pourriez penser plus tard que, si vous eussiez observé les lois du monde, il en eût été bien autrement pour vous. Si vous étiez homme à exprimer cette pensée, elle serait pour moi l'arrêt d'une mort douloureuse; et, si vous ne la disiez pas, je soupçonnerais les moindres nuages qui couvriraient votre front. Cher Savinien, je vous ai toujours préféré à tout sur cette terre. Je le pouvais, puisque mon parrain, quoique jaloux, me disait: «Aime-le, ma fille! vous serez bien certainement l'un à l'autre un jour.» Quand je suis allée à Paris, je vous aimais sans espoir, et ce sentiment me contentait. Je ne sais si je puis y revenir, mais je le tenterai. Que sommes-nous d'ailleurs en ce moment? un frère et une sœur. Restons ainsi. Épousez cette heureuse fille, qui aura la joie de rendre à votre nom le lustre qu'il doit avoir, et que, selon votre mère, je diminuerais. Vous n'entendrez jamais parler de moi. Le monde vous approuvera. Moi, je ne vous blâmerai jamais, et je vous aimerai toujours. Adieu donc.»
— Attendez! s'écria le gentilhomme.
Il fit signe à la Bougival de s'asseoir, et il griffonna ce peu de mots:
«Ma chère Ursule, votre lettre me brise le cœur en ce que vous vous êtes fait inutilement beaucoup de mal, et que pour la première fois nos cœurs ont cessé de s'entendre. Si vous n'êtes pas ma femme, c'est que je ne puis encore me marier sans le consentement de ma mère. Enfin, huit mille livres de rente dans un joli cottage, sur les bords du Loing, n'est-ce pas une fortune? Nous avons calculé qu'avec la Bougival nous économiserions cinq mille francs par an! Vous m'avez permis un soir, dans le jardin de votre oncle, de vous regarder comme ma fiancée, et vous ne pouvez briser à vous seule des liens qui nous sont communs. Ai-je donc besoin de vous dire qu'hier j'ai nettement déclaré à monsieur du Rouvre que, si j'étais libre, je ne voudrais pas recevoir ma fortune d'une jeune personne qui me serait inconnue! Ma mère ne veut plus vous voir, je perds le bonheur de nos soirées, mais ne me retranchez pas le court moment pendant lequel je vous parle à votre fenêtre... A ce soir. Rien ne peut nous séparer.»
— Allez, ma vieille. Elle ne doit pas être inquiète un moment de trop...
Le soir, à quatre heures, au retour de la promenade qu'il faisait tous les jours exprès pour passer devant la maison d'Ursule, Savinien trouva sa maîtresse un peu pâlie par des bouleversements si subits.
— Il me semble que jusqu'à présent je n'ai pas su ce que c'était que le plaisir de vous voir, lui dit-elle.
— Vous m'avez dit, répondit Savinien en souriant, car je me souviens de toutes vos paroles: «L'amour ne va pas sans la patience, j'attendrai!» Vous avez donc, chère enfant, séparé l'amour de la foi?.. Ah! voici qui termine nos querelles. Vous prétendiez me mieux aimer que je ne vous aime. Ai-je jamais douté de vous? lui demanda-t-il en lui présentant un bouquet composé de fleurs des champs dont l'arrangement exprimait ses pensées.
— Vous n'avez aucune raison pour douter de moi, répondit-elle. Et d'ailleurs, vous ne savez pas tout, ajouta-t-elle d'une voix troublée.
Elle avait fait refuser à la poste toutes ses lettres. Mais, sans qu'elle eût pu deviner par quel sortilège la chose avait eu lieu, quelques instants après la sortie de Savinien qu'elle avait regardé tournant de la rue des Bourgeois dans la Grand'rue, elle avait trouvé sur sa bergère un papier où était écrit: «Tremblez! l'amant dédaigné deviendra pire qu'un tigre.» Malgré les supplications de Savinien, elle ne voulut pas, par prudence, lui confier le terrible secret de sa peur. Le plaisir ineffable de revoir Savinien après l'avoir cru perdu pouvait seul lui faire oublier le froid mortel qui venait de la saisir. Pour tout le monde, attendre un malheur indéfini constitue un horrible supplice. La souffrance prend alors les proportions de l'inconnu, qui certes est l'infini de l'âme. Mais, pour Ursule, ce fut la plus grande douleur. Elle éprouvait en elle-même d'affreux sursauts au moindre bruit, elle se défiait du silence, elle soupçonnait ses murailles de complicité. Enfin son heureux sommeil fut troublé. Goupil, sans rien savoir de cette constitution délicate comme celle d'une fleur, avait trouvé, par l'instinct du méchant, le poison qui devait la flétrir, la tuer. Cependant la journée du lendemain se passa sans surprise. Ursule joua du piano fort tard, elle se coucha presque rassurée et accablée de sommeil. A minuit environ, elle fut réveillée par un concert composé d'une clarinette, d'un hautbois, d'une flûte, d'un cornet à piston, d'un trombone, d'un basson, d'un flageolet et d'un triangle. Tous les voisins étaient aux fenêtres. La pauvre enfant, déjà saisie en voyant du monde dans la rue, reçut un coup terrible au cœur en entendant une voix d'homme enrouée, ignoble, qui cria: «Pour la belle Ursule Mirouët, de la part de son amant.» Le lendemain, dimanche, toute la ville fut en rumeur, et, à l'entrée comme à la sortie d'Ursule à l'église, elle vit sur la place des groupes nombreux occupés d'elle et manifestant une horrible curiosité. La sérénade mettait toutes les langues en mouvement, car chacun se perdait en conjectures. Ursule revint chez elle plus morte que vive et ne sortit plus, le curé lui avait conseillé de dire ses vêpres chez elle. En rentrant elle vit dans le corridor carrelé en briques qui menait de la rue à la cour une lettre glissée sous la porte; elle la ramassa, la lut poussée par le désir d'y trouver une explication. Les êtres les moins sensibles peuvent deviner ce qu'elle dut éprouver en lisant ces terribles lignes:
«Résignez-vous à devenir ma femme, riche et adorée. Je vous veux. Si je ne vous ai vivante, je vous aurai morte. Attribuez à vos refus les malheurs qui n'atteindront pas que vous.
»Celui qui vous aime et à qui vous serez un jour.»
Chose étrange! au moment où la douce et tendre victime de cette machination était abattue comme une fleur coupée, mesdemoiselles Massin, Dionis et Crémière enviaient son sort.
— Elle est bien heureuse, disaient-elles. On s'occupe d'elle, on flatte ses goûts, on se la dispute! La sérénade était, à ce qu'il paraît, charmante! Il y avait un cornet à piston!
— Qu'est-ce qu'un piston?
— Un nouvel instrument de musique! tiens, grand comme ça, disait Angéline Crémière à Paméla Massin.
Dès le matin, Savinien était allé jusqu'à Fontainebleau tâcher de savoir qui avait demandé des musiciens du régiment en garnison; mais comme il y avait deux hommes pour chaque instrument, il fut impossible de connaître ceux qui étaient allés à Nemours. Le colonel fit défendre aux musiciens de jouer chez des particuliers sans sa permission. Le gentilhomme eut une entrevue avec le procureur du roi, tuteur d'Ursule, et lui expliqua la gravité de ces sortes de scènes sur une jeune fille si délicate et si frêle, en le priant de rechercher l'auteur de cette sérénade par les moyens dont dispose le Parquet. Trois jours après, au milieu de la nuit, trois violons, une flûte, une guitare et un hautbois donnèrent une seconde sérénade. Cette fois les musiciens se sauvèrent du côté de Montargis, où se trouvait alors une troupe de comédiens. Une voix stridente et liquoreuse avait crié entre deux morceaux: «A la fille du capitaine de musique Mirouët!» Tout Nemours apprit ainsi la profession du père d'Ursule, ce secret si soigneusement gardé par le vieux docteur Minoret.
Savinien n'alla point cette fois à Montargis; il reçut dans la journée une lettre anonyme venue de Paris, où il lut cette horrible prophétie:
«Tu n'épouseras pas Ursule. Si tu veux qu'elle vive, hâte-toi de la céder à celui qui l'aime plus que tu ne l'aimes; car il s'est fait musicien et artiste pour lui plaire, et préfère la voir morte à la savoir ta femme.»
Le médecin de Nemours venait alors trois fois par jour chez Ursule, que ces poursuites occultes avaient mise en danger de mort. En se sentant plongée par une main infernale dans un bourbier, cette suave jeune fille gardait une attitude de martyre: elle restait dans un profond silence, levait les yeux au ciel et ne pleurait plus, elle attendait les coups en priant avec ferveur et en implorant celui qui lui donnerait la mort.
— Je suis heureuse de ne pas pouvoir descendre dans la salle, disait-elle à messieurs Bongrand et Chaperon, qui la quittaient le moins possible; il y viendrait, et je me sens indigne de recevoir les regards par lesquels il a coutume de me bénir! Croyez-vous qu'il me soupçonne?
— Mais si Savinien ne trouve pas l'auteur de ces infamies, il compte aller requérir l'intervention de la police de Paris, dit Bongrand.
— Les inconnus doivent me savoir frappée à mort, répondit-elle; ils vont se tenir tranquilles.
Le curé, Bongrand et Savinien se perdaient en conjectures et en suppositions. Savinien, Tiennette, la Bougival et deux personnes dévouées au curé se firent espions et se tinrent sur leurs gardes pendant une semaine; mais aucune indiscrétion ne pouvait trahir Goupil, qui machinait tout à lui seul. Le juge de paix, le premier, pensa que l'auteur du mal était effrayé de son ouvrage. Ursule arrivait à la pâleur, à la faiblesse des jeunes Anglaises en consomption. Chacun se relâcha de ses soins. Il n'y eut plus de sérénades ni de lettres. Savinien attribua l'abandon de ces moyens odieux aux recherches secrètes du Parquet, auquel il avait envoyé les lettres reçues par Ursule, celle reçue par sa mère et la sienne. Cet armistice ne fut pas de longue durée. Quand le médecin eut arrêté la fièvre nerveuse d'Ursule, au moment où elle avait repris courage, un matin, vers la mi-juillet, on trouva une échelle de corde attachée à sa fenêtre. Le postillon qui, pendant la nuit, avait conduit la Malle, déclara qu'un petit homme était en train de descendre au moment où il passait; et, malgré son désir de s'arrêter, ses chevaux, lancés à la descente du pont, au coin duquel se trouvait la maison d'Ursule, l'avaient emporté bien au delà de Nemours. Une opinion partie du salon Dionis attribuait ces manœuvres au marquis du Rouvre, alors excessivement gêné, sur qui Massin avait des lettres de change, et qui, par un prompt mariage de sa fille avec Savinien, devait, disait-on, soustraire le château du Rouvre à ses créanciers. Madame de Portenduère voyait aussi avec plaisir, disait-on, tout ce qui pouvait afficher, déconsidérer et déshonorer Ursule; mais en présence de cette jeune mort, la vieille dame se trouvait quasi vaincue. Le curé Chaperon fut si vivement affecté de cette dernière méchanceté, qu'il en tomba malade assez sérieusement pour rester chez lui durant quelques jours. La pauvre Ursule, à qui cette odieuse attaque avait causé une rechute, reçut par la poste une lettre du curé, qu'on ne refusa point en reconnaissant l'écriture.
«Mon enfant, quittez Nemours, et déjouez ainsi la malice de vos ennemis inconnus. Peut-être cherche-t-on à mettre en danger la vie de Savinien. Je vous en dirai davantage quand je pourrai vous aller voir.»
Ce billet était signé: Votre dévoué Chaperon.
Lorsque Savinien, qui devint comme fou, alla voir le curé, le pauvre prêtre relut la lettre, tant il fut épouvanté de la perfection avec laquelle son écriture et sa signature étaient imitées; car il n'avait rien écrit; et s'il avait écrit, il ne se serait point servi de la poste pour envoyer sa lettre chez Ursule. L'état mortel où cette dernière atrocité mit Ursule obligea Savinien à recourir de nouveau au procureur du roi en lui portant la fausse lettre du curé.
— Il se commet un assassinat par des moyens que la loi n'a point prévus, et sur une orpheline que le Code vous donne pour pupille, dit le gentilhomme au magistrat.
— Si vous trouvez des moyens de répression, lui répondit le procureur du roi, je les adopterai; mais je n'en connais pas! L'infâme anonyme a donné le meilleur avis. Il faut envoyer ici mademoiselle Mirouët chez les dames de l'Adoration du Saint-Sacrement. En attendant, le commissaire de police de Fontainebleau, sur ma demande, vous autorisera à porter des armes pour votre défense. Je suis allé moi-même au Rouvre, et monsieur du Rouvre a été justement indigné des soupçons qui planaient sur lui. Minoret, le père de mon substitut, est en marché pour son château. Mademoiselle du Rouvre épouse un riche comte polonais. Enfin, monsieur du Rouvre quittait la campagne, le jour où je m'y suis transporté, pour éviter les effets d'une contrainte par corps.