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Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 4», sayfa 37

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– Dieu! l'Honneur et les Dames! j'ai vu ce mélodrame-là, dit Mistigris.

– Si je ne connais point Mina, je connais le Garde des Sceaux, dit le comte en continuant et regardant Georges. Si je ne porte pas mes décorations, dit-il en regardant le peintre, j'empêche d'en donner à ceux qui ne le méritent pas. Enfin, je connais tant de monde, que je connais monsieur Grindot, l'architecte de Presles… Arrêtez, Pierrotin, je veux descendre un moment.

Pierrotin poussa ses chevaux jusqu'au bout du village de Moisselles, où il se trouve une auberge à laquelle les voyageurs s'arrêtent. Ce bout de chemin se fit dans un profond silence.

– Chez qui va donc ce petit drôle-là? demanda le comte en amenant Pierrotin dans la cour de l'auberge.

– Chez votre régisseur. C'est le fils d'une pauvre dame qui demeure rue de la Cerisaie, et chez qui je porte bien souvent du fruit, du gibier, de la volaille, une madame Husson.

– Qui est ce monsieur? vint dire à Pierrotin le père Léger quand le comte eut quitté le voiturier.

– Ma foi, je n'en sais rien, répondit Pierrotin, je le conduis pour la première fois; mais il pourrait être quelque chose comme le prince à qui appartient le château de Maffliers; il vient de me dire que je le laisserai en route, il ne va pas à l'Isle-Adam.

– Pierrotin croit que c'est le bourgeois de Maffliers, dit à Georges le père Léger en rentrant dans la voiture.

En ce moment les trois jeunes gens, sots comme des voleurs pris en flagrant délit, n'osaient se regarder les uns les autres, et paraissaient préoccupés des suites de leurs mensonges.

– Voilà qui s'appelle faire plus de fruit que de besogne, dit Mistigris.

– Vous voyez que je connais le comte, leur dit Oscar.

– C'est possible; mais vous ne serez jamais ambassadeur, répondit Georges: quand on veut parler dans les voitures publiques, il faut avoir, comme moi, le soin de ne rien dire.

Le comte reprit alors sa place, et Pierrotin marcha dans le plus profond silence.

– Eh bien, mes amis, dit le comte en atteignant le bois Carreau, nous voilà muets comme si nous allions à l'échafaud.

– Il faut savoir se traire à propos, répondit sentencieusement Mistigris.

– Il fait beau, dit Georges.

– Quel est ce pays-là? dit Oscar en montrant le château de Franconville qui produit un magnifique effet au revers de la grande forêt de Saint-Martin.

– Comment! s'écria le comte, vous qui dites aller si souvent à Presles, vous ne connaissez pas Franconville?

– Monsieur, dit Mistigris, connaît les hommes et non pas les châteaux.

– Les apprentis diplomates peuvent bien avoir des distractions! s'écria Georges.

– Souvenez-vous de mon nom? répondit Oscar furieux. Je m'appelle Oscar Husson, et dans dix ans je serai célèbre.

Après ces paroles prononcées avec forfanterie, Oscar se tapit dans un coin.

– Husson de quoi? fit Mistigris.

– Une grande famille, répondit le comte, les Husson de la Cerisaie: monsieur est né sous les marches du trône impérial.

Oscar rougit alors jusque dans la peau de ses cheveux et fut travaillé par une terrible inquiétude. On allait descendre la rapide côte de la Cave au bas de laquelle se trouve, dans un étroit vallon, à la fin de la grande forêt de Saint-Martin, le magnifique château de Presles.

– Messieurs, dit le comte, je vous souhaite bonnes chances dans vos belles carrières. Raccommodez-vous avec le roi de France, monsieur le colonel: les Czerni-Georges ne doivent pas bouder les Bourbons. Je n'ai rien à vous pronostiquer, mon cher monsieur Schinner, car pour vous la gloire est toute venue, et vous l'avez noblement conquise par d'admirables travaux; mais vous êtes tellement à craindre, que moi, qui suis marié, je n'oserais pas vous en offrir à ma campagne. Quant à monsieur Husson, il n'a pas besoin de protection, il possède les secrets des hommes d'État, il peut les faire trembler. Quant à monsieur Léger, il va plumer le comte de Sérisy, je n'ai qu'à le prier d'y aller d'une main ferme!

– Quand on prend du talon, on n'en saurait trop prendre, dit Mistigris.

– Laissez-moi là, Pierrotin, vous m'y reprendrez demain! s'écria le comte.

Le comte descendit et se perdit dans un chemin couvert, en abandonnant ses compagnons de route à leur confusion.

– Oh! c'est ce comte qui a loué Franconville, il y va, dit le père Léger.

– Si jamais, dit le faux Schinner, il m'arrive de blaguer en voiture, je me bats en duel avec moi-même. C'est aussi ta faute à toi, Mistigris, ajouta-t-il en donnant à son rapin une tape sur sa casquette.

– Oh! moi qui n'ai fait que vous suivre à Venise, répondit Mistigris. Mais, qui veut noyer son chien l'accuse de la nage!

– Savez-vous, dit Georges à son voisin Oscar, que si par hasard c'eût été le comte de Sérisy, je n'aurais pas voulu me trouver dans votre peau, quoiqu'elle soit sans maladies.

Oscar, en pensant aux recommandations de sa mère, que ce mot lui rappela, devint blême et se dégrisa.

– Vous voilà rendus, messieurs, dit Pierrotin en arrêtant à une belle grille.

– Comment, nous y voilà! dirent à la fois le peintre, Georges et Oscar.

– En voilà une sévère, dit Pierrotin. Ah çà! messieurs, aucun de vous n'est donc venu par ici? Mais voilà le château de Presles.

– Eh! c'est bon, l'ami, dit Georges en reprenant son assurance. Je vais à la ferme des Moulineaux, ajouta-t-il en ne voulant pas laisser voir à ses compagnons de voyage qu'il allait au château.

– Hé bien! vous venez donc chez moi? dit le père Léger.

– Comment cela?

– Mais je suis le fermier des Moulineaux. Et, colonel, que nous voulez-vous?

– Goûter à votre beurre, répondit Georges en saisissant son portefeuille.

– Pierrotin, dit Oscar, remettez mes effets chez le régisseur, je vais droit au château.

Là-dessus Oscar s'enfonça dans un petit chemin, sans savoir où il allait.

– Eh! monsieur l'ambassadeur, cria le père Léger, vous gagnez la forêt. Si vous voulez entrer au château, prenez la petite porte.

Obligé d'entrer, Oscar se perdit dans la grande cour du château que meuble une immense corbeille entourée de bornes réunies par des chaînes. Pendant que le père Léger examinait Oscar, Georges, que la qualité de fermier des Moulineaux prise par le gros cultivateur avait foudroyé, s'évada si lestement, qu'au moment où le gros homme intrigué chercha son colonel, il ne le trouva plus. La grille s'ouvrit à la demande de Pierrotin, qui entra fièrement pour déposer chez le concierge les mille ustensiles du grand peintre Schinner. Oscar fut abasourdi de voir Mistigris et l'artiste, les témoins de ses bravades, installés au château. En dix minutes Pierrotin eut fini de décharger les paquets du peintre, les affaires d'Oscar Husson et la jolie mallette de cuir qu'il confia mystérieusement à la femme du concierge; puis il retourna sur ses pas en faisant claquer son fouet, et reprit le chemin de la forêt de l'Isle-Adam en gardant sur sa figure l'air narquois d'un paysan qui calcule des bénéfices. Rien ne manquait plus à son bonheur, il devait avoir le lendemain ses mille francs.

Oscar, assez penaud, tournait autour de la corbeille en examinant ce qu'allaient devenir ses deux compagnons de route, quand il vit tout à coup monsieur Moreau sortant de la grande salle dite des gardes, en haut du perron. Vêtu d'une grande redingote bleue qui lui tombait sur les talons, le régisseur, en culotte de peau jaunâtre, en bottes à l'écuyère, tenait une cravache à la main.

– Eh bien, mon garçon, te voilà donc? comment va la chère maman? dit-il en prenant la main d'Oscar. – Bonjour, messieurs, vous êtes sans doute les peintres que monsieur Grindot, l'architecte, nous annonçait? dit-il au peintre et à Mistigris.

Il siffla deux fois en se servant du bout de sa cravache. Le concierge vint.

– Menez ces messieurs aux chambres 14 et 15, madame Moreau vous en donnera les clefs; accompagnez-les pour leur montrer le chemin; allumez du feu, s'il le faut, ce soir, et montez leurs effets chez eux. – J'ai l'ordre de monsieur le comte de vous offrir ma table, messieurs, reprit-il en s'adressant aux artistes, nous dînons à cinq heures comme à Paris. Si vous êtes chasseurs, vous pourrez vous bien divertir, j'ai une permission des Eaux et Forêts: ainsi, l'on chasse ici dans vingt-cinq mille arpents de bois, sans compter nos domaines.

Oscar, le peintre et Mistigris, aussi honteux les uns que les autres, échangèrent un regard; mais, fidèle à son rôle, Mistigris s'écria: —Bah! il ne faut jamais jeter la manche après la poignée! allons toujours.

Le petit Husson suivit le régisseur, qui l'entraîna par une marche rapide dans le parc.

– Jacques, dit-il à l'un de ses enfants, va prévenir ta mère de l'arrivée du petit Husson, et dis-lui que je suis obligé d'aller aux Moulineaux pour un instant.

Alors âgé d'environ cinquante ans, le régisseur, homme de moyenne taille et brun, paraissait très sévère. Sa figure bilieuse à laquelle les habitudes de la campagne avaient imprimé des couleurs violentes faisait supposer, à première vue, un caractère autre que le sien. Tout aidait à cette tromperie. Ses cheveux grisonnaient. Ses yeux bleus et un grand nez en bec à corbin lui donnaient un air d'autant plus sinistre que ses yeux étaient un peu trop rapprochés du nez; mais ses larges lèvres, le contour de son visage, la bonhomie de son allure eussent offert à un observateur des indices de bonté. Plein de décision, d'un parler brusque, il imposait énormément à Oscar par les effets d'une pénétration inspirée par la tendresse qu'il lui portait. Habitué par sa mère à grandir encore le régisseur, Oscar se sentait toujours petit en présence de Moreau; mais en se trouvant à Presles il ressentit un mouvement d'inquiétude, comme s'il attendait du mal de ce paternel ami, son seul protecteur.

– Eh bien, mon Oscar, tu n'as pas l'air content d'être ici? dit le régisseur. Tu vas cependant t'y amuser; tu apprendras à monter à cheval, à faire le coup de fusil, à chasser.

– Je ne sais rien de tout cela, dit bêtement Oscar.

– Mais je t'ai fait venir pour l'apprendre.

– Maman m'a dit de ne rester que quinze jours, à cause de madame Moreau…

– Oh! nous verrons, répondit Moreau presque blessé de ce qu'Oscar mît en doute son pouvoir conjugal.

Le fils cadet de Moreau, jeune homme de quinze ans, découplé, leste, accourut.

– Tiens, lui dit son père, mène ce camarade à ta mère.

Et le régisseur alla rapidement par le chemin le plus court à la maison du garde, située entre le parc et la forêt.

Le pavillon donné pour habitation par le comte à son régisseur avait été bâti, quelques années avant la Révolution, par l'entrepreneur de la célèbre terre de Cassan, où Bergeret, fermier général d'une fortune colossale et qui se rendit aussi célèbre par son luxe que Les Bodard, les Pâris, les Bouret, fit des jardins, des rivières, construisit des chartreuses, des pavillons chinois, et autres magnificences ruineuses.

Ce pavillon, sis au milieu d'un grand jardin dont un des murs était mitoyen avec la cour des communs du château de Presles, avait jadis son entrée sur la grande rue du village. Après avoir acheté cette propriété, monsieur de Sérisy le père n'eut qu'à faire abattre cette muraille et à condamner la porte sur le village, pour opérer la réunion de ce pavillon à ses communs. En supprimant un autre mur, il agrandit son parc de tous les jardins que l'entrepreneur avait acquis pour s'arrondir. Ce pavillon, bâti de pierre de taille, dans le style du siècle de Louis XV (c'est assez dire que ses ornements consistent en serviettes au-dessous des fenêtres, comme aux colonnades de la place Louis XV, en cannelures roides et sèches), se compose au rez-de-chaussée d'un beau salon communiquant à une chambre à coucher, et d'une salle à manger accompagnée de sa salle de billard. Ces deux appartements parallèles sont séparés par un escalier devant lequel une espèce de péristyle, qui sert d'antichambre, a pour décoration la porte du salon et celle de la salle à manger, en face l'une l'autre, toutes deux très ornées. La cuisine se trouve sous la salle à manger, car on monte à ce pavillon par un perron de dix marches.

En reportant son habitation au premier étage, madame Moreau avait pu transformer en boudoir l'ancienne chambre à coucher. Le salon et ce boudoir, richement meublés de belles choses triées dans le vieux mobilier du château, n'eussent certes pas déparé l'hôtel d'une femme à la mode. Tendu de damas bleu et blanc, jadis l'étoffe d'un grand lit d'honneur, ce salon, dont le meuble en vieux bois doré était garni de la même étoffe, offrait au regard des rideaux et des portières très amples, doublées de taffetas blanc. Des tableaux provenus de vieux trumeaux détruits, des jardinières, quelques jolis meubles modernes, et de belles lampes, outre un vieux lustre à cristaux taillés, donnaient à cette pièce un aspect grandiose. Le tapis était un ancien tapis de Perse. Le boudoir, entièrement moderne et du goût de madame Moreau, affectait la forme d'une tente avec ses câblés de soie bleue sur un fond gris de lin. Le divan classique s'y trouvait avec ses oreillers et ses coussins de pied. Enfin, les jardinières, soignées par le jardinier en chef, réjouissaient les yeux par leurs pyramides de fleurs. La salle à manger et la salle de billard étaient meublées en acajou. Autour de son pavillon, la femme du régisseur avait fait régner un parterre soigneusement cultivé qui se rattachait au grand parc. Des massifs d'arbres exotiques cachaient la vue des communs. Pour faciliter l'entrée de sa demeure aux personnes qui la venaient voir, la régisseuse avait remplacé par une grille l'ancienne porte condamnée.

La dépendance dans laquelle leur place mettait les Moreau se trouvait donc adroitement dissimulée; et ils avaient d'autant plus l'air de gens riches gérant pour leur plaisir la propriété d'un ami, que ni le comte ni la comtesse ne venaient rabattre leurs prétentions; puis, les concessions octroyées par monsieur de Sérisy leur permettaient de vivre dans cette abondance, le luxe de la campagne. Ainsi, laitage, œufs, volaille, gibier, fruits, fourrage, fleurs, bois, légumes, le régisseur et sa femme récoltaient tout à profusion et n'achetaient exactement que la viande de boucherie, les vins et les denrées coloniales exigées par leur vie princière. La fille de basse-cour boulangeait. Enfin, depuis quelques années, Moreau payait son boucher avec des porcs de sa basse-cour, tout en gardant le nécessaire à sa consommation. Un jour, la comtesse, toujours excellente pour son ancienne femme de chambre, lui donna, comme souvenir peut-être, une petite calèche de voyage passée de mode que Moreau fit repeindre, et dans laquelle il promenait sa femme, en se servant de deux bons chevaux, d'ailleurs utiles aux travaux du parc. Outre ces chevaux, le régisseur avait son cheval de selle. Il labourait dans le parc et cultivait assez de terrain pour nourrir ses chevaux et ses gens; il y bottelait trois cents milliers de foin excellent, et n'en comptait que cent, en s'autorisant d'une permission vaguement accordée par le comte. Au lieu de la consommer, il vendait sa moitié dans les redevances. Il entretenait largement sa basse-cour, son pigeonnier, ses vaches, aux dépens du parc; mais le fumier de son écurie servait aux jardiniers du château. Chacune de ces petites voleries portait son excuse avec elle. Madame était servie par la fille d'un des jardiniers, tour à tour sa femme de chambre et sa cuisinière. Une fille de basse-cour, chargée de la laiterie, aidait également au ménage. Moreau avait pris un soldat réformé, nommé Brochon, pour panser ses chevaux et faire les gros ouvrages.

A Nerville, à Chauvry, à Beaumont, à Maffliers, à Prérolles, à Nointel, partout la belle régisseuse était reçue chez des personnes qui ne connaissaient pas ou feignaient d'ignorer sa première condition. Moreau rendait d'ailleurs des services. Il disposa de son maître pour des choses qui sont des babioles à Paris, mais qui sont immenses au fond des campagnes. Après avoir fait nommer le juge de paix de Beaumont et celui de l'Isle-Adam, il avait, dans la même année, empêché la destitution d'un Garde général des forêts, et obtenu la croix de la Légion-d'Honneur pour le maréchal des logis chef de Beaumont. Aussi ne se festoyait-on jamais dans la bourgeoisie sans que monsieur et madame Moreau fussent invités. Le curé de Presles, le maire de Presles, venaient jouer tous les soirs chez Moreau. Il est difficile de ne pas être brave homme après s'être fait un lit si commode.

Jolie femme et minaudière comme toutes les femmes de chambre de grande dame qui, mariées, imitent leurs maîtresses, la régisseuse importait les nouvelles modes dans le pays; elle portait des brodequins fort chers, et n'allait à pied que par les beaux jours. Quoique son mari n'allouât que cinq cents francs pour la toilette, cette somme est énorme à la campagne, surtout quand elle est bien employée; aussi la régisseuse, blonde, éclatante et fraîche, d'environ trente-six ans, restée fluette, mignonne et gentille, malgré ses trois enfants, jouait-elle encore à la jeune fille et se donnait-elle des airs de princesse. Quand on la voyait passer dans sa calèche allant à Beaumont, si quelque étranger demandait: – Qui est-ce? madame Moreau était furieuse, lorsqu'un homme du pays répondait: – C'est la femme du régisseur de Presles. Elle aimait être prise pour la maîtresse du château. Dans les villages, elle se plaisait à protéger les gens, comme aurait fait une grande dame. L'influence de son mari sur le comte, démontrée par tant de preuves, empêchait la petite bourgeoisie de se moquer de madame Moreau, qui, aux yeux des paysans, paraissait un personnage. Estelle (elle se nommait Estelle) ne se mêlait pas plus d'ailleurs de la régie qu'une femme d'agent de change se mêle des affaires de Bourse; elle se reposait même sur son mari des soins du ménage, de la fortune. Confiante en ses moyens, elle était à mille lieues de soupçonner que cette charmante existence, qui durait depuis dix-sept ans, pût jamais être menacée; cependant, en apprenant la résolution du comte relativement à la restauration du magnifique château de Presles, elle s'était sentie attaquée dans toutes ses jouissances, et avait déterminé son mari à s'entendre avec Léger, afin de pouvoir se retirer à l'Isle-Adam. Elle eût trop souffert de se retrouver dans une dépendance quasi domestique en présence de son ancienne maîtresse qui se serait moquée d'elle en la voyant établie au pavillon de manière à singer l'existence d'une femme comme il faut.

Le sujet de la profonde inimitié qui régnait entre les Reybert et les Moreau provenait d'une blessure faite par madame de Reybert à madame Moreau, par suite d'une première pointillerie que s'était permise la femme du régisseur à l'arrivée des Reybert, afin de ne pas laisser entamer sa suprématie par une femme née de Corroy. Madame de Reybert avait rappelé, peut-être appris à toute la contrée la première condition de madame Moreau. Le mot femme de chambre! vola de bouche en bouche. Les envieux que les Moreau devaient avoir à Beaumont, à l'Isle-Adam, à Maffliers, à Champagne, à Nerville, à Chauvry, à Baillet, à Moisselles, glosèrent si bien, que plus d'une flammèche de cet incendie tomba sur le ménage Moreau. Depuis quatre ans, les Reybert, excommuniés par la belle régisseuse, se voyaient en butte à tant d'animadversion de la part des adhérents de Moreau, que leur position dans le pays n'eût pas été tenable sans la pensée de vengeance qui les avait soutenus jusqu'à ce jour.

Les Moreau, très bien avec Grindot, l'architecte, avaient été prévenus par lui de la prochaine arrivée d'un peintre chargé de finir les peintures d'ornement du château dont les toiles principales venaient d'être exécutées par Schinner. Le grand peintre avait recommandé pour les encadrements, arabesques et autres accessoires, le voyageur accompagné de Mistigris. Aussi, depuis deux jours, madame Moreau se mettait-elle sur le pied de guerre et faisait-elle le pied de grue. Un artiste qui devait être son commensal pendant quelques semaines exigeait des frais. Schinner et sa femme avaient eu leur appartement au château, où, d'après les ordres du comte, ils furent traités comme Sa Seigneurie elle-même. Grindot, commensal des Moreau, témoignait tant de respect au grand artiste, que ni le régisseur ni sa femme n'avaient osé se familiariser avec ce grand artiste. Les plus nobles et les plus riches particuliers des environs avaient d'ailleurs, à l'envi, fêté Schinner et sa femme en se les disputant. Aussi, très satisfaite de prendre en quelque sorte sa revanche, madame Moreau se promettait-elle de tambouriner dans le pays l'artiste qu'elle attendait, et de le présenter comme égal en talent à Schinner.

Quoique, la veille et l'avant-veille, elle eût fait deux toilettes pleines de coquetterie, la jolie régisseuse avait trop bien échelonné ses ressources pour ne pas avoir réservé la plus charmante, en ne doutant pas que l'artiste ne vînt dîner le samedi. Elle s'était donc chaussée en brodequins de peau bronzée et en bas de fil d'Écosse. Une robe rose à mille raies, une ceinture rose à boucle d'or richement ciselée, une jeannette au cou et des bracelets de velours à ses bras nus (madame de Sérisy avait de beaux bras et les montrait beaucoup), donnaient à madame Moreau l'apparence d'une élégante Parisienne. Elle portait un magnifique chapeau de paille d'Italie, orné d'un bouquet de roses mousseuses pris chez Nattier, sous les ailes duquel ruisselaient en boucles brillantes ses beaux cheveux blonds. Après avoir commandé le plus délicat dîner et passé son appartement en revue, elle s'était promenée de manière à se trouver devant la corbeille de fleurs dans la grande cour du château, comme une châtelaine, au passage des voitures. Elle tenait au-dessus de sa tête une délicieuse ombrelle rose, doublée de soie blanche à franges. En voyant Pierrotin, qui remettait à la concierge du château les étranges paquets de Mistigris sans qu'aucun voyageur se montrât, Estelle revint désappointée avec le regret d'avoir encore fait une toilette inutile. Semblable à la plupart des personnes qui s'endimanchent, elle se sentit incapable d'une autre occupation que celle de niaiser dans son salon en attendant la voiture de Beaumont, qui passait une heure après Pierrotin, quoiqu'elle ne partît de Paris qu'à une heure après midi, et elle rentra chez elle pendant que les deux artistes procédaient à une toilette en règle. Le jeune peintre et Mistigris furent en effet si rebattus des louanges de la belle madame Moreau par le jardinier, à qui ils demandèrent des renseignements, qu'ils sentirent l'un et l'autre la nécessité de se ficeler (en terme d'atelier), et ils se mirent dans leur tenue superlative pour se présenter au pavillon du régisseur où les conduisit Jacques Moreau, l'aîné des enfants, un hardi garçon vêtu à l'anglaise d'une jolie veste à col rabattu, vivant pendant les vacances comme un poisson dans l'eau, dans cette terre où sa mère régnait en souveraine absolue.

– Maman, dit-il, voici les deux artistes envoyés par monsieur Schinner.

Madame Moreau, très agréablement surprise, se leva, fit avancer des siéges par son fils, et déploya ses grâces.

– Maman, le petit Husson est avec mon père, ajouta l'enfant dans l'oreille de sa mère, je vais te l'aller chercher…

– Ne te presse pas, amusez-vous ensemble, dit la mère.

Ce seul mot, ne te presse pas, fit comprendre aux deux artistes le peu d'importance de leur compagnon de voyage; mais il y perçait aussi le sentiment d'une marâtre pour un beau-fils. En effet, madame Moreau, qui ne pouvait pas, au bout de dix-sept ans de mariage, ignorer l'attachement du régisseur pour madame Clapart et le petit Husson, haïssait la mère et l'enfant d'une manière si prononcée, que l'on comprendra pourquoi le régisseur ne s'était pas encore risqué à faire venir Oscar à Presles.

– Nous sommes chargés, mon mari et moi, dit-elle aux deux artistes, de vous faire les honneurs du château. Nous aimons beaucoup les arts, et surtout les artistes, ajouta-t-elle en minaudant, et je vous prie de vous regarder ici comme chez vous. A la campagne, vous savez, on ne se gêne pas; il faut y avoir toute sa liberté, sans quoi tout y est insipide. Nous avons eu déjà monsieur Schinner…

Mistigris regarda malicieusement son compagnon.

– Vous le connaissez, sans doute? reprit Estelle après une pause.

– Qui ne le connaît pas, madame? répondit le peintre.

– Il est connu comme le houblon, ajouta Mistigris.

– Monsieur Grindot m'a dit votre nom, demanda madame Moreau, mais je…

– Joseph Bridau, répondit le peintre excessivement occupé de savoir à quelle femme il avait affaire.

Mistigris commençait à se rebeller intérieurement contre le ton protecteur de la belle régisseuse; mais il attendait, ainsi que Bridau, quelque geste, quelque mot qui l'éclairât, un de ces mots de singe à dauphin que les peintres, ces cruels observateurs-nés des ridicules, la pâture de leurs crayons, saisissent avec tant de prestesse. Et d'abord, les grosses mains et les gros pieds d'Estelle, la fille de paysans des environs de Saint-Lô, frappèrent les deux artistes; puis, une ou deux locutions de femme de chambre, des tournures de phrase qui démentaient l'élégance de la toilette, firent promptement reconnaître au peintre et à son élève leur proie; et, par un seul coup d'œil échangé, tous deux convinrent de prendre Estelle au sérieux, afin de passer agréablement le temps de leur séjour.

– Vous aimez les arts, peut-être les cultivez-vous avec succès, madame? dit Joseph Bridau.

– Non. Sans être négligée, mon éducation a été purement commerciale; mais j'ai un si profond et si délicat sentiment des arts, que monsieur Schinner me priait toujours de venir, quand il avait fini un morceau, pour lui donner mon avis.

– Comme Molière consultait Laforêt, dit Mistigris.

Sans savoir que Laforêt fût une servante, madame Moreau répondit par une attitude penchée qui montrait que, dans son ignorance, elle acceptait ce mot comme un compliment.

– Comment ne vous a-t-il pas offert de vous croquer? dit Bridau. Les peintres sont assez friands de belles personnes.

– Qu'entendez-vous par ces paroles? fit madame Moreau sur la figure de laquelle se peignit le courroux d'une reine offensée.

– On appelle, en termes d'atelier, croquer une tête, en prendre une esquisse, dit Mistigris d'un air insinuant, et nous ne demandons à croquer que les belles têtes. De là le mot: Elle est jolie à croquer!

– J'ignorais l'origine de ce terme, répondit-elle, en lançant à Mistigris une œillade pleine de douceur.

– Mon élève, dit Bridau, monsieur Léon de Lora montre beaucoup de disposition pour le portrait. Il serait trop heureux, belle dame, de vous laisser un souvenir de notre passage ici en peignant votre charmante tête.

Joseph Bridau fit un signe à Mistigris, comme pour dire: – Allons, pousse ta pointe! Elle n'est pas déjà si mal, cette femme. A ce coup d'œil, Léon de Lora se glissa sur le canapé, près d'Estelle, et lui prit une main qu'elle se laissa prendre.

– Oh! si pour faire une surprise à votre époux, madame, vous vouliez me donner quelques séances en secret, je tâcherais de me surpasser. Vous êtes si belle, si fraîche, si charmante!.. Un homme sans talent deviendrait un génie en vous ayant pour modèle! On puiserait dans vos yeux tant de…

– Puis, nous peindrons vos chers enfants dans les arabesques, dit Joseph en interrompant Mistigris.

– J'aimerais mieux les avoir dans mon salon; mais ce serait indiscret, reprit-elle en regardant Bridau d'un air coquet.

– La beauté, madame, est une souveraine que les peintres adorent, et qui a sur eux bien des droits.

– Ils sont charmants, pensa madame Moreau. Aimez-vous la promenade le soir, après dîner, en calèche, dans les bois?..

– Oh! oh! oh! oh! oh! fit Mistigris à chaque circonstance et sur des tons extatiques; mais Presles sera le paradis terrestre.

– Avec une Ève, une blonde, une jeune et ravissante femme, ajouta Bridau.

Au moment où madame Moreau se rengorgeait et planait dans le septième ciel, elle fut rappelée, comme un cerf-volant par un coup de corde.

– Madame! s'écria sa femme de chambre en entrant comme une balle.

– Eh bien! Rosalie, qui donc peut vous autoriser à venir ici sans être appelée?

Rosalie ne tint aucun compte de l'apostrophe, et dit à l'oreille de sa maîtresse: – Monsieur le comte est au château.

– Me demande-t-il? répliqua la régisseuse.

– Non, madame… Mais… il demande sa malle et la clef de son appartement.

– Qu'on les lui donne, fit-elle en faisant un geste d'humeur pour cacher son trouble.

– Maman, voilà Oscar Husson! s'écria le plus jeune de ses fils en amenant Oscar qui, rouge comme un coquelicot, n'osa s'avancer en retrouvant les deux peintres en toilette.

– Te voilà donc enfin, mon petit Oscar, dit Estelle d'un air pincé. J'espère que tu vas aller t'habiller, reprit-elle après l'avoir toisé de la façon la plus méprisante. Ta mère ne t'a pas, je crois, habitué à dîner en compagnie, fagoté comme te voilà.

– Oh! fit le cruel Mistigris, un futur diplomate doit être en fonds… de culotte. Deux habits valent mieux qu'un.

– Un futur diplomate? s'écria madame Moreau.

Là, le pauvre Oscar eut des larmes aux yeux en regardant tour à tour Joseph et Léon.

– Une plaisanterie faite en voyage, répondit Joseph, qui par pitié voulut sauver Oscar de ce mauvais pas.

– Le petit a voulu rire comme nous, et il a blagué, dit le cruel Mistigris, maintenant le voilà comme un âne en plaine.

– Madame, dit Rosalie en revenant à la porte du salon, Son Excellence ordonne un dîner pour huit personnes, et veut être servie à six heures. Que faire?

Pendant la conférence d'Estelle et de sa première femme, les deux artistes et Oscar échangèrent des regards où se peignirent d'affreuses appréhensions.

– Son Excellence! qui? dit Joseph Bridau.

– Mais monsieur le comte de Sérisy, répondit le petit Moreau.

– Était-il, par hasard, dans le coucou? dit Léon de Lora.

– Oh! fit Oscar, le comte de Sérisy ne peut voyager que dans une voiture à quatre chevaux.

– Comment est-il arrivé, monsieur le comte de Sérisy? dit le peintre à madame Moreau, quand elle revint assez mortifiée à sa place.

– Je n'en sais rien, dit-elle, je ne m'explique point l'arrivée de Sa Seigneurie, ni ce qu'elle vient faire. Et Moreau qui n'est pas là!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
05 temmuz 2017
Hacim:
813 s. 6 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain