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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», sayfa 37

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— Oui, vivre! dit-elle en me faisant lever et s'appuyant sur moi, vivre de réalités et non de mensonges. Tout a été mensonge dans ma vie, je les ai comptées depuis quelques jours, ces impostures. Est-il possible que je meure, moi qui n'ai pas vécu? moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu'un dans une lande? Elle s'arrêta, parut écouter, et sentit à travers les murs je ne sais quelle odeur. — Félix! les vendangeuses vont dîner, et moi, moi, dit-elle d'une voix d'enfant, qui suis la maîtresse, j'ai faim. Il en est ainsi de l'amour, elles sont heureuses, elles!

— Kyrie eleison! disait le pauvre abbé, qui, les mains jointes, l'œil au ciel, récitait les litanies.

Elle jeta ses bras autour de mon cou, m'embrassa violemment, et me serra en disant: — Vous ne m'échapperez plus! Je veux être aimée, je ferai des folies comme lady Dudley, j'apprendrai l'anglais pour bien dire: my dee. Elle me fit un signe de tête comme elle en faisait autrefois en me quittant, pour me dire qu'elle allait revenir à l'instant: Nous dînerons ensemble, me dit-elle, je vais prévenir Manette... Elle fut arrêtée par une faiblesse qui survint, et je la couchai tout habillée sur son lit.

— Une fois déjà, vous m'avez portée ainsi, me dit-elle en ouvrant les yeux.

Elle était bien légère, mais surtout bien ardente; en la prenant, je sentis son corps entièrement brûlant. Monsieur Deslandes entra, fut étonné de trouver la chambre ainsi parée; mais en me voyant tout lui parut expliqué.

— On souffre bien pour mourir, monsieur, dit-elle d'une voix altérée.

Il s'assit, tâta le pouls de sa malade, se leva brusquement, vint parler à voix basse au prêtre, et sortit; je le suivis.

— Qu'allez-vous faire, lui demandai-je.

— Lui éviter une épouvantable agonie, me dit-il. Qui pouvait croire à tant de vigueur? Nous ne comprenons comment elle vit encore qu'en pensant à la manière dont elle a vécu. Voici le quarante-deuxième jour que madame la comtesse n'a bu, ni mangé, ni dormi.

Monsieur Deslandes demanda Manette. L'abbé Birotteau m'emmena dans les jardins.

— Laissons faire le docteur, me dit-il. Aidé par Manette, il va l'envelopper d'opium. Eh! bien, vous l'avez entendue, me dit-il, si toutefois elle est complice de ces mouvements de folie!..

— Non, dis-je, ce n'est plus elle.

J'étais hébété de douleur. Plus j'allais, plus chaque détail de cette scène prenait d'étendue. Je sortis brusquement par la petite porte au bas de la terrasse, et vins m'asseoir dans la toue, où je me cachai pour demeurer seul à dévorer mes pensées. Je tâchai de me détacher moi-même de cette force par laquelle je vivais; supplice comparable à celui par lequel les Tartares punissaient l'adultère en prenant un membre du coupable dans une pièce de bois, et lui laissant un couteau pour se le couper, s'il ne voulait pas mourir de faim: leçon terrible que subissait mon âme, de laquelle il fallait me retrancher la plus belle moitié. Ma vie était manquée aussi! Le désespoir me suggérait les plus étranges idées. Tantôt je voulais mourir avec elle, tantôt aller m'enfermer à la Meilleraye où venaient de s'établir les trappistes. Mes yeux ternis ne voyaient plus les objets extérieurs. Je contemplais les fenêtres de la chambre où souffrait Henriette, croyant y apercevoir la lumière qui l'éclairait pendant la nuit où je m'étais fiancé à elle. N'aurais-je pas dû obéir à la vie simple qu'elle m'avait créée; en me conservant à elle dans le travail des affaires? Ne m'avait-elle pas ordonné d'être un grand homme, afin de me préserver des passions basses et honteuses que j'avais subies, comme tous les hommes? La chasteté n'était-elle pas une sublime distinction que je n'avais pas su garder? L'amour, comme le concevait Arabelle, me dégoûta soudain. Au moment où je relevais ma tête abattue en me demandant d'où me viendraient désormais la lumière et l'espérance, quel intérêt j'aurais à vivre, l'air fut agité d'un léger bruit; je me tournai vers la terrasse, j'y aperçus Madeleine se promenant seule, à pas lents. Pendant que je remontais vers la terrasse pour demander compte à cette chère enfant du froid regard qu'elle m'avait jeté au pied de la croix, elle s'était assise sur le banc; quand elle m'aperçut à moitié chemin, elle se leva, et feignit de ne pas m'avoir vu, pour ne pas se trouver seule avec moi; sa démarche était hâtée, significative. Elle me haïssait, elle fuyait l'assassin de sa mère. En revenant par les perrons à Clochegourde, je vis Madeleine comme une statue, immobile et debout, écoutant le bruit de mes pas. Jacques était assis sur une marche, et son attitude exprimait la même insensibilité qui m'avait frappé quand nous nous étions promenés tous ensemble, et m'avait inspiré de ces idées que nous laissons dans un coin de notre âme, pour les reprendre et les creuser plus tard, à loisir. J'ai remarqué que les jeunes gens qui portent en eux la mort sont tous insensibles aux funérailles. Je voulus interroger cette âme sombre. Madeleine avait-elle gardé ses pensées pour elle seule, avait-elle inspiré sa haine à Jacques?

— Tu sais, lui dis-je pour entamer la conversation, que tu as en moi le plus dévoué des frères.

— Votre amitié m'est inutile, je suivrai ma mère! répondit-il en me jetant un regard farouche de douleur.

— Jacques, m'écriai-je, toi aussi?

Il toussa, s'écarta loin de moi; puis, quand il revint, il me montra rapidement son mouchoir ensanglanté.

— Comprenez-vous? dit-il.

Ainsi chacun d'eux avait un fatal secret. Comme je le vis depuis, la sœur et le frère se fuyaient. Henriette tombée, tout était en ruine à Clochegourde.

— Madame dort, vint nous dire Manette heureuse de savoir la comtesse sans souffrance.

Dans ces affreux moments, quoique chacun en sache l'inévitable fin, les affections vraies deviennent folles et s'attachent à de petits bonheurs. Les minutes sont des siècles que l'on voudrait rendre bienfaisants. On voudrait que les malades reposassent sur des roses, on voudrait prendre leurs souffrances, on voudrait que le dernier soupir fût pour eux inattendu.

— Monsieur Deslandes a fait enlever les fleurs qui agissaient trop fortement sur les nerfs de madame, me dit Manette.

Ainsi donc les fleurs avaient causé son délire, elle n'en était pas complice. Les amours de la terre, les fêtes de la fécondation, les caresses des plantes l'avaient enivrée de leurs parfums et sans doute avaient réveillé les pensées d'amour heureux qui sommeillaient en elle depuis sa jeunesse.

— Venez donc, monsieur Félix, me dit-elle, venez voir madame, elle est belle comme un ange.

Je revins chez la mourante au moment où le soleil se couchait et dorait la dentelle des toits du château d'Azay. Tout était calme et pur. Une douce lumière éclairait le lit où reposait Henriette baignée d'opium. En ce moment le corps était pour ainsi dire annulé; l'âme seule régnait sur ce visage, serein comme un beau ciel après la tempête. Blanche et Henriette, ces deux sublimes faces de la même femme, reparaissaient d'autant plus belles que mon souvenir, ma pensée, mon imagination, aidant la nature, réparaient les altérations de chaque trait où l'âme triomphante envoyait ses lueurs par des vagues confondues avec celles de la respiration. Les deux abbés étaient assis auprès du lit. Le comte resta foudroyé, debout, en reconnaissant les étendards de la mort qui flottaient sur cette créature adorée. Je pris sur le canapé la place qu'elle avait occupée. Puis nous échangeâmes tous quatre des regards où l'admiration de cette beauté céleste se mêlait à des larmes de regret. Les lumières de la pensée annonçaient le retour de Dieu dans un de ses plus beaux tabernacles. L'abbé de Dominis et moi, nous nous parlions par signes, en nous communiquant des idées mutuelles. Oui, les anges veillaient Henriette! Oui, leurs glaives brillaient au-dessus de ce noble front où revenaient les augustes expressions de la vertu qui en faisaient jadis comme une âme visible avec laquelle s'entretenaient les esprits de sa sphère. Les lignes de son visage se purifiaient, en elle tout s'agrandissait et devenait majestueux sous les invisibles encensoirs des Séraphins qui la gardaient. Les teintes vertes de la souffrance corporelle faisaient place aux tons entièrement blancs, à la pâleur mate et froide de la mort prochaine. Jacques et Madeleine entrèrent, Madeleine nous fit tous frissonner par le mouvement d'adoration qui la précipita devant le lit, lui joignit les mains et lui inspira cette sublime exclamation: — Enfin! voilà ma mère! Jacques souriait, il était sûr de suivre sa mère là où elle allait.

— Elle arrive au port, dit l'abbé Birotteau.

L'abbé de Dominis me regarda comme pour me répéter: — N'ai-je pas dit que l'étoile se lèverait brillante?

Madeleine resta les yeux attachés sur sa mère, respirant quand elle respirait, imitant son souffle léger, dernier fil par lequel elle tenait à la vie, et que nous suivions avec terreur, craignant à chaque effort de le voir se rompre. Comme un ange aux portes du sanctuaire, la jeune fille était avide et calme, forte et prosternée. En ce moment, l'Angélus sonna au clocher du bourg. Les flots de l'air adouci jetèrent par ondées les tintements qui nous annonçaient qu'à cette heure la chrétienté tout entière répétait les paroles dites par l'ange à la femme qui racheta les fautes de son sexe. Ce soir, l'Ave Maria nous parut une salutation du ciel. La prophétie était si claire et l'événement si proche que nous fondîmes en larmes. Les murmures du soir, brise mélodieuse dans les feuillages, derniers gazouillements d'oiseau, refrain et bourdonnements d'insectes, voix des eaux, cri plaintif de la rainette, toute la campagne disait adieu au plus beau lys de la vallée, à sa vie simple et champêtre. Cette poésie religieuse unie à toutes ces poésies naturelles exprimait si bien le chant du départ que nos sanglots furent aussitôt répétés. Quoique la porte de la chambre fût ouverte, nous étions si bien plongés dans cette terrible contemplation, comme pour en empreindre à jamais dans notre âme le souvenir, que nous n'avions pas aperçu les gens de la maison agenouillés en un groupe où se disaient de ferventes prières. Tous ces pauvres gens, habitués à l'espérance, croyaient encore conserver leur maîtresse, et ce présage si clair les accabla. Sur un geste de l'abbé Birotteau, le vieux piqueur sortit pour aller chercher le curé de Saché. Le médecin, debout près du lit, calme comme la science, et qui tenait la main endormie de la malade, avait fait un signe au confesseur pour lui dire que ce sommeil était la dernière heure sans souffrance qui restait à l'ange rappelé. Le moment était venu de lui administrer les derniers sacrements de l'Église. A neuf heures, elle s'éveilla doucement, nous regarda d'un œil surpris mais doux, et nous revîmes tous notre idole dans la beauté de ses beaux jours.

— Ma mère, tu es trop belle pour mourir, la vie et la santé te reviennent, cria Madeleine.

— Chère fille, je vivrai, mais en toi, dit-elle en souriant.

Ce fut alors des embrassements déchirants de la mère aux enfants et des enfants à la mère. Monsieur de Mortsauf baisa sa femme pieusement au front. La comtesse rougit en me voyant.

— Cher Félix, dit-elle, voici, je crois, le seul chagrin que je vous aurai donné, moi! mais oubliez ce que j'aurai pu vous dire, pauvre insensée que j'étais. Elle me tendit la main, je la pris pour la baiser, elle me dit alors avec son gracieux sourire de vertu: — Comme autrefois, Félix?..

Nous sortîmes tous, et nous allâmes dans le salon pendant tout le temps que devait durer la dernière confession de la malade. Je me plaçai près de Madeleine. En présence de tous elle ne pouvait me fuir sans impolitesse; mais, à l'imitation de sa mère, elle ne regardait personne, et garda le silence sans jeter une seule fois les yeux sur moi.

— Chère Madeleine, lui dis-je à voix basse, qu'avez-vous contre moi? Pourquoi des sentiments froids quand en présence de la mort chacun doit se réconcilier?

— Je crois entendre ce que dit en ce moment ma mère, me répondit-elle en prenant l'air de tête qu'Ingres a trouvé pour sa Mère de Dieu, cette vierge déjà douloureuse et qui s'apprête à protéger le monde où son fils va périr.

— Et vous me condamnez au moment où votre mère m'absout, si toutefois je suis coupable.

— Vous, et toujours vous!

Son accent trahissait une haine réfléchie comme celle d'un Corse, implacable comme sont les jugements de ceux qui, n'ayant pas étudié la vie, n'admettent aucune atténuation aux fautes commises contre les lois du cœur. Une heure s'écoula dans un silence profond. L'abbé Birotteau revint après avoir reçu la confession générale de la comtesse de Mortsauf, et nous rentrâmes tous au moment où, suivant une de ces idées qui saisissent ces nobles âmes, toutes sœurs d'intention, Henriette s'était fait revêtir d'un long vêtement qui devait lui servir de linceul. Nous la trouvâmes sur son séant, belle de ses expiations et belle de ses espérances: je vis dans la cheminée les cendres noires de mes lettres, qui venaient d'être brûlées, sacrifice qu'elle n'avait voulu faire, me dit son confesseur, qu'au moment de la mort. Elle nous sourit à tous de son sourire d'autrefois. Ses yeux humides de larmes annonçaient un dessillement suprême, elle apercevait déjà les joies célestes de la terre promise.

— Cher Félix, me dit-elle en me tendant la main et en serrant la mienne, restez. Vous devez assister à l'une des dernières scènes de ma vie, et qui ne sera pas la moins pénible de toutes, mais où vous êtes pour beaucoup.

Elle fit un geste, la porte se ferma. Sur son invitation le comte s'assit, l'abbé Birotteau et moi nous restâmes debout. Aidée de Manette, la comtesse se leva, se mit à genoux devant le comte surpris, et voulut rester ainsi. Puis, quand Manette se fut retirée, elle releva sa tête, qu'elle avait appuyée sur les genoux du comte étonné.

— Quoique je me sois conduite envers vous comme une fidèle épouse, lui dit-elle d'une voix altérée, il peut m'être arrivé, monsieur, de manquer parfois à mes devoirs; je viens de prier Dieu de m'accorder la force de vous demander pardon de mes fautes. J'ai pu porter dans les soins d'une amitié placée hors de la famille des attentions plus affectueuses encore que celles que je vous devais. Peut-être vous ai-je irrité contre moi par la comparaison que vous pouviez faire de ces soins, de ces pensées et de celles que je vous donnais. J'ai eu, dit-elle à voix basse, une amitié vive que personne, pas même celui qui en fut l'objet, n'a connue en entier. Quoique je sois demeurée vertueuse selon les lois humaines, que j'aie été pour vous une épouse irréprochable, souvent des pensées, involontaires ou volontaires, ont traversé mon cœur, et j'ai peur en ce moment de les avoir trop accueillies. Mais comme je vous ai tendrement aimé, que je suis restée votre femme soumise, que les nuages, en passant sous le ciel, n'en ont point altéré la pureté, vous me voyez sollicitant votre bénédiction d'un front pur. Je mourrai sans aucune pensée amère si j'entends de votre bouche une douce parole pour votre Blanche, pour la mère de vos enfants, et si vous lui pardonnez toutes ces choses qu'elle ne s'est pardonnées à elle-même qu'après les assurances du tribunal duquel nous relevons tous.

— Blanche, Blanche, s'écria le vieillard en versant soudain des larmes sur la tête de sa femme, veux-tu me faire mourir? Il l'éleva jusqu'à lui avec une force inusitée, la baisa saintement au front, et, la gardant ainsi: N'ai-je pas des pardons à te demander? reprit-il. N'ai-je pas été souvent dur, moi? Ne grossis-tu pas des scrupules d'enfant?

— Peut-être, reprit-elle. Mais, mon ami, soyez indulgent aux faiblesses des mourants, tranquillisez-moi. Quand vous arriverez à cette heure, vous penserez que je vous ai quitté vous bénissant. Me permettez-vous de laisser à notre ami que voici ce gage d'un sentiment profond, dit-elle en montrant une lettre qui était sur la cheminée? Il est maintenant mon fils d'adoption, voilà tout. Le cœur, cher comte, a ses testaments: mes derniers vœux imposent à ce cher Félix des œuvres sacrées à accomplir, je ne crois pas avoir trop présumé de lui, faites que je n'aie pas trop présumé de vous en me permettant de lui léguer quelques pensées. Je suis toujours femme, dit-elle en penchant la tête avec une suave mélancolie, après mon pardon je vous demande une grâce. — Lisez; mais seulement après ma mort, me dit-elle en me tendant le mystérieux écrit.

Le comte vit pâlir sa femme, il la prit et la porta lui-même sur le lit, où nous l'entourâmes.

— Félix, me dit-elle, je puis avoir des torts envers vous. Souvent j'ai pu vous causer quelques douleurs en vous laissant espérer des joies devant lesquelles j'ai reculé; mais n'est-ce pas au courage de l'épouse et de la mère que je dois de mourir réconciliée avec tous? Vous me pardonnerez donc aussi, vous qui m'avez accusée si souvent, et dont l'injustice me faisait plaisir!

L'abbé Birotteau mit un doigt sur ses lèvres. A ce geste, la mourante pencha la tête, une faiblesse survint, elle agita les mains pour dire de faire entrer le clergé, ses enfants et ses domestiques; puis elle me montra par un geste impérieux le comte anéanti et ses enfants qui survinrent. La vue de ce père de qui seuls nous connaissions la secrète démence, devenu le tuteur de ces êtres si délicats, lui inspira de muettes supplications qui tombèrent dans mon âme comme un feu sacré. Avant de recevoir l'extrême-onction, elle demanda pardon à ses gens de les avoir quelquefois brusqués; elle implora leurs prières, et les recommanda tous individuellement au comte; elle avoua noblement avoir proféré, durant ce dernier mois, des plaintes peu chrétiennes qui avaient pu scandaliser ses gens; elle avait repoussé ses enfants, elle avait conçu des sentiments peu convenables; mais elle rejeta ce défaut de soumission aux volontés de Dieu sur ses intolérables douleurs. Enfin elle remercia publiquement avec une touchante effusion de cœur l'abbé Birotteau de lui avoir montré le néant des choses humaines. Quand elle eut cessé de parler, les prières commencèrent; puis le curé de Saché lui donna le viatique. Quelques moments après, sa respiration s'embarrassa, un nuage se répandit sur ses yeux qui bientôt se rouvrirent, elle me lança un dernier regard, et mourut aux yeux de tous, en entendant peut-être le concert de nos sanglots. Par un hasard assez naturel à la campagne, nous entendîmes alors le chant alternatif de deux rossignols qui répétèrent plusieurs fois leur note unique, purement filée comme un tendre appel. Au moment où son dernier soupir s'exhala, dernière souffrance d'une vie qui fut une longue souffrance, je sentis en moi-même un coup par lequel toutes mes facultés furent atteintes. Le comte et moi, nous restâmes auprès du lit funèbre pendant toute la nuit, avec les deux abbés et le curé, veillant à la lueur des cierges, la morte étendue sur le sommier de son lit; maintenant calme, là où elle avait tant souffert. Ce fut ma première communication avec la mort. Je demeurai pendant toute cette nuit les yeux attachés sur Henriette, fasciné par l'expression pure que donne l'apaisement de toutes les tempêtes, par la blancheur du visage que je douais encore de ses innombrables affections, mais qui ne répondait plus à mon amour. Quelle majesté dans ce silence et dans ce froid! combien de réflexions n'exprime-t-il pas? Quelle beauté dans ce repos absolu, quel despotisme dans cette immobilité: tout le passé s'y trouve encore, et l'avenir y commence. Ah! je l'aimais morte, autant que je l'aimais vivante. Au matin, le comte s'alla coucher, les trois prêtres fatigués s'endormirent à cette heure pesante, si connue de ceux qui veillent. Je pus alors, sans témoins, la baiser au front avec tout l'amour qu'elle ne m'avait jamais permis d'exprimer.

Le surlendemain, par une fraîche matinée d'automne, nous accompagnâmes la comtesse à sa dernière demeure. Elle était portée par le vieux piqueur, les deux Martineau et le mari de Manette. Nous descendîmes par le chemin que j'avais si joyeusement monté le jour où je la retrouvai; nous traversâmes la vallée de l'Indre pour arriver au petit cimetière de Saché; pauvre cimetière de village, situé au revers de l'église, sur la croupe d'une colline, et où par humilité chrétienne elle voulut être enterrée avec une simple croix de bois noir, comme une pauvre femme des champs, avait-elle dit. Lorsque du milieu de la vallée, j'aperçus l'église du bourg et la place du cimetière, je fus saisi d'un frisson convulsif. Hélas! nous avons tous dans la vie un Golgotha où nous laissons nos trente-trois premières années en recevant un coup de lance au cœur, en sentant sur notre tête la couronne d'épines qui remplace la couronne de roses: cette colline devait être pour moi le mont des expiations. Nous étions suivis d'une foule immense accourue pour dire les regrets de cette vallée où elle avait enterré dans le silence une foule de belles actions. On sut par Manette, sa confidente, que pour secourir les pauvres elle économisait sur sa toilette, quand ses épargnes ne suffisaient plus. C'était des enfants nus habillés, des layettes envoyées, des mères secourues, des sacs de blé payés aux meuniers en hiver pour des vieillards impotents, une vache donnée à propos à quelque pauvre ménage; enfin les œuvres de la chrétienne, de la mère et de la châtelaine, puis des dots offertes à propos pour unir des couples qui s'aimaient, et des remplacements payés à des jeunes gens tombés au sort, touchantes offrandes de la femme aimante qui disait: —Le bonheur des autres est la consolation de ceux qui ne peuvent plus être heureux. Ces choses contées à toutes les veillées depuis trois jours avaient rendu la foule immense. Je marchais avec Jacques et les deux abbés derrière le cercueil. Suivant l'usage, ni Madeleine, ni le comte n'étaient avec nous, ils demeuraient seuls à Clochegourde. Manette voulut absolument venir.

— Pauvre madame! Pauvre madame! La voilà heureuse, entendis-je à plusieurs reprises à travers ses sanglots.

Au moment où le cortége quitta la chaussée des moulins, il y eut un gémissement unanime mêlé de pleurs qui semblait faire croire que cette vallée pleurait son âme. L'église était pleine de monde. Après le service, nous allâmes au cimetière où elle devait être enterrée près de la croix. Quand j'entendis rouler les cailloux et le gravier de la terre sur le cercueil, mon courage m'abandonna, je chancelai, je priai les deux Martineau de me soutenir, et ils me conduisirent mourant jusqu'au château de Saché; les maîtres m'offrirent poliment un asile que j'acceptai. Je vous l'avoue, je ne voulus point retourner à Clochegourde, il me répugnait de me retrouver à Frapesle d'où je pouvais voir le castel d'Henriette. Là, j'étais près d'elle. Je demeurai quelques jours dans une chambre dont les fenêtres donnent sur ce vallon tranquille et solitaire dont je vous ai parlé. C'est un vaste pli de terrain bordé par des chênes deux fois centenaires, et où par les grandes pluies coule un torrent. Cet aspect convenait à la méditation sévère et solennelle à laquelle je voulais me livrer. J'avais reconnu, pendant la journée qui suivit la fatale nuit, combien ma présence allait être importune à Clochegourde. Le comte avait ressenti de violentes émotions à la mort d'Henriette, mais il s'attendait à ce terrible événement, et il y avait dans le fond de sa pensée un parti pris qui ressemblait à de l'indifférence. Je m'en étais aperçu plusieurs fois, et quand la comtesse prosternée me remit cette lettre que je n'osais ouvrir, quand elle parla de son affection pour moi, cet homme ombrageux ne me jeta pas le foudroyant regard que j'attendais de lui. Les paroles d'Henriette, il les avait attribuées à l'excessive délicatesse de cette conscience qu'il savait si pure. Cette insensibilité d'égoïste était naturelle. Les âmes de ces deux êtres ne s'étaient pas plus mariées que leurs corps, ils n'avaient jamais eu ces constantes communications qui ravivent les sentiments; ils n'avaient jamais échangé ni peines ni plaisirs, ces liens si forts qui nous brisent par mille points quand ils se rompent, parce qu'ils touchent à toutes nos fibres, parce qu'ils se sont attachés dans les replis de notre cœur, en même temps qu'ils ont caressé l'âme qui sanctionnait chacune de ces attaches. L'hostilité de Madeleine me fermait Clochegourde. Cette dure jeune fille n'était pas disposée à pactiser avec sa haine sur le cercueil de sa mère, et j'aurais été horriblement gêné entre le comte, qui m'aurait parlé de lui, et la maîtresse de la maison, qui m'aurait marqué d'invincibles répugnances. Être ainsi, là où jadis les fleurs mêmes étaient caressantes, où les marches des perrons étaient éloquentes, où tous mes souvenirs revêtaient de poésie les balcons, les margelles, les balustrades et les terrasses, les arbres et les points de vue; être haï là où tout m'aimait: je ne supportais point cette pensée. Aussi, dès l'abord mon parti fut-il pris. Hélas! tel était donc le dénoûment du plus vif amour qui jamais ait atteint le cœur d'un homme. Aux yeux des étrangers, ma conduite allait être condamnable, mais elle avait la sanction de ma conscience. Voilà comment finissent les plus beaux sentiments et les plus grands drames de la jeunesse. Nous partons presque tous au matin, comme moi de Tours pour Clochegourde, nous emparant du monde, le cœur affamé d'amour; puis, quand nos richesses ont passé par le creuset, quand nous nous sommes mêlés aux hommes et aux événements, tout se rapetisse insensiblement, nous trouvons peu d'or parmi beaucoup de cendres. Voilà la vie! la vie telle qu'elle est: de grandes prétentions, de petites réalités. Je méditai longuement sur moi-même, en me demandant ce que j'allais faire après un coup qui fauchait toutes mes fleurs. Je résolus de m'élancer vers la politique et la science, dans les sentiers tortueux de l'ambition, d'ôter la femme de ma vie et d'être un homme d'état, froid et sans passions, de demeurer fidèle à la sainte que j'avais aimée. Mes méditations allaient à perte de vue, pendant que mes yeux restaient attachés sur la magnifique tapisserie des chênes dorés, aux cimes sévères, aux pieds de bronze: je me demandais si la vertu d'Henriette n'avait pas été de l'ignorance, si j'étais bien coupable de sa mort. Je me débattais au milieu de mes remords. Enfin, par un suave midi d'automne, un de ces derniers sourires du ciel, si beaux en Touraine, je lus sa lettre que, suivant sa recommandation, je ne devais ouvrir qu'après sa mort. Jugez de mes impressions en la lisant?

LETTRE DE MADAME DE MORTSAUF AU VICOMTE FÉLIX DE VANDENESSE

«Félix, ami trop aimé, je dois maintenant vous ouvrir mon cœur, moins pour vous montrer combien je vous aime que pour vous apprendre la grandeur de vos obligations en vous dévoilant la profondeur et la gravité des plaies que vous y avez faites. Au moment où je tombe harassée par les fatigues du voyage, épuisée par les atteintes reçues pendant le combat, heureusement la femme est morte, la mère seule a survécu. Vous allez voir, cher, comment vous avez été la cause première de mes maux. Si plus tard je me suis complaisamment offerte à vos coups, aujourd'hui je meurs atteinte par vous d'une dernière blessure; mais il y a d'excessives voluptés à se sentir brisée par celui qu'on aime. Bientôt les souffrances me priveront sans doute de ma force, je mets donc à profit les dernières lueurs de mon intelligence pour vous supplier encore de remplacer auprès de mes enfants le cœur dont vous les aurez privés. Je vous imposerais cette charge avec autorité si je vous aimais moins; mais je préfère vous la laisser prendre de vous-même, par l'effet d'un saint repentir, et aussi comme une continuation de votre amour: l'amour ne fut-il pas en nous constamment mêlé de repentantes méditations et de craintes expiatoires? Et, je le sais, nous nous aimons toujours. Votre faute n'est pas si funeste par vous que le retentissement que je lui ai donné au dedans de moi-même. Ne vous avais-je pas dit que j'étais jalouse, mais jalouse à mourir? eh! bien, je meurs. Consolez-vous, cependant: nous avons satisfait aux lois humaines. L'Église, par une de ses voix les plus pures, m'a dit que Dieu serait indulgent à ceux qui avaient immolé leurs penchants naturels à ses commandements. Mon aimé, apprenez donc tout, car je ne veux pas que vous ignoriez une seule de mes pensées. Ce que je confierai à Dieu dans mes derniers moments, vous devez le savoir aussi, vous le roi de mon cœur, comme il est le roi du ciel. Jusqu'à cette fête donnée au duc d'Angoulême, la seule à laquelle j'aie assisté, le mariage m'avait laissée dans l'ignorance qui donne à l'âme des jeunes filles la beauté des anges. J'étais mère, il est vrai; mais l'amour ne m'avait point environnée de ses plaisirs permis. Comment suis-je restée ainsi? je n'en sais rien; je ne sais pas davantage par quelles lois tout en moi fut changé dans un instant. Vous souvenez-vous encore aujourd'hui de vos baisers? ils ont dominé ma vie, ils ont sillonné mon âme; l'ardeur de votre sang a réveillé l'ardeur du mien; votre jeunesse a pénétré ma jeunesse, vos désirs sont entrés dans mon cœur. Quand je me suis levée si fière, j'éprouvais une sensation pour laquelle je ne sais de mot dans aucun langage, car les enfants n'ont pas encore trouvé de parole pour exprimer le mariage de la lumière et de leurs yeux, ni le baiser de la vie sur leurs lèvres. Oui, c'était bien le son arrivé dans l'écho, la lumière jetée dans les ténèbres, le mouvement donné à l'univers, ce fut du moins rapide comme toutes ces choses; mais beaucoup plus beau, car c'était la vie de l'âme! Je compris qu'il existait je ne sais quoi d'inconnu pour moi dans le monde, une force plus belle que la pensée, c'était toutes les pensées, toutes les forces, tout un avenir dans une émotion partagée. Je ne me sentis plus mère qu'à demi. En tombant sur mon cœur, ce coup de foudre y alluma des désirs qui sommeillaient à mon insu; je devinai soudain tout ce que voulait dire ma tante quand elle me baisait sur le front en s'écriant: —Pauvre Henriette! En retournant à Clochegourde, le printemps, les premières feuilles, le parfum des fleurs, les jolis nuages blancs, l'Indre, le ciel, tout me parlait un langage jusqu'alors incompris, et qui rendait à mon âme un peu du mouvement que vous aviez imprimé à mes sens. Si vous avez oublié ces terribles baisers, moi, je n'ai jamais pu les effacer de mon souvenir: j'en meurs! Oui, chaque fois que je vous ai vu depuis, vous en ranimiez l'empreinte; j'étais émue de la tête aux pieds par votre aspect, par le seul pressentiment de votre arrivée. Ni le temps, ni ma ferme volonté n'ont pu dompter cette impérieuse volupté. Je me demandais involontairement: Que doivent être les plaisirs? Nos regards échangés, les respectueux baisers que vous mettiez sur mes mains, mon bras posé sur le vôtre, votre voix dans ses tons de tendresse, enfin les moindres choses me remuaient si violemment que presque toujours il se répandait un nuage sur mes yeux: le bruit des sens révoltés remplissait alors mon oreille. Ah! si dans ces moments où je redoublais de froideur, vous m'eussiez prise dans vos bras, je serais morte de bonheur. J'ai parfois désiré de vous quelque violence, mais la prière chassait promptement cette mauvaise pensée. Votre nom prononcé par mes enfants m'emplissait le cœur d'un sang plus chaud qui colorait aussitôt mon visage, et je tendais des piéges à ma pauvre Madeleine pour le lui faire dire, tant j'aimais les bouillonnements de cette sensation. Que vous dirai-je? votre écriture avait un charme, je regardais vos lettres comme on contemple un portrait. Si, dès ce premier jour, vous aviez déjà conquis sur moi je ne sais quel fatal pouvoir, vous comprenez, mon ami, qu'il devint infini quand il me fut donné de lire dans votre âme. Quelles délices m'inondèrent en vous trouvant si pur, si complétement vrai, doué de qualités si belles, capable de si grandes choses, et déjà si éprouvé! Homme et enfant, timide et courageux! Quelle joie quand je nous trouvai sacrés tous deux par de communes souffrances! Depuis cette soirée où nous nous confiâmes l'un à l'autre, vous perdre, pour moi c'était mourir: aussi vous ai-je laissé près de moi par égoïsme. La certitude qu'eut monsieur de la Berge de la mort que me causerait votre éloignement le toucha beaucoup, car il lisait dans mon âme. Il jugea que j'étais nécessaire à mes enfants, au comte: il ne m'ordonna point de vous fermer l'entrée de ma maison, car je lui promis de rester pure d'action et de pensée. — «La pensée est involontaire, me dit-il, mais elle peut être gardée au milieu des supplices. — Si je pense, lui répondis-je, tout sera perdu, sauvez-moi de moi-même. Faites qu'il demeure près de moi, et que je reste pure!» Le bon vieillard, quoique bien sévère, fut alors indulgent à tant de bonne foi. — «Vous pouvez l'aimer comme on aime un fils, en lui destinant votre fille,» me dit-il. J'acceptai courageusement une vie de souffrances pour ne pas vous perdre; et je souffris avec amour en voyant que nous étions attelés au même joug. Mon Dieu! je suis restée neutre, fidèle à mon mari, ne vous laissant pas faire un seul pas, Félix, dans votre propre royaume. La grandeur de mes passions a réagi sur mes facultés, j'ai regardé les tourments que m'infligeait monsieur de Mortsauf comme des expiations, et je les endurais avec orgueil pour insulter à mes penchants coupables. Autrefois j'étais disposée à murmurer, mais depuis que vous êtes demeuré près de moi, j'ai repris quelque gaieté, dont monsieur de Mortsauf s'est bien trouvé. Sans cette force que vous me prêtiez, j'aurais succombé depuis long-temps à ma vie intérieure que je vous ai racontée. Si vous avez été pour beaucoup dans mes fautes, vous avez été pour beaucoup dans l'exercice de mes devoirs. Il en fut de même pour mes enfants. Je croyais les avoir privés de quelque chose, et je craignais de ne faire jamais assez pour eux. Ma vie fut dès lors une continuelle douleur que j'aimais. En sentant que j'étais moins mère, moins honnête femme, le remords s'est logé dans mon cœur; et, craignant de manquer à mes obligations, j'ai constamment voulu les outrepasser. Pour ne pas faillir, j'ai donc mis Madeleine entre vous et moi, et je vous ai destinés l'un à l'autre, en m'élevant ainsi des barrières entre nous deux. Barrières impuissantes! rien ne pouvait étouffer les tressaillements que vous me causiez. Absent ou présent, vous aviez la même force. J'ai préféré Madeleine à Jacques, parce que Madeleine devait être à vous. Mais je ne vous cédais pas à ma fille sans combats. Je me disais que je n'avais que vingt-huit ans quand je vous rencontrai, que vous en aviez presque vingt-deux; je rapprochais les distances, je me livrais à de faux espoirs. O mon Dieu, Félix, je vous fais ces aveux afin de vous épargner des remords, peut-être aussi afin de vous apprendre que je n'étais pas insensible, que nos souffrances d'amour étaient bien cruellement égales, et qu'Arabelle n'avait aucune supériorité sur moi. J'étais aussi une de ces filles de la race déchue que les hommes aiment tant. Il y eut un moment où la lutte fut si terrible que je pleurais pendant toutes les nuits: mes cheveux tombaient. Ceux-là, vous les avez eus! Vous vous souvenez de la maladie que fit monsieur de Mortsauf. Votre grandeur d'âme d'alors, loin de m'élever, m'a rapetissée. Hélas! dès ce jour je souhaitais me donner à vous comme une récompense due à tant d'héroïsme; mais cette folie a été courte. Je l'ai mise aux pieds de Dieu pendant la messe à laquelle vous avez refusé d'assister. La maladie de Jacques et les souffrances de Madeleine m'ont paru des menaces de Dieu, qui tirait fortement à lui la brebis égarée. Puis votre amour si naturel pour cette Anglaise m'a révélé des secrets que j'ignorais moi-même. Je vous aimais plus que je ne croyais vous aimer. Madeleine a disparu. Les constantes émotions de ma vie orageuse, les efforts que je faisais pour me dompter moi-même sans autre secours que la religion, tout a préparé la maladie dont je meurs. Ce coup terrible a déterminé des crises sur lesquelles j'ai gardé le silence. Je voyais dans la mort le seul dénoûment possible de cette tragédie inconnue. Il y a eu toute une vie emportée, jalouse, furieuse, pendant les deux mois qui se sont écoulés entre la nouvelle que me donna ma mère de votre liaison avec lady Dudley et votre arrivée. Je voulais aller à Paris, j'avais soif de meurtre, je souhaitais la mort de cette femme, j'étais insensible aux caresses de mes enfants. La prière, qui jusqu'alors avait été pour moi comme un baume, fut sans action sur mon âme. La jalousie a fait la large brèche par où la mort est entrée. Je suis restée néanmoins le front calme. Oui, cette saison de combats fut un secret entre Dieu et moi. Quand j'ai bien su que j'étais aimée autant que je vous aimais moi-même et que je n'étais trahie que par la nature et non par votre pensée, j'ai voulu vivre... et il n'était plus temps. Dieu m'avait mise sous sa protection, pris sans doute de pitié pour une créature vraie avec elle-même, vraie avec lui, et que ses souffrances avaient souvent amenée aux portes du sanctuaire. Mon bien-aimé, Dieu m'a jugée, monsieur de Mortsauf me pardonnera sans doute; mais vous, serez-vous clément? écouterez-vous la voix qui sort en ce moment de ma tombe? réparerez-vous les malheurs dont nous sommes également coupables, vous moins que moi peut-être? Vous savez ce que je veux vous demander. Soyez auprès de monsieur de Mortsauf comme est une sœur de charité auprès d'un malade, écoutez-le, aimez-le; personne ne l'aimera. Interposez-vous entre ses enfants et lui comme je le faisais. Votre tâche ne sera pas de longue durée: Jacques quittera bientôt la maison pour aller à Paris auprès de son grand-père, et vous m'avez promis de le guider à travers les écueils de ce monde. Quant à Madeleine, elle se mariera; puissiez-vous un jour lui plaire! elle est tout moi-même, et de plus elle est forte, elle a cette volonté qui m'a manqué, cette énergie nécessaire à la compagne d'un homme que sa carrière destine aux orages de la vie politique, elle est adroite et pénétrante. Si vos destinées s'unissaient, elle serait plus heureuse que ne le fut sa mère. En acquérant ainsi le droit de continuer mon œuvre à Clochegourde, vous effaceriez des fautes qui n'auront pas été suffisamment expiées, bien que pardonnées au ciel et sur la terre, car il est généreux et me pardonnera. Je suis, vous le voyez, toujours égoïste; mais n'est-ce pas la preuve d'un despotique amour? Je veux être aimée par vous dans les miens. N'ayant pu être à vous, je vous lègue mes pensées et mes devoirs! Si vous m'aimez trop pour m'obéir, si vous ne voulez pas épouser Madeleine, vous veillerez du moins au repos de mon âme en rendant monsieur de Mortsauf aussi heureux qu'il peut l'être.

»Adieu, cher enfant de mon cœur, ceci est l'adieu complétement intelligent, encore plein de vie, l'adieu d'une âme où tu as répandu de trop grandes joies pour que tu puisses avoir le moindre remords de la catastrophe qu'elles ont engendrée; je me sers de ce mot en pensant que vous m'aimez, car moi j'arrive au lieu du repos, immolée au devoir, et, ce qui me fait frémir, non sans regret! Dieu saura mieux que moi si j'ai pratiqué ses saintes lois selon leur esprit. J'ai sans doute chancelé souvent, mais je ne suis point tombée, et la plus puissante excuse de mes fautes est dans la grandeur même des séductions qui m'ont environnée. Le Seigneur me verra tout aussi tremblante que si j'avais succombé. Encore adieu, un adieu semblable à celui que j'ai fait hier à notre belle vallée, au sein de laquelle je reposerai bientôt, et où vous reviendrez souvent, n'est-ce pas?

»Henriette.»

Je tombai dans un abîme de réflexions en apercevant les profondeurs inconnues de cette vie alors éclairée par cette dernière flamme. Les nuages de mon égoïsme se dissipèrent. Elle avait donc souffert autant que moi, plus que moi, car elle était morte. Elle croyait que les autres devaient être excellents pour son ami; elle avait été si bien aveuglée par son amour qu'elle n'avait pas soupçonné l'inimitié de sa fille. Cette dernière preuve de sa tendresse me fit bien mal. Pauvre Henriette qui voulait me donner Clochegourde et sa fille!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
750 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain