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Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 4», sayfa 36

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– Des lords, des pachas, des plafonds de trente mille francs! Ah çà! s'écria le messager de l'Isle-Adam, je mène donc des souverains aujourd'hui? quels pourboires!

– Sans compter que les places sont payées, dit finement Mistigris.

– Ça m'arrive à propos, reprit Pierrotin; car, père Léger, vous savez bien ma belle voiture neuve sur laquelle j'ai donné deux mille francs d'arrhes… Eh bien! ces canailles de carrossiers, à qui je dois compter deux mille cinq cents francs demain, n'ont pas voulu accepter un à-compte de quinze cents francs et recevoir de moi un billet de mille francs à deux mois!.. Ces carcans-là veulent tout. Être dur à ce point avec un homme établi depuis huit ans, avec un père de famille, et le mettre en danger de perdre tout, argent et voiture, si je ne trouve pas un misérable billet de mille francs. Hue! Bichette. Ils ne feraient pas ce tour-là aux grandes entreprises, allez.

– Ah! dame! pas d'argent, pas de suif, dit le rapin.

– Vous n'avez plus que huit cents francs à trouver, répondit le comte en voyant dans cette plainte adressée au père Léger une espèce de lettre de change tirée sur lui.

– C'est vrai, fit Pierrotin. Xi! Xi! Rougeot.

– Vous avez dû voir de beaux plafonds à Venise, reprit le comte en s'adressant à Schinner.

– J'étais trop amoureux pour faire attention à ce qui me semblait alors n'être que des bagatelles, répondit Schinner. Je devrais cependant être bien guéri de l'amour, car j'ai reçu précisément dans les États vénitiens, en Dalmatie, une cruelle leçon.

– Ça peut-il se dire? demanda Georges. Je connais la Dalmatie.

– Eh bien, si vous y êtes allé, vous devez savoir qu'au fond de l'Adriatique, c'est tous vieux pirates, forbans, corsaires retirés des affaires, quand ils n'ont pas été pendus, des…

– Les Uscoques, enfin, dit Georges.

En entendant le mot propre, le comte, que Napoléon avait envoyé jadis dans les Provinces Illyriennes, tourna la tête, tant il en fut étonné.

– C'est dans cette ville où l'on fait du marasquin, dit Schinner en paraissant chercher un nom.

– Zara! dit Georges. J'y suis allé, c'est sur la côte.

– Vous y êtes, reprit le peintre. Moi, j'allais là pour observer le pays, car j'adore le paysage. Voilà vingt fois que j'ai le désir de faire du paysage, que personne, selon moi, ne comprend, excepté Mistigris qui recommencera quelque jour Hobbéma, Ruysdaël, Claude Lorrain, Poussin et autres.

– Mais, s'écria le comte, qu'il n'en recommence qu'un de ceux-là, ce sera bien assez.

– Si vous interrompez toujours, monsieur, dit Oscar, nous ne nous y reconnaîtrons plus.

– Ce n'est pas d'ailleurs à vous que monsieur s'adresse, dit Georges au comte.

– Ce n'est pas poli de couper la parole, dit sentencieusement Mistigris; mais nous en avons tous fait autant, et nous perdrions beaucoup si nous ne semions pas le discours de petits agréments en échangeant nos réflexions. Tous les Français sont égaux dans le coucou, a dit le petit-fils de Georges. Ainsi continuez, agréable vieillard… blaguez-nous. Cela se fait dans les meilleures sociétés; et vous savez le proverbe: Il faut ourler avec les loups.

– On m'avait dit des merveilles de la Dalmatie, reprit Schinner, j'y vais donc en laissant Mistigris, à Venise, à l'auberge.

– A la locanda! fit Mistigris, lâchons la couleur locale.

– Zara est, comme on dit, une vilenie…

– Oui, dit Georges, mais elle est fortifiée.

– Parbleu! dit Schinner, les fortifications sont pour beaucoup dans mon aventure. A Zara, il se trouve beaucoup d'apothicaires, je me loge chez l'un d'eux. Dans les pays étrangers, tout le monde a pour principal métier de louer en garni, l'autre métier est un accessoire. Le soir, je me mets à mon balcon après avoir changé de linge. Or, sur le balcon d'en face, j'aperçois une femme, oh! mais une femme, une Grecque, c'est tout dire, la plus belle créature de toute la ville: des yeux fendus en amande, des paupières qui se dépliaient comme des jalousies, et des cils comme des pinceaux; un visage d'un ovale à rendre fou Raphaël, un teint d'un coloris délicieux, les teintes bien fondues, veloutées… des mains… oh!..

– Qui n'étaient pas de beurre comme celles de la peinture de l'école de David, dit Mistigris.

– Eh! vous nous parlez toujours peinture! s'écria Georges.

– Ah! voilà, chassez le naturel, il revient au jabot, répliqua Mistigris.

– Et un costume! le costume pur grec, reprit Schinner. Vous comprenez, me voilà incendié. Je questionne mon Diafoirus, il m'apprend que cette voisine se nomme Zéna. Je change de linge. Pour épouser Zéna, le mari, vieil infâme, a donné trois cent mille francs aux parents, tant était célèbre la beauté de cette fille vraiment la plus belle de toute la Dalmatie, Illyrie, Adriatique, etc. Dans ce pays-là, on achète sa femme, et sans voir…

– Je n'irai pas, dit le père Léger.

– Il y a des nuits où mon sommeil est éclairé par les yeux de Zéna, reprit Schinner. Ce jeune premier de mari avait soixante-sept ans. Bon! Mais il était jaloux non pas comme un tigre, car on dit des tigres qu'ils sont jaloux comme un Dalmate, et mon homme était pire qu'un Dalmate, il valait trois Dalmates et demi. C'était un Uscoque, un tricoque, un archicoque dans une bicoque.

– Enfin un de ces gaillards qui n'attachent pas leurs chiens avec des Cent-Suisses… dit Mistigris.

– Fameux, reprit Georges en riant.

– Après avoir été corsaire, peut-être pirate, mon drôle se moquait de tuer un chrétien, comme moi de cracher par terre, reprit Schinner. Voilà qui va bien. D'ailleurs, richissime à millions, le vieux gredin! et laid comme un pirate à qui je ne sais quel pacha avait pris les oreilles, et qui avait laissé un œil je ne sais où… L'Uscoque se servait joliment de celui qui lui restait, et je vous prie de me croire, quand je vous dirai qu'il avait l'œil à tout. – «Jamais, me dit le petit Diafoirus, il ne quitte sa femme. – Si elle pouvait avoir besoin de votre ministère, je vous remplacerais déguisé; c'est un tour qui a toujours du succès dans nos pièces de théâtre,» lui répondis-je. Il serait trop long de vous peindre le plus délicieux temps de ma vie, à savoir, les trois jours que j'ai passés à ma fenêtre, échangeant des regards avec Zéna et changeant de linge tous les matins. C'était d'autant plus violemment chatouilleux que les moindres mouvements étaient significatifs et dangereux. Enfin Zéna jugea, sans doute, qu'un étranger, un Français, un artiste était, seul au monde, capable de lui faire les yeux doux au milieu des abîmes qui l'entouraient; et, comme elle exécrait son affreux pirate, elle répondait à mes regards par des œillades à enlever un homme dans le cintre du paradis sans poulies. J'arrivais à la hauteur de Don Quichotte. Je m'exalte, je m'exalte! Enfin, je m'écriai: – Eh bien! le vieux me tuera, mais j'irai! Point d'études de paysage, j'étudiais la bicoque de l'Uscoque. A la nuit, ayant mis le plus parfumé de mon linge, je traverse la rue, et j'entre…

– Dans la maison? dit Oscar.

– Dans la maison? reprit Georges.

– Dans la maison, répéta Schinner.

– Eh bien, vous êtes un fier luron, s'écria le père Léger, je n'y serais pas allé, moi…

– D'autant plus que vous n'auriez pas pu passer par la porte, répondit Schinner. J'entre donc, reprit-il, et je trouve deux mains qui me prennent les mains. Je ne dis rien, car ces mains, douces comme une pelure d'oignon, me recommandaient le silence! On me souffle à l'oreille en vénitien: «Il dort!» Puis, quand nous sommes sûrs que personne ne peut nous rencontrer, nous allons, Zéna et moi, sur les remparts nous promener, mais accompagnés, s'il vous plaît, d'une vieille duègne, laide comme un vieux portier, et qui ne nous quittait pas plus que notre ombre, sans que j'aie pu décider madame la pirate à se séparer de cette absurde compagnie. Le lendemain soir, nous recommençons; je voulais faire renvoyer la vieille, Zéna résiste. Comme mon amoureuse parlait grec et moi vénitien, nous ne pouvions pas nous entendre; aussi nous quittâmes-nous brouillés. Je me dis en changeant de linge: – Pour sûr, la première fois, il n'y aura plus de vieille, et nous nous raccommoderons chacun dans notre langue maternelle… Eh bien! c'est la vieille qui m'a sauvé! vous allez voir. Il faisait si beau, que pour ne pas donner de soupçons, je vais flâner dans le paysage, après notre raccommodement, bien entendu. Après m'être promené le long des remparts, je viens tranquillement les mains dans mes poches, et je vois la rue obstruée de monde. Une foule!.. Bah! comme pour une exécution. Cette foule se rue sur moi. Je suis arrêté, garrotté, conduit et gardé par des gens de police. Non! vous ne savez pas, et je souhaite que vous ne sachiez jamais ce que c'est que de passer pour un assassin aux yeux d'une populace effrénée qui vous jette des pierres, qui hurle après vous depuis le haut jusqu'en bas de la principale rue d'une petite ville, qui vous poursuit de cris de mort!.. Ah! tous les yeux sont comme autant de flammes, toutes les bouches sont une injure, et ces brandons de haine brûlante se détachent sur l'effroyable cri: «A mort! à bas l'assassin!..» qui fait de loin comme une basse-taille…

– Ils criaient donc en français, ces Dalmates? demanda le comte à Schinner; vous nous racontez cette scène comme si elle vous était arrivée d'hier.

Schinner resta tout interloqué.

– L'émeute parle la même langue partout, dit le profond politique Mistigris.

– Enfin, reprit Schinner, quand je suis au Palais de l'endroit, et en présence des magistrats du pays, j'apprends que le damné corsaire est mort empoisonné par Zéna. J'aurais bien voulu pouvoir changer de linge. Parole d'honneur, je ne savais rien de ce mélodrame. Il paraît que la Grecque mêlait de l'opium (il y a tant de coquelicots par là, comme dit monsieur!) au grog du pirate afin de voler un petit instant de liberté pour se promener, et, la veille, cette malheureuse femme s'était trompée de dose. L'immense fortune du damné pirate causait tout le malheur de ma Zéna; mais elle expliqua si naïvement les choses, que moi, d'abord, sur la déclaration de la vieille, je fus mis hors de cause avec une injonction du maire et du commissaire de police autrichien d'aller à Rome. Zéna, qui laissa prendre une grande partie des richesses de l'Uscoque aux héritiers et à la justice, en fut quitte, m'a-t-on dit, pour deux ans de réclusion dans un couvent où elle est encore. J'irai faire son portrait, car dans quelques années tout sera bien oublié. Voilà les sottises qu'on commet à dix-huit ans.

– Et vous m'avez laissé sans un sou dans la locanda à Venise, dit Mistigris. Je suis allé de Venise à Rome vous retrouver en brossant des portraits à cinq francs pièce, qu'on ne me payait pas; mais c'est mon plus beau temps! le bonheur, comme on dit, n'habite pas sous des nombrils dorés.

– Vous figurez-vous les réflexions qui me prenaient à la gorge dans une prison dalmate, jeté là sans protection, ayant à répondre à des Autrichiens de Dalmatie, et menacé de perdre la tête pour m'être promené deux fois avec une femme entêtée à garder sa portière. Voilà du guignon! s'écria Schinner.

– Comment, dit naïvement Oscar, ça vous est arrivé?

– Pourquoi ce ne serait-il pas arrivé à monsieur, puisque c'était arrivé déjà une fois pendant l'occupation française en Illyrie à l'un de nos plus beaux officiers d'artillerie? dit finement le comte.

– Et vous avez cru l'artilleur? dit finement Mistigris au comte.

– Et c'est tout? demanda Oscar.

– Eh bien! dit Mistigris, il ne peut pas vous dire qu'on lui a coupé la tête. Plus on est debout, plus on rit.

– Monsieur, y a-t-il des fermes dans ce pays-là? demanda le père Léger. Comment y cultive-t-on?

– On cultive le marasquin, dit Mistigris, une plante qui vient à hauteur de bouche, et qui produit la liqueur de ce nom.

– Ah! dit le père Léger.

– Je ne suis resté que trois jours en ville et quinze jours en prison, je n'ai rien vu, pas même les champs où se récolte le marasquin, répondit Schinner.

– Ils se moquent de vous, dit Georges au père Léger, le marasquin vient dans des caisses.

La voiture à Pierrotin descendait alors un des versants du rapide vallon de Saint-Brice pour gagner l'auberge sise au milieu de ce gros bourg, où il s'arrêtait environ une heure pour faire souffler ses chevaux, leur laisser manger leur avoine et leur donner à boire. Il était alors environ une heure et demie.

– Eh! c'est le père Léger, s'écria l'aubergiste au moment où la voiture se rangea devant sa porte. Déjeunez-vous?

– Tous les jours une fois, répondit le gros fermier; nous casserons une croûte.

– Faites-nous donner à déjeuner, dit Georges en tenant sa canne au port d'arme d'une façon cavalière qui excita l'admiration d'Oscar.

Oscar enragea quand il vit cet insouciant aventurier tirant de sa poche de côté un étui de paille façonnée où il prit un cigare blond qu'il fuma sur le seuil de la porte en attendant le déjeuner.

– En usez-vous? dit Georges à Oscar.

– Quelquefois, répondit l'ex-collégien en bombant sa petite poitrine et prenant un certain air crâne.

Georges présenta l'étui tout ouvert à Oscar et à Schinner.

– Peste! dit le grand peintre, des cigares de dix sous!

– Voilà le reste de ce que j'ai rapporté d'Espagne, dit l'aventurier. Déjeunez-vous?

– Non, dit l'artiste, je suis attendu au château. D'ailleurs, j'ai pris quelque chose avant de partir.

– Et vous? dit Georges à Oscar.

– J'ai déjeuné, dit Oscar.

Oscar aurait donné dix ans de sa vie pour avoir des bottes et des sous-pieds. Et il éternuait, et il toussait, et il crachait, et il accueillait la fumée avec des grimaces mal déguisées.

– Vous ne savez pas fumer, lui dit Schinner, tenez?

Schinner, la figure immobile, aspira la fumée de son cigare, et la rendit par le nez sans la moindre contraction. Il recommença, garda la fumée dans son gosier, s'ôta de la bouche le cigare, et souffla gracieusement la fumée.

– Voilà, jeune homme, dit le grand peintre.

– Voilà, jeune homme, un autre procédé, dit Georges en imitant Schinner, mais en avalant toute la fumée et ne rendant rien.

– Et mes parents qui croient m'avoir donné de l'éducation, pensa le pauvre Oscar en essayant de fumer avec grâce.

Il éprouva une nausée si forte qu'il se laissa volontiers chiper son cigare par Mistigris, qui lui dit en le fumant avec un plaisir évident: – Vous n'avez pas de maladies contagieuses?

Oscar aurait voulu être assez fort pour cogner Mistigris. – Comment! se dit-il en lui-même en pensant au colonel Georges, huit francs de vin d'Alicante et de talmouses, quarante sous de cigares, et son déjeuner qui va lui coûter…

– Ah! père Léger, nous boirons bien une bouteille de vin de Bordeaux, dit alors Georges au fermier.

– Un déjeuner qui va lui coûter dix francs! s'écria en lui-même Oscar. Ainsi voilà maintenant vingt et quelques francs.

Tué par le sentiment de son infériorité, Oscar s'assit sur la borne et se perdit dans une rêverie qui ne lui permit pas de voir que son pantalon, retroussé par l'effet de sa position, montrait le point de jonction d'un vieux haut de bas avec un pied tout neuf, un chef-d'œuvre de sa mère.

– Nous sommes confrères en bas, dit Mistigris en relevant un peu son pantalon pour montrer un effet du même genre; mais les cordonniers sont toujours les plus mal chauffés.

Cette plaisanterie fit sourire monsieur de Sérisy, qui se tenait les bras croisés sous la porte cochère en arrière des voyageurs. Quelque fous que fussent ces jeunes gens, le grave homme d'État leur enviait leurs défauts, il aimait leurs jactances, il admirait la vivacité de leurs plaisanteries.

– Eh bien! aurez-vous les Moulineaux? car vous êtes allé chercher des écus à Paris, disait au père Léger l'aubergiste qui venait de lui montrer dans ses écuries un bidet à vendre. Ce sera drôle à vous de refaire le poil à un pair de France, à un ministre d'État, au comte de Sérisy.

Le vieil administrateur ne laissa rien voir sur son visage, et se retourna pour examiner le fermier.

– Il est cuit, répondit à voix basse le père Léger à l'aubergiste.

– Ma foi, tant mieux, j'aime à voir les nobles embêtés… Et il vous faudrait une vingtaine de mille francs, je vous les prêterais; mais François, le conducteur de la Touchard de six heures, vient de me dire que monsieur Margueron était invité par le comte de Sérisy à dîner aujourd'hui même à Presles.

– C'est le projet de Son Excellence, mais nous avons aussi nos malices, répondit le père Léger.

– Le comte placera le fils de monsieur Margueron, et vous n'avez pas de place à donner, vous! dit l'aubergiste au fermier.

– Non; mais si le comte a pour lui les ministres, moi j'ai le roi Louis XVIII, dit le père Léger à l'oreille de l'aubergiste, et quarante mille de ses portraits donnés au bonhomme Moreau me permettront d'acheter les Moulineaux deux cent soixante mille francs comptant avant monsieur de Sérisy, qui sera bien heureux de racheter la ferme trois cent soixante mille francs, au lieu de voir mettre les pièces de terre une à une en adjudication.

– Pas mal, bourgeois, s'écria l'aubergiste.

– Est-ce bien travaillé? dit le fermier.

– Après ça, dit l'aubergiste, pour lui la ferme vaut ça.

– Les Moulineaux rapportent aujourd'hui six mille francs nets d'impôts, et je renouvellerai le bail à sept mille cinq cents pour dix-huit ans. Ainsi, c'est un placement à plus de deux et demi. Monsieur le comte ne sera pas volé. Pour ne pas faire tort à monsieur Moreau, je serai proposé par lui pour fermier au comte, il aura l'air de prendre les intérêts de son maître en lui trouvant presque trois pour cent de son argent et un locataire qui paiera bien…

– Qu'aura-t-il en tout, le père Moreau?

– Dame, si le comte lui donne dix mille francs, il aura de cette affaire-là cinquante mille francs, mais il les aura bien gagnés.

– D'ailleurs, après tout, il se soucie bien de Presles! et il est si riche! dit l'aubergiste. Je ne l'ai jamais vu, moi.

– Ni moi, dit le père Léger; mais il va finir par habiter, autrement il ne dépenserait pas deux cent mille francs à restaurer l'intérieur. C'est aussi beau que chez le roi.

– Ah bien! dit l'aubergiste, il était temps que Moreau fit son beurre.

– Oui, car une fois les maîtres là, dit Léger, ils ne mettront pas leurs yeux dans leurs poches.

Le comte ne perdit pas un mot de cette conversation tenue à voix basse.

– J'ai donc ici les preuves que j'allais chercher là-bas, pensa-t-il en regardant le gros fermier qui rentrait dans la cuisine. Peut-être, se dit-il, n'est-ce encore qu'à l'état de plan? peut-être Moreau n'a-t-il rien accepté?.. tant il lui répugnait encore de croire son régisseur capable de tremper dans une semblable conspiration.

Pierrotin vint donner à boire à ses chevaux. Le comte pensa que le conducteur allait déjeuner avec l'aubergiste et le fermier; or ce qu'il venait d'entendre lui fit craindre quelque indiscrétion.

– Tous ces gens-là s'entendent contre nous, c'est pain bénit que de déjouer leurs plans, pensa-t-il.

– Pierrotin, dit-il à voix basse au voiturier en s'approchant de lui, je t'ai promis dix louis pour me garder le secret; mais si tu veux continuer à cacher mon nom (et je saurai si tu n'as ni prononcé mon nom, ni fait le moindre signe qui puisse le révéler jusqu'à ce soir, à qui que ce soit, partout, même jusqu'à l'Isle-Adam), je te donnerai demain matin, à ton passage, les mille francs pour achever de payer ta nouvelle voiture. Ainsi, pour plus de sûreté, dit le comte en frappant sur l'épaule de Pierrotin devenu pâle de plaisir, ne déjeune pas, reste à la tête de tes chevaux.

– Monsieur le comte, je vous comprends bien, allez! c'est par rapport au père Léger?

– C'est vis-à-vis de tout le monde, répliqua le comte.

– Soyez paisible… – Dépêchons-nous, dit Pierrotin en entr'ouvrant la porte de la cuisine, nous sommes en retard. Écoutez, père Léger, vous savez qu'il y a la côte à monter; moi, je n'ai pas faim, j'irai doucement, vous me rattraperez bien, ça vous fera du bien de marcher.

– Est-il enragé, Pierrotin! dit l'aubergiste. Tu ne veux pas venir déjeuner avec nous? Le colonel paie du vin à cinquante sous et une bouteille de vin de Champagne.

– Je ne peux pas. J'ai un poisson qui doit être remis à Stors à trois heures pour un grand dîner, et il n'y a pas à badiner avec ces pratiques-là, ni avec les poissons.

– Eh bien, dit le père Léger à l'aubergiste, attelle à ton cabriolet ce cheval que tu veux me vendre, tu nous feras rattraper Pierrotin, nous déjeunerons en paix, et je jugerai du cheval. Nous tiendrons bien trois dans ton tape-cul.

Au grand contentement du comte, Pierrotin vint pour rebrider lui-même ses chevaux. Schinner et Mistigris étaient partis en avant. A peine Pierrotin, qui reprit les deux artistes au milieu du chemin de Saint-Brice à Poncelles, atteignait-il à une éminence de la route d'où l'on aperçoit Écouen, le clocher du Mesnil et les forêts qui cerclent tout un paysage ravissant, que le bruit d'un cheval amenant au galop un cabriolet qui sonnait la ferraille annonça le père Léger et le compagnon de Mina qui se réintégrèrent dans la voiture. Quand Pierrotin se jeta sur la berme pour descendre à Moisselles, Georges, qui n'avait cessé de parler de la beauté de l'hôtesse de Saint-Brice avec le père Léger, s'écria: – Tiens! le paysage n'est pas mal, grand peintre?

– Bah! il ne doit pas vous étonner, vous qui avez vu l'Orient et l'Espagne.

– Et qui en ai deux cigares encore! Si ça n'incommode personne, voulez-vous les finir, Schinner? car le petit jeune homme en a eu assez de quelques gorgées.

Le père Léger et le comte gardèrent un silence qui passa pour une approbation, ainsi les deux conteurs furent réduits au silence.

Oscar, irrité d'être appelé petit jeune homme, dit, pendant que les deux jeunes gens allumaient leurs cigares: – Si je n'ai pas été l'aide-de-camp de Mina, monsieur, si je ne suis pas allé en Orient, j'irai peut-être. La carrière à laquelle ma famille me destine m'épargnera, j'espère, le désagrément de voyager en coucou, quand j'aurai votre âge. Après avoir été un personnage, une fois en place, j'y resterai…

– Et cætera punctum! fit Mistigris en contrefaisant la voix de jeune coq enroué qui rendait le discours d'Oscar encore plus ridicule, car le pauvre enfant se trouvait dans la période où la barbe pousse, où la voix prend son caractère. Après tout, ajouta Mistigris, les extrêmes se bouchent!

– Ma foi! fit Schinner, les chevaux ne pourront plus aller avec tant de charges.

– Votre famille, jeune homme, pense à vous lancer dans une carrière, et laquelle? dit sérieusement Georges.

– La diplomatie, répondit Oscar.

Trois éclats de rire partirent comme des fusées de la bouche de Mistigris, du grand peintre et du père Léger. Le comte, lui, ne put s'empêcher de sourire. Georges garda son sang-froid.

– Il n'y a, par Allah! point de quoi rire, dit le colonel aux rieurs. Seulement, jeune homme, reprit-il en s'adressant à Oscar, il me semble que votre respectable mère est pour le quart d'heure dans une position sociale peu convenable pour une ambassadrice… Elle avait un cabas bien digne d'estime et un béquet à ses souliers.

– Ma mère! monsieur?.. dit Oscar avec un mouvement d'indignation. Eh! c'était la femme de charge de chez nous…

– De chez nous est très aristocratique, s'écria le comte en interrompant Oscar.

– Le roi dit nous, répliqua fièrement Oscar.

Un regard de Georges réprima l'envie de rire qui saisit tout le monde; il fit ainsi comprendre au peintre et à Mistigris combien il était nécessaire de ménager Oscar pour exploiter cette mine de plaisanterie.

– Monsieur a raison, dit le grand peintre au comte en lui montrant Oscar, les gens comme il faut disent nous, il n'y a que des gens sans aveu qui disent chez moi. On a toujours la manie de paraître avoir ce qu'on n'a pas. Pour un homme chargé de décorations…

– Monsieur est donc toujours décorateur? fit Mistigris.

– Vous ne connaissez guère le langage des cours. Je vous demande votre protection, Excellence, ajouta Schinner en se tournant vers Oscar.

– Je me félicite d'avoir voyagé, sans doute, avec trois hommes qui sont ou seront célèbres: un peintre illustre déjà, dit le comte, un futur général, et un jeune diplomate qui rendra quelque jour la Belgique à la France.

Après avoir commis le crime odieux de renier sa mère, Oscar, pris de rage en devinant combien ses compagnons de voyage se moquaient de lui, résolut de vaincre à tout prix leur incrédulité.

– Tout ce qui reluit n'est pas or, dit-il en lançant des éclairs par les yeux.

– Ça n'est pas ça, s'écria Mistigris. C'est: tout ce qui reluit n'est pas fort. Vous n'irez pas loin en diplomatie si vous ne possédez pas mieux vos proverbes.

– Si je ne sais pas bien les proverbes, je connais mon chemin.

– Vous devez aller loin, dit Georges, car la femme de charge de votre maison vous a glissé des provisions comme pour un voyage d'outre-mer: du biscuit, du chocolat…

– Un pain particulier et du chocolat, oui, monsieur, reprit Oscar, pour mon estomac beaucoup trop délicat pour digérer les ratatouilles d'auberge.

– Ratatouille est aussi délicat que votre estomac, dit Georges.

– Ah! j'aime ratatouille, s'écria le grand peintre.

– Ce mot est à la mode dans les meilleures sociétés, reprit Mistigris.

– Votre précepteur est sans doute quelque professeur célèbre, M. Andrieux de l'Académie française, ou M. Royer-Collard, demanda Schinner.

– Mon précepteur se nomme l'abbé Loraux, aujourd'hui vicaire de Saint-Sulpice, reprit Oscar en se souvenant du nom du confesseur du collége.

– Vous avez bien fait de vous faire élever particulièrement, dit Mistigris, car l'Ennui naquit un jour de l'Université; mais vous le récompenserez, votre abbé?

– Certes, il sera quelque jour évêque, dit Oscar.

– Par le crédit de votre famille, dit sérieusement Georges.

– Peut-être contribuerons-nous à le faire mettre à sa place, car l'abbé Frayssinous vient souvent à la maison.

– Ah! vous connaissez l'abbé Frayssinous? demanda le comte.

– Il a des obligations à mon père, répondit Oscar.

– Et vous allez sans doute à votre terre? fit Georges.

– Non, monsieur; mais moi je puis dire où je vais, je vais au château de Presles, chez le comte de Sérisy.

– Ah! diantre, vous allez à Presles, s'écria Schinner en devenant rouge comme une cerise.

– Vous connaissez Sa Seigneurie le comte de Sérisy? demanda Georges.

Le père Léger se tourna pour voir Oscar, et le regarda d'un air stupéfait en s'écriant: – Monsieur de Sérisy serait à Presles?

– Apparemment, puisque j'y vais, répondit Oscar.

– Et vous avez souvent vu le comte? demanda monsieur de Sérisy à Oscar.

– Comme je vous vois, répondit Oscar. Je suis camarade avec son fils, qui est à peu près de mon âge, dix-neuf ans, et nous montons à cheval ensemble presque tous les jours.

Un clignement d'yeux de Pierrotin au père Léger rassura pleinement le fermier.

– Ma foi, dit le comte à Oscar, je suis enchanté de me trouver avec un jeune homme qui puisse me parler de ce personnage, j'ai besoin de sa protection dans une affaire assez grave, et où il ne lui en coûterait guère de me favoriser: il s'agit d'une réclamation auprès du gouvernement américain. Je serai bien aise d'avoir des renseignements sur le caractère de monsieur de Sérisy.

– Oh! si vous voulez réussir, répondit Oscar en prenant un air malicieux, ne vous adressez pas à lui, mais à sa femme; il en est amoureux fou, personne mieux que moi ne sait à quel point, et sa femme ne peut pas le souffrir.

– Et pourquoi? dit Georges.

– Le comte a des maladies de peau qui le rendent hideux, et que le docteur Alibert s'efforce en vain de guérir. Aussi, monsieur de Sérisy donnerait-il la moitié de son immense fortune pour avoir ma poitrine, dit Oscar en écartant sa chemise et montrant une carnation d'enfant. Il vit seul retiré dans son hôtel. Aussi faut-il être bien protégé pour l'y trouver. D'abord, il se lève de fort grand matin, il travaille de trois à huit heures; à partir de huit heures il fait ses remèdes: des bains de soufre ou de vapeur. On le cuit dans des espèces de boîtes de fer, car il espère toujours guérir.

– S'il est si bien avec le roi, pourquoi ne se fait-il pas toucher par lui? demanda Georges.

– Cette femme a donc un mari à la coque! dit Mistigris.

– Le comte a promis trente mille francs à un célèbre médecin écossais qui le traite en ce moment, dit Oscar en continuant.

– Mais alors sa femme ne saurait être blâmée de se donner du meilleur… dit Schinner, qui n'acheva pas.

– Je crois bien, dit Oscar. Ce pauvre homme est si racorni, si vieux, que vous lui donneriez quatre-vingts ans! Il est sec comme un parchemin, et, pour son malheur, il sent sa position…

– Il ne doit pas sentir bon, dit le facétieux père Léger.

– Monsieur, il adore sa femme et il n'ose pas la gronder, reprit Oscar; il joue avec elle des scènes à mourir de rire, absolument comme Arnolphe dans la comédie de Molière…

Le comte atterré regardait Pierrotin qui, le voyant impassible, imagina que le fils de madame Clapart débitait des calomnies.

– Aussi, monsieur, voulez-vous réussir, dit Oscar au comte, allez voir le marquis d'Aiglemont. Si vous avez ce vieil adorateur de madame pour vous, vous aurez d'un seul coup et la femme et le mari.

– C'est ce que nous appelons faire d'une pierre deux sous, dit Mistigris.

– Ah! çà, dit le peintre, vous avez donc vu le comte déshabillé, vous êtes donc son valet de chambre?

– Son valet de chambre? s'écria Oscar.

– Dame, on ne dit pas ces choses-là de ses amis dans les voitures publiques, reprit Mistigris. La prudence, jeune homme, est mère de la surdité. Moi, je ne vous écoute pas.

– C'est le cas de dire, s'écria Schinner, dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu hais!

– Apprenez, grand peintre, répliqua Georges sentencieusement, qu'on ne peut pas dire de mal des gens qu'on ne connaît pas, et le petit vient de nous prouver qu'il sait son Sérisy par cœur. S'il nous avait seulement parlé de madame, on aurait pu croire qu'il était bien avec…

– Pas un mot de plus sur la comtesse de Sérisy, jeunes gens! s'écria le comte. Je suis l'ami de son frère, le marquis de Ronquerolles, et qui s'aviserait de mettre en doute l'honneur de la comtesse aurait à me répondre de ses paroles.

– Monsieur a raison, s'écria le peintre, on ne doit pas blaguer les femmes.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
05 temmuz 2017
Hacim:
813 s. 6 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain