Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», sayfa 38
Natalie, depuis ce jour à jamais terrible où je suis entré pour la première fois dans un cimetière en accompagnant les dépouilles de cette noble Henriette, que maintenant vous connaissez, le soleil a été moins chaud et moins lumineux, la nuit plus obscure, le mouvement moins prompt, la pensée plus lourde. Il est des personnes que nous ensevelissons dans la terre, mais il en est de plus particulièrement chéries qui ont eu notre cœur pour linceul, dont le souvenir se mêle chaque jour à nos palpitations; nous pensons à elles comme nous respirons, elles sont en nous par la douce loi d'une métempsycose propre à l'amour. Une âme est en mon âme. Quand quelque bien est fait par moi, quand une belle parole est dite, cette âme parle, elle agit; tout ce que je puis avoir de bon émane de cette tombe, comme d'un lys les parfums qui embaument l'atmosphère. La raillerie, le mal, tout ce que vous blâmez en moi vient de moi-même. Maintenant, quand mes yeux sont obscurcis par un nuage et se reportent vers le ciel, après avoir long-temps contemplé la terre, quand ma bouche est muette à vos paroles et à vos soins, ne me demandez plus: —A quoi pensez-vous?
Chère Natalie, j'ai cessé d'écrire pendant quelque temps, ces souvenirs m'avaient trop ému. Maintenant je vous dois le récit des événements qui suivirent cette catastrophe, et qui veulent peu de paroles. Lorsqu'une vie ne se compose que d'action et de mouvement, tout est bientôt dit; mais quand elle s'est passée dans les régions les plus élevées de l'âme, son histoire est diffuse. La lettre d'Henriette faisait briller un espoir à mes yeux. Dans ce grand naufrage, j'apercevais une île où je pouvais aborder. Vivre à Clochegourde auprès de Madeleine en lui consacrant ma vie était une destinée où se satisfaisaient toutes les idées dont mon cœur était agité; mais il fallait connaître les véritables pensées de Madeleine. Je devais faire mes adieux au comte; j'allai donc à Clochegourde le voir, et je le rencontrai sur la terrasse. Nous nous promenâmes pendant long-temps. D'abord il me parla de la comtesse en homme qui connaissait l'étendue de sa perte, et tout le dommage qu'elle causait à sa vie intérieure. Mais, après le premier cri de sa douleur, il se montra plus préoccupé de l'avenir que du présent. Il craignait sa fille, qui n'avait pas, me dit-il, la douceur de sa mère. Le caractère ferme de Madeleine, chez laquelle je ne sais quoi d'héroïque se mêlait aux qualités gracieuses de sa mère, épouvantait ce vieillard accoutumé aux tendresses d'Henriette, et qui pressentait une volonté que rien ne devait plier. Mais ce qui pouvait le consoler de cette perte irréparable était la certitude de bientôt rejoindre sa femme: les agitations et les chagrins de ces derniers jours avaient augmenté son état maladif, et réveillé ses anciennes douleurs; le combat qui se préparait entre son autorité de père et celle de sa fille, qui devenait maîtresse de maison, allait lui faire finir ses jours dans l'amertume; car là où il avait pu lutter avec sa femme, il devait toujours céder à son enfant. D'ailleurs son fils s'en irait, sa fille se marierait; quel gendre aurait-il? Quoiqu'il parlât de mourir promptement, il se sentait seul, sans sympathies pour long-temps encore.
Pendant cette heure où il ne parla que de lui-même en me demandant mon amitié au nom de sa femme, il acheva de me dessiner complétement la grande figure de l'Émigré, l'un des types les plus imposants de notre époque. Il était en apparence faible et cassé, mais la vie semblait devoir persister en lui, précisément à cause de ses mœurs sobres et de ses occupations champêtres. Au moment où j'écris il vit encore. Quoique Madeleine pût nous apercevoir allant le long de la terrasse, elle ne descendit pas; elle s'avança sur le perron et rentra dans la maison à plusieurs reprises, afin de me marquer son mépris. Je saisis le moment où elle vint sur le perron, je priai le comte de monter au château; j'avais à parler à Madeleine, je prétextai une dernière volonté que la comtesse m'avait confiée, je n'avais plus que ce moyen de la voir, le comte l'alla chercher et nous laissa seuls sur la terrasse.
— Chère Madeleine, lui dis-je, si je dois vous parler, n'est-ce pas ici où votre mère m'écouta quand elle eut à se plaindre moins de moi que des événements de la vie. Je connais vos pensées, mais ne me condamnez-vous pas sans connaître les faits? Ma vie et mon bonheur sont attachés à ces lieux, vous le savez, et vous m'en bannissez par la froideur que vous faites succéder à l'amitié fraternelle qui nous unissait, et que la mort a resserrée par le lien d'une même douleur. Chère Madeleine, vous pour qui je donnerais à l'instant ma vie sans aucun espoir de récompense, sans que vous le sachiez même, tant nous aimons les enfants de celles qui nous ont protégés dans la vie; vous ignorez le projet caressé par votre adorable mère pendant ces sept années, et qui modifierait sans doute vos sentiments; mais je ne veux point de ces avantages. Tout ce que j'implore de vous, c'est de ne pas m'ôter le droit de venir respirer l'air de cette terrasse, et d'attendre que le temps ait changé vos idées sur la vie sociale; en ce moment je me garderais bien de les heurter; je respecte une douleur qui vous égare, car elle m'ôte à moi-même la faculté de juger sainement les circonstances dans lesquelles je me trouve. La sainte qui veille en ce moment sur nous approuvera la réserve dans laquelle je me tiens en vous priant seulement de demeurer neutre entre vos sentiments et moi. Je vous aime trop malgré l'aversion que vous me témoignez pour expliquer au comte un plan qu'il embrasserait avec ardeur. Soyez libre. Plus tard, songez que vous ne connaîtrez personne au monde mieux que vous ne me connaissez, que nul homme n'aura dans le cœur des sentiments plus dévoués...
Jusque-là Madeleine m'avait écouté les yeux baissés, mais elle m'arrêta par un geste.
— Monsieur, dit-elle d'une voix tremblante d'émotion, je connais aussi toutes vos pensées; mais je ne changerai point de sentiments à votre égard, et j'aimerais mieux me jeter dans l'Indre que de me lier à vous. Je ne vous parlerai pas de moi; mais si le nom de ma mère conserve encore quelque puissance sur vous, c'est en son nom que je vous prie de ne jamais venir à Clochegourde tant que j'y serai. Votre aspect seul me cause un trouble que je ne puis exprimer, et que je ne surmonterai jamais.
Elle me salua par un mouvement plein de dignité, et remonta vers Clochegourde, sans se retourner, impassible comme l'avait été sa mère un seul jour, mais impitoyable. L'œil clairvoyant de cette jeune fille avait, quoique tardivement, tout deviné dans le cœur de sa mère, et peut-être sa haine contre un homme qui lui semblait funeste s'était-elle augmentée de quelques regrets sur son innocente complicité. Là tout était abîme. Madeleine me haïssait, sans vouloir s'expliquer si j'étais la cause ou la victime de ces malheurs: elle nous eût haïs peut-être également, sa mère et moi, si nous avions été heureux. Ainsi tout était détruit dans le bel édifice de mon bonheur. Seul, je devais savoir en son entier la vie de cette grande femme inconnue, seul j'étais dans le secret de ses sentiments, seul j'avais parcouru son âme dans toute son étendue; ni sa mère, ni son père, ni son mari, ni ses enfants ne l'avaient connue. Chose étrange! Je fouille ce monceau de cendres et prends plaisir à les étaler devant vous, nous pouvons tous y trouver quelque chose de nos plus chères fortunes. Combien de familles ont aussi leur Henriette! combien de nobles êtres quittent la terre sans avoir rencontré un historien intelligent qui ait sondé leurs cœurs, qui en ait mesuré la profondeur et l'étendue! Ceci est la vie humaine dans toute sa vérité: souvent les mères ne connaissent pas plus leurs enfants que leurs enfants ne les connaissent; il en est ainsi des époux, des amants et des frères! Savais-je, moi, qu'un jour, sur le cercueil même de mon père, je plaiderais avec Charles de Vandenesse, avec mon frère à l'avancement de qui j'ai tant contribué? Mon Dieu! combien d'enseignements dans la plus simple histoire. Quand Madeleine eut disparu par la porte du perron, je revins le cœur brisé, dire adieu à mes hôtes, et je partis pour Paris en suivant la rive droite de l'Indre, par laquelle j'étais venu dans cette vallée pour la première fois. Je passai triste à travers le joli village de Pont-de-Ruan. Cependant j'étais riche, la vie politique me souriait, je n'étais plus le piéton fatigué de 1814. Dans ce temps-là, mon cœur était plein de désirs, aujourd'hui mes yeux étaient pleins de larmes; autrefois j'avais ma vie à remplir, aujourd'hui je la sentais déserte. J'étais bien jeune, j'avais vingt-neuf ans, mon cœur était déjà flétri. Quelques années avaient suffi pour dépouiller ce paysage de sa première magnificence et pour me dégoûter de la vie. Vous pouvez maintenant comprendre quelle fut mon émotion, lorsqu'en me retournant je vis Madeleine sur la terrasse.
Dominé par une impérieuse tristesse, je ne songeais plus au but de mon voyage. Lady Dudley était bien loin de ma pensée, que j'entrais dans sa cour sans le savoir. Une fois la sottise faite, il fallait la soutenir. J'avais chez elle des habitudes conjugales, je montai chagrin en songeant à tous les ennuis d'une rupture. Si vous avez bien compris le caractère et les manières de lady Dudley, vous imaginerez ma déconvenue, quand son majordome m'introduisit en habit de voyage dans un salon où je la trouvai pompeusement habillée, environnée de cinq personnes. Lord Dudley, l'un des vieux hommes d'état les plus considérables de l'Angleterre, se tenait debout devant la cheminée, gourmé, plein de morgue, froid, avec l'air railleur qu'il doit avoir au Parlement, il sourit en entendant mon nom. Les deux enfants d'Arabelle qui ressemblaient prodigieusement à de Marsay, l'un des fils naturels du vieux lord, et qui était là, sur la causeuse près de la marquise, se trouvaient près de leur mère. Arabelle en me voyant prit aussitôt un air hautain, fixa son regard sur ma casquette de voyage, comme si elle eût voulu me demander à chaque instant ce que je venais faire chez elle. Elle me toisa comme elle eût fait d'un gentilhomme campagnard qu'on lui aurait présenté. Quant à notre intimité, à cette passion éternelle, à ces serments de mourir si je cessais de l'aimer, à cette fantasmagorie d'Armide, tout avait disparu comme un rêve. Je n'avais jamais serré sa main, j'étais un étranger, elle ne me connaissait pas. Malgré le sang-froid diplomatique auquel je commençais à m'habituer, je fus surpris, et tout autre à ma place ne l'eût pas été moins. De Marsay souriait à ses bottes qu'il examinait avec une affectation singulière. J'eus bientôt pris mon parti. De toute autre femme, j'aurais accepté modestement une défaite; mais outré de voir debout l'héroïne qui voulait mourir d'amour, et qui s'était moquée de la morte, je résolus d'opposer l'impertinence à l'impertinence. Elle savait le désastre de lady Brandon: le lui rappeler, c'était lui donner un coup de poignard au cœur quoique l'arme dût s'y émousser.
— Madame, lui dis-je, vous me pardonnerez d'entrer chez vous si cavalièrement, quand vous saurez que j'arrive de Touraine, et que lady Brandon m'a chargé pour vous d'un message qui ne souffre aucun retard. Je craignis de vous trouver partie pour le Lancashire; mais, puisque vous restez à Paris, j'attendrai vos ordres et l'heure à laquelle vous daignerez me recevoir.
Elle inclina la tête et je sortis. Depuis ce jour, je ne l'ai plus rencontrée que dans le monde où nous échangeons un salut amical et quelquefois une épigramme. Je lui parle des femmes inconsolables du Lancashire, elle me parle des Françaises qui font honneur à leur désespoir de leurs maladies d'estomac. Grâce à ses soins, j'ai un ennemi mortel dans de Marsay, qu'elle affectionne beaucoup. Et moi je dis qu'elle épouse les deux générations. Ainsi rien ne manquait à mon désastre. Je suivis le plan que j'avais arrêté pendant ma retraite à Saché. Je me jetai dans le travail, je m'occupai de science, de littérature et de politique; j'entrai dans la diplomatie à l'avénement de Charles X qui supprima l'emploi que j'occupais sous le feu roi. Dès ce moment je résolus de ne jamais faire attention à aucune femme si belle, si spirituelle, si aimante qu'elle pût être. Ce parti me réussit à merveille: j'acquis une tranquillité d'esprit incroyable, une grande force pour le travail, et je compris tout ce que ces femmes dissipent de notre vie en croyant nous avoir payé par quelques paroles gracieuses. Mais toutes mes résolutions échouèrent: vous savez comment et pourquoi. Chère Natalie, en vous disant ma vie sans réserve et sans artifice, comme je me la dirais à moi-même; en vous racontant des sentiments où vous n'étiez pour rien, peut-être ai-je froissé quelque pli de votre cœur jaloux et délicat; mais ce qui courroucerait une femme vulgaire sera pour vous, j'en suis sûr, une nouvelle raison de m'aimer. Auprès des âmes souffrantes et malades, les femmes d'élite ont un rôle sublime à jouer, celui de la sœur de charité qui panse les blessures, celui de la mère qui pardonne à l'enfant. Les artistes et les grands poètes ne sont pas seuls à souffrir: les hommes qui vivent pour leur pays, pour l'avenir des nations, en élargissant le cercle de leurs passions et de leurs pensées, se font souvent une bien cruelle solitude. Ils ont besoin de sentir à leurs côtés un amour pur et dévoué; croyez bien qu'ils en comprennent la grandeur et le prix. Demain, je saurai si je me suis trompé en vous aimant.
A MONSIEUR LE COMTE FÉLIX DE VANDENESSE
«Cher comte, vous avez reçu de cette pauvre madame de Mortsauf une lettre qui, dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vous conduire dans le monde, lettre à laquelle vous devez votre haute fortune. Permettez-moi d'achever votre éducation. De grâce, défaites-vous d'une détestable habitude; n'imitez pas les veuves qui parlent toujours de leur premier mari, qui jettent toujours à la face du second les vertus du défunt. Je suis Française, cher comte; je voudrais épouser tout l'homme que j'aimerais, et ne saurais en vérité épouser madame de Mortsauf. Après avoir lu votre récit avec l'attention qu'il mérite, et vous savez quel intérêt je vous porte, il m'a semblé que vous aviez considérablement ennuyé lady Dudley en lui opposant les perfections de madame de Mortsauf, et fait beaucoup de mal à la comtesse en l'accablant des ressources de l'amour anglais. Vous avez manqué de tact envers moi, pauvre créature, qui n'ai d'autre mérite que celui de vous plaire; vous m'avez donné à entendre que je ne vous aimais ni comme Henriette, ni comme Arabelle. J'avoue mes imperfections, je les connais; mais pourquoi me les faire si rudement sentir? Savez-vous pour qui je suis prise de pitié? pour la quatrième femme que vous aimerez. Celle-là sera nécessairement forcée de lutter avec trois personnes; aussi dois-je vous prémunir, dans votre intérêt comme dans le sien, contre le danger de votre mémoire. Je renonce à la gloire laborieuse de vous aimer: il faudrait trop de qualités catholiques ou anglicanes, et je ne me soucie pas de combattre des fantômes. Les vertus de la Vierge de Clochegourde désespéreraient la femme la plus sûre d'elle-même, et votre intrépide amazone décourage les plus hardis désirs de bonheur. Quoi qu'elle fasse, une femme ne pourra jamais espérer pour vous des joies égales à son ambition. Ni le cœur ni les sens ne triompheront jamais de vos souvenirs. Vous avez oublié que nous montons souvent à cheval. Je n'ai pas su réchauffer le soleil attiédi par la mort de votre sainte Henriette, le frisson vous prendrait à côté de moi. Mon ami, car vous serez toujours mon ami, gardez-vous de recommencer de pareilles confidences qui mettent à nu votre désenchantement, qui découragent l'amour et forcent une femme à douter d'elle-même. L'amour, cher comte, ne vit que de confiance. La femme qui, avant de dire une parole, ou de monter à cheval, se demande si une céleste Henriette ne parlait pas mieux, si une écuyère comme Arabelle ne déployait pas plus de grâces, cette femme-là, soyez-en sûr, aura les jambes et la langue tremblantes. Vous m'avez donné le désir de recevoir quelques-uns de vos bouquets enivrants, mais vous n'en composez plus. Il est ainsi une foule de choses que vous n'osez plus faire, de pensées et de jouissances qui ne peuvent plus renaître pour vous. Nulle femme, sachez-le bien, ne voudra coudoyer dans votre cœur la morte que vous y gardez. Vous me priez de vous aimer par charité chrétienne. Je puis faire, je vous l'avoue, une infinité de choses par charité, tout, excepté l'amour. Vous êtes parfois ennuyeux et ennuyé, vous appelez votre tristesse du nom de mélancolie: à la bonne heure; mais vous êtes insupportable et vous donnez de cruels soucis à celle qui vous aime. J'ai trop souvent rencontré entre nous deux la tombe de la sainte: je me suis consultée, je me connais et je ne voudrais pas mourir comme elle. Si vous avez fatigué lady Dudley, qui est une femme extrêmement distinguée, moi qui n'ai pas ses désirs furieux, j'ai peur de me refroidir plus tôt qu'elle encore. Supprimons l'amour entre nous, puisque vous ne pouvez plus en goûter le bonheur qu'avec les mortes, et restons amis, je le veux. Comment, cher comte? vous avez eu pour votre début une adorable femme, une maîtresse parfaite qui songeait à votre fortune, qui vous a donné la pairie, qui vous aimait avec ivresse, qui ne vous demandait que d'être fidèle, et vous l'avez fait mourir de chagrin; mais je ne sais rien de plus monstrueux. Parmi les plus ardents et les plus malheureux jeunes gens qui traînent leurs ambitions sur le pavé de Paris, quel est celui qui ne resterait pas sage pendant dix ans pour obtenir la moitié des faveurs que vous n'avez pas su reconnaître? Quand on est aimé ainsi, que peut-on demander de plus? Pauvre femme! elle a bien souffert, et quand vous avez fait quelques phrases sentimentales, vous vous croyez quitte avec son cercueil. Voilà sans doute le prix qui attend ma tendresse pour vous. Merci, cher comte, je ne veux de rivale ni au delà ni en deçà de la tombe. Quand on a sur la conscience de pareils crimes, au moins ne faut-il pas les dire. Je vous ai fait une imprudente demande, j'étais dans mon rôle de femme, de fille d'Ève, le vôtre consistait à calculer la portée de votre réponse. Il fallait me tromper; plus tard, je vous aurais remercié. N'avez-vous donc jamais compris la vertu des hommes à bonnes fortunes? Ne sentez-vous pas combien ils sont généreux en nous jurant qu'ils n'ont jamais aimé, qu'ils aiment pour la première fois? Votre programme est inexécutable. Être à la fois madame de Mortsauf et lady Dudley, mais, mon ami, n'est-ce pas vouloir réunir l'eau et le feu? Vous ne connaissez donc pas les femmes? elles sont ce qu'elles sont, elles doivent avoir les défauts de leurs qualités. Vous avez rencontré lady Dudley trop tôt pour pouvoir l'apprécier, et le mal que vous en dites me semble une vengeance de votre vanité blessée; vous avez compris madame de Mortsauf trop tard, vous avez puni l'une de ne pas être l'autre; que va-t-il m'arriver à moi qui ne suis ni l'une ni l'autre? Je vous aime assez pour avoir profondément réfléchi à votre avenir, car je vous aime réellement beaucoup. Votre air de chevalier de la Triste figure m'a toujours profondément intéressée: je croyais à la constance des gens mélancoliques; mais j'ignorais que vous eussiez tué la plus belle et la plus vertueuse des femmes à votre entrée dans le monde. Eh! bien, je me suis demandé ce qui vous reste à faire: j'y ai bien songé. Je crois, mon ami, qu'il faut vous marier à quelque madame Shandy, qui ne saura rien de l'amour, ni des passions, qui ne s'inquiétera ni de lady Dudley, ni de madame de Mortsauf, très-indifférente à ces moments d'ennui que vous appelez mélancolie, pendant lesquels vous êtes amusant comme la pluie, et qui sera pour vous cette excellente sœur de charité que vous demandez. Quant à aimer, à tressaillir d'un mot, à savoir attendre le bonheur, le donner, le recevoir; à ressentir les mille orages de la passion, à épouser les petites vanités d'une femme aimée, mon cher comte, renoncez-y. Vous avez trop bien suivi les conseils que votre bon ange vous a donnés sur les jeunes femmes; vous les avez si bien évitées que vous ne les connaissez point. Madame de Mortsauf a eu raison de vous placer haut du premier coup, toutes les femmes auraient été contre vous, et vous ne seriez arrivé à rien. Il est trop tard maintenant pour commencer vos études, pour apprendre à nous dire ce que nous aimons à entendre, pour être grand à propos, pour adorer nos petitesses quand il nous plaît d'être petites. Nous ne sommes pas si sottes que vous le croyez: quand nous aimons, nous plaçons l'homme de notre choix au-dessus de tout. Ce qui ébranle notre foi dans notre supériorité, ébranle notre amour. En nous flattant, vous vous flattez vous-mêmes. Si vous tenez à rester dans le monde, à jouir du commerce des femmes, cachez-leur avec soin tout ce que vous m'avez dit: elles n'aiment ni à semer les fleurs de leur amour sur des rochers, ni à prodiguer leurs caresses pour panser un cœur malade. Toutes les femmes s'apercevraient de la sécheresse de votre cœur, et vous seriez toujours malheureux. Bien peu d'entre elles seraient assez franches pour vous dire ce que je vous dis, et assez bonnes personnes pour vous quitter sans rancune en vous offrant leur amitié, comme le fait aujourd'hui celle qui se dit votre amie dévouée.
»Natalie de Manerville.»Paris, octobre 1885.