Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», sayfa 14

Yazı tipi:

— Comme elle s'est préparée! dit Rastignac à Marsay. Quelle toilette de vierge, quelle grâce de cygne dans son col de neige, quels regards de Madone inviolée, quelle robe blanche, quelle ceinture de petite fille! Qui dirait que tu as passé par là?

— Mais elle est ainsi par cela même, répondit de Marsay d'un air de triomphe.

Les deux jeunes gens échangèrent un sourire. Madame de Maufrigneuse surprit ce sourire et devina le discours. Elle lança aux deux roués une de ces œillades que les Françaises ne connaissaient pas avant la paix, et qui ont été importées par les Anglaises avec les formes de leur argenterie, leurs harnais, leurs chevaux et leurs piles de glace britannique qui rafraîchissent un salon quand il s'y trouve une certaine quantité de ladies. Les deux jeunes gens devinrent sérieux comme des commis qui attendent une gratification au bout de la remontrance que leur fait un directeur. En s'amourachant de Victurnien, la duchesse s'était résolue à jouer ce rôle d'Agnès romantique, que plusieurs femmes imitèrent pour le malheur de la jeunesse d'aujourd'hui. Madame de Maufrigneuse venait de s'improviser ange, comme elle méditait de tourner à la littérature et à la science vers quarante ans au lieu de tourner à la dévotion. Elle tenait à ne ressembler à personne. Elle se créait des rôles et des robes, des bonnets et des opinions, des toilettes et des façons d'agir originales. Après son mariage, quand elle était encore quasi jeune fille, elle avait joué la femme instruite et presque perverse: elle s'était permis des reparties compromettantes auprès des gens superficiels, mais qui prouvaient son ignorance aux vrais connaisseurs. Comme l'époque de ce mariage lui défendait de dérober à la connaissance des temps la moindre petite année, et qu'elle atteignait à l'âge de vingt-six ans, elle avait inventé de se faire immaculée. Elle paraissait à peine tenir à la terre, elle agitait ses grandes manches, comme si c'eût été des ailes. Son regard prenait la fuite au ciel à propos d'un mot, d'une idée, d'un regard un peu trop vifs. La madone de Piola, ce grand peintre génois, assassiné par jalousie au moment où il était en train de donner une seconde édition de Raphaël, cette madone la plus chaste de toutes et qui se voit à peine sous sa vitre dans une petite rue de Gênes, cette céleste madone était une Messaline, comparée à la duchesse de Maufrigneuse. Les femmes se demandaient comment la jeune étourdie était devenue, en une seule toilette, la séraphique beauté voilée qui semblait, suivant une expression à la mode, avoir une âme blanche comme la dernière tombée de neige sur la plus haute des Alpes, comment elle avait si promptement résolu le problème jésuitique de si bien montrer une gorge plus blanche que son âme en la cachant sous la gaze; comment elle pouvait être si immatérielle en coulant son regard d'une façon si assassine. Elle avait l'air de promettre mille voluptés par ce coup d'œil presque lascif quand, par un soupir ascétique plein d'espérance pour une meilleure vie, sa bouche paraissait dire qu'elle n'en réaliserait aucune. Des jeunes gens naïfs, il y en avait quelques-uns à cette époque dans la Garde Royale, se demandaient si, même dans les dernières intimités, on tuteyait cette espèce de Dame Blanche, vapeur sidérale tombée de la Voie Lactée. Ce système, qui triompha pendant quelques années, fut très-profitable aux femmes qui avaient leur élégante poitrine doublée d'une philosophie forte, et qui couvraient de grandes exigences sous ces petites manières de sacristie. Pas une de ces créatures célestes n'ignorait ce que pouvait leur rapporter en bon amour l'envie qui prenait à tout homme bien né de les rappeler sur la terre. Cette mode leur permettait de rester dans leur empyrée semi-catholique et semi-ossianique; elles pouvaient et voulaient ignorer tous les détails vulgaires de la vie, ce qui accommodait bien des questions. L'application de ce système deviné par de Marsay explique son dernier mot à Rastignac, qu'il vit presque jaloux de Victurnien.

— Mon petit, lui dit-il, reste où tu es: notre Nucingen te fera ta fortune, tandis que la duchesse te ruinerait: c'est une femme trop chère.

Rastignac laissa partir de Marsay sans en demander davantage: il savait son Paris. Il savait que la plus précieuse, la plus noble, que la femme la plus désintéressée du monde, à qui l'on ne saurait faire accepter autre chose qu'un bouquet, devient aussi dangereuse pour un jeune homme que les filles d'Opéra d'autrefois. En effet, il n'y a plus de filles d'Opéra, elles sont passées à l'état mythologique. Les mœurs actuelles des théâtres ont fait des danseuses et des actrices quelque chose d'amusant comme une déclaration des Droits de la Femme, des poupées qui se promènent le matin en mères de famille vertueuses et respectables, avant de montrer leurs jambes le soir en pantalon collant dans un rôle d'homme. Du fond de son cabinet de province, le bon Chesnel avait bien deviné l'un des écueils sur lesquels le jeune comte pouvait se briser. La poétique auréole chaussée par madame de Maufrigneuse éblouit Victurnien qui fut cadenassé dans la première heure, attaché à cette ceinture de petite fille, accroché à ces boucles tournées par la main des fées. L'enfant déjà si corrompu crut à ce fatras de virginités en mousseline, à cette suave expression délibérée comme une loi dans les deux Chambres. Ne suffit-il pas que celui qui doit croire aux mensonges d'une femme y croie? Le reste du monde a la valeur des personnages d'une tapisserie pour deux amants. La duchesse était, sans compliment, une des dix plus jolies femmes de Paris, avouées, reconnues. Vous savez qu'il y a dans le monde amoureux autant de plus jolies femmes de Paris, que de plus beaux livres de l'époque dans la littérature. A l'âge de Victurnien, la conversation qu'il eut avec la duchesse peut se soutenir sans trop de fatigue. Assez jeune et assez peu au fait de la vie parisienne, il n'eut pas besoin d'être sur ses gardes, ni de veiller sur ses moindres mots et sur ses regards. Ce sentimentalisme religieux, qui se traduit chez chaque interlocuteur en arrière-pensées très-drôlatiques, exclut la douce familiarité, l'abandon spirituel des anciennes causeries françaises: on s'y aime entre deux nuages. Victurnien avait précisément assez d'innocence départementale pour demeurer dans une extase fort convenable et non jouée qui plut à la duchesse, car les femmes ne sont pas plus les dupes des comédies que jouent les hommes que des leurs. Madame de Maufrigneuse estima, non sans effroi, l'erreur du jeune comte à six bons mois d'amour pur. Elle était si délicieuse à voir en colombe, étouffant la lueur de ses regards sous les franges dorées de ses cils, que la marquise d'Espard, en venant lui dire adieu, commença par lui souffler: «Bien! très-bien! ma chère!» à l'oreille. Puis la belle marquise laissa sa rivale voyager sur la carte moderne du pays de Tendre, qui n'est pas une conception aussi ridicule que le pensent quelques personnes. Cette carte se regrave de siècle en siècle avec d'autres noms et mène toujours à la même capitale. En une heure de tête à tête public, dans un coin, sur un divan, la duchesse amena d'Esgrignon aux générosités scipionesques, aux dévouements amadisiens, aux abnégations du moyen âge qui commençait alors à montrer ses dagues, ses machicoulis, ses cottes, ses hauberts, ses souliers à la poulaine, et tout son romantique attirail de carton peint. Elle fut d'ailleurs admirable d'idées inexprimées, et fourrées dans le cœur de Victurnien comme des aiguilles dans une pelote, une à une, de façon distraite et discrète. Elle fut merveilleuse de réticences, charmante d'hypocrisie, prodigue de promesses subtiles qui fondaient à l'examen comme de la glace au soleil après avoir rafraîchi l'espoir, enfin très-perfide de désirs conçus et inspirés. Cette belle rencontre finit par le nœud coulant d'une invitation à venir la voir, passé avec ces manières chattemites que l'écriture imprimée ne peindra jamais.

— Vous m'oublierez! disait-elle, vous verrez tant de femmes empressées à vous faire la cour au lieu de vous éclairer... — Mais vous me reviendrez désabusé. — Viendrez-vous, auparavant?.. Non. Comme vous voudrez. — Moi je dis tout naïvement que vos visites me plairaient beaucoup. Les gens qui ont de l'âme sont si rares, et je vous en crois. — Allons, adieu, l'on finirait par causer de nous si nous causions davantage.

A la lettre, elle s'envola. Victurnien ne resta pas long-temps après le départ de la duchesse; mais il demeura cependant assez pour laisser deviner son ravissement par cette attitude des gens heureux, qui tient à la fois de la discrétion calme des inquisiteurs et de la béatitude concentrée des dévotes qui sortent absoutes du confessionnal.

— Madame de Maufrigneuse est allée au but assez lestement ce soir, dit la duchesse de Grandlieu, quand il n'y eut plus que six personnes dans le petit salon de mademoiselle des Touches: des Lupeaulx, un maître des requêtes en faveur auprès de la duchesse, Vandenesse, la vicomtesse de Grandlieu et madame de Sérisy.

— D'Esgrignon et Maufrigneuse sont deux noms qui devaient s'accrocher, répondit madame de Sérisy qui avait la prétention de dire des mots.

— Depuis quelques jours elle s'est mise au vert dans le platonisme, dit des Lupeaulx.

— Elle ruinera ce pauvre innocent, dit Charles de Vandenesse.

— Comment l'entendez-vous? demanda mademoiselle des Touches.

— Oh! moralement et financièrement, ça ne fait pas de doute, dit la vicomtesse en se levant.

Ce mot cruel eut de cruelles réalités pour le jeune comte d'Esgrignon. Le lendemain matin, il écrivit à sa tante une lettre où il lui peignit ses débuts dans le monde élevé du faubourg Saint-Germain sous les vives couleurs que jette le prisme de l'amour. Il expliqua l'accueil qu'il recevait partout, de manière à satisfaire l'orgueil de son père. Le marquis se fit lire deux fois cette longue lettre et se frotta les mains en entendant le récit du dîner donné par le vidame de Pamiers, une vieille connaissance à lui, et de la présentation de son fils à la duchesse; mais il se perdit en conjectures sans pouvoir comprendre la présence du fils cadet d'un juge, du sieur Blondet, qui avait été Accusateur Public pendant la Révolution. Il y eut fête ce soir-là dans le Cabinet des Antiques: on s'y entretint des succès du jeune comte. On fut si discret sur madame de Maufrigneuse que le Chevalier fut le seul homme à qui l'on se confia. Cette lettre était sans post-scriptum financier, sans la conclusion désagréable relative au nerf de la guerre que tout jeune homme ajoute en pareil cas. Mademoiselle Armande communiqua la lettre à Chesnel. Chesnel fut heureux sans élever la moindre objection. Il était clair, comme le disaient le Chevalier et le marquis, qu'un jeune homme aimé par la duchesse de Maufrigneuse allait être un des héros de la Cour, où, comme autrefois, on parvenait à tout par les femmes. Le jeune comte n'avait pas mal choisi. Les douairières racontèrent toutes les histoires galantes des Maufrigneuse depuis Louis XIII jusqu'à Louis XVI, elles firent grâce des règnes antérieurs; enfin elles furent enchantées. On loua beaucoup madame de Maufrigneuse de s'intéresser à Victurnien. Le cénacle du Cabinet des Antiques eût été digne d'être écouté par un auteur dramatique qui aurait voulu faire de la vraie comédie. Victurnien reçut des lettres charmantes de son père, de sa tante, du Chevalier qui se rappelait au souvenir du vidame, avec lequel il était allé à Spa, lors du voyage que fit, en 1778, une célèbre princesse hongroise. Chesnel écrivit aussi. Dans toutes les pages éclatait l'adulation à laquelle on avait habitué ce malheureux enfant. Mademoiselle Armande semblait être de moitié dans les plaisirs de madame de Maufrigneuse. Heureux de l'approbation de sa famille, le jeune comte entra vigoureusement dans le sentier périlleux et coûteux du dandysme. Il eut cinq chevaux, il fut modéré: de Marsay en avait quatorze. Il rendit au vidame, à de Marsay, à Rastignac, et même à Blondet le dîner reçu. Ce dîner coûta cinq cents francs. Le provincial fut fêté par ces messieurs, sur la même échelle, grandement. Il joua beaucoup, et malheureusement, au whist, le jeu à la mode. Il organisa son oisiveté de manière à être occupé. Victurnien alla tous les matins de midi à trois heures chez la duchesse; de là, il la retrouvait au bois de Boulogne, lui à cheval, elle en voiture. Si ces deux charmants partenaires faisaient quelques parties à cheval, elles avaient lieu par de belles matinées. Dans la soirée, le monde, les bals, les fêtes, les spectacles se partageaient les heures du jeune comte. Victurnien brillait partout, car partout il jetait les perles de son esprit, il jugeait par des mots profonds les hommes, les choses, les événements: vous eussiez dit d'un arbre à fruit qui ne donnait que des fleurs. Il mena cette lassante vie où l'on dissipe plus d'âme encore peut-être que d'argent, où s'enterrent les plus beaux talents, où meurent les plus incorruptibles probités, où s'amollissent les volontés les mieux trempées. La duchesse, cette créature si blanche, si frêle, si ange, se plaisait à la vie dissipée des garçons: elle aimait à voir les premières représentations, elle aimait le drôle, l'imprévu. Elle ne connaissait pas le cabaret: d'Esgrignon lui arrangea une charmante partie au Rocher de Cancale avec la société des aimables roués qu'elle pratiquait en les moralisant, et qui fut d'une gaieté, d'un spirituel, d'un amusant égal au prix du souper. Cette partie en amena d'autres. Néanmoins ce fut pour Victurnien une passion angélique. Oui, madame de Maufrigneuse restait un ange que les corruptions de la terre n'atteignait point: un ange aux Variétés devant ces farces à demi obscènes et populacières qui la faisaient rire, un ange au milieu du feu croisé des délicieuses plaisanteries et des chroniques scandaleuses qui se disaient aux parties fines, un ange pâmée au Vaudeville en loge grillée, un ange en remarquant les poses des danseuses de l'Opéra et les critiquant avec la science d'un vieillard du coin de la reine, un ange à la Porte-Saint-Martin, un ange aux petits théâtres du boulevard, un ange au bal masqué où elle s'amusait comme un écolier; un ange qui voulait que l'amour vécût de privations, d'héroïsme, de sacrifices, et qui faisait changer à d'Esgrignon un cheval dont la robe lui déplaisait, qui le voulait dans la tenue d'un lord anglais riche d'un million de rente. Elle était un ange au jeu. Certes aucune bourgeoise n'aurait su dire angéliquement comme elle à d'Esgrignon: Mettez au jeu pour moi! Elle était si divinement folle quand elle faisait une folie, que c'était à vendre son âme au diable pour entretenir cet ange dans le goût des joies terrestres.

Après son premier hiver, le jeune comte avait pris chez monsieur Cardot, qui se gardait bien d'user du droit de remontrance, la bagatelle de trente mille francs au delà de la somme envoyée par Chesnel. Un refus extrêmement poli du notaire à une nouvelle demande, apprit ce débet à Victurnien, qui se choqua d'autant plus du refus, qu'il avait perdu six mille francs au Club et qu'il les lui fallait pour y retourner. Après s'être formalisé du refus de maître Cardot, qui avait eu pour trente mille francs de confiance en lui, tout en écrivant à Chesnel, mais qui faisait sonner haut cette prétendue confiance devant le favori de la belle duchesse de Maufrigneuse, d'Esgrignon fut obligé de lui demander comment il devait s'y prendre, car il s'agissait d'une dette d'honneur.

— Tirez quelques lettres de change sur le banquier de votre père, portez-les à son correspondant qui les escomptera sans doute, puis écrivez à votre famille d'en remettre les fonds chez ce banquier.

Dans la détresse où il était, le jeune comte entendit une voix intérieure qui lui jeta le nom de du Croisier dont les dispositions envers l'aristocratie, aux genoux de laquelle il l'avait vu, lui étaient complétement inconnus. Il écrivit donc à ce banquier une lettre très-dégagée, par laquelle il lui apprenait qu'il tirait sur lui une lettre de change de dix mille francs, dont les fonds lui seraient remis au reçu de sa lettre par monsieur Chesnel ou par mademoiselle Armande d'Esgrignon. Puis il écrivit deux lettres attendrissantes à Chesnel et à sa tante. Quand il s'agit de se précipiter dans les abîmes, les jeunes gens font preuve d'une adresse, d'une habileté singulières, ils ont du bonheur. Victurnien trouva dans la matinée le nom, l'adresse des banquiers parisiens en relation avec du Croisier, les Keller que de Marsay lui indiqua. De Marsay savait tout à Paris. Les Keller remirent à d'Esgrignon sous escompte, sans mot dire, le montant de la lettre de change: ils devaient à du Croisier. Cette dette de jeu n'était rien en comparaison de l'état des choses au logis. Il pleuvait des mémoires chez Victurnien.

— Tiens! tu t'occupes de ça, dit un matin Rastignac à d'Esgrignon en riant. Tu les mets en ordre, mon cher. Je ne te croyais pas si bourgeois.

— Mon cher enfant, il faut bien y penser, j'en ai là pour vingt et quelques mille francs.

De Marsay qui venait chercher d'Esgrignon pour une course au clocher, sortit de sa poche un élégant petit portefeuille, y prit vingt mille francs, et les lui présenta.

— Voilà, dit-il, la meilleure manière de ne pas les perdre, je suis aujourd'hui doublement enchanté de les avoir gagnés hier à milord Dudley.

Cette grâce française séduisit au dernier point d'Esgrignon qui crut à l'amitié, qui ne paya point ses mémoires et se servit de cet argent pour ses plaisirs. De Marsay, suivant une expression de la langue des dandies, voyait avec un indicible plaisir d'Esgrignon s'enfonçant, il prenait plaisir à s'appuyer le bras sur son épaule avec toutes les chatteries de l'amitié pour y peser et le faire disparaître plus tôt, car il était jaloux de l'éclat avec lequel s'affichait la duchesse pour d'Esgrignon, quand elle avait réclamé le huis-clos pour lui. C'était, d'ailleurs, un de ces rudes goguenards qui se plaisent dans le mal comme les femmes turques dans le bain. Aussi, quand il eut remporté le prix de la course, et que les parieurs furent réunis chez un aubergiste où ils déjeunèrent, et où l'on trouva quelques bonnes bouteilles de vin, de Marsay dit-il en riant à d'Esgrignon: — Ces mémoires dont tu t'inquiètes ne sont certainement pas les tiens.

— Et s'en inquiéterait-il? répliqua Rastignac.

— Et à qui appartiendraient-ils donc, demanda d'Esgrignon.

— Tu ne connais donc pas la position de la duchesse? dit de Marsay en remontant à cheval.

— Non, répondit d'Esgrignon intrigué.

— Hé! bien, mon cher, repartit de Marsay, voici: trente mille francs chez Victorine, dix-huit mille francs chez Houbigant, un compte chez Herbault, chez Nattier, chez Nourtier, chez les petites Latour, en tout cent mille francs.

— Un ange, dit d'Esgrignon en levant les yeux au ciel.

— Voilà le compte de ses ailes, s'écria bouffonnement Rastignac.

— Elle doit tout cela, mon cher, répondit de Marsay, précisément parce qu'elle est un ange; mais nous avons tous rencontré des anges dans ces situations-là, dit-il en regardant Rastignac. Les femmes sont sublimes en ceci qu'elles n'entendent rien à l'argent, elles ne s'en mêlent pas, cela ne les regarde point; elles sont priées au banquet de la vie, selon le mot de je ne sais quel poète crevé à l'hôpital.

— Comment savez-vous cela, tandis que je ne le sais pas? répondit naïvement d'Esgrignon.

— Tu seras le dernier à le savoir, comme elle sera la dernière à apprendre que tu as des dettes.

— Je lui croyais cent mille livres de rente, dit d'Esgrignon.

— Son mari, reprit de Marsay, est séparé d'elle et vit à son régiment où il fait des économies, car il a quelques petites dettes aussi, notre cher duc! D'où venez-vous? Apprenez donc à faire, comme nous, les comptes de vos amis. Mademoiselle Diane (je l'ai aimée pour son nom!), Diane d'Uxelles s'est mariée avec soixante mille livres de rente à elle, sa maison est depuis huit ans montée sur un pied de deux cent mille livres de rente; il est clair qu'en ce moment, ses terres sont toutes hypothéquées au delà de leur valeur; il faudra quelque beau matin fondre la cloche, et l'ange sera mis en fuite par... faut-il le dire? par des huissiers qui auront l'impudeur de saisir un ange comme ils empoigneraient l'un de nous.

— Pauvre ange!

— Eh! mon cher, il en coûte fort cher de rester dans le Paradis parisien, il faut se blanchir le teint et les ailes tous les matins, dit Rastignac.

Comme il était passé par la tête de d'Esgrignon d'avouer ses embarras à sa chère Diane, il lui passa comme un frisson en pensant qu'il devait déjà soixante mille francs et qu'il avait pour dix mille francs de mémoires à venir. Il revint assez triste. Sa préoccupation mal déguisée fut remarquée par ses amis, qui se dirent à dîner: — Ce petit d'Esgrignon s'enfonce! il n'a pas le pied parisien, il se brûlera la cervelle. C'est un petit sot, etc.

Le jeune comte fut consolé promptement. Son valet de chambre lui remit deux lettres. D'abord une lettre de Chesnel, qui sentait le rance de la fidélité grondeuse et des phrases rubriquées de probité; il la respecta, la garda pour le soir. Puis une seconde lettre où il lut avec un plaisir infini les phrases cicéroniennes par lesquelles du Croisier, à genoux devant lui comme Sganarelle devant Géronte, le suppliait à l'avenir de lui épargner l'affront de faire déposer à l'avance l'argent des lettres de change qu'il daignerait tirer sur lui. Cette lettre finissait par une phrase qui ressemblait si bien à une caisse ouverte et pleine d'écus au service de la noble maison d'Esgrignon, que Victurnien fit le geste de Sganarelle, de Mascarille et de tous ceux qui sentent des démangeaisons de conscience au bout des doigts. En se sachant un crédit illimité chez les Keller, il décacheta gaiement la lettre de Chesnel; il s'attendait aux quatre pages pleines, à la remontrance débordant à pleins bords, il voyait déjà les mots habituels de prudence, honneur, esprit de conduite, etc., etc. Il eut le vertige en lisant ces mots:

«Monsieur le Comte,

»Il ne me reste, de toute ma fortune, que deux cent mille francs; je vous supplie de ne pas aller au delà, si vous faites l'honneur de les prendre au plus dévoué des serviteurs de votre famille et qui vous présente ses respects.

«Chesnel.»

— C'est un homme de Plutarque, se dit Victurnien en jetant la lettre sur sa table. Il éprouva du dépit, il se sentait petit devant tant de grandeur. — Allons, il faut se réformer, se dit-il.

Au lieu de dîner au Restaurant où il dépensait à chaque dîner, entre cinquante et soixante francs, il fit l'économie de dîner chez la duchesse de Maufrigneuse, à laquelle il raconta l'anecdote de la lettre.

— Je voudrais voir cet homme-là, dit-elle en faisant briller ses yeux comme deux étoiles fixes.

— Qu'en feriez-vous?

— Mais je le chargerais de mes affaires.

Diane était divinement mise, elle voulut faire honneur de sa toilette à Victurnien qui fut fasciné par la légèreté avec laquelle elle traitait ses affaires, ou plus exactement ses dettes. Le joli couple alla aux Italiens. Jamais cette belle et séduisante femme ne parut plus séraphique ni plus éthérée. Personne dans la salle n'aurait pu croire aux dettes dont le chiffre avait été donné le matin même par de Marsay à d'Esgrignon. Aucun des soucis de la terre n'atteignait à ce front sublime, plein des fiertés féminines les mieux situées. Chez elle, un air rêveur semblait être le reflet de l'amour terrestre noblement étouffé. La plupart des hommes pariaient que le beau Victurnien en était pour ses frais, contre des femmes sûres de la défaite de leur rivale, et qui l'admiraient comme Michel-Ange admirait Raphaël, in petto! Victurnien aimait Diane, selon celle-ci, à cause de ses cheveux, car elle avait la plus belle chevelure blonde de France; selon celle-là, son principal mérite était sa blancheur, car elle n'était pas bien faite, mais bien habillée; selon d'autres, d'Esgrignon l'aimait pour son pied, la seule chose qu'elle eût de bien; elle avait la figure plate. Mais ce qui peint étonnamment les mœurs actuelles de Paris: d'un côté, les hommes disaient que la duchesse fournissait au luxe de Victurnien; de l'autre, les femmes donnaient à entendre que Victurnien payait, comme disait Rastignac, les ailes de cet ange. En revenant, Victurnien, à qui les dettes de la duchesse pesaient bien plus que les siennes, eut vingt fois sur les lèvres une interrogation pour entamer ce chapitre; mais vingt fois elle expira devant l'attitude de cette créature divine à la lueur des lanternes de son coupé, séduisante de ces voluptés qui, chez elle, semblaient toujours arrachées violemment à sa pureté de madone. La duchesse ne commettait pas la faute de parler de sa vertu, ni de son état d'ange, comme les femmes de province qui l'ont imitée; elle était bien plus habile, elle y faisait penser celui pour qui elle commettait de si grands sacrifices. Elle donnait, après six mois, l'air d'un péché capital au plus innocent baisement de main, elle pratiquait l'extorquement des bonnes grâces avec un art si consommé qu'il était impossible de ne pas la croire plus ange avant qu'après. Il n'y a que les Parisiennes assez fortes pour toujours donner un nouvel attrait à la lune et pour romantiser les étoiles, pour toujours rouler dans le même sac à charbon et en sortir toujours plus blanches. Là est le dernier degré de la civilisation intellectuelle et parisienne. Les femmes d'au-delà le Rhin ou la Manche croient à ces sornettes quand elles les débitent; tandis que les Parisiennes y font croire leurs amants pour les rendre plus heureux en flattant toutes leur vanités temporelles et spirituelles. Quelques personnes ont voulu diminuer le mérite de la duchesse, en prétendant qu'elle était la première dupe de ses sortilèges. Infâme calomnie! La duchesse ne croyait à rien qu'à elle-même.

Au commencement de l'hiver, entre les années 1823 et 1824 Victurnien avait chez les Keller un débet de deux cent mille francs dont ni Chesnel, ni mademoiselle Armande ne savaient rien. Pour mieux cacher la source où il puisait, il s'était fait envoyer de temps à autre deux mille écus par Chesnel; il écrivit des lettres mensongères à son pauvre père et à sa tante qui vivaient heureux, abusés comme la plupart des gens heureux. Une seule personne était dans le secret de l'horrible catastrophe que l'entraînement fascinateur de la vie parisienne avait préparé à cette grande et noble famille. Du Croisier, en passant le soir devant le Cabinet des Antiques, se frottait les mains de joie, il espérait arriver à ses fins. Ses fins n'étaient plus la ruine mais le déshonneur de la maison d'Esgrignon, il avait alors l'instinct de sa vengeance, il la flairait! Enfin il en fut sûr dès qu'il sut au jeune comte des dettes sous le poids desquelles cette jeune âme devait succomber. Il commença par assassiner celui de ses ennemis qui lui était le plus antipathique, le vénérable Chesnel. Ce bon vieillard habitait rue du Bercail une maison à toits très-élevés, à petite cour pavée, le long des murs de laquelle montaient des rosiers jusqu'au premier étage. Derrière, était un jardinet de province, entouré de murs humides et sombres, divisé en plates-bandes par des bordures en buis. La porte, grise et proprette, avait cette barrière à claire-voie armée de sonnettes, qui dit autant que les panonceaux: ici respire un notaire. Il était cinq heures et demie du soir, moment où le vieillard digérait son dîner. Chesnel était dans son vieux fauteuil de cuir noir, devant son feu; il avait chaussé l'armure de carton peint, figurant une botte, avec laquelle il préservait ses jambes du feu. Le bonhomme avait l'habitude d'appuyer ses pieds sur la barre et de tisonner en digérant, il mangeait toujours trop: il aimait la bonne chère. Hélas! sans ce petit défaut, n'eût-il pas été plus parfait qu'il n'est permis à un homme de l'être? Il venait de prendre sa tasse de café, sa vieille gouvernante s'était retirée en emportant le plateau qui servait à cet usage depuis vingt ans; il attendait ses clercs avant de sortir pour aller faire sa partie; il pensait, ne demandez pas à qui ni à quoi? Rarement une journée s'écoulait sans qu'il se fût dit: Où est-il? que fait-il? Il le croyait en Italie avec la belle Maufrigneuse. Une des plus douces jouissances des hommes qui possèdent une fortune acquise et non transmise, est le souvenir des peines qu'elle a coûtées et l'avenir qu'ils donnent à leurs écus: ils jouissent à tous les temps du verbe. Aussi cet homme, dont les sentiments se résumaient par un attachement unique, avait-il de doubles jouissances en pensant que ses terres, si bien choisies, si bien cultivées, si péniblement achetées, grossiraient les domaines de la maison d'Esgrignon. A l'aise dans son vieux fauteuil, il se carrait dans ses espérances: il regardait tour à tour l'édifice élevé par ses pincettes avec des charbons ardents et l'édifice de la maison d'Esgrignon relevé par ses soins. Il s'applaudissait du sens qu'il avait donné à sa vie, en imaginant le jeune comte heureux. Chesnel ne manquait pas d'esprit, son âme n'agissait pas seule dans ce grand dévouement, il avait son orgueil, il ressemblait à ces nobles qui rebâtissent des piliers dans les cathédrales en y inscrivant leurs noms: il s'inscrivait dans la mémoire de la maison d'Esgrignon. On y parlerait du vieux Chesnel. En ce moment, sa vieille gouvernante entra en donnant les marques d'un effarouchement excessif.

— Est-ce le feu, Brigitte? dit Chesnel.

— C'est quelque chose comme ça, répondit-elle. Voici monsieur du Croisier qui veut vous parler...

— Monsieur du Croisier, répéta le vieillard si cruellement atteint jusqu'au cœur par la froide lame du soupçon qu'il laissa tomber ses pincettes. Monsieur du Croisier ici, pensa-t-il, notre ennemi capital!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
750 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain