Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», sayfa 31
— Allons nous promener sur l'eau, dit la comtesse après quelques tours, nous irons assister à la pêche que le garde fait pour nous aujourd'hui.
Nous sortons par la petite porte, nous gagnons la toue, nous y sautons, et nous voilà remontant l'Indre avec lenteur. Comme trois enfants amusés à des riens, nous regardions les herbes des bords, les demoiselles bleues ou vertes; et la comtesse s'étonnait de pouvoir goûter de si tranquilles plaisirs au milieu de ses poignants chagrins; mais le calme de la nature, qui marche insouciante de nos luttes, n'exerce-t-il pas sur nous un charme consolateur? L'agitation d'un amour plein de désirs contenus s'harmonie à celle de l'eau, les fleurs que la main de l'homme n'a point perverties expriment ses rêves les plus secrets, le voluptueux balancement d'une barque imite vaguement les pensées qui flottent dans l'âme. Nous éprouvâmes l'engourdissante influence de cette double poésie. Les paroles, montées au diapason de la nature, déployèrent une grâce mystérieuse, et les regards eurent de plus éclatants rayons en participant à la lumière si largement versée par le soleil dans la prairie flamboyante. La rivière fut comme un sentier sur lequel nous volions. Enfin, n'étant pas diverti par le mouvement qu'exige la marche à pied, notre esprit s'empara de la création. La joie tumultueuse d'une petite fille en liberté, si gracieuse dans ses gestes, si agaçante dans ses propos, n'était-elle pas aussi la vivante expression de deux âmes libres qui se plaisaient à former idéalement cette merveilleuse créature rêvée par Platon, connue de tous ceux dont la jeunesse fut remplie par un heureux amour. Pour vous peindre cette heure, non dans ses détails indescriptibles, mais dans son ensemble, je vous dirai que nous nous aimions en tous les êtres, en toutes les choses qui nous entouraient; nous sentions hors de nous le bonheur que chacun de nous souhaitait; il nous pénétrait si vivement que la comtesse ôta ses gants et laissa tomber ses belles mains dans l'eau comme pour rafraîchir une secrète ardeur. Ses yeux parlaient; mais sa bouche, qui s'entr'ouvrait comme une rose à l'air, se serait fermée à un désir. Vous connaissez la mélodie des sons graves parfaitement unis aux sons élevés, elle m'a toujours rappelé la mélodie de nos deux âmes en ce moment, qui ne se retrouvera plus jamais.
— Où faites-vous pêcher, lui dis-je, si vous ne pouvez pêcher que sur les rives qui sont à vous?
— Près du pont de Ruan, me dit-elle. Ha! nous avons maintenant la rivière à nous depuis le pont de Ruan jusqu'à Clochegourde. Monsieur de Mortsauf vient d'acheter quarante arpents de prairie avec les économies de ces deux années et l'arriéré de sa pension. Cela vous étonne?
— Moi, je voudrais que toute la vallée fût à vous! m'écriai-je. Elle me répondit par un sourire. Nous arrivâmes au-dessous du pont de Ruan, à un endroit où l'Indre est large, et où l'on péchait.
— Hé! bien, Martineau? dit-elle.
— Ah! madame la comtesse, nous avons du guignon. Depuis trois heures que nous y sommes, en remontant du moulin ici, nous n'avons rien pris.
Nous abordâmes afin d'assister aux derniers coups de filet, et nous nous plaçâmes tous trois à l'ombre d'un bouillard, espèce de peuplier dont l'écorce est blanche, qui se trouve sur le Danube, sur la Loire, probablement sur tous les grands fleuves, et qui jette au printemps un coton blanc soyeux, l'enveloppe de sa fleur. La comtesse avait repris son auguste sérénité; elle se repentait presque de m'avoir dévoilé ses douleurs et d'avoir crié comme Job, au lieu de pleurer comme la Madeleine, une Madeleine sans amours, ni fêtes, ni dissipations, mais non sans parfums ni beautés. La seine ramenée à ses pieds fut pleine de poissons: des tanches, des barbillons, des brochets, des perches et une énorme carpe sautillant sur l'herbe.
— C'est un fait exprès, dit le garde.
Les ouvriers écarquillaient leurs yeux en admirant cette femme qui ressemblait à une fée dont la baguette aurait touché les filets. En ce moment le piqueur parut, chevauchant à travers la prairie au grand galop, et lui causa d'horribles tressaillements. Nous n'avions pas Jacques avec nous, et la première pensée des mères est, comme l'a si poétiquement dit Virgile, de serrer leurs enfants sur leur sein au moindre événement.
— Jacques! cria-t-elle. Où est Jacques? Qu'est-il arrivé à mon fils?
Elle ne m'aimait pas! Si elle m'avait aimé, elle aurait eu pour mes souffrances cette expression de lionne au désespoir.
— Madame la comtesse, monsieur le comte se trouve plus mal.
Elle respira, courut avec moi, suivie de Madeleine.
— Revenez lentement, me dit-elle; que cette chère fille ne s'échauffe pas. Vous le voyez, la course de monsieur de Mortsauf par ce temps si chaud l'avait mis en sueur, et sa station sous le noyer a pu devenir la cause d'un malheur.
Ce mot, dit au milieu de son trouble, accusait la pureté de son âme. La mort du comte, un malheur! Elle gagna rapidement Clochegourde, passa par la brèche d'un mur et traversa les clos. Je revins lentement en effet. L'expression d'Henriette m'avait éclairé, mais comme éclaire la foudre qui ruine les moissons engrangées. Durant cette promenade sur l'eau, je m'étais cru le préféré; je sentis amèrement qu'elle était de bonne foi dans ses paroles. L'amant qui n'est pas tout n'est rien. J'aimais donc seul avec les désirs d'un amour qui sait tout ce qu'il veut, qui se repaît par avance de caresses espérées, et se contente des voluptés de l'âme parce qu'il y mêle celles que lui réserve l'avenir. Si Henriette aimait, elle ne connaissait rien ni des plaisirs de l'amour ni de ses tempêtes. Elle vivait du sentiment même, comme une sainte avec Dieu. J'étais l'objet auquel s'étaient rattachées ses pensées, ses sensations méconnues, comme un essaim s'attache à quelque branche d'arbre fleuri; mais je n'étais pas le principe, j'étais un accident de sa vie, je n'étais pas toute sa vie. Roi détrôné, j'allais me demandant qui pouvait me rendre mon royaume. Dans ma folle jalousie, je me reprochais de n'avoir rien osé, de n'avoir pas resserré les liens d'une tendresse qui me semblait alors plus subtile que vraie par les chaînes du droit positif que crée la possession.
L'indisposition du comte, déterminée peut-être par le froid du noyer, devint grave en quelques heures. J'allai quérir à Tours un médecin renommé, monsieur Origet, que je ne pus ramener que dans la soirée; mais il resta pendant toute la nuit et le lendemain à Clochegourde. Quoiqu'il eût envoyé chercher une grande quantité de sangsues par le piqueur, il jugea qu'une saignée était urgente, et n'avait point de lancette sur lui. Aussitôt je courus à Azay par un temps affreux, je réveillai le chirurgien, monsieur Deslandes, et le contraignis à venir avec une célérité d'oiseau. Dix minutes plus tard, le comte eût succombé; la saignée le sauva. Malgré ce premier succès, le médecin pronostiquait la fièvre inflammatoire la plus pernicieuse, une de ces maladies comme en font les gens qui se sont bien portés pendant vingt ans. La comtesse atterrée croyait être la cause de cette fatale crise. Sans force pour me remercier de mes soins, elle se contentait de me jeter quelques sourires dont l'expression équivalait au baiser qu'elle avait mis sur ma main; j'aurais voulu y lire les remords d'un illicite amour, mais c'était l'acte de contrition d'un repentir qui faisait mal à voir dans une âme si pure, c'était l'expression d'une admirative tendresse pour celui qu'elle regardait comme noble, en s'accusant, elle seule, d'un crime imaginaire. Certes, elle aimait comme Laure de Noves aimait Pétrarque, et non comme Francesca da Rimini aimait Paolo: affreuse découverte pour qui rêvait l'union de ces deux sortes d'amour! La comtesse gisait, le corps affaissé, les bras pendants, sur un fauteuil sale dans cette chambre qui ressemblait à la bauge d'un sanglier. Le lendemain soir, avant de partir, le médecin dit à la comtesse, qui avait passé la nuit, de prendre une garde. La maladie devait être longue.
— Une garde, répondit-elle, non, non. Nous le soignerons, s'écria-t-elle en me regardant; nous nous devons de le sauver!
A ce cri, le médecin nous jeta un coup d'œil observateur, plein d'étonnement. L'expression de cette parole était de nature à lui faire soupçonner quelque forfait manqué. Il promit de revenir deux fois par semaine, indiqua la marche à tenir à monsieur Deslandes et désigna les symptômes menaçants qui pouvaient exiger qu'on vînt le chercher à Tours. Afin de procurer à la comtesse au moins une nuit de sommeil sur deux, je lui demandai de me laisser veiller le comte alternativement avec elle. Ainsi je la décidai, non sans peine, à s'aller coucher la troisième nuit. Quand tout reposa dans la maison, pendant un moment où le comte s'assoupit, j'entendis chez Henriette un douloureux gémissement. Mon inquiétude devint si vive que j'allai la trouver; elle était à genoux devant son prie-Dieu, fondant en larmes, et s'accusait: — Mon Dieu, si tel est le prix d'un murmure, criait-elle, je ne me plaindrai jamais.
— Vous l'avez quitté! dit-elle en me voyant.
— Je vous entendais pleurer et gémir, j'ai eu peur pour vous.
— Oh! moi, dit-elle, je me porte bien!
Elle voulut être certaine que monsieur de Mortsauf dormît; nous descendîmes tous deux, et tous deux à la clarté d'une lampe nous le regardâmes: le comte était plus affaibli par la perte du sang tiré à flots qu'il n'était endormi; ses mains agitées cherchaient à ramener sa couverture sur lui.
— On prétend que c'est des gestes de mourants, dit-elle. Ah! s'il mourait de cette maladie que nous avons causée, je ne me marierais jamais, je le jure, ajouta-t-elle en étendant la main sur la tête du comte par un geste solennel.
— J'ai tout fait pour le sauver, lui dis-je.
— Oh! vous, vous êtes bon, dit-elle. Mais moi, je suis la grande coupable.
Elle se pencha sur ce front décomposé, en balaya la sueur avec ses cheveux, et le baisa saintement; mais je ne vis pas avec une joie secrète qu'elle s'acquittait de cette caresse comme d'une expiation.
— Blanche, à boire, dit le comte d'une voix éteinte.
— Vous voyez, il ne connaît que moi, me dit-elle en lui apportant un verre.
Et par son accent, par ses manières affectueuses, elle cherchait à insulter aux sentiments qui nous liaient, en les immolant au malade.
— Henriette, lui dis-je, allez prendre quelque repos, je vous en supplie.
— Plus d'Henriette, dit-elle en m'interrompant avec une impérieuse précipitation.
— Couchez-vous afin de ne pas tomber malade. Vos enfants, lui-même vous ordonnent de vous soigner, il est des cas où l'égoïsme devient une sublime vertu.
— Oui, dit-elle.
Elle s'en alla me recommandant son mari par des gestes qui eussent accusé quelque prochain délire, s'ils n'avaient pas eu les grâces de l'enfance mêlées à la force suppliante du repentir. Cette scène, terrible en la mesurant à l'état habituel de cette âme pure, m'effraya; je craignis l'exaltation de sa conscience. Quand le médecin revint, je lui révélai les scrupules d'hermine effarouchée qui poignaient ma blanche Henriette. Quoique discrète, cette confidence dissipa les soupçons de monsieur Origet, et il calma les agitations de cette belle âme en disant qu'en tout état de cause le comte devait subir cette crise, et que sa station sous le noyer avait été plus utile que nuisible en déterminant la maladie.
Pendant cinquante-deux jours, le comte fut entre la vie et la mort; nous veillâmes chacun à notre tour, Henriette et moi, vingt-six nuits. Certes, monsieur de Mortsauf dut son salut à nos soins, à la scrupuleuse exactitude avec laquelle nous exécutions les ordres de monsieur Origet. Semblables aux médecins philosophes que de sagaces observations autorisent à douter des belles actions quand elles ne sont que le secret accomplissement d'un devoir, cet homme, tout en assistant au combat d'héroïsme qui se passait entre la comtesse et moi, ne pouvait s'empêcher de nous épier par des regards inquisitifs, tant il avait peur de se tromper dans son admiration.
— Dans une semblable maladie, me dit-il lors de sa troisième visite, la mort rencontre un prompt auxiliaire dans le moral, quand il se trouve aussi gravement altéré que l'est celui du comte. Le médecin, la garde, les gens qui entourent le malade tiennent sa vie entre leurs mains; car alors un seul mot, une crainte vive exprimée par un geste, ont la puissance du poison.
En me parlant ainsi, Origet étudiait mon visage et ma contenance; mais il vit dans mes yeux la claire expression d'une âme candide. En effet, durant le cours de cette cruelle maladie, il ne se forma pas dans mon intelligence la plus légère de ces mauvaises idées involontaires qui parfois sillonnent les consciences les plus innocentes. Pour qui contemple en grand la nature, tout y tend à l'unité par l'assimilation. Le monde moral doit être régi par un principe analogue. Dans une sphère pure, tout est pur. Près d'Henriette, il se respirait un parfum du ciel, il semblait qu'un désir reprochable devait à jamais vous éloigner d'elle. Ainsi, non-seulement elle était le bonheur, mais elle était aussi la vertu. En nous trouvant toujours également attentifs et soigneux, le docteur avait je ne sais quoi de pieux et d'attendri dans les paroles et dans les manières; il semblait se dire: — Voilà les vrais malades, ils cachent leur blessure et l'oublient! Par un contraste qui, selon cet excellent homme, était assez ordinaire chez les hommes ainsi détruits, monsieur de Mortsauf fut patient, plein d'obéissance, ne se plaignit jamais et montra la plus merveilleuse docilité; lui qui, bien portant, ne faisait pas la chose la plus simple sans mille observations. Le secret de cette soumission à la médecine, tant niée naguère, était une secrète peur de la mort, autre contraste chez un homme d'une bravoure irrécusable! Cette peur pourrait assez bien expliquer plusieurs bizarreries du nouveau caractère que lui avaient prêté ses malheurs.
Vous l'avouerai-je, Natalie, et le croirez-vous? ces cinquante jours et le mois qui les suivit furent les plus beaux moments de ma vie. L'amour n'est-il pas dans les espaces infinis de l'âme comme est dans une belle vallée le grand fleuve où se rendent les pluies, les ruisseaux et les torrents, où tombent les arbres et les fleurs, les graviers du bord et les plus élevés quartiers de roc; il s'agrandit aussi bien par les orages que par le lent tribut des claires fontaines. Oui, quand on aime, tout arrive à l'amour. Les premiers grands dangers passés, la comtesse et moi, nous nous habituâmes à la maladie. Malgré le désordre incessant introduit par les soins qu'exigeait le comte, sa chambre que nous avions trouvée si mal tenue devint propre et coquette. Bientôt nous y fûmes comme deux êtres échoués dans une île déserte; car non-seulement les malheurs isolent, mais encore ils font taire les mesquines conventions de la société. Puis l'intérêt du malade nous obligea d'avoir des points de contact qu'aucun autre événement n'aurait autorisés. Combien de fois nos mains, si timides auparavant, ne se rencontrèrent-elles pas en rendant quelque service au comte! n'avais-je pas à soutenir, à aider Henriette! Souvent emportée par une nécessité comparable à celle du soldat en vedette, elle oubliait de manger; je lui servis alors, quelquefois sur ses genoux, un repas pris en hâte et qui nécessitait mille petits soins. Ce fut une scène d'enfance à côté d'une tombe entr'ouverte. Elle me commandait vivement les apprêts qui pouvaient éviter quelque souffrance au comte, et m'employait à mille menus ouvrages. Pendant le premier temps où l'intensité du danger étouffait, comme durant une bataille, les subtiles distinctions qui caractérisent les faits de la vie ordinaire, elle dépouilla nécessairement ce décorum que toute femme, même la plus naturelle, garde en ses paroles, dans ses regards, dans son maintien quand elle est en présence du monde ou de sa famille, et qui n'est plus de mise en déshabillé. Ne venait-elle pas me relever aux premiers chants de l'oiseau, dans ses vêtements du matin qui me permirent de revoir parfois les éblouissants trésors que, dans mes folles espérances, je considérais comme miens? Tout en restant imposante et fière, pouvait-elle ainsi ne pas être familière? D'ailleurs pendant les premiers jours le danger ôta si bien toute signification passionnée aux privautés de notre intime union, qu'elle n'y vit point de mal; puis, quand vint la réflexion, elle songea peut-être que ce serait une insulte pour elle comme pour moi que de changer ses manières. Nous nous trouvâmes insensiblement apprivoisés, mariés à demi. Elle se montra bien noblement confiante, sûre de moi comme d'elle-même. J'entrai donc plus avant dans son cœur. La comtesse redevint mon Henriette, Henriette contrainte d'aimer davantage celui qui s'efforçait d'être sa seconde âme. Bientôt je n'attendis plus sa main toujours irrésistiblement abandonnée au moindre coup d'œil solliciteur; je pouvais, sans qu'elle se dérobât à ma vue, suivre avec ivresse les lignes de ses belles formes durant les longues heures pendant lesquelles nous écoutions le sommeil du malade. Les chétives voluptés que nous nous accordions, ces regards attendris, ces paroles prononcées à voix basse pour ne pas éveiller le comte, les craintes, les espérances dites et redites, enfin les mille événements de cette fusion complète de deux cœurs longtemps séparés, se détachaient vivement sur les ombres douloureuses de la scène actuelle. Nous connûmes nos âmes à fond dans cette épreuve à laquelle succombent souvent les affections les plus vives qui ne résistent pas au laisser-voir de toutes les heures, qui se détachent en éprouvant cette cohésion constante où l'on trouve la vie ou lourde ou légère à porter. Vous savez quel ravage fait la maladie d'un maître, quelle interruption dans les affaires, le temps manque pour tout; la vie embarrassée chez lui dérange les mouvements de sa maison et ceux de sa famille. Quoique tout tombât sur madame de Mortsauf, le comte était encore utile au dehors; il allait parler aux fermiers, se rendait chez les gens d'affaires, recevait les fonds; si elle était l'âme, il était le corps. Je me fis son intendant pour qu'elle pût soigner le comte sans rien laisser péricliter au dehors. Elle accepta tout sans façon, sans un remercîment. Ce fut une douce communauté de plus que ces soins de maison partagés, que ces ordres transmis en son nom. Je m'entretenais souvent le soir avec elle, dans sa chambre, et de ses intérêts et de ses enfants. Ces causeries donnèrent un semblant de plus à notre mariage éphémère. Avec quelle joie Henriette se prêtait à me laisser jouer le rôle de son mari, à me faire occuper sa place à table, à m'envoyer parler au garde; et tout cela dans une complète innocence, mais non sans cet intime plaisir qu'éprouve la plus vertueuse femme du monde à trouver un biais où se réunissent la stricte observation des lois et le contentement de ses désirs inavoués. Annulé par la maladie, le comte ne pesait plus sur sa femme, ni sur sa maison; et alors la comtesse fut elle-même, elle eut le droit de s'occuper de moi, de me rendre l'objet d'une foule de soins. Quelle joie quand je découvris en elle la pensée vaguement conçue peut-être, mais délicieusement exprimée, de me révéler tout le prix de sa personne et de ses qualités, de me faire apercevoir le changement qui s'opérerait en elle si elle était comprise! Cette fleur, incessamment fermée dans la froide atmosphère de son ménage, s'épanouit à mes regards, et pour moi seul; elle prit autant de joie à se déployer que j'en sentis en y jetant l'œil curieux de l'amour. Elle me prouvait par tous les riens de la vie combien j'étais présent à sa pensée. Le jour où, après avoir passé la nuit au chevet du malade, je dormais tard, Henriette se levait le matin avant tout le monde, elle faisait régner autour de moi le plus absolu silence; sans être avertis, Jacques et Madeleine jouaient au loin; elle usait de mille supercheries pour conquérir le droit de mettre elle-même mon couvert; enfin, elle me servait, avec quel pétillement de joie dans les mouvements, avec quelle fauve finesse d'hirondelle, quel vermillon sur les joues, quels tremblements dans la voix, quelle pénétration de lynx! Ces expansions de l'âme se peignent-elles? Souvent elle était accablée de fatigue; mais si par hasard en ces moments de lassitude il s'agissait de moi, pour moi comme pour ses enfants elle trouvait de nouvelles forces, elle s'élançait agile, vive et joyeuse. Comme elle aimait à jeter sa tendresse en rayons dans l'air! Ah! Natalie, oui, certaines femmes partagent ici-bas les priviléges des Esprits Angéliques, et répandent comme eux cette lumière que Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, disait être intelligente, mélodieuse et parfumée. Sûre de ma discrétion, Henriette se plut à me relever le pesant rideau qui nous cachait l'avenir, en me laissant voir en elle deux femmes: la femme enchaînée qui m'avait séduit malgré ses rudesses, et la femme libre dont la douceur devait éterniser mon amour. Quelle différence! madame de Mortsauf était le bengali transporté dans la froide Europe, tristement posé sur son bâton, muet et mourant dans sa cage où le garde un naturaliste; Henriette était l'oiseau chantant ses poèmes orientaux dans son bocage au bord du Gange, et comme une pierrerie vivante, volant de branche en branche parmi les roses d'un immense volkaméria toujours fleuri. Sa beauté se fit plus belle, son esprit se raviva. Ce continuel feu de joie était un secret entre nos deux esprits, car l'œil de l'abbé de Dominis, ce représentant du monde, était plus redoutable pour Henriette que celui de monsieur de Mortsauf; mais elle prenait comme moi grand plaisir à donner à sa pensée des tours ingénieux; elle cachait son contentement sous la plaisanterie, et couvrait d'ailleurs les témoignages de sa tendresse du brillant pavillon de la reconnaissance.
— Nous avons mis votre amitié à de rudes épreuves, Félix! Nous pouvons bien lui permettre les licences que nous permettons à Jacques, monsieur l'abbé? disait-elle à table.
Le sévère abbé répondait par l'aimable sourire de l'homme pieux qui lit dans les cœurs et les trouve purs; il exprimait d'ailleurs pour la comtesse le respect mélangé d'adoration qu'inspirent les anges. Deux fois, en ces cinquante jours, la comtesse s'avança peut-être au delà des bornes dans lesquelles se renfermait notre affection; mais encore ces deux événements furent-ils enveloppés d'un voile qui ne se leva qu'au jour des aveux suprêmes. Un matin, dans les premiers jours de la maladie du comte, au moment où elle se repentit de m'avoir traité si sévèrement en me retirant les innocents priviléges accordés à ma chaste tendresse, je l'attendais, elle devait me remplacer. Trop fatigué, je m'étais endormi, la tête appuyée sur la muraille. Je me réveillai soudain en me sentant le front touché par je ne sais quoi de frais qui me donna une sensation comparable à celle d'une rose qu'on y eût appuyée. Je vis la comtesse à trois pas de moi, qui me dit: — «J'arrive!» Je m'en allai; mais en lui souhaitant le bonjour, je lui pris la main, et la sentis humide et tremblante.
— Souffrez-vous? lui dis-je.
— Pourquoi me faites-vous cette question? me demanda-t-elle. Je la regardai, rougissant, confus: — J'ai rêvé, dis-je.
Un soir, pendant les dernières visites de monsieur Origet, qui avait positivement annoncé la convalescence du comte, je me trouvais avec Jacques et Madeleine sous le perron où nous étions tous trois couchés sur les marches, emportés par l'attention que demandait une partie d'onchets que nous faisions avec des tuyaux de paille et des crochets armés d'épingles. Monsieur de Mortsauf dormait. En attendant que son cheval fût attelé, le médecin et la comtesse causaient à voix basse dans le salon. Monsieur Origet s'en alla sans que je m'aperçusse de son départ. Après l'avoir reconduit, Henriette s'appuya sur la fenêtre d'où elle nous contempla sans doute pendant quelque temps, à notre insu. La soirée était une de ces soirées chaudes où le ciel prend les teintes du cuivre, où la campagne envoie dans les échos mille bruits confus. Un dernier rayon de soleil se mourait sur les toits, les fleurs des jardins embaumaient les airs, les clochettes des bestiaux ramenés aux étables retentissaient au loin. Nous nous conformions au silence de cette heure tiède en étouffant nos cris de peur d'éveiller le comte. Tout à coup, malgré le bruit onduleux d'une robe, j'entendis la contraction gutturale d'un soupir violemment réprimé; je m'élançai dans le salon, j'y vis la comtesse assise dans l'embrasure de la fenêtre, un mouchoir sur la figure; elle reconnut mon pas, et me fit un geste impérieux pour m'ordonner de la laisser seule. Je vins, le cœur pénétré de crainte, et voulus lui ôter son mouchoir de force, elle avait le visage baigné de larmes; elle s'enfuit dans sa chambre, et n'en sortit que pour la prière. Pour la première fois, depuis cinquante jours, je l'emmenai sur la terrasse et lui demandai compte de son émotion; mais elle affecta la gaieté la plus folle et la justifia par la bonne nouvelle que lui avait donnée Origet.
— Henriette, Henriette, lui dis-je, vous la saviez au moment où je vous ai vue pleurant. Entre nous deux un mensonge serait une monstruosité. Pourquoi m'avez-vous empêché d'essuyer ces larmes? M'appartenaient-elles donc?
— J'ai pensé, me dit-elle, que pour moi cette maladie a été comme une halte dans la douleur. Maintenant que je ne tremble plus pour monsieur de Mortsauf, il faut trembler pour moi.
Elle avait raison. La santé du comte s'annonça par le retour de son humeur fantasque: il commençait à dire que ni sa femme, ni moi, ni le médecin ne savaient le soigner, nous ignorions tous et sa maladie et son tempérament, et ses souffrances et les remèdes convenables. Origet, infatué de je ne sais quelle doctrine, voyait une altération dans les humeurs, tandis qu'il ne devait s'occuper que du pylore. Un jour, il nous regarda malicieusement comme un homme qui nous aurait épiés ou bien devinés, et il dit en souriant à sa femme: — Eh! bien, ma chère, si j'étais mort, vous m'auriez regretté, sans doute, mais, avouez-le, vous vous seriez résignée...
— J'aurais porté le deuil de cour, rose et noir, répondit-elle en riant afin de faire taire son mari.
Mais il y eut surtout à propos de la nourriture, que le docteur déterminait sagement en s'opposant à ce que l'on satisfît la faim du convalescent, des scènes de violence et des criailleries qui ne pouvaient se comparer à rien dans le passé, car le caractère du comte se montra d'autant plus terrible qu'il avait pour ainsi dire sommeillé. Forte de ses ordonnances du médecin et de l'obéissance de ses gens, stimulée par moi qui vis dans cette lutte un moyen de lui apprendre à exercer sa domination sur son mari, la comtesse s'enhardit à la résistance; elle sut opposer un front calme à la démence et aux cris; elle s'habitua, le prenant pour ce qu'il était, pour un enfant, à entendre ses épithètes injurieuses. J'eus le bonheur de lui voir saisir enfin le gouvernement de cet esprit maladif. Le comte criait, mais il obéissait, et il obéissait surtout après avoir beaucoup crié. Malgré l'évidence des résultats, Henriette pleurait parfois à l'aspect de ce vieillard décharné, faible, au front plus jaune que la feuille près de tomber, aux yeux pâles, aux mains tremblantes; elle se reprochait ses duretés, elle ne résistait pas souvent à la joie qu'elle voyait dans les yeux du comte quand, en lui mesurant ses repas, elle allait au delà des défenses du médecin. Elle se montra d'ailleurs d'autant plus douce et gracieuse pour lui qu'elle l'avait été pour moi; mais il y eut cependant des différences qui remplirent mon cœur d'une joie illimitée. Elle n'était pas infatigable, elle savait appeler ses gens pour servir le comte quand ses caprices se succédaient un peu trop rapidement et qu'il se plaignait de ne pas être compris.
La comtesse voulut aller rendre grâces à Dieu du rétablissement de monsieur de Mortsauf, elle fit dire une messe et me demanda mon bras pour se rendre à l'église; je l'y menai; mais pendant le temps que dura la messe, je vins voir monsieur et madame de Chessel. Au retour, elle voulut me gronder.
— Henriette, lui dis-je, je suis incapable de fausseté. Je puis me jeter à l'eau pour sauver mon ennemi qui se noie, lui donner mon manteau pour le réchauffer; enfin je lui pardonnerais, mais sans oublier l'offense.
Elle garda le silence, et pressa mon bras sur son cœur.
— Vous êtes un ange, vous avez dû être sincère dans vos actions de grâces, dis-je en continuant. La mère du prince de la Paix fut sauvée des mains d'une populace furieuse qui voulait la tuer, et quand la reine lui demanda: Que faisiez-vous? elle répondit: Je priais pour eux! La femme est ainsi. Moi je suis un homme et nécessairement imparfait.
— Ne vous calomniez point, dit-elle en me remuant le bras avec violence, peut-être valez-vous mieux que moi.
— Oui, repris-je, car je donnerais l'éternité pour un seul jour de bonheur, et vous!..
— Et moi? dit-elle en me regardant avec fierté.
Je me tus et baissai les yeux pour éviter la foudre de son regard.
— Moi! reprit-elle, de quel moi parlez-vous? Je sens bien des moi en moi! Ces deux enfants, ajouta-t-elle en montrant Madeleine et Jacques, sont des moi. Félix, dit-elle avec un accent déchirant, me croyez-vous donc égoïste? Pensez-vous que je saurais sacrifier toute une éternité pour récompenser celui qui me sacrifie sa vie? Cette pensée est horrible, elle froisse à jamais les sentiments religieux. Une femme ainsi déchue peut-elle se relever? son bonheur peut-il l'absoudre? Vous me feriez bientôt décider ces questions!.. Oui, je vous livre enfin un secret de ma conscience: cette idée m'a souvent traversé le cœur, je l'ai souvent expiée par de dures pénitences, elle a causé des larmes dont vous m'avez demandé compte avant-hier...