Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01», sayfa 16
— Je n'ai besoin que de consulter mon cœur, madame.
— Ta, ta, ta! vous allez me parler de ce petit casse-cœur de Savinien? Parbleu! vous achèterez bien cher son nom, ses petites moustaches relevées comme deux crocs, et ses cheveux noirs. Encore un joli cadet! Vous irez loin avec un ménage, avec sept mille francs de rente, et un homme qui a fait cent mille francs de dettes en deux ans à Paris. D'abord, vous ne savez pas ça encore, tous les hommes se ressemblent, mon enfant! et, sans me flatter, mon Désiré vaut le fils d'un roi.
— Vous oubliez, madame, le danger que court monsieur votre fils en ce moment, et qui ne peut être détourné que par le désir qu'a monsieur de Portenduère de m'être agréable. Ce danger serait sans remède s'il apprenait que vous me faites des propositions déshonorantes... Sachez, madame, que je me trouverai plus heureuse dans la médiocre fortune à laquelle vous faites allusion que dans l'opulence par laquelle vous voulez m'éblouir. Par des raisons inconnues encore, car tout se saura, madame, monsieur Minoret a mis au jour, en me persécutant odieusement, l'affection qui m'unit à monsieur de Portenduère et qui peut s'avouer, car sa mère la bénira sans doute: je dois donc vous dire que cette affection, permise et légitime, est toute ma vie. Aucune destinée, quelque brillante, quelque élevée qu'elle puisse être, ne me fera changer. J'aime sans retour ni changement possible. Ce serait donc un crime dont je serais punie que d'épouser un homme à qui j'apporterais une âme toute à Savinien. Maintenant, madame, puisque vous m'y forcez, je vous dirai plus: je n'aimerais point monsieur de Portenduère, je ne saurais encore me résoudre à porter les peines et les joies de la vie dans la compagnie de monsieur votre fils. Si monsieur Savinien a fait des dettes, vous avez souvent payé celles de monsieur Désiré. Nos caractères n'ont ni ces similitudes, ni ces différences qui permettent de vivre ensemble sans amertume cachée. Peut-être n'aurais-je pas avec lui la tolérance que les femmes doivent à un époux, je lui serais donc bientôt à charge. Cessez de penser à une alliance de laquelle je suis indigne et à laquelle je puis me refuser sans vous causer le moindre chagrin, car vous ne manquerez pas, avec de tels avantages, de trouver des jeunes filles plus belles que moi, d'une condition supérieure à la mienne et plus riches.
— Vous me jurez, ma petite, dit Zélie, d'empêcher que ces deux jeunes gens ne fassent leur voyage et se battent?
— Ce sera, je le prévois, le plus grand sacrifice que monsieur de Portenduère puisse me faire; mais ma couronne de mariée ne doit pas être prise par des mains ensanglantées.
— Eh! bien, je vous remercie, ma cousine, et je souhaite que vous soyez heureuse.
— Et moi, madame, dit Ursule, je souhaite que vous puissiez réaliser le bel avenir de votre fils.
Cette réponse atteignit au cœur la mère du substitut, à la mémoire de qui les prédictions du dernier songe d'Ursule revinrent; elle resta debout, ses petits yeux attachés sur la figure d'Ursule, si blanche, si pure et si belle dans sa robe de demi-deuil, car Ursule s'était levée pour faire partir sa prétendue cousine.
— Vous croyez donc aux rêves? lui dit-elle.
— J'en souffre trop pour n'y pas croire.
— Mais alors... dit Zélie.
— Adieu, madame, fit Ursule qui salua madame Minoret en entendant les pas du curé.
L'abbé Chaperon fut surpris de trouver madame Minoret chez Ursule. L'inquiétude peinte sur le visage mince et grimé de l'ancienne régente de la Poste engagea naturellement le prêtre à observer tour à tour les deux femmes.
— Croyez-vous aux revenants? dit Zélie au curé.
— Croyez-vous aux revenus? répondit le prêtre en souriant.
— C'est des finauds, tout ce monde-là, pensa Zélie, ils veulent nous subtiliser. Ce vieux prêtre, ce vieux juge de paix et ce petit drôle de Savinien s'entendent. Il n'y a pas plus de rêves que je n'ai de cheveux dans le creux de la main.
Elle partit après deux révérences sèches et courtes.
— Je sais pourquoi Savinien allait à Fontainebleau, dit Ursule à l'abbé Chaperon en le mettant au fait du duel et le priant d'employer son ascendant à l'empêcher.
— Et madame Minoret vous a offert la main de son fils? dit le vieux prêtre.
— Oui.
— Minoret a probablement avoué son crime à sa femme, ajouta le curé.
Le juge de paix, qui vint en ce moment, apprit la démarche et l'offre que venait de faire Zélie dont la haine contre Ursule lui était connue, et il regarda le curé comme pour lui dire: — Sortons, je veux vous parler d'Ursule sans qu'elle nous entende.
— Savinien saura que vous avez refusé quatre-vingt mille francs de rente et le coq de Nemours! dit-il.
— Est-ce donc un sacrifice? répondit-elle. Y a-t-il des sacrifices quand on aime véritablement? Enfin ai-je un mérite quelconque à refuser le fils d'un homme que nous méprisons? Que d'autres se fassent des vertus de leurs répugnances, ce ne doit pas être la morale d'une fille élevée par des Jordy, des abbé Chaperon, et par notre cher docteur! dit-elle en regardant le portrait.
Bongrand prit la main d'Ursule et la baisa.
— Savez-vous, dit le juge de paix au curé quand ils furent dans la rue, ce que venait faire madame Minoret?
— Quoi? répondit le prêtre en regardant le juge d'un air fin qui paraissait purement curieux.
— Elle voulait faire une affaire de restitution.
— Vous croyez donc?.. reprit l'abbé Chaperon.
— Je ne crois pas, j'ai la certitude, et, tenez, voyez.
Le juge de paix montra Minoret qui venait à eux en retournant chez lui, car en sortant de chez Ursule les deux vieux amis remontèrent la Grand'rue de Nemours.
— Obligé de plaider en cour d'assises, j'ai naturellement étudié bien des remords, mais je n'ai rien vu de pareil à celui-ci! Qui donc a pu donner cette flaccidité, cette pâleur à des joues dont la peau tendue comme celle d'un tambour crevait de la bonne grosse santé des gens sans soucis? Qui a cerné de noir ces yeux et amorti leur vivacité campagnarde? Avez-vous jamais cru qu'il y aurait des plis sur ce front, et que ce colosse pourrait jamais être agité dans sa cervelle? Il sent enfin son cœur! Je me connais en remords, comme vous vous connaissez en repentirs, mon cher curé: ceux que j'ai jusqu'à présent observés attendaient leur peine ou allaient la subir pour s'acquitter avec le monde, ils étaient résignés ou respiraient la vengeance; mais voici le remords sans l'expiation, le remords tout pur, avide de sa proie et la déchirant.
— Vous ne savez pas encore, dit le juge de paix en arrêtant Minoret, que mademoiselle Mirouët vient de refuser la main de votre fils?
— Mais, dit le curé, soyez tranquille, elle empêchera son duel avec monsieur de Portenduère.
— Ah! ma femme a réussi, dit Minoret, j'en suis bien aise, car je ne vivais pas.
— Vous êtes en effet si changé que vous ne vous ressemblez plus, dit le juge.
Minoret regardait alternativement Bongrand et le curé pour savoir si le prêtre avait commis une indiscrétion; mais l'abbé Chaperon conservait une immobilité de visage, un calme triste qui rassura le coupable.
— Et c'est d'autant plus étonnant, disait toujours le juge de paix, que vous ne devriez éprouver que contentement. Enfin, vous êtes le seigneur du Rouvre, vous y avez réuni les Bordières, toutes vos fermes, vos moulins, vos prés... Vous avez cent mille livres de rente avec vos placements sur le Grand-Livre.
— Je n'ai rien sur le Grand-Livre, dit précipitamment Minoret.
— Bah! fit le juge de paix. Tenez, il en est de cela comme de l'amour de votre fils pour Ursule, qui tantôt en fait fi, tantôt la demande en mariage. Après avoir essayé de faire mourir Ursule de chagrin, vous la voulez pour belle-fille! Mon cher monsieur, vous avez quelque chose dans votre sac...
Minoret essaya de répondre, il chercha des paroles, et ne put trouver que: — Vous êtes drôle, monsieur le juge de paix. Adieu, messieurs.
Et il entra d'un pas lent dans la rue des Bourgeois.
— Il a volé la fortune de notre pauvre Ursule! mais où pêcher des preuves?
— Dieu veuille... dit le curé.
— Dieu a mis en nous un sentiment qui parle déjà dans cet homme, reprit le juge de paix; mais nous appelons cela des présomptions, et la justice humaine exige quelque chose de plus.
L'abbé Chaperon garda le silence du prêtre. Comme il arrive en pareille circonstance, il pensait beaucoup plus souvent qu'il ne le voulait à la spoliation presque avouée par Minoret, et au bonheur de Savinien évidemment retardé par le peu de fortune d'Ursule; car la vieille dame reconnaissait en secret avec son confesseur combien elle avait eu tort en ne consentant pas au mariage de son fils pendant la vie du docteur. Le lendemain, en descendant de l'autel, après sa messe, il fut frappé par une pensée qui prit en lui-même la force d'un éclat de voix; il fit signe à Ursule de l'attendre, et alla chez elle sans avoir déjeuné.
— Mon enfant, lui dit le curé, je veux voir les deux volumes où votre parrain des rêves prétend avoir mis ses inscriptions et ses billets.
Ursule et le curé montèrent à la bibliothèque et y prirent le troisième volume des Pandectes. En l'ouvrant, le vieillard remarqua, non sans étonnement, la marque faite par des papiers sur les feuillets qui, offrant moins de résistance que la couverture, gardaient encore l'empreinte des inscriptions. Puis dans l'autre volume, il reconnut l'espèce de bâillement produit par le long séjour d'un paquet et sa trace au milieu des deux pages in-folio.
— Montez donc, monsieur Bongrand? cria la Bougival au juge de paix qui passait.
Bongrand arriva précisément au moment où le curé mettait ses lunettes pour lire trois numéros écrits de la main du défunt Minoret sur la garde en papier vélin coloré, collée intérieurement par le relieur sur la couverture, et qu'Ursule venait d'apercevoir.
— Qu'est-ce que cela signifie? Notre cher docteur était bien trop bibliophile pour gâter la garde d'une couverture, disait l'abbé Chaperon; voici trois numéros inscrits entre un premier numéro précédé d'un M, et un autre numéro précédé d'un U.
— Que dites-vous? répondit Bongrand, laissez-moi voir cela. Mon Dieu! s'écria le juge de paix, ceci n'ouvrirait-il pas les yeux à un athée en lui démontrant la Providence? La justice humaine est, je crois, le développement d'une pensée divine qui plane sur les mondes! Il saisit Ursule et l'embrassa sur le front. — Oh! mon enfant, vous serez heureuse, riche, et par moi!
— Qu'avez-vous? dit le curé.
— Mon cher monsieur, s'écria la Bougival en prenant le juge par sa redingote bleue, oh! laissez-moi vous embrasser pour ce que vous venez de dire.
— Expliquez-vous, pour ne pas nous donner une fausse joie, dit le curé.
— Si pour devenir riche je dois causer de la peine à quelqu'un, dit Ursule en entrevoyant un procès criminel, je...
— Et songez, dit le juge de paix en interrompant Ursule, à la joie que vous ferez à notre cher Savinien.
— Mais vous êtes fou! dit le curé.
— Non, mon cher curé, dit le juge de paix, écoutez. Les inscriptions au Grand-Livre ont autant de séries qu'il y a de lettres dans l'alphabet, et chaque numéro porte la lettre de sa série; mais les inscriptions de rente au porteur ne peuvent point avoir de lettres, puisqu'elles ne sont au nom de personne: ainsi ce que vous voyez prouve que le jour où le bonhomme a placé ses fonds sur l'État, il a pris note du numéro de son inscription de quinze mille livres de rente qui porte la lettre M (Minoret), des numéros sans lettres de trois inscriptions au porteur et de celle d'Ursule Mirouët dont le numéro est 23,534, et qui suit, comme vous le voyez, immédiatement celui de l'inscription de quinze mille francs. Cette coïncidence prouve que ces numéros sont ceux de cinq inscriptions acquises le même jour, et notées par le bonhomme en cas de perte. Je lui avais conseillé de mettre la fortune d'Ursule en inscriptions au porteur, et il a dû employer ses fonds, ceux qu'il destinait à Ursule et ceux qui appartenaient à sa pupille le même jour. Je vais chez Dionis consulter l'inventaire; et si le numéro de l'inscription qu'il a laissée en son nom est 23,533, lettre M, nous serons sûrs qu'il a placé, par le ministère du même agent de change, le même jour: primo, ses fonds en une seule inscription; secundo, ses économies en trois inscriptions au porteur, numérotées sans lettre de série; tertio, les fonds de sa pupille: le livre des transferts en offrira des preuves irrécusables. Ah! Minoret le sournois, je vous pince. Motus, mes enfants!
Le juge de paix laissa le curé, la Bougival et Ursule en proie à une profonde admiration des voies par lesquelles Dieu conduisait l'innocence à son triomphe.
— Le doigt de Dieu est dans ceci, s'écria l'abbé Chaperon.
— Lui fera-t-on du mal? dit Ursule.
— Ah! mademoiselle, s'écria la Bougival, je donnerais une corde pour le pendre.
Le juge de paix était déjà chez Goupil, successeur désigné de Dionis, et entrait dans l'Étude d'un air assez indifférent.
— J'ai, dit-il à Goupil, un petit renseignement à prendre sur la succession Minoret.
— Qu'est-ce? lui répondit Goupil.
— Le bonhomme a-t-il laissé une ou plusieurs inscriptions de rentes trois pour cent?
— Il a laissé quinze mille livres de rente trois pour cent, dit Goupil, en une seule inscription, je l'ai décrite moi-même.
— Consultez donc l'inventaire, dit le juge.
Goupil prit un carton, y fouilla, ramena la minute, chercha, trouva et lut: Item, une inscription... Tenez, lisez?.. sous le numéro 23,533, lettre M.
— Faites-moi le plaisir de me délivrer un extrait de cet article de l'inventaire d'ici à une heure, je l'attends.
— A quoi cela peut-il vous servir? demanda Goupil.
— Voulez-vous être notaire? répondit le juge de paix en regardant avec sévérité le successeur désigné de Dionis.
— Je le crois bien! s'écria Goupil, j'ai avalé assez de couleuvres pour arriver à me faire appeler Maître. Je vous prie de croire, monsieur le juge de paix, que le misérable premier clerc appelé Goupil n'a rien de commun avec Maître Jean-Sébastien-Marie Goupil, notaire à Nemours, époux de mademoiselle Massin. Ces deux êtres ne se connaissent pas, ils ne se ressemblent même plus! Ne me voyez-vous point?
Monsieur Bongrand fit alors attention au costume de Goupil qui portait une cravate blanche, une chemise étincelante de blancheur ornée de boutons en rubis, un gilet de velours rouge, un pantalon et un habit en beau drap noir faits à Paris. Il était chaussé de jolies bottes. Ses cheveux, rabattus et peignés avec soin, sentaient bon. Enfin il semblait avoir été métamorphosé.
— Le fait est que vous êtes un autre homme, dit Bongrand.
— Au moral comme au physique, monsieur! La sagesse vient avec l'Étude; et d'ailleurs la fortune est la source de la propreté...
— Au moral comme au physique, dit le juge en raffermissant ses lunettes.
— Eh! monsieur, un homme de cent mille écus de rente est-il jamais un démocrate? Prenez-moi donc pour un honnête homme qui se connaît en délicatesse, et disposé à aimer sa femme, ajouta-t-il en voyant entrer madame Goupil. Je suis si changé, dit-il, que je trouve beaucoup d'esprit à ma cousine Crémière, je la forme; aussi sa fille ne parle-t-elle plus de pistons. Enfin hier, tenez! elle a dit du chien de monsieur Savinien qu'il était superbe aux arrêts: eh! bien, je ne répétai point ce mot, quelque joli qu'il soit, et je lui ai expliqué sur-le-champ la différence qui existe entre être à l'arrêt, en arrêt et aux arrêts. Ainsi, vous le voyez, je suis un tout autre homme, et j'empêcherais un client de faire une saleté.
— Hâtez-vous donc, dit alors Bongrand. Faites que j'aie cela dans une heure, et le notaire Goupil aura réparé quelques-uns des méfaits du premier clerc.
Après avoir prié le médecin de Nemours de lui prêter son cheval et son cabriolet, le juge de paix alla prendre les deux volumes accusateurs, l'inscription d'Ursule, et, muni de l'extrait de l'inventaire, il courut à Fontainebleau chez le procureur du roi. Bongrand démontra facilement la soustraction des trois inscriptions faite par un héritier quelconque, et, subséquemment, la culpabilité de Minoret.
— Sa conduite s'explique, dit le procureur du roi.
Aussitôt, par mesure de prudence, le magistrat minuta pour le Trésor une opposition au transfert des trois inscriptions, chargea le juge de paix d'aller rechercher la quotité de rente des trois inscriptions, et de savoir si elles avaient été vendues. Pendant que le juge de paix opérait à Paris, le procureur du roi écrivit poliment à madame Minoret de passer au Parquet. Zélie, inquiète du duel de son fils, s'habilla, fit mettre les chevaux à sa voiture, et vint in fiocchi à Fontainebleau. Le plan du procureur du roi était simple et formidable. En séparant la femme du mari, il allait, par suite de la terreur que cause la Justice, apprendre la vérité. Zélie trouva le magistrat dans son cabinet, et fut entièrement foudroyée par ces paroles dites sans façon.
— Madame, je ne vous crois pas complice d'une soustraction faite dans la succession Minoret, et sur la trace de laquelle la Justice est en ce moment; mais vous pouvez éviter la Cour d'Assises à votre mari par l'aveu complet de ce que vous en savez. Le châtiment qu'encourra votre mari n'est pas d'ailleurs la seule chose à redouter, il faut éviter la destitution de votre fils et ne pas lui casser le cou. Dans quelques instants, il ne serait plus temps, la gendarmerie est en selle et le mandat de dépôt va partir pour Nemours.
Zélie se trouva mal. Quand elle eut repris ses sens, elle avoua tout. Après lui avoir démontré qu'elle était complice, le magistrat lui dit que, pour ne perdre ni son fils ni son mari, il allait procéder avec prudence.
— Vous avez eu affaire à l'homme et non au magistrat, dit-il. Il n'y a ni plainte adressée par la victime ni publicité donnée au vol; mais votre mari a commis d'horribles crimes, madame, qui ressortissent à un tribunal moins commode que je ne le suis. Dans l'état où se trouve cette affaire, vous serez obligée d'être prisonnière... Oh! chez moi, et sur parole, fit-il en voyant Zélie près de s'évanouir. Songez que mon devoir rigoureux serait de requérir un mandat de dépôt et de faire commencer une instruction; mais j'agis en ce moment comme tuteur de mademoiselle Ursule Mirouët, et ses intérêts bien entendus exigent une transaction.
— Ah! dit Zélie.
— Écrivez à votre mari ces mots... Et il dicta la lettre suivante à Zélie, qu'il fit asseoir à son bureau.
«Mone amit, geu suit arraité, et geai tou di. Remais lez haincequeripsiont que nautre honcque avet léssées à monsieur de Portenduère an verretu du tescetamand queue tu a brûlai, carre monsieur le praucureure du roa vien de phaire haupozition o Traitsaur.»
— Vous lui éviterez ainsi des dénégations qui le perdraient, dit le magistrat en souriant de l'orthographe. Nous allons voir à opérer convenablement la restitution. Ma femme vous rendra votre séjour chez moi le moins désagréable possible, et je vous engage à ne point dire un mot, et à ne point paraître affligée.
Une fois la mère de son substitut confessée et claquemurée, le magistrat fit venir Désiré, lui raconta de point en point le vol commis par son père occultement au préjudice d'Ursule, patemment au préjudice de ses cohéritiers, et lui montra la lettre écrite par Zélie. Désiré demanda le premier à se rendre à Nemours pour faire faire la restitution par son père.
— Tout est grave, dit le magistrat. Le testament ayant été détruit, si la chose s'ébruite, les héritiers Massin et Crémière, vos parents, peuvent intervenir. J'ai maintenant des preuves suffisantes contre votre père. Je vous rends votre mère, que cette petite cérémonie a suffisamment édifiée sur ses devoirs. Vis-à-vis d'elle, j'aurai l'air d'avoir cédé à vos supplications en la délivrant. Allez à Nemours avec elle et menez à bien toutes ces difficultés. Ne craignez rien de personne. Monsieur Bongrand aime trop mademoiselle Mirouët pour jamais commettre d'indiscrétion.
Zélie et Désiré partirent aussitôt pour Nemours. Trois heures après le départ de son substitut, le procureur du roi reçut par un exprès la lettre suivante, dont l'orthographe a été rétablie, afin de ne pas faire rire d'un homme atteint par le malheur.
A MONSIEUR LE PROCUREUR DU ROI PRÈS LE TRIBUNAL DE FONTAINEBLEAU
«Monsieur,
»Dieu n'a pas été aussi indulgent que vous l'êtes pour nous, et nous sommes atteints par un malheur irréparable. En arrivant au pont de Nemours, un trait s'est décroché. Ma femme était sans domestique derrière la voiture, les chevaux sentaient l'écurie, mon fils craignant leur impatience n'a pas voulu que le cocher descendît et a mis pied à terre pour accrocher le trait. Au moment où il se retournait pour monter auprès de sa mère, les chevaux se sont emportés, Désiré ne s'est pas serré contre le parapet assez à temps, le marchepied lui a coupé les jambes, il est tombé, la roue de derrière lui a passé sur le corps. L'exprès qui court à Paris chercher les premiers chirurgiens vous fera parvenir cette lettre que mon fils, au milieu de ses douleurs, m'a dit de vous écrire, afin de vous faire savoir notre entière soumission à vos décisions pour l'affaire qui l'amenait dans sa famille.
»Je vous serai, jusqu'à mon dernier soupir, reconnaissant de la manière dont vous procédez et je justifierai votre confiance.
»François Minoret.»
Ce cruel événement bouleversait la ville de Nemours. La foule émue à la grille de la maison Minoret apprit à Savinien que sa vengeance avait été prise en main par un plus puissant que lui. Le gentilhomme alla promptement chez Ursule, où le curé, de même que la jeune fille, éprouvait plus de terreur que de surprise. Le lendemain, après les premiers pansements, quand les médecins et les chirurgiens de Paris eurent donné leur avis, qui fut unanime sur la nécessité de couper les deux jambes, Minoret vint, abattu, pâle, défait, accompagné du curé, chez Ursule, où se trouvaient Bongrand et Savinien.
— Mademoiselle, lui dit-il, je suis bien coupable envers vous; mais si tous mes torts ne sont pas complétement réparables, il en est que je puis expier. Ma femme et moi, nous avons fait vœu de vous donner en toute propriété notre terre du Rouvre dans le cas où nous conserverions notre fils, comme dans celui où nous aurions le malheur affreux de le perdre.
Cet homme fondit en larmes à la fin de cette phrase.
— Je puis vous affirmer, ma chère Ursule, dit le curé, que vous pouvez et que vous devez accepter une partie de cette donation.
— Nous pardonnez-vous? dit humblement le colosse en se mettant à genoux devant cette jeune fille étonnée. Dans quelques heures l'opération va se faire par le premier chirurgien de l'Hôtel-Dieu, mais je ne me fie point à la science humaine, je crois à la toute-puissance de Dieu! Si vous nous pardonniez, si vous alliez demander à Dieu de nous conserver notre fils, il aura la force de supporter ce supplice, et, j'en suis certain, nous aurons le bonheur de le conserver.
— Allons tous à l'église! dit Ursule en se levant.
Une fois debout, elle jeta un cri perçant, retomba sur son fauteuil et s'évanouit. Quand elle eut repris ses sens, elle aperçut ses amis, moins Minoret qui s'était précipité dehors pour aller chercher un médecin, tous, les yeux arrêtés sur elle, inquiets, attendant un mot. Ce mot répandit un effroi dans tous les cœurs.
— J'ai vu mon parrain à la porte, dit-elle, et il m'a fait signe qu'il n'y avait aucun espoir.
Le lendemain de l'opération, Désiré mourut en effet, emporté par la fièvre et par la révulsion dans les humeurs qui succède à ces opérations. Madame Minoret, dont le cœur n'avait d'autre sentiment que la maternité, devint folle après l'enterrement de son fils, et fut conduite par son mari chez le docteur Blanche où elle est morte en 1841.
Trois mois après ces événements, en janvier 1837, Ursule épousa Savinien du consentement de madame de Portenduère. Minoret intervint au contrat pour donner à mademoiselle Mirouët sa terre du Rouvre et vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre, en ne gardant de sa fortune que la maison de son oncle et six mille francs de rente. Il est devenu l'homme le plus charitable, le plus pieux de Nemours; il est marguillier de la paroisse et la providence des malheureux.
— Les pauvres ont remplacé mon enfant, dit-il.
Si vous avez remarqué sur le bord des chemins, dans les pays où l'on étête le chêne, quelque vieil arbre blanchi et comme foudroyé, poussant encore des jets, les flancs ouverts et implorant la hache, vous aurez une idée du vieux maître de poste, en cheveux blancs, cassé, maigre, dans qui les anciens du pays ne retrouvent rien de l'imbécile heureux que vous avez vu attendant son fils au commencement de cette histoire; il ne prend plus son tabac de la même manière, il porte quelque chose de plus que son corps. Enfin, on sent en toute chose que le doigt de Dieu s'est appesanti sur cette figure pour en faire un exemple terrible. Après avoir tant haï la pupille de son oncle, ce vieillard a, comme le docteur Minoret, si bien concentré ses affections sur Ursule, qu'il s'est constitué le régisseur de ses biens à Nemours.
Monsieur et madame de Portenduère passent cinq mois de l'année à Paris, où ils ont acheté dans le faubourg Saint-Germain un petit hôtel. Après avoir donné sa maison de Nemours aux Sœurs de Charité pour y tenir une école gratuite, madame de Portenduère la mère est allée habiter le Rouvre, dont la concierge en chef est la Bougival. Le père de Cabirolle, l'ancien conducteur de la Ducler, homme de soixante ans, a épousé la Bougival qui possède douze cents francs de rente outre les amples revenus de sa place. Cabirolle fils est le cocher de monsieur de Portenduère.
Quand, en voyant passer aux Champs-Élysées une de ces charmantes petites voitures basses appelées escargots, doublée de soie gris de lin ornée d'agréments bleus, vous y admirez une jolie femme blonde, la figure enveloppée comme d'un feuillage par des milliers de boucles, montrant des yeux semblables à des pervenches lumineuses et pleins d'amour, légèrement appuyée sur un beau jeune homme; si vous étiez mordu par un désir envieux, pensez que ce beau couple, aimé de Dieu, a d'avance payé sa quote-part aux malheurs de la vie. Ces deux amants mariés seront vraisemblablement le vicomte de Portenduère et sa femme. Il n'y a pas deux ménages semblables dans Paris.
— C'est le plus joli bonheur que j'aie jamais vu, disait d'eux dernièrement madame la comtesse de l'Estorade.
Bénissez donc ces heureux enfants au lieu de les jalouser, et cherchez une Ursule Mirouët, une jeune fille élevée par trois vieillards et par la meilleure des mères, par l'Adversité.
Goupil, qui rend service à tout le monde et que l'on regarde à juste titre comme l'homme le plus spirituel de Nemours, a l'estime de sa petite ville; mais il est puni dans ses enfants, qui sont horribles, rachitiques, hydrocéphales. Dionis, son prédécesseur, fleurit à la Chambre des Députés dont il est un des plus beaux ornements, à la grande satisfaction du roi des Français qui voit madame Dionis à tous ses bals. Madame Dionis raconte à toute la ville de Nemours les particularités de ses réceptions aux Tuileries et les grandeurs de la cour du roi des Français; elle trône à Nemours, au moyen du trône qui certes devient alors populaire.
Bongrand est juge d'instruction au tribunal de Fontainebleau; son fils, qui a épousé mademoiselle Levrault, est un très-honnête procureur-général.
Madame Crémière dit toujours les plus jolies choses du monde. Elle ajoute un g à tambourg, soi-disant parce que sa plume crache. La veille du mariage de sa fille, elle lui a dit en terminant ses instructions «qu'une femme devait être la chenille ouvrière de sa maison, et y porter en toute chose des yeux de sphinx.» Goupil fait d'ailleurs un recueil des coq-à-l'âne de sa cousine, un Crémiérana.
— Nous avons eu la douleur de perdre le bon abbé Chaperon, a dit cet hiver madame la vicomtesse de Portenduère qui l'avait soigné pendant sa maladie. Tout le canton était à son convoi. Nemours a du bonheur, car le successeur de ce saint homme est le vénérable curé de Saint-Lange.
Paris, juin-juillet 1841.