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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01», sayfa 15

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— Par quels moyens ces étranges apparitions peuvent-elles donc avoir lieu? dit Ursule. Que pensait mon parrain?

— Votre parrain, mon enfant, procédait par hypothèses. Il avait reconnu la possibilité de l'existence d'un monde spirituel, d'un monde des idées. Si les idées sont une création propre à l'homme, si elles subsistent en vivant d'une vie qui leur soit propre, elles doivent avoir des formes insaisissables à nos sens extérieurs, mais perceptibles à nos sens intérieurs quand ils sont dans certaines conditions. Ainsi les idées de votre parrain peuvent vous envelopper, et peut-être les avez-vous revêtues de son apparence. Puis, si Minoret a commis ces actions, elles se résolvent en idées; car toute action est le résultat de plusieurs idées. Or, si les idées se meuvent dans le monde spirituel, votre esprit a pu les apercevoir en y pénétrant. Ces phénomènes ne sont pas plus étranges que ceux de la mémoire, et ceux de la mémoire sont aussi surprenants et inexplicables que ceux du parfum des plantes, qui sont peut-être les idées de la plante.

— Mon Dieu! combien vous agrandissez le monde. Mais entendre parler un mort, le voir marchant, agissant, est-ce donc possible?..

— En Suède, Swedenborg, répondit l'abbé Chaperon, a prouvé jusqu'à l'évidence qu'il communiquait avec les morts. Mais d'ailleurs venez dans la bibliothèque, et vous lirez dans la vie du fameux duc de Montmorency, décapité à Toulouse, et qui certes n'était pas homme à forger des sornettes, une aventure presque semblable à la vôtre, et qui cent ans auparavant était arrivée à Cardan.

Ursule et le curé montèrent au premier étage, et le bonhomme lui chercha une petite édition in-12, imprimée à Paris en 1666, de l'histoire de Henri de Montmorency, écrite par un ecclésiastique contemporain, et qui avait connu le prince.

— Lisez, dit le curé en lui donnant le volume aux pages 175 et 176. Votre parrain a souvent relu ce passage, et, tenez, il s'y trouve encore de son tabac.

— Et il n'est plus, lui! dit Ursule en prenant le livre pour lire ce passage:

«Le siége de Privas fut remarquable par la perte de quelques personnes de commandement: deux maréchaux de camp y moururent, à savoir, le marquis d'Uxelles, d'une blessure qu'il reçut aux approches, et le marquis de Portes, d'une mousquetade à la tête. Le jour qu'il fut tué il devait être fait maréchal de France. Environ le moment de la mort du marquis, le duc de Montmorency, qui dormait dans sa tente, fut éveillé par une voix semblable à celle du marquis qui lui disait adieu. L'amour qu'il avait pour une personne qui lui était si proche fit qu'il attribua l'illusion de ce songe à la force de son imagination; et le travail de la nuit, qu'il avait passée, selon sa coutume, à la tranchée, fut cause qu'il se rendormit sans aucune crainte. Mais la même voix l'interrompit encore un coup, et le fantôme qu'il n'avait vu qu'en dormant le contraignit de s'éveiller de nouveau et d'ouïr distinctement les mêmes mots qu'il avait prononcés avant de disparaître. Le duc se ressouvint alors qu'un jour qu'ils entendaient discourir le philosophe Pitart sur la séparation de l'âme d'avec le corps, ils s'étaient promis de se dire adieu l'un à l'autre si le premier qui viendrait à mourir en avait la permission. Sur quoi, ne pouvant s'empêcher de craindre la vérité de cet avertissement, il envoya promptement un de ses domestiques au quartier du marquis, qui était éloigné du sien. Mais, avant que son homme fût de retour, on vint le querir de la part du roi, qui lui fit dire par des personnes propres à le consoler l'infortune qu'il avait appréhendée.

»Je laisse à disputer aux docteurs sur la raison de cet événement, que j'ai ouï plusieurs fois réciter au duc de Montmorency, et dont j'ai cru que la merveille et la vérité étaient dignes d'être rapportées.»

— Mais alors, dit Ursule, que dois-je faire?

— Mon enfant, reprit le curé, il s'agit de choses si graves et qui vous sont si profitables que vous devez garder un silence absolu. Maintenant que vous m'avez confié les secrets de cette apparition, peut-être n'aura-t-elle plus lieu. D'ailleurs vous êtes assez forte pour aller à l'église; eh! bien, demain vous y viendrez remercier Dieu et le prier de donner le repos à votre parrain. Soyez d'ailleurs certaine que vous avez mis votre secret en des mains prudentes.

— Si vous saviez en quelles terreurs je m'endors! quels regards me lance mon parrain! La dernière fois il s'accrochait à ma robe pour me voir plus longtemps. Je me suis réveillée le visage tout en pleurs.

— Soyez en paix, il ne reviendra plus, lui dit le curé.

Sans perdre un instant, l'abbé Chaperon alla chez Minoret et le pria de lui accorder un moment d'audience dans le pavillon chinois en exigeant qu'ils fussent seuls.

— Personne ne peut-il nous écouter? dit l'abbé Chaperon à Minoret.

— Personne, répondit Minoret.

— Monsieur, mon caractère doit vous être connu, dit le bonhomme en attachant sur la figure de Minoret un regard doux mais attentif, j'ai à vous parler de choses graves, extraordinaires, qui ne concernent que vous, et sur lesquelles vous pouvez compter que je garderai le plus profond secret; mais il m'est impossible de ne pas vous en instruire. Dans le temps que vivait votre oncle, il y avait là, dit le prêtre en montrant la place du meuble, un petit buffet de Boulle à dessus de marbre (Minoret devint blême), et, sous ce marbre, votre oncle avait mis une lettre pour sa pupille...

Le curé raconta, sans omettre la moindre circonstance, la propre conduite de Minoret à Minoret. L'ancien maître de poste, en entendant le détail des deux allumettes qui s'étaient éteintes sans s'allumer, sentit ses cheveux frétillant dans leur cuir chevelu.

— Qui donc a pu forger de semblables sornettes? dit-il au curé d'une voix étranglée quand le récit fut terminé.

— Le mort lui-même!

Cette réponse causa un léger frémissement à Minoret, qui voyait aussi le docteur en rêve.

— Dieu, monsieur le curé, est bien bon de faire des miracles pour moi, reprit Minoret à qui son danger inspira la seule plaisanterie qu'il fît dans toute sa vie.

— Tout ce que Dieu fait est naturel, répondit le prêtre.

— Votre fantasmagorie ne m'effraie point, dit le colosse en retrouvant un peu de sang-froid.

— Je ne viens pas vous effrayer, mon cher monsieur, car jamais je ne parlerai de ceci à qui que ce soit au monde, dit le curé. Vous seul savez la vérité. C'est une affaire entre vous et Dieu.

— Voyons, monsieur le curé, me croyez-vous capable d'un si horrible abus de confiance?

— Je ne crois qu'aux crimes que l'on me confesse et desquels on se repent, dit le prêtre d'un ton apostolique.

— Un crime?.. s'écria Minoret.

— Un crime affreux dans ses conséquences.

— En quoi?

— En ce qu'il échappe à la justice humaine. Les crimes qui ne sont pas expiés ici-bas le seront dans l'autre vie. Dieu venge lui-même l'innocence.

— Vous croyez que Dieu s'occupe de ces misères?

— S'il ne voyait pas les mondes dans tous leurs détails et d'un seul regard, comme vous faites tenir tout un paysage dans votre œil, il ne serait pas Dieu.

— Monsieur le curé, vous me donnez votre parole que vous n'avez eu ces détails que de mon oncle?

— Votre oncle est apparu trois fois à Ursule pour les lui répéter. Fatiguée de ses rêves, elle m'a confié ces révélations sous le secret, et les trouve si dénuées de raison qu'elle n'en parlera jamais. Aussi pouvez-vous être tranquille à ce sujet.

— Mais je suis tranquille de toute manière, monsieur Chaperon.

— Je le souhaite, dit le vieux prêtre. Quand même je taxerais d'absurdité ces avertissements donnés en rêve, je trouverais encore nécessaire de vous les communiquer, à cause de la singularité des détails. Vous êtes un honnête homme, et vous avez trop légalement gagné votre belle fortune pour vouloir y ajouter quelque chose par le vol. D'ailleurs, vous êtes un homme presque primitif, vous seriez trop tourmenté par les remords. Nous avons en nous un sentiment du juste, chez l'homme le plus civilisé comme chez le plus sauvage, qui ne nous permet pas de jouir en paix du bien mal acquis selon les lois de la société dans laquelle nous vivons, car les Sociétés bien constituées sont modelées sur l'ordre même imposé par Dieu aux mondes. Les Sociétés sont en ceci d'origine divine. L'homme ne trouve pas d'idées, il n'invente pas de formes, il imite les rapports éternels qui l'enveloppent de toutes parts. Aussi, voyez ce qui arrive? Aucun criminel, allant à l'échafaud et pouvant emporter le secret de ses crimes, ne se laisse trancher la tête sans faire des aveux auxquels il est poussé par une mystérieuse puissance. Ainsi, mon cher monsieur Minoret, si vous êtes tranquille, je m'en vais heureux.

Minoret devint si stupide qu'il ne reconduisit pas le curé. Quand il se crut seul, il entra dans une colère d'homme sanguin: il lui échappait les plus étranges blasphèmes, et il donnait les noms les plus odieux à Ursule.

— Eh! bien, que t'a-t-elle donc fait? lui dit sa femme venue sur la pointe des pieds après avoir reconduit le curé.

Pour la première et unique fois de sa vie, Minoret, enivré par la colère et poussé à bout par les questions réitérées de sa femme, la battit si bien qu'il fut obligé, quand elle tomba meurtrie, de la prendre dans ses bras, et, tout honteux, de la coucher lui-même. Il fit une petite maladie: le médecin fut obligé de le saigner deux fois. Quand il fut sur pied, chacun, dans un temps donné, remarqua des changements chez lui. Minoret se promenait seul, et souvent il allait par les rues comme un homme inquiet. Il paraissait distrait en écoutant, lui qui n'avait jamais eu deux idées dans la tête. Enfin, un soir, il aborda dans la Grand'rue le juge de paix, qui, sans doute, venait chercher Ursule pour la conduire chez madame de Portenduère où la partie de whist avait recommencé.

— Monsieur Bongrand, j'ai quelque chose d'assez important à dire à ma cousine, fit-il en prenant le juge par le bras, et je suis assez aise que vous y soyez, vous pourrez lui servir de conseil.

Ils trouvèrent Ursule en train d'étudier, elle se leva d'un air imposant et froid en voyant Minoret.

— Mon enfant, monsieur Minoret veut vous parler d'affaires, dit le juge de paix. Par parenthèse, n'oubliez pas de me donner votre inscription de rente; je vais à Paris, je toucherai votre semestre et celui de la Bougival.

— Ma cousine, dit Minoret, notre oncle vous avait accoutumée à plus d'aisance que vous n'en avez.

— On peut se trouver très-heureux avec peu d'argent, dit-elle.

— Je croyais que l'argent faciliterait votre bonheur, reprit Minoret, et je venais vous en offrir, par respect pour la mémoire de mon oncle.

— Vous aviez une manière naturelle de la respecter, dit sévèrement Ursule. Vous pouviez laisser sa maison telle qu'elle était et me la vendre, car vous ne l'avez mise à si haut prix que dans l'espoir d'y trouver des trésors...

— Enfin, dit Minoret évidemment oppressé, si vous aviez douze mille livres de rente, vous seriez en position de vous marier plus avantageusement.

— Je ne les ai pas.

— Mais si je vous les donnais, à la condition d'acheter une terre en Bretagne, dans le pays de madame de Portenduère qui consentirait alors à votre mariage avec son fils?..

— Monsieur Minoret, dit Ursule, je n'ai point de droits à une somme si considérable, et je ne saurais l'accepter de vous. Nous sommes très peu parents et encore moins amis. J'ai trop subi déjà les malheurs de la calomnie pour vouloir donner lieu à la médisance. Qu'ai-je fait pour mériter cet argent? Sur quoi vous fonderiez-vous pour me faire un tel présent? Ces questions, que j'ai le droit de vous adresser, chacun y répondrait à sa manière, on y verrait une réparation de quelque dommage, et je ne veux point en avoir reçu. Votre oncle ne m'a point élevée dans des sentiments ignobles. On ne doit accepter que de ses amis: je ne saurais avoir d'affection pour vous, et je serais nécessairement ingrate, je ne veux pas m'exposer à manquer de reconnaissance.

— Vous refusez? s'écria le colosse à qui jamais l'idée ne serait venue en tête qu'on pouvait refuser une fortune.

— Je refuse, répéta Ursule.

— Mais à quel titre offririez-vous une pareille fortune à mademoiselle? demanda l'ancien avoué qui regarda fixement Minoret. Vous avez une idée, avez-vous une idée?

— Eh! bien, l'idée de la renvoyer de Nemours afin que mon fils me laisse tranquille, il est amoureux d'elle et veut l'épouser.

— Eh! bien, nous verrons cela, répondit le juge de paix en raffermissant ses lunettes, laissez-nous le temps de réfléchir.

Il reconduisit Minoret jusque chez lui, tout en approuvant les sollicitudes que lui inspirait l'avenir de Désiré, blâmant un peu la précipitation d'Ursule et promettant de lui faire entendre raison. Aussitôt que Minoret fut rentré, Bongrand alla chez le maître de poste, lui emprunta son cabriolet et son cheval, courut jusqu'à Fontainebleau, demanda le substitut et apprit qu'il devait être chez le sous-préfet en soirée. Le juge de paix ravi s'y présenta. Désiré faisait une partie de whist avec la femme du procureur du roi, la femme du sous-préfet et le colonel du régiment en garnison.

— Je viens vous apprendre une heureuse nouvelle, dit monsieur Bongrand à Désiré: vous aimez votre cousine Ursule Mirouët, et votre père ne s'oppose plus à votre mariage.

— J'aime Ursule Mirouët? s'écria Désiré en riant. Où prenez-vous Ursule Mirouët? Je me souviens d'avoir vu quelquefois chez feu Minoret, mon archi-grand-oncle, cette petite fille, qui certes est d'une grande beauté; mais elle est d'une dévotion outrée; et si j'ai, comme tout le monde, rendu justice à ses charmes, je n'ai jamais eu la tête troublée pour cette blonde un peu fadasse, dit-il en souriant à la sous-préfète (la sous-préfète était une brune piquante, selon la vieille expression du dernier siècle). D'où venez-vous, mon cher monsieur Bongrand? Tout le monde sait que mon père est seigneur suzerain de quarante-huit mille livres de rente en terres groupées autour de son château du Rouvre, et tout le monde me connaît quarante-huit mille raisons perpétuelles et foncières pour ne pas aimer la pupille du Parquet. Si j'épousais une fille de rien, ces dames me prendraient pour un grand sot.

— Vous n'avez jamais tourmenté votre père au sujet d'Ursule?

— Jamais.

— Vous l'entendez, monsieur le procureur du roi? dit le juge de paix à ce magistrat qui les avait écoutés et qu'il emmena dans une embrasure où ils restèrent environ un quart d'heure à causer.

Une heure après, le juge de paix, de retour à Nemours chez Ursule, envoyait la Bougival chercher Minoret qui vint aussitôt.

— Mademoiselle... dit Bongrand à Minoret en le voyant entrer.

— Accepte? dit Minoret en interrompant.

— Non, pas encore, répondit le juge en touchant à ses lunettes, elle a eu des scrupules sur l'état de votre fils; car elle a été bien maltraitée à propos d'une passion semblable, et connaît le prix de la tranquillité. Pouvez-vous lui jurer que votre fils est fou d'amour, et que vous n'avez pas d'autre intention que celle de préserver notre chère Ursule de quelques nouvelles goupilleries?

— Oh! je le jure, fit Minoret.

— Halte là, papa Minoret! dit le juge de paix en sortant une de ses mains du gousset de son pantalon pour frapper sur l'épaule de Minoret qui tressaillit. Ne faites pas si légèrement un faux serment.

— Un faux serment?

— Il est entre vous et votre fils, qui vient de jurer à Fontainebleau, chez le sous-préfet, en présence de quatre personnes et du procureur du roi, que jamais il n'avait songé à sa cousine Ursule Mirouët. Vous avez donc d'autres raisons pour lui offrir un si énorme capital? J'ai vu que vous aviez avancé des faits hasardés, je suis allé moi-même à Fontainebleau.

Minoret resta tout ébahi de sa propre sottise.

— Mais il n'y a pas de mal, monsieur Bongrand, à offrir à une parente de rendre possible un mariage qui paraît devoir faire son bonheur, et de chercher des prétextes pour vaincre sa modestie.

Minoret, à qui son danger venait de conseiller une excuse presque admissible, s'essuya le front où se voyaient de grosses goutte de sueur.

— Vous connaissez les motifs de mon refus, lui répondit Ursule je vous prie de ne plus revenir ici. Sans que monsieur de Portenduère m'ait confié ses raisons, il a pour vous des sentiments de mépris, de haine même qui me défendent de vous recevoir. Mon bonheur est toute ma fortune, je ne rougis pas de l'avouer; je ne veux donc point le compromettre, car monsieur de Portenduère n'attend plus que l'époque de ma majorité pour m'épouser.

— Le proverbe Monnaie fait tout est bien menteur, dit le gros et grand Minoret en regardant le juge de paix dont les yeux observateurs le gênaient beaucoup.

Il se leva, sortit, mais dehors il trouva l'atmosphère aussi lourde que dans la petite salle.

— Il faut pourtant que cela finisse, se dit-il en revenant chez lui.

— Votre inscription, ma petite? dit le juge de paix assez étonné de la tranquillité d'Ursule après un événement si bizarre.

En apportant son inscription et celle de la Bougival, Ursule trouva le juge de paix qui se promenait à grands pas.

— Vous n'avez aucune idée sur le but de la démarche de ce gros butor? dit-il.

— Aucune que je puisse dire, répondit-elle.

Monsieur Bongrand la regarda d'un air surpris.

— Nous avons alors la même idée, répondit-il. Tenez, gardez les numéros de ces deux inscriptions en cas que je les perde: il faut toujours avoir ce soin-là.

Bongrand écrivit alors lui-même sur une carte le numéro de l'inscription d'Ursule et celui de la nourrice.

— Adieu, mon enfant; je serai deux jours absent, mais j'arriverai le troisième pour mon audience.

Cette nuit même, Ursule eut une apparition qui se fit d'une façon étrange. Il lui sembla que son lit était dans le cimetière de Nemours, et que la fosse de son oncle se trouvait au bas de son lit. La pierre blanche où elle lut l'inscription tumulaire lui causa le plus violent éblouissement en s'ouvrant comme la couverture oblongue d'un album. Elle jeta des cris perçants, mais le spectre du docteur se dressa lentement. Elle vit d'abord la tête jaune et les cheveux blancs qui brillaient environnés par une espèce d'auréole. Sous le front nu les yeux étaient comme deux rayons, et il se levait, comme attiré par une force supérieure. Ursule tremblait horriblement dans son enveloppe corporelle, sa chair était comme un vêtement brûlant, et il y avait, dit-elle plus tard, comme une autre elle-même qui s'agitait au dedans. — Grâce, dit-elle, mon parrain! — Grâce! il n'est plus temps, dit-il d'une voix de mort selon l'inexplicable expression de la pauvre fille en racontant ce nouveau rêve au curé Chaperon. Il a été averti, il n'a pas tenu compte des avis. Les jours de son fils sont comptés. S'il n'a pas tout avoué, tout restitué dans quelque temps, il pleurera son fils, qui va mourir d'une mort horrible et violente. Qu'il le sache! Le spectre montra une rangée de chiffres qui scintillèrent sur la muraille comme s'ils eussent été écrits avec du feu, et dit: — Voilà son arrêt! Quand son oncle se recoucha dans sa tombe, Ursule entendit le bruit de la pierre qui retombait, puis dans le lointain un bruit étrange de chevaux et de cris d'hommes.

Le lendemain, Ursule se trouva sans force. Elle ne put se lever, tant ce rêve l'avait accablée. Elle pria sa nourrice d'aller aussitôt chez l'abbé Chaperon et de le ramener. Le bonhomme vint après avoir dit sa messe; mais il ne fut point surpris du récit d'Ursule: il tenait la spoliation pour vraie, et ne cherchait plus à s'expliquer la vie anormale de sa chère petite rêveuse. Il quitta promptement Ursule et courut chez Minoret.

— Mon Dieu, monsieur le curé, dit Zélie au prêtre, le caractère de mon mari s'est aigri, je ne sais ce qu'il a. Jusqu'à présent c'était un enfant; mais depuis deux mois il n'est plus reconnaissable. Pour s'être emporté jusqu'à me frapper, moi qui suis si douce! il faut que cet homme-là soit changé du tout au tout. Vous le trouverez dans les roches, il y passe sa vie! A quoi faire?

Malgré la chaleur, on était alors en septembre 1836, le prêtre passa le canal et prit par un sentier en apercevant Minoret au bas d'une des roches.

— Vous êtes bien tourmenté, monsieur Minoret, dit le prêtre en se montrant au coupable. Vous m'appartenez, car vous souffrez. Malheureusement, je viens sans doute augmenter vos appréhensions. Ursule a eu cette nuit un rêve terrible. Votre oncle a soulevé la pierre de sa tombe pour prophétiser des malheurs dans votre famille. Je ne viens certes pas vous faire peur, mais vous devez savoir si ce qu'il a dit...

— En vérité, monsieur le curé, je ne puis être tranquille nulle part, pas même sur ces roches... Je ne veux rien savoir de ce qui se passe dans l'autre monde.

— Je me retire, monsieur, je n'ai pas fait ce chemin par la chaleur pour mon plaisir, dit le prêtre en s'essuyant le front.

— Eh! bien, qu'a-t-il dit, le bonhomme? demanda Minoret.

— Vous êtes menacé de perdre votre fils. S'il a raconté des choses que vous seul saviez, c'est à faire frémir pour les choses que nous ne savons pas. Restituez, mon cher monsieur, restituez! Ne vous damnez pas pour un peu d'or.

— Mais restituer quoi?

— La fortune que le docteur destinait à Ursule. Vous avez pris ces trois inscriptions, je le sais maintenant. Vous avez commencé par persécuter la pauvre fille, et vous finissez par lui offrir une fortune; vous tombez dans le mensonge, vous vous entortillez dans ses dédales et vous y faites des faux pas à tout moment. Vous êtes maladroit, vous avez été mal servi par votre complice Goupil qui se rit de vous. Dépêchez-vous, car vous êtes observé par des gens spirituels et perspicaces, par les amis d'Ursule. Restituez! et si vous ne sauvez pas votre fils, qui peut-être n'est pas menacé, vous sauverez votre âme, vous sauverez votre honneur. Est-ce dans une société constituée comme la nôtre, est-ce dans une petite ville où vous avez tous les yeux les uns sur les autres, et où tout se devine quand tout ne se sait pas, que vous pourrez celer une fortune mal acquise? Allons, mon cher enfant, un homme innocent ne me laisserait pas parler si long-temps.

— Allez au diable! s'écria Minoret, je ne sais pas ce que vous avez tous après moi. J'aime mieux ces pierres, elles me laissent tranquille.

— Adieu, vous avez été prévenu par moi, mon cher monsieur, sans que, ni la pauvre enfant ni moi, nous ayons dit un seul mot à qui que ce soit au monde. Mais prenez garde!.. il est un homme qui a les yeux sur vous. Dieu vous prenne en pitié!

Le curé s'éloigna, puis à quelques pas il se retourna pour regarder encore Minoret. Minoret se tenait la tête entre les mains, car sa tête le gênait. Minoret était un peu fou. D'abord, il avait gardé les trois inscriptions, il ne savait qu'en faire, il n'osait aller les toucher lui-même, il avait peur qu'on ne le remarquât; il ne voulait pas les vendre, et cherchait un moyen de les transférer. Il faisait, lui! des romans d'affaires dont le dénoûment était toujours la transmission des maudites inscriptions. Dans cette horrible situation, il pensa néanmoins à tout avouer à sa femme afin d'avoir un conseil. Zélie, qui avait si bien mené sa barque, saura le retirer de ce pas difficile. Les rentes trois pour cent étaient alors à quatre-vingts francs, il s'agissait, avec les arrérages, d'une restitution de près d'un million! Rendre un million, sans qu'il y ait contre nous aucune preuve qui dise qu'on l'a pris?.. ceci n'était pas une petite affaire. Aussi Minoret demeura-t-il pendant le mois de septembre et une partie de celui d'octobre en proie à ses remords, à ses irrésolutions. Au grand étonnement de toute la ville, il maigrit.

Une circonstance affreuse hâta la confidence que Minoret voulait faire à Zélie: l'épée de Damoclès se remua sur leurs têtes. Vers le milieu du mois d'octobre, monsieur et madame Minoret reçurent de leur fils Désiré la lettre suivante:

«Ma chère mère, si je ne suis pas venu vous voir depuis les vacances, c'est que d'abord j'étais de service en l'absence de monsieur le procureur du roi, puis je savais que monsieur de Portenduère attendait mon séjour à Nemours pour m'y chercher querelle. Lassé peut-être de voir une vengeance qu'il veut tirer de notre famille toujours remise, le vicomte est venu à Fontainebleau, où il avait donné rendez-vous à l'un de ses amis de Paris, après s'être assuré du concours du vicomte de Soulanges, chef d'escadron des hussards que nous avons en garnison. Il s'est présenté très-poliment chez moi, accompagné de ces deux messieurs, et m'a dit que mon père était indubitablement l'auteur des persécutions infâmes exercées sur Ursule Mirouët, sa future; il m'en a donné les preuves en m'expliquant les aveux de Goupil devant témoins, et la conduite de mon père, qui d'abord s'était refusé à exécuter les promesses faites à Goupil pour le récompenser de ses perfides inventions, et qui, après lui avoir fourni les fonds pour traiter de la charge d'huissier à Nemours, avait par peur offert sa garantie à monsieur Dionis pour le prix de son Étude, et enfin établi Goupil. Le vicomte, ne pouvant se battre avec un homme de soixante-sept ans, et voulant absolument venger les injures faites à Ursule, me demanda formellement une réparation. Son parti, pris et médité dans le silence, était inébranlable. Si je refusais le duel, il avait résolu de me rencontrer dans un salon en face des personnes à l'estime desquelles je tenais le plus, à m'y insulter si gravement que je devrais alors me battre, ou que ma carrière serait finie. En France, un lâche est unanimement repoussé. D'ailleurs ses motifs pour exiger une réparation seraient expliqués par des hommes honorables. Il s'est dit fâché d'en venir à de pareilles extrémités. Selon ses témoins, le plus sage à moi serait de régler une rencontre comme des gens d'honneur en avaient l'habitude, afin que la querelle n'eût pas Ursule Mirouët pour motif. Enfin, pour éviter tout scandale en France, nous pouvions faire avec nos témoins un voyage sur la frontière la plus rapprochée. Les choses s'arrangeraient ainsi pour le mieux. Son nom, a-t-il dit, valait dix fois ma fortune, et son bonheur à venir lui faisait risquer plus que je ne risquais dans ce combat, qui serait mortel. Il m'a engagé à choisir mes témoins et à faire décider ces questions. Mes témoins choisis se sont réunis aux siens hier, et ils ont à l'unanimité décidé que je devais une réparation. Dans huit jours donc, je partirai pour Genève avec deux de mes amis. Monsieur de Portenduère, monsieur de Soulanges et monsieur de Trailles y vont de leur côté. Nous nous battrons au pistolet; toutes les conditions du duel sont arrêtées: nous tirerons chacun trois fois; et après, quoi qu'il arrive, tout sera fini. Pour ne pas ébruiter une si sale affaire, car je suis dans l'impossibilité de justifier la conduite de mon père, je vous écris au dernier moment. Je ne veux pas vous aller voir à cause des violences auxquelles vous pourriez vous abandonner et qui ne seraient point convenables. Pour faire mon chemin dans le monde, je dois en suivre les lois; et là où le fils d'un vicomte a dix raisons pour se battre, il y en a cent pour le fils d'un maître de poste. Je passerai de nuit à Nemours, et vous y ferai mes adieux.»

Cette lettre lue, il y eut entre Zélie et Minoret une scène qui se termina par les aveux du vol, de toutes les circonstances qui s'y rattachaient et des étranges scènes auxquelles il donnait lieu partout, même dans le monde des rêves. Le million fascina Zélie tout autant qu'il avait fasciné Minoret.

— Tiens-toi tranquille ici, dit Zélie à son mari sans lui faire la moindre remontrance sur ses sottises, je me charge de tout. Nous garderons l'argent, et Désiré ne se battra pas.

Madame Minoret mit son châle et son chapeau, courut avec la lettre de son fils chez Ursule, et la trouva seule, car il était environ midi. Malgré son assurance, Zélie Minoret fut saisie par le regard froid que l'orpheline jeta; mais elle se gourmanda pour ainsi dire de sa couardise et prit un ton dégagé.

— Tenez, mademoiselle Mirouët, faites-moi le plaisir de lire la lettre que voici, et dites-moi ce que vous en pensez? cria-t-elle en tendant à Ursule la lettre du substitut.

Ursule éprouva mille sentiments contraires à la lecture de cette lettre, qui lui apprenait combien elle était aimée, quel soin Savinien avait de l'honneur de celle qu'il prenait pour femme; mais elle avait à la fois trop de religion et trop de charité pour vouloir être la cause de la mort ou des souffrances de son plus cruel ennemi.

— Je vous promets, madame, d'empêcher ce duel, et vous pouvez être tranquille; mais je vous prie de me laisser cette lettre.

— Voyons, mon petit ange, ne pouvons-nous pas faire mieux? Écoutez-moi bien. Nous avons réuni quarante-huit mille livres de rente autour du Rouvre, un vrai château royal; de plus, nous pouvons donner à Désiré vingt-quatre mille livres de rente sur le Grand-Livre, en tout soixante-douze mille francs par an. Vous conviendrez qu'il n'y a pas beaucoup de partis qui puissent lutter avec lui. Vous êtes une petite ambitieuse, et vous avez raison, dit Zélie en apercevant le geste de dénégation vive que fit Ursule. Je viens vous demander votre main pour Désiré; vous porterez le nom de votre parrain, ce sera l'honorer. Désiré, comme vous l'avez pu voir, est un joli garçon; il est très-bien vu à Fontainebleau, le voilà bientôt procureur du roi. Vous êtes une enjôleuse, vous le ferez venir à Paris. A Paris, nous vous donnerons un bel hôtel, vous brillerez, vous y jouerez un rôle, car avec soixante-douze mille francs de rente et les appointements d'une place, vous et Désiré vous serez de la plus haute société. Consultez vos amis, et vous verrez ce qu'ils vous diront.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 kasım 2017
Hacim:
730 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain