Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», sayfa 26
Le lendemain je passai naturellement la journée à Clochegourde; j'en avais été banni pendant cinq jours, j'avais soif de ma vie. Le comte était parti dès six heures pour aller faire dresser ses contrats d'acquisition à Tours. Un grave sujet de discorde s'était ému entre la mère et la fille. La duchesse voulait que la comtesse la suivît à Paris, où elle devait obtenir pour elle une charge à la cour, où le comte, en revenant sur son refus, pouvait occuper de hautes fonctions. Henriette, qui passait pour une femme heureuse, ne voulait dévoiler à personne, pas même au cœur d'une mère, ses horribles souffrances, ni trahir l'incapacité de son mari. Pour que sa mère ne pénétrât point le secret de son ménage, elle avait envoyé monsieur de Mortsauf à Tours, où il devait se débattre avec les notaires. Moi seul, comme elle l'avait dit, connaissais les secrets de Clochegourde. Après avoir expérimenté combien l'air pur, le ciel bleu de cette vallée calmaient les irritations de l'esprit ou les amères douleurs de la maladie, et quelle influence l'habitation de Clochegourde exerçait sur la santé de ses enfants, elle opposait des refus motivés que combattait la duchesse, femme envahissante, moins chagrine qu'humiliée du mauvais mariage de sa fille. Henriette aperçut que sa mère s'inquiétait peu de Jacques et de Madeleine, affreuse découverte! Comme toutes les mères habituées à continuer sur la femme mariée le despotisme qu'elles exerçaient sur la jeune fille, la duchesse procédait par des considérations qui n'admettaient point de répliques; elle affectait tantôt une amitié captieuse afin d'arracher un consentement à ses vues, tantôt une amère froideur pour avoir par la crainte ce que la douceur ne lui obtenait pas; puis, voyant ses efforts inutiles, elle déploya le même esprit d'ironie que j'avais observé chez ma mère. En dix jours, Henriette connut tous les déchirements que causent aux jeunes femmes les révoltes nécessaires à l'établissement de leur indépendance. Vous qui, pour votre bonheur, avez la meilleure des mères, vous ne sauriez comprendre ces choses. Pour avoir une idée de cette lutte entre une femme sèche, froide, calculée, ambitieuse, et sa fille, pleine de cette onctueuse et fraîche bonté qui ne tarit jamais, il faudrait vous figurer le lys auquel mon cœur l'a sans cesse comparée, broyé dans les rouages d'une machine en acier poli. Cette mère n'avait jamais eu rien de cohérent avec sa fille; elle ne sut deviner aucune des véritables difficultés qui l'obligeaient à ne pas profiter des avantages de la Restauration, et à continuer sa vie solitaire. Elle crut à quelque amourette entre sa fille et moi. Ce mot, dont elle se servit pour exprimer ses soupçons, ouvrit entre ces deux femmes des abîmes que rien ne pouvait combler désormais. Quoique les familles enterrent soigneusement ces intolérables dissidences, pénétrez-y? vous trouverez dans presque toutes des plaies profondes, incurables, qui diminuent les sentiments naturels: ou c'est des passions réelles, attendrissantes, que la convenance des caractères rend éternelles et qui donnent à la mort un contre-coup dont les noires meurtrissures sont ineffaçables; ou des haines latentes qui glacent lentement le cœur et sèchent les larmes au jour des adieux éternels. Tourmentée hier, tourmentée aujourd'hui, frappée par tous, même par ses deux anges souffrants qui n'étaient complices ni des maux qu'ils enduraient ni de ceux qu'ils causaient, comment cette pauvre âme n'aurait-elle pas aimé celui qui ne la frappait point et qui voulait l'environner d'une triple haie d'épines, afin de la défendre des orages, de tout contact, de toute blessure? Si je souffrais de ces débats, j'en étais parfois heureux en sentant qu'elle se rejetait dans mon cœur, car Henriette me confia ses nouvelles peines. Je pus alors apprécier son calme dans la douleur, et la patience énergique qu'elle savait déployer. Chaque jour j'appris mieux le sens de ces mots: — Aimez-moi, comme m'aimait ma tante.
— Vous n'avez donc point d'ambition? me dit à dîner la duchesse d'un air dur.
— Madame, lui répondis-je en lui lançant un regard sérieux, je me sens une force à dompter le monde; mais je n'ai que vingt et un ans, et je suis tout seul.
Elle regarda sa fille d'un air étonné, elle croyait que, pour me garder près d'elle, sa fille éteignait en moi toute ambition. Le séjour que fit la duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut un temps de gêne perpétuelle. La comtesse me recommandait le décorum, elle s'effrayait d'une parole doucement dite; et, pour lui plaire, il fallait endosser le harnais de la dissimulation. Le grand jeudi vint, ce fut un jour d'ennuyeux cérémonial, un de ces jours que haïssent les amants habitués aux cajoleries du laissez-aller quotidien, accoutumés à voir leur chaise à sa place et la maîtresse du logis tout à eux. L'amour a horreur de tout ce qui n'est pas lui-même. La duchesse alla jouir des pompes de la cour, et tout rentra dans l'ordre à Clochegourde.
Ma petite brouille avec le comte avait eu pour résultat de m'y implanter encore plus avant que par le passé: j'y pus venir à tout moment sans exciter la moindre défiance, et les antécédents de ma vie me portèrent à m'étendre comme une plante grimpante dans la belle âme où s'ouvrait pour moi le monde enchanteur des sentiments partagés. A chaque heure, de moment en moment, notre fraternel mariage, fondé sur la confiance, devint plus cohérent; nous nous établissions chacun dans notre position: la comtesse m'enveloppait dans les nourricières protections, dans les blanches draperies d'un amour tout maternel; tandis que mon amour, séraphique en sa présence, devenait loin d'elle mordant et altéré comme un fer rouge; je l'aimais d'un double amour qui décochait tour à tour les mille flèches du désir, et les perdait au ciel où elles se mouraient dans un éther infranchissable. Si vous me demandez pourquoi, jeune et plein de fougueux vouloirs, je demeurai dans les abusives croyances de l'amour platonique, je vous avouerai que je n'étais pas assez homme encore pour tourmenter cette femme, toujours en crainte de quelque catastrophe chez ses enfants; toujours attendant un éclat, une orageuse variation d'humeur chez son mari; frappée par lui, quand elle n'était pas affligée par la maladie de Jacques ou de Madeleine; assise au chevet de l'un d'eux quand son mari calmé pouvait lui laisser prendre un peu de repos. Le son d'une parole trop vive ébranlait son être, un désir l'offensait; pour elle, il fallait être amour voilé, force mêlée de tendresse, enfin tout ce qu'elle était pour les autres. Puis, vous le dirai-je, à vous si bien femme, cette situation comportait des langueurs enchanteresses, des moments de suavité divine et les contentements qui suivent de tacites immolations. Sa conscience était contagieuse, son dévouement sans récompense terrestre imposait par sa persistance; cette vive et secrète piété qui servait de lien à ses autres vertus, agissait à l'entour comme un encens spirituel. Puis j'étais jeune! assez jeune pour concentrer ma nature dans le baiser qu'elle me permettait si rarement de mettre sur sa main dont elle ne voulut jamais me donner que le dessus et jamais la paume, limite où pour elle commençaient peut-être les voluptés sensuelles. Si jamais deux âmes ne s'étreignirent avec plus d'ardeur, jamais le corps ne fut plus intrépidement ni plus victorieusement dompté. Enfin, plus tard, j'ai reconnu la cause de ce bonheur plein. A mon âge, aucun intérêt ne me distrayait le cœur, aucune ambition ne traversait le cours de ce sentiment déchaîné comme un torrent et qui faisait onde de tout ce qu'il emportait. Oui, plus tard, nous aimons la femme dans une femme; tandis que de la première femme aimée, nous aimons tout: ses enfants sont les nôtres, sa maison est la nôtre, ses intérêts sont nos intérêts, son malheur est notre plus grand malheur; nous aimons sa robe et ses meubles; nous sommes plus fâchés de voir ses blés versés que de savoir notre argent perdu; nous sommes prêts à gronder le visiteur qui dérange nos curiosités sur la cheminée. Ce saint amour nous fait vivre dans un autre, tandis que plus tard, hélas! nous attirons une autre vie en nous-mêmes, en demandant à la femme d'enrichir de ses jeunes sentiments nos facultés appauvries. Je fus bientôt de la maison, et j'éprouvai pour la première fois une de ces douceurs infinies qui sont à l'âme tourmentée ce qu'est un bain pour le corps fatigué; l'âme est alors rafraîchie sur toutes ses surfaces, caressée dans ses plis les plus profonds. Vous ne sauriez me comprendre, vous êtes femme, et il s'agit ici d'un bonheur que vous donnez, sans jamais recevoir le pareil. Un homme seul connaît le friand plaisir d'être, au sein d'une maison étrangère, le privilégié de la maîtresse, le centre secret de ses affections: les chiens n'aboient plus après vous, les domestiques reconnaissent, aussi bien que les chiens, les insignes cachés que vous portez; les enfants, chez lesquels rien n'est faussé, qui savent que leur part ne s'amoindrira jamais, et que vous êtes bienfaisant à la lumière de leur vie, ces enfants possèdent un esprit divinateur; ils se font chats pour vous, ils ont de ces bonnes tyrannies qu'ils réservent aux êtres adorés et adorants; ils ont des discrétions spirituelles et sont d'innocents complices; ils viennent à vous sur la pointe des pieds, vous sourient et s'en vont sans bruit. Pour vous, tout s'empresse, tout vous aime et vous rit. Les passions vraies semblent être de belles fleurs qui font d'autant plus de plaisir à voir que les terrains où elles se produisent sont plus ingrats. Mais si j'eus les délicieux bénéfices de cette naturalisation dans une famille où je trouvais des parents selon mon cœur, j'en eus aussi les charges. Jusqu'alors monsieur de Mortsauf s'était gêné pour moi; je n'avais vu que les masses de ses défauts, j'en sentis bientôt l'application dans toute son étendue, et vis combien la comtesse avait été noblement charitable en me dépeignant ses luttes quotidiennes. Je connus alors tous les angles de ce caractère intolérable: j'entendis ces criailleries continuelles à propos de rien, ces plaintes sur des maux dont aucun signe n'existait au dehors, ce mécontentement inné qui déflorait la vie, et ce besoin incessant de tyrannie qui lui aurait fait dévorer chaque année de nouvelles victimes. Quand nous nous promenions le soir, il dirigeait lui-même la promenade; mais quelle qu'elle fût, il s'y était toujours ennuyé; de retour au logis, il mettait sur les autres le fardeau de sa lassitude; sa femme en avait été la cause en le menant contre son gré là où elle voulait aller; ne se souvenant plus de nous avoir conduits, il se plaignait d'être gouverné par elle dans les moindres détails de la vie, de ne pouvoir garder ni une volonté ni une pensée à lui, d'être un zéro dans sa maison. Si ses duretés rencontraient une silencieuse patience, il se fâchait en sentant une limite à son pouvoir; il demandait aigrement si la religion n'ordonnait pas aux femmes de complaire à leurs maris, s'il était convenable de mépriser le père de ses enfants. Il finissait toujours par attaquer chez sa femme une corde sensible; et quand il l'avait fait résonner, il semblait goûter un plaisir particulier à ces nullités dominatrices. Quelquefois il affectait un mutisme morne, un abattement morbide, qui soudain effrayait sa femme de laquelle il recevait alors des soins touchants. Semblable à ces enfants gâtés qui exercent leur pouvoir sans se soucier des alarmes maternelles, il se laissait dorloter comme Jacques et Madeleine dont il était jaloux. Enfin, à la longue, je découvris que dans les plus petites, comme dans les plus grandes circonstances, le comte agissait envers ses domestiques, ses enfants et sa femme, comme envers moi au jeu de trictrac. Le jour où j'embrassai dans leurs racines et dans leurs rameaux ces difficultés qui, semblables à des lianes, étouffaient, comprimaient les mouvements et la respiration de cette famille, emmaillottaient de fils légers mais multipliés la marche du ménage, et retardaient l'accroissement de la fortune en compliquant les actes les plus nécessaires, j'eus une admirative épouvante qui domina mon amour, et le refoula dans mon cœur. Qu'étais-je, mon Dieu? Les larmes que j'avais bues engendrèrent en moi comme une ivresse sublime, et je trouvai du bonheur à épouser les souffrances de cette femme. Je m'étais plié naguère au despotisme du comte comme un contrebandier paie ses amendes; désormais, je m'offris volontairement aux coups du despote, pour être au plus près d'Henriette. La comtesse me devina, me laissa prendre une place à ses côtés, et me récompensa par la permission de partager ses douleurs, comme jadis l'apostat repenti, jaloux de voler au ciel de conserve avec ses frères, obtenait la grâce de mourir dans le cirque.
— Sans vous j'allais succomber à cette vie, me dit Henriette un soir où le comte avait été, comme les mouches par un jour de grande chaleur, plus piquant, plus acerbe, plus changeant qu'à l'ordinaire.
Le comte s'était couché. Nous restâmes, Henriette et moi, pendant une partie de la soirée, sous nos acacias: les enfants jouaient autour de nous, baignés dans les rayons du couchant. Nos paroles rares et purement exclamatives nous révélaient la mutualité des pensées par lesquelles nous nous reposions de nos communes souffrances. Quand les mots manquaient, le silence servait fidèlement nos âmes qui pour ainsi dire entraient l'une chez l'autre sans obstacle, mais sans y être conviés par le baiser: savourant toutes deux les charmes d'une torpeur pensive, elles s'engageaient dans les ondulations d'une même rêverie, se plongeaient ensemble dans la rivière, en sortaient rafraîchies comme deux nymphes aussi parfaitement unies que la jalousie le peut désirer, mais sans aucun lien terrestre. Nous allions dans un gouffre sans fond, nous revenions à la surface, les mains vides, en nous demandant par un regard: — «Aurons-nous un seul jour à nous parmi tant de jours?» Quand la volupté nous cueille de ces fleurs nées sans racines, pourquoi la chair murmure-t-elle? Malgré l'énervante poésie du soir qui donnait aux briques de la balustrade ces tons orangés, si calmants et si purs; malgré cette religieuse atmosphère qui nous communiquait en sons adoucis les cris des deux enfants, et nous laissait tranquilles; le désir serpenta dans mes veines comme le signal d'un feu de joie. Après trois mois, je commençais à ne plus me contenter de la part qui m'était faite, et je caressais doucement la main d'Henriette en essayant de transborder ainsi les riches voluptés qui m'embrasaient. Henriette redevint madame de Mortsauf et me retira sa main; quelques pleurs roulèrent dans mes yeux, elle les vit et me jeta un regard tiède en portant sa main à mes lèvres.
Sachez donc bien, me dit-elle, que ceci me coûte des larmes! L'amitié qui veut une si grande faveur est bien dangereuse.
J'éclatai, je me répandis en reproches, je parlai de mes souffrances et du peu d'allégement que je demandais pour les supporter. J'osai lui dire qu'à mon âge, si les sens étaient tout âme, l'âme aussi avait un sexe; que je saurais mourir, mais non mourir les lèvres closes. Elle m'imposa silence en me lançant son regard fier, où je crus lire le: Et moi, suis-je sur des roses? du Cacique. Peut-être aussi me trompai-je. Depuis le jour où, devant la porte de Frapesle, je lui avais à tort prêté cette pensée qui faisait naître notre bonheur d'une tombe, j'avais honte de tacher son âme par des souhaits empreints de passion brutale. Elle prit la parole; et, d'une lèvre emmiellée, me dit qu'elle ne pouvait pas être tout pour moi, que je devais le savoir. Je compris, au moment où elle disait ces paroles, que, si je lui obéissais, je creuserais des abîmes entre nous deux. Je baissai la tête. Elle continua, disant qu'elle avait la certitude religieuse de pouvoir aimer un frère, sans offenser ni Dieu ni les hommes; qu'il y avait quelque douceur à faire de ce culte une image réelle de l'amour divin, qui, selon son bon Saint-Martin, est la vie du monde. Si je ne pouvais pas être pour elle quelque chose comme son vieux confesseur, moins qu'un amant, mais plus qu'un frère, il fallait ne plus nous voir. Elle saurait mourir en portant à Dieu ce surcroît de souffrances vives, supportées non sans larmes ni déchirements.
— J'ai donné, dit-elle en finissant, plus que je ne devais pour n'avoir plus rien à laisser prendre, et j'en suis déjà punie.
Il fallut la calmer, promettre de ne jamais lui causer une peine, et de l'aimer à vingt ans comme les vieillards aiment leur dernier enfant.
Le lendemain je vins de bonne heure. Elle n'avait plus de fleurs pour les vases de son salon gris. Je m'élançai dans les champs, dans les vignes, et j'y cherchai des fleurs pour lui composer deux bouquets; mais tout en les cueillant une à une, les coupant au pied, les admirant, je pensai que les couleurs et les feuillages avaient une harmonie, une poésie qui se faisait jour dans l'entendement en charmant le regard, comme les phrases musicales réveillent mille souvenirs au fond des cœurs aimants et aimés. Si la couleur est la lumière organisée, ne doit-elle pas avoir un sens comme les combinaisons de l'air ont le leur? Aidé par Jacques et Madeleine, heureux tous trois de conspirer une surprise pour notre chérie, j'entrepris, sur les dernières marches du perron où nous établîmes le quartier-général de nos fleurs, deux bouquets par lesquels j'essayai de peindre un sentiment. Figurez-vous une source de fleurs sortant des deux vases par un bouillonnement, retombant en vagues frangées, et du sein de laquelle s'élançaient mes vœux en roses blanches, en lys à la coupe d'argent? Sur cette fraîche étoffe brillaient les bluets, les myosotis, les vipérines, toutes les fleurs bleues dont les nuances, prises dans le ciel, se marient si bien avec le blanc; n'est-ce pas deux innocences, celle qui ne sait rien et celle qui sait tout, une pensée de l'enfant, une pensée du martyr? L'amour a son blason, et la comtesse le déchiffra secrètement. Elle me jeta l'un de ces regards incisifs qui ressemblent au cri d'un malade touché dans sa plaie: elle était à la fois honteuse et ravie. Quelle récompense dans ce regard! la rendre heureuse, lui rafraîchir le cœur, quel encouragement! J'inventai donc la théorie du père Castel au profit de l'amour, et retrouvai pour elle une science perdue en Europe où les fleurs de l'écritoire remplacent les pages écrites en Orient avec des couleurs embaumées. Quel charme que de faire exprimer ses sensations par ces filles du soleil, les sœurs des fleurs écloses sous les rayons de l'amour! Je m'entendis bientôt avec les productions de la flore champêtre, comme un homme que j'ai rencontré plus tard à Grandlieu s'entendait avec les abeilles.
Deux fois par semaine, pendant le reste de mon séjour à Frapesle, je recommençai le long travail de cette œuvre poétique à l'accomplissement de laquelle étaient nécessaires toutes les variétés des graminées desquelles je fis une étude approfondie, moins en botaniste qu'en poète, étudiant plus leur esprit que leur forme. Pour trouver une fleur là où elle venait, j'allais souvent à d'énormes distances, au bord des eaux, dans les vallons, au sommet des rochers, en pleines landes, butinant des pensées au sein des bois et des bruyères. Dans ces courses, je m'initiai moi-même à des plaisirs inconnus au savant qui vit dans la méditation, à l'agriculteur occupé de spécialités, à l'artisan cloué dans les villes, au commerçant attaché à son comptoir; mais connus de quelques forestiers, de quelques bûcherons, de quelques rêveurs. Il est dans la nature des effets dont les signifiances sont sans bornes, et qui s'élèvent à la hauteur des plus grandes conceptions morales. Soit une bruyère fleurie, couverte des diamants de la rosée qui la trempe, et dans laquelle se joue le soleil, immensité parée pour un seul regard qui s'y jette à propos. Soit un coin de forêt environné de roches ruineuses, coupé de sables, vêtu de mousses, garni de genévriers, qui vous saisit par je ne sais quoi de sauvage, de heurté, d'effrayant, et d'où sort le cri de l'orfraie. Soit une lande chaude, sans végétation, pierreuse, à pans raides, dont les horizons tiennent de ceux du désert, et où je rencontrais une fleur sublime et solitaire, une pulsatille au pavillon de soie violette étalé pour ses étamines d'or; image attendrissante de ma blanche idole, seule dans sa vallée! Soit de grandes mares d'eau sur lesquelles la nature jette aussitôt des taches vertes, espèce de transition entre la plante et l'animal, où la vie arrive en quelques jours, des plantes et des insectes flottant là, comme un monde dans l'éther! Soit encore une chaumière avec son jardin plein de choux, sa vigne, ses palis, suspendue au-dessus d'une fondrière, encadrée par quelques maigres champs de seigle, figure de tant d'humbles existences! Soit une longue allée de forêt semblable à quelque nef de cathédrale, où les arbres sont des piliers, où leurs branches forment les arceaux de la voûte, au bout de laquelle une clairière lointaine aux jours mélangés d'ombres ou nuancés par les teintes rouges du couchant poind à travers les feuilles et montre comme les vitraux coloriés d'un chœur plein d'oiseaux qui chantent. Puis au sortir de ces bois frais et touffus, une jachère crayeuse où sur des mousses ardentes et sonores, des couleuvres repues rentrent chez elles en levant leurs têtes élégantes et fines. Jetez sur ces tableaux, tantôt des torrents de soleil ruisselant comme des ondes nourrissantes, tantôt des amas de nuées grises alignées comme les rides au front d'un vieillard, tantôt les tons froids d'un ciel faiblement orangé, sillonné de bandes d'un bleu pâle; puis écoutez? vous entendrez d'indéfinissables harmonies au milieu d'un silence qui confond. Pendant les mois de septembre et d'octobre, je n'ai jamais construit un seul bouquet qui m'ait coûté moins de trois heures de recherches, tant j'admirais, avec le suave abandon des poètes, ces fugitives allégories où pour moi se peignaient les phases les plus contrastantes de la vie humaine, majestueux spectacles où va maintenant fouiller ma mémoire. Souvent aujourd'hui je marie à ces grandes scènes le souvenir de l'âme alors épandue sur la nature. J'y promène encore la souveraine dont la robe blanche ondoyait dans les taillis, flottait sur les pelouses, et dont la pensée s'élevait, comme un fruit promis, de chaque calice plein d'étamines amoureuses.
Aucune déclaration, nulle preuve de passion insensée n'eut de contagion plus violente que ces symphonies de fleurs, où mon désir trompé me faisait déployer les efforts que Beethoven exprimait avec ses notes; retours profonds sur lui-même, élans prodigieux vers le ciel. Madame de Mortsauf n'était plus qu'Henriette à leur aspect. Elle y revenait sans cesse, elle s'en nourrissait, elle y reprenait toutes les pensées que j'y avais mises, quand pour les recevoir elle relevait la tête de dessus son métier à tapisserie en disant: — Mon Dieu, que cela est beau! Vous comprendrez cette délicieuse correspondance par le détail d'un bouquet, comme d'après un fragment de poésie vous comprendriez Saadi. Avez-vous senti dans les prairies, au mois de mai, ce parfum qui communique à tous les êtres l'ivresse de la fécondation, qui fait qu'en bateau vous trempez vos mains dans l'onde, que vous livrez au vent votre chevelure, et que vos pensées reverdissent comme les touffes forestières? Une petite herbe, la flouve odorante, est un des plus puissants principes de cette harmonie voilée. Aussi personne ne peut-il la garder impunément près de soi. Mettez dans un bouquet ses lames luisantes et rayées comme une robe à filets blancs et verts, d'inépuisables exhalations remueront au fond de votre cœur les roses en bouton que la pudeur y écrase. Autour du col évasé de la porcelaine, supposez une forte marge uniquement composée des touffes blanches particulières au sédum des vignes en Touraine; vague image des formes souhaitées, roulées comme celles d'une esclave soumise. De cette assise sortent les spirales des liserons à cloches blanches, les brindilles de la bugrane rose, mêlées de quelques fougères, de quelques jeunes pousses de chêne aux feuilles magnifiquement colorées et lustrées; toutes s'avancent prosternées, humbles comme des saules pleureurs, timides et suppliantes comme des prières. Au-dessus, voyez les fibrilles déliées, fleuries, sans cesse agitées de l'amourette purpurine qui verse à flots ses anthères presque jaunes; les pyramides neigeuses du paturin des champs et des eaux, la verte chevelure des bromes stériles, les panaches effilés de ces agrostis nommés les épis du vent; violâtres espérances dont se couronnent les premiers rêves et qui se détachent sur le fond gris de lin où la lumière rayonne autour de ses herbes en fleurs. Mais déjà plus haut, quelques roses du Bengale clairsemées parmi les folles dentelles du daucus, les plumes de la linaigrette, les marabous de la reine des prés, les ombellules du cerfeuil sauvage, les blonds cheveux de la clématite en fruits, les mignons sautoirs de la croisette au blanc de lait, les corymbes des millefeuilles, les tiges diffuses de la fumeterre aux fleurs roses et noires, les vrilles de la vigne, les brins tortueux des chèvrefeuilles; enfin tout ce que ces naïves créatures ont de plus échevelé, de plus déchiré, des flammes et de triples dards, des feuilles lancéolées, déchiquetées, des tiges tourmentées comme les désirs entortillés au fond de l'âme. Du sein de ce prolixe torrent d'amour qui déborde, s'élance un magnifique double pavot rouge accompagné de ses glands prêts à s'ouvrir, déployant les flammèches de son incendie au-dessus des jasmins étoilés et dominant la pluie incessante du pollen, beau nuage qui papillote dans l'air en reflétant le jour dans ses milles parcelles luisantes! Quelle femme enivrée par la senteur d'Aphrodise cachée dans la flouve, ne comprendra ce luxe d'idées soumises, cette blanche tendresse troublée par des mouvements indomptés, et ce rouge désir de l'amour qui demande un bonheur refusé dans les luttes cent fois recommencées de la passion contenue, infatigable, éternelle? Mettez ce discours dans la lumière d'une croisée, afin d'en montrer les frais détails, les délicates oppositions, les arabesques, afin que la souveraine émue y voie une fleur plus épanouie et d'où tombe une larme; elle sera bien près de s'abandonner, il faudra qu'un ange ou la voix de son enfant la retienne au bord de l'abîme. Que donne-t-on à Dieu? des parfums, de la lumière et des chants, les expressions les plus épurées de notre nature. Eh! bien, tout ce qu'on offre à Dieu n'était-il pas offert à l'amour dans ce poème de fleurs lumineuses qui bourdonnait incessamment ses mélodies au cœur, en y caressant des voluptés cachées, des espérances inavouées, des illusions qui s'enflamment et s'éteignent comme des fils de la vierge par une nuit chaude.
Ces plaisirs neutres nous furent d'un grand secours pour tromper la nature irritée par les longues contemplations de la personne aimée, par ces regards qui jouissent en rayonnant jusqu'au fond des formes pénétrées. Ce fut pour moi, je n'ose dire pour elle, comme ces fissures par lesquelles jaillissent les eaux contenues dans un barrage invincible, et qui souvent empêchent un malheur en faisant une part à la nécessité. L'abstinence a des épuisements mortels que préviennent quelques miettes tombées une à une de ce ciel qui, de Dan à Sahara, donne la manne au voyageur. Cependant à l'aspect de ces bouquets, j'ai souvent surpris Henriette les bras pendants, abîmée en ces rêveries orageuses pendant lesquelles les pensées gonflent le sein, animent le front, viennent par vagues, jaillissent écumeuses, menacent et laissent une lassitude énervante. Jamais depuis je n'ai fait de bouquet pour personne! Quand nous eûmes créé cette langue à notre usage, nous éprouvâmes un contentement semblable à celui de l'esclave qui trompe son maître.
Pendant le reste de ce mois, quand j'accourais par les jardins, je voyais parfois sa figure collée aux vitres; et quand j'entrais au salon, je la trouvais à son métier. Si je n'arrivais pas à l'heure convenue sans que jamais nous l'eussions indiquée, parfois sa forme blanche errait sur la terrasse: et quand je l'y surprenais, elle me disait: — Je suis venue au devant de vous. Ne faut-il pas avoir un peu de coquetterie pour le dernier enfant?
Les cruelles parties de trictrac avaient été interrompues entre le comte et moi. Ses dernières acquisitions l'obligeaient à une foule de courses, de reconnaissances, de vérifications, de bornages et d'arpentages; il était occupé d'ordres à donner, de travaux champêtres qui voulaient l'œil du maître, et qui se décidaient entre sa femme et lui. Nous allâmes souvent, la comtesse et moi, le retrouver dans les nouveaux domaines avec ses deux enfants qui durant le chemin couraient après des insectes, des cerfs-volants, des couturières, et faisaient aussi leurs bouquets, ou, pour être exact, leurs bottes de fleurs. Se promener avec la femme qu'on aime, lui donner le bras, lui choisir son chemin! ces joies illimitées suffisent à une vie. Le discours est alors si confiant! Nous allions seuls, nous revenions avec le général, surnom de raillerie douce que nous donnions au comte quand il était de bonne humeur. Ces deux manières de faire la route nuançaient notre plaisir par des oppositions dont le secret n'est connu que des cœurs gênés dans leur union. Au retour, les mêmes félicités, un regard, un serrement de main, étaient entremêlés d'inquiétudes. La parole, si libre pendant l'aller, avait au retour de mystérieuses significations, quand l'un de nous trouvait, après quelque intervalle, une réponse à des interrogations insidieuses, ou qu'une discussion commencée se continuait sous ces formes énigmatiques auxquelles se prête si bien notre langue et que créent si ingénieusement les femmes. Qui n'a goûté le plaisir de s'entendre ainsi comme dans une sphère inconnue où les esprits se séparent de la foule et s'unissent en trompant les lois vulgaires? Un jour j'eus un fol espoir promptement dissipé quand, à une demande du comte, qui voulait savoir de quoi nous parlions, Henriette répondit par une phrase à double sens dont il se paya. Cette innocente raillerie amusa Madeleine et fit après coup rougir sa mère, qui m'apprit par un regard sévère qu'elle pouvait me retirer son âme comme elle m'avait naguère retiré sa main, voulant demeurer une irréprochable épouse. Mais cette union purement spirituelle a tant d'attraits que le lendemain nous recommençâmes.