Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 4», sayfa 41
– Ah! Godeschal, s'écria Oscar en allant à son premier clerc et en lui serrant la main, vous êtes un véritable ami.
– Ah! monsieur, dit madame Clapart, une mère est bien heureuse de savoir à son fils un ami tel que vous, et vous pouvez compter sur une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie. Oscar, défie-toi de ce Georges Marest, il a été déjà la cause de ton premier malheur dans la vie.
– En quoi donc? demanda Godeschal.
La trop confiante mère expliqua succinctement au premier clerc l'aventure arrivée à son pauvre Oscar dans la voiture de Pierrotin.
– Je suis sûr, dit Godeschal, que ce blagueur-là nous a préparé quelque tour de sa façon pour ce soir… Moi, je n'irai pas chez la comtesse de Las Florentinas, ma sœur a besoin de moi pour les stipulations d'un nouvel engagement, je vous quitterai donc au dessert; mais, Oscar, tiens-toi sur tes gardes. On vous fera peut-être jouer, il ne faut pas que l'Étude de Desroches recule. Tiens, tu joueras pour nous deux, voilà cent francs, dit ce brave garçon en donnant cette somme à Oscar dont la bourse allait être mise à sec par le bottier et le tailleur. Sois prudent, songe à ne pas jouer au delà de nos cent francs; ne te laisse griser ni par le jeu ni par les libations. Saperlotte! un second clerc a déjà du poids, il ne doit pas jouer sur parole, ni dépasser une certaine limite en toute chose. Dès qu'on est second clerc, il faut songer à devenir avoué. Ainsi, ni trop boire, ni trop jouer, garder un maintien convenable, voilà la règle de ta conduite. Surtout n'oublie pas de rentrer à minuit, car demain tu dois être au Palais à sept heures pour y prendre ton jugement. Il n'est pas défendu de s'amuser, mais les affaires avant tout.
– Entends-tu bien, Oscar? dit madame Clapart. Vois combien monsieur Godeschal est indulgent, et comme il sait concilier les plaisirs de la jeunesse et les obligations de son état.
Madame Clapart, en voyant venir le tailleur et le bottier qui demandaient Oscar, resta seule un moment avec le premier clerc pour lui rendre les cent francs qu'il venait de donner.
– Ah! monsieur! lui dit-elle, les bénédictions d'une mère vous suivront partout et dans toutes vos entreprises.
La mère eut alors le suprême bonheur de voir son fils bien mis: elle lui apportait une montre d'or achetée de ses économies, pour le récompenser de sa conduite.
– Tu tires à la conscription dans huit jours, lui dit-elle, et comme il fallait prévoir le cas où tu aurais un mauvais numéro, je suis allée voir ton oncle Cardot, il est fort content de toi. Ravi de te savoir second clerc à vingt ans, et de tes succès à l'examen de l'École de Droit, il a promis l'argent nécessaire pour t'acheter un remplaçant. N'éprouves-tu pas un certain contentement en voyant combien une bonne conduite est récompensée? Si tu endures des privations, songe au bonheur de pouvoir, dans cinq ans d'ici, traiter d'une Étude. Enfin pense, mon bon chat, combien tu rends ta mère heureuse…
La figure d'Oscar, un peu maigrie par l'étude, avait pris une physionomie à laquelle l'habitude des affaires imprimait une expression sérieuse. Sa croissance était finie, et sa barbe avait poussé. L'adolescence enfin faisait place à la virilité. La mère ne put s'empêcher d'admirer son fils, et l'embrassa tendrement en lui disant: – Amuse-toi, mais souviens-toi des avis de ce bon monsieur Godeschal. Ah! tiens, j'oubliais! voici le cadeau de notre ami Moreau, un joli portefeuille.
– J'en ai d'autant plus besoin, que le patron m'a remis cinq cents francs pour retirer ce damné jugement Vandenesse contre Vandenesse, et que je ne veux pas les laisser dans ma chambre.
– Tu vas les garder sur toi, dit la mère effrayée. Et si tu perdais une pareille somme! ne devrais-tu pas plutôt la confier à monsieur Godeschal?
– Godeschal! cria Oscar qui trouva l'idée de sa mère excellente.
Godeschal, comme tous les clercs le dimanche, avait l'emploi de son temps entre dix heures et deux heures, il était déjà parti.
Quand sa mère le quitta, Oscar alla flâner sur les boulevards en attendant l'heure du déjeuner. Comment ne pas promener cette belle toilette qu'il portait avec un orgueil et un plaisir que se rappelleront tous les jeunes gens qui se sont trouvés dans la gêne au début de la vie? Un joli gilet de cachemire à fond bleu et à châle, un pantalon de casimir noir à plis, un habit noir bien fait, et une canne à pomme de vermeil achetée de ses économies, causaient une joie assez naturelle à ce pauvre garçon qui pensait à la manière dont il était vêtu le jour du voyage à Presles, en se souvenant de l'effet que Georges avait alors produit sur lui. Oscar avait en perspective une journée de délices, il devait voir le soir le beau monde pour la première fois! Avouons-le! chez un clerc sevré de plaisirs, et qui, depuis si longtemps, aspirait à quelque débauche, les sens déchaînés pouvaient lui faire oublier les sages recommandations de Godeschal et de sa mère. A la honte de la jeunesse, jamais les conseils et les avis ne manquent. Outre les recommandations du matin, Oscar éprouvait en lui-même un mouvement d'aversion contre Georges, il se sentait humilié devant ce témoin de la scène du salon de Presles, quand Moreau l'avait jeté aux pieds du comte de Sérisy.
L'Ordre Moral a ses lois, elles sont implacables, et l'on est toujours puni de les avoir méconnues. Il en est une surtout à laquelle l'animal lui-même obéit sans discussion, et toujours. C'est celle qui nous ordonne de fuir quiconque nous a nui une première fois, avec ou sans intention, volontairement ou involontairement. La créature de qui nous avons reçu dommage ou déplaisir nous sera toujours funeste. Quel que soit son rang, à quelque degré d'affection qu'elle nous appartienne, il faut rompre avec elle, elle nous est envoyée par notre mauvais génie. Quoique le sentiment chrétien s'oppose à cette conduite, l'obéissance à cette loi terrible est essentiellement sociale et conservatrice. La fille de Jacques II, qui s'assit sur le trône de son père, avait dû lui faire plus d'une blessure avant l'usurpation. Judas avait certainement donné quelque coup meurtrier à Jésus avant de le trahir. Il est en nous une vue intérieure, l'œil de l'âme, qui pressent les catastrophes, et la répugnance que nous éprouvons pour cet être fatal est le résultat de cette prévision; si la religion nous ordonne de la vaincre, il nous reste la défiance dont la voix doit être incessamment écoutée. Oscar pouvait-il, à vingt ans, avoir tant de sagesse?
Hélas! quand, à deux heures et demie, Oscar entra dans le salon du Rocher de Cancale où se trouvaient trois invités, outre les clercs, à savoir: un vieux capitaine de dragons, nommé Giroudeau; Finot, journaliste qui pouvait faire débuter Florentine à l'Opéra; du Bruel, un auteur ami de Tullia, l'une des rivales de Mariette à l'Opéra, le second clerc sentit son hostilité secrète s'évanouir aux premières poignées de main, dans les premiers élans d'une causerie entre jeunes gens, devant une table de douze couverts splendidement servie. Georges fut d'ailleurs charmant pour Oscar.
– Vous suivez, lui dit-il, la diplomatie privée, car quelle différence y a-t-il entre un ambassadeur et un avoué? uniquement celle qui sépare une nation d'un individu. Les ambassadeurs sont les avoués des peuples! Si je puis vous être utile, venez me trouver.
– Ma foi, dit Oscar, je puis vous l'avouer aujourd'hui, vous avez été la cause d'un grand malheur pour moi…
– Bah! fit Georges après avoir écouté le récit des tribulations du clerc; mais c'est le comte de Sérisy qui s'est mal conduit. Sa femme?.. je n'en voudrais pas. Et le gars a beau être Ministre d'État, pair de France, je ne voudrais pas être dans sa peau rouge. C'est un petit esprit, je me moque bien de lui maintenant.
Oscar entendit avec un vrai plaisir les plaisanteries de Georges sur le comte de Sérisy, car elles diminuaient, en quelque sorte, la gravité de sa faute; et il abonda dans le sens haineux de l'ex-clerc de notaire qui s'amusait à prédire à la Noblesse les malheurs que la Bourgeoisie rêvait alors, et que 1830 devait réaliser. A trois heures et demie, on se mit à officier. Le dessert n'apparut qu'à huit heures, chaque service exigea deux heures. Il n'y a que des clercs pour manger ainsi! Les estomacs de dix-huit à vingt ans sont, pour la Médecine, des faits inexplicables. Les vins furent dignes de Borrel, qui remplaçait à cette époque l'illustre Balaine, le créateur du premier des restaurants parisiens pour la délicatesse et la perfection de la cuisine, c'est-à-dire du monde entier.
On rédigea le procès-verbal de ce festin de Balthazar au dessert, en commençant par: Inter pocula aurea restauranti, qui vulgò dicitur Rupes Cancali. D'après ce début, chacun peut imaginer la belle page qui fut ajoutée sur ce Livre d'Or des déjeuners basochiens.
Godeschal disparut après avoir signé, laissant les onze convives, stimulés par l'ancien capitaine de la Garde Impériale, se livrer aux vins, aux toasts et aux liqueurs d'un dessert dont les pyramides de fruits et de primeurs ressemblaient aux obélisques de Thèbes. A dix heures et demie, le petit clerc de l'Étude fut dans un état qui ne lui permit plus de rester, Georges l'emballa dans un fiacre en donnant l'adresse de la mère et payant la course. Les dix convives, tous gris comme Pitt et Dundas, parlèrent alors d'aller à pied par les boulevards, vu la beauté du temps, chez la marquise de Las Florentinas y Cabirolos, où, vers minuit, ils devaient trouver la plus brillante société. Tous avaient soif de respirer l'air à pleins poumons; mais, excepté Georges, Giroudeau, du Bruel et Finot, habitués aux orgies parisiennes, personne ne put marcher. Georges envoya chercher trois calèches chez un loueur de voitures, et promena son monde pendant une heure sur les boulevards extérieurs, depuis Montmartre jusqu'à la barrière du Trône. On revint par Bercy, les quais et les boulevards, jusqu'à la rue de Vendôme.
Les clercs voletaient encore dans le ciel meublé de fantaisies où l'ivresse enlève les jeunes gens, quand leur amphitryon les introduisit au milieu des salons de Florentine. Là, scintillaient des princesses de théâtre qui, sans doute instruites de la plaisanterie de Frédéric, s'amusaient à singer les femmes comme il faut. On prenait alors des glaces. Les bougies allumées faisaient flamber les candélabres. Les laquais de Tullia, de madame du Val-Noble et de Florine, tous en grande livrée, servaient des friandises sur des plateaux d'argent. Les tentures, chefs-d'œuvre de l'industrie lyonnaise, rattachées par des cordelières d'or, étourdissaient les regards. Les fleurs des tapis ressemblaient à un parterre. Les plus riches babioles, des curiosités, papillotaient aux yeux. Dans le premier moment et dans l'état où Georges les avait mis, les clercs et surtout Oscar crurent à la marquise de Las Florentinas y Cabirolos. L'or reluisait sur quatre tables de jeu dressées dans la chambre à coucher. Dans le salon, les femmes s'adonnaient à un vingt et un tenu par Nathan, le célèbre auteur. Après avoir erré, gris et presque endormis, sur les sombres boulevards extérieurs, les clercs se réveillaient donc dans un vrai palais d'Armide. Oscar, présenté par Georges à la prétendue marquise, resta tout hébété, ne reconnaissant pas la danseuse de la Gaîté dans cette femme aristocratiquement décolletée, enrichie de dentelles, presque semblable à une vignette de keepsake, et qui le reçut avec des grâces et des façons sans analogie dans le souvenir ou dans l'imagination d'un clerc tenu si sévèrement. Après avoir admiré toutes les richesses de cet appartement, les belles femmes qui s'y gaudissaient, et qui toutes avaient fait assaut de toilette entre elles pour l'inauguration de cette splendeur, Oscar fut pris par la main et conduit par Florentine à la table du vingt et un.
– Venez, que je vous présente à la belle marquise d'Anglade, une de mes amies…
Et elle mena le pauvre Oscar à la jolie Fanny-Beaupré qui remplaçait depuis deux ans feu Coralie dans les affections de Camusot. Cette jeune actrice venait de se faire une réputation dans un rôle de marquise d'un mélodrame de la Porte-Saint-Martin, intitulé: La Famille d'Anglade, un succès du temps.
– Tiens, ma chère, dit Florentine, je te présente un charmant enfant que tu peux associer à ton jeu.
– Ah! voilà qui sera gentil, répondit avec un charmant sourire l'actrice en toisant Oscar, je perds, nous allons être de moitié, n'est-ce pas?
– Madame la marquise, je suis à vos ordres, dit Oscar en s'asseyant auprès de la jolie actrice.
– Mettez l'argent, dit-elle, je le jouerai, vous me porterez bonheur! Tenez, voilà mes derniers cent francs…
Et elle sortit d'une bourse, dont les coulants étaient ornés de diamants, cinq pièces d'or. Oscar tira ses cent francs en pièces de cent sous, honteux déjà de mêler d'ignobles écus à des pièces d'or. En dix tours l'actrice perdit les deux cents francs.
– Allons, c'est bête! s'écria-t-elle, je vais faire la banque, moi. Nous restons ensemble, n'est-ce pas? dit-elle à Oscar.
Fanny-Beaupré s'était levée, et le jeune clerc, qui se vit comme elle l'objet de l'attention de toute la table, n'osa pas se retirer en disant que sa bourse logeait le diable. Oscar se trouva sans voix, sa langue devenue lourde resta collée à son palais.
– Prête-moi cinq cents francs? dit l'actrice à la danseuse.
Florentine apporta cinq cents francs qu'elle alla prendre à Georges qui venait de passer huit fois à l'écarté.
– Nathan a gagné douze cents francs, dit l'actrice au clerc, les banquiers gagnent toujours, ne nous laissons pas embêter, lui souffla-t-elle dans l'oreille.
Les gens qui ont du cœur, de l'imagination et de l'entraînement, comprendront comment le pauvre Oscar ouvrit son portefeuille, et en sortit le billet de cinq cents francs. Il regardait Nathan, le célèbre auteur, qui se remit avec Florine à jouer gros jeu contre la banque.
– Allons, mon petit, empoignez! lui cria Fanny-Beaupré en faisant signe à Oscar de ramasser deux cents francs que Florine et Nathan avaient pontés.
L'actrice ne ménageait pas les plaisanteries et les railleries à ceux qui perdaient. Elle animait le jeu par des lazzis qu'Oscar trouvait bien singuliers; mais la joie étouffa ces réflexions, car les deux premiers tours produisirent un gain de deux mille francs. Oscar avait envie de feindre une indisposition et de s'enfuir en laissant là sa partenaire, mais l'honneur le clouait là. Trois autres tours enlevèrent les bénéfices. Oscar se sentit une sueur froide dans le dos, il se dégrisa complétement. Les deux derniers tours enlevèrent les mille francs de la mise en commun; Oscar eut soif et avala coup sur coup trois verres de punch glacé. L'actrice emmena le pauvre clerc dans la chambre à coucher en lui débitant des fariboles. Mais là le sentiment de sa faute accabla tellement Oscar, à qui la figure de Desroches apparut comme en songe, qu'il alla s'asseoir sur une magnifique ottomane, dans un coin sombre; il se mit un mouchoir sur les yeux: il pleurait! Florentine aperçut cette pose de la douleur qui possède un caractère sincère et qui devait frapper une mime; elle courut à Oscar, lui ôta son bandeau, vit les larmes, et l'emmena dans un boudoir.
– Qu'as-tu, mon petit? lui demanda-t-elle.
A cette voix, à ce mot, à l'accent, Oscar, qui reconnut une bonté maternelle dans la bonté des filles, répondit: – J'ai perdu cinq cents francs que mon patron m'a remis pour retirer demain un jugement, je n'ai plus qu'à me jeter à l'eau, je suis déshonoré…
– Êtes-vous bête? dit Florentine. Restez là, je vais vous apporter mille francs, vous tâcherez de tout regagner; mais ne risquez que cinq cents francs, afin de conserver l'argent de votre patron. Georges joue crânement bien l'écarté, pariez pour lui…
Dans la cruelle position où se trouvait Oscar, il accepta la proposition de la maîtresse de la maison.
– Ah! se dit-il, il n'y a que des marquises capables de ces traits-là… Belle, noble et richissime, est-il heureux, ce Georges!
Il reçut de Florentine les mille francs en or, et vint parier pour son mystificateur. Georges avait déjà passé quatre fois, quand Oscar vint se mettre de son côté. Les joueurs virent arriver ce nouveau parieur avec plaisir, car tous, avec l'instinct des joueurs, se rangèrent du côté de Giroudeau, le vieil officier de l'Empire.
– Messieurs, dit Georges, vous serez punis de votre défection, je me sens en veine. Allons, Oscar, nous les enfoncerons!
Georges et son partenaire perdirent cinq parties de suite. Après avoir dissipé ses mille francs, Oscar, que la rage du jeu saisit, voulut prendre les cartes. Par l'effet d'un hasard assez commun à ceux qui jouent pour la première fois, il gagna; mais Georges lui fit tourner la tête par des conseils: il lui disait de jeter des cartes et les lui arrachait souvent des mains, en sorte que la lutte de ces deux volontés, de ces deux inspirations, nuisit au jet de la veine. Aussi, vers trois heures du matin, après des retours de fortune et des gains inespérés, en buvant toujours du punch, Oscar arriva-t-il à ne plus avoir que cent francs. Il se leva la tête lourde et perdue, fit quelques pas et tomba dans le boudoir sur un sofa, les yeux fermés par un sommeil de plomb.
– Mariette, disait Fanny-Beaupré à la sœur de Godeschal qui était arrivée à deux heures après minuit, veux-tu dîner ici demain, mon Camusot y sera avec le père Cardot, nous les ferons enrager?..
– Comment! s'écria Florentine, mais mon vieux chinois ne m'a pas prévenue.
– Il doit venir ce matin te prévenir qu'il chante la Mère Godichon, reprit Fanny-Beaupré, c'est bien le moins qu'il étrenne son appartement, ce pauvre homme.
– Que le diable l'emporte avec ses orgies! s'écria Florentine. Lui et son gendre, ils sont pires que des magistrats ou que des directeurs de théâtre. Après tout, on dîne très bien ici, Mariette, dit-elle au Premier Sujet de l'Opéra, Cardot commande toujours le menu chez Chevet; viens avec ton duc de Maufrigneuse, nous rirons, nous les ferons danser en Tritons!
En entendant les noms de Cardot et de Camusot, Oscar fit un effort pour vaincre le sommeil; mais il ne put que balbutier un mot qui ne fut pas entendu, et retomba sur le coussin de soie.
– Tiens, tu as des provisions pour ta nuit, dit en riant à Florentine Fanny-Beaupré.
– Oh! le pauvre garçon! il est ivre de punch et de désespoir. C'est le second clerc de l'Étude où est ton frère, dit Florentine à Mariette; il a perdu l'argent que son patron lui a remis pour les affaires de l'Étude. Il voulait se tuer, et je lui ai prêté mille francs que ces brigands de Finot et de Giroudeau lui ont gagnés. Pauvre innocent!
– Mais il faut le réveiller, dit Mariette, mon frère ne badine pas, ni son patron non plus.
– Oh! réveille-le si tu peux, et emmène-le, dit Florentine en retournant dans ses salons pour recevoir les adieux de ceux qui s'en allaient.
On se mit à danser des danses dites de caractère, et quand vint le jour, Florentine se coucha, fatiguée, en oubliant Oscar à qui personne ne songea, mais qui dormait du plus profond sommeil.
Vers onze heures du matin, une voix terrible éveilla le clerc qui, reconnaissant son oncle Cardot, crut se tirer d'embarras en feignant de dormir et se tenant la face dans les beaux coussins de velours jaune sur lesquels il avait passé la nuit.
– Vraiment, ma petite Florentine, disait le respectable vieillard, ce n'est ni sage ni gentil, tu as dansé hier dans les Ruines, et tu as passé la nuit à une orgie? Mais c'est vouloir perdre ta fraîcheur, sans compter qu'il y a vraiment de l'ingratitude à inaugurer ces magnifiques appartements sans moi, avec des étrangers, à mon insu!.. Qui sait ce qui est arrivé?
– Vieux monstre! s'écria Florentine, n'avez-vous pas une clef pour entrer à toute heure et à tout moment chez moi? Le bal a fini à cinq heures et demie, et vous avez la cruauté de me réveiller à onze heures!..
– Onze heures et demie, Titine, fit humblement observer Cardot: je me suis levé de bonne heure pour commander à Chevet un dîner d'archevêque… Ils ont abîmé tes tapis, quel monde as-tu donc reçu?..
– Vous ne devriez pas vous en plaindre, car Fanny-Beaupré m'a dit que vous veniez avec Camusot, et pour vous faire plaisir j'ai invité Tullia, du Bruel, Mariette, le duc de Maufrigneuse, Florine et Nathan. Ainsi, vous aurez les cinq plus belles créatures qui jamais aient été vues à la lumière d'une rampe! et l'on vous dansera des pas de Zéphire.
– C'est se tuer que de mener une pareille vie! s'écria le père Cardot. Combien de verres cassés! quel pillage! l'antichambre fait frémir…
En ce moment l'agréable vieillard resta stupide et comme charmé semblable à un oiseau qu'un reptile attire. Il apercevait le profil d'un jeune corps habillé de drap noir.
– Ah! mademoiselle Cabirolle!.. dit-il enfin.
– Eh bien, quoi? demanda-t-elle.
Le regard de la danseuse prit la direction de celui du petit père Cardot; et, quand elle eut reconnu le second clerc, elle fut prise d'un fou rire qui non-seulement interloqua le vieillard, mais qui contraignit Oscar à se montrer, car Florentine le prit par le bras et pouffa de rire en voyant les deux mines contrites de l'oncle et du neveu.
– Vous ici, mon neveu?..
– Ah! c'est votre neveu? s'écria Florentine dont le fou rire recommença. Vous ne m'aviez jamais parlé de ce neveu-là. Mariette ne vous a donc pas emmené? dit-elle à Oscar qui resta pétrifié. Que va-t-il devenir, ce pauvre garçon?
– Ce qu'il voudra, répliqua sèchement le bonhomme Cardot qui marcha vers la porte pour s'en aller.
– Un instant, papa Cardot, vous allez tirer votre neveu du mauvais pas où il est par ma faute, car il a joué l'argent de son patron, cinq cents francs, qu'il a perdus, outre mille francs à moi que je lui ai donnés pour se rattraper.
– Malheureux, tu as perdu quinze cents francs au jeu? à ton âge!
– Oh! mon oncle, mon oncle, s'écria le pauvre Oscar que ces paroles plongèrent à fond dans l'horreur de sa position et qui se jeta devant son oncle à genoux, les mains jointes. Il est midi, je suis perdu, déshonoré… Monsieur Desroches sera sans pitié! Il s'agit d'une affaire importante à laquelle il met son amour-propre. Je devais aller chercher ce matin au Greffe le jugement Vandenesse contre Vandenesse! Qu'est-il arrivé?.. Que vais-je devenir?.. Sauvez moi, par le souvenir de mon père et de ma tante!.. Venez avec moi chez monsieur Desroches, expliquez-lui cela, trouvez des prétextes!..
Ces phrases étaient jetées à travers des pleurs et des sanglots qui eussent attendri les sphinx du désert de Louqsor.
– Eh bien, vieux grigou, s'écria la danseuse qui pleurait, laisserez-vous déshonorer votre propre neveu, le fils de l'homme à qui vous devez votre fortune, car il se nomme Oscar Husson! Sauvez-le, ou Titine te renie pour son milord!
– Mais comment se trouve-t-il ici? demanda le vieillard.
– Hé! pour avoir oublié l'heure d'aller chercher le jugement dont il parle, ne voyez-vous pas qu'il s'est grisé, qu'il est tombé là de sommeil et de fatigue? Georges et son cousin Frédéric ont régalé les clercs de Desroches au Rocher de Cancale, hier.
Le père Cardot regardait la danseuse en hésitant.
– Allons donc, vieux singe, est-ce que je ne l'aurais pas mieux caché s'il en était autrement? s'écria-t-elle.
– Tiens, voilà cinq cents francs, drôle! dit Cardot à son neveu, c'est tout ce que tu auras de moi jamais! Va t'arranger avec ton patron si tu peux. Je rendrai les mille francs que mademoiselle t'a prêtés; mais je ne veux plus entendre parler de toi.
Oscar se sauva sans vouloir en entendre davantage; mais, une fois dans la rue, il ne sut plus où aller.
Le hasard qui perd les gens et le hasard qui les sauve firent des efforts égaux pour et contre Oscar dans cette terrible matinée; mais il devait succomber avec un patron qui ne démordait pas d'une affaire une fois entamée. En rentrant chez elle, Mariette, épouvantée de ce qui pouvait arriver au pupille de son frère, avait écrit à Godeschal un mot dans lequel elle mit un billet de cinq cents francs, en prévenant son frère de la griserie et des malheurs advenus à Oscar. Cette bonne fille s'endormit en recommandant à sa femme de chambre d'aller porter ce petit paquet chez Desroches avant sept heures. De son côté, Godeschal, en se levant à six heures, ne trouva point Oscar. Il devina tout. Il prit cinq cents francs sur ses économies, et courut chez le greffier chercher le jugement, afin de présenter la signification à la signature de Desroches à huit heures. Desroches, toujours levé dès quatre heures, entra dans son Étude à sept heures. La femme de chambre de Mariette, ne trouvant point le frère de sa maîtresse à sa mansarde, descendit à l'Étude, et y fut reçue par Desroches à qui naturellement elle présenta le paquet.
– Est-ce pour affaire d'Étude? demanda le patron, je suis monsieur Desroches.
– Voyez, monsieur, dit la femme de chambre.
Desroches ouvrit la lettre et la lut. En y voyant un billet de cinq cents francs, il rentra dans son cabinet, furieux contre son second clerc. Il entendit, à sept heures et demie, Godeschal qui dictait la signification du jugement au deuxième premier clerc, et quelques instants après le bon Godeschal entra triomphant chez son patron.
– Est-ce Oscar Husson qui est allé ce matin chez Simon? demanda Desroches.
– Oui, monsieur, répondit Godeschal.
– Qui donc lui a donné l'argent? fit l'avoué.
– Vous, dit Godeschal, samedi.
– Il pleut donc des billets de cinq cents francs? s'écria Desroches. Tenez, Godeschal, vous êtes un brave garçon; mais le petit Husson ne mérite pas tant de générosité. Je hais les imbéciles, mais je hais encore davantage les gens qui font des fautes malgré les soins paternels dont on les entoure. Il remit à Godeschal la lettre de Mariette et le billet de cinq cents francs qu'elle envoyait. – Vous m'excuserez de l'avoir ouverte, reprit-il, la soubrette de votre sœur m'a dit que c'était pour affaire d'Étude. Vous congédierez Oscar.
– Le pauvre petit malheureux m'a-t-il donné du mal! dit Godeschal. Ce grand vaurien de Georges Marest est son mauvais génie, il faut qu'il le fuie comme la peste; car je ne sais pas ce dont il serait cause à une troisième rencontre.
– Comment cela? dit Desroches.
Godeschal raconta sommairement la mystification du voyage à Presles.
– Ah! dit l'avoué, dans le temps Joseph Bridau m'a parlé de cette farce, c'est à cette rencontre que nous avons dû la faveur du comte de Sérisy pour monsieur son frère.
En ce moment Moreau se montra, car il se trouvait une affaire importante pour lui dans cette succession Vandenesse. Le marquis voulait vendre en détail la terre de Vandenesse, et le comte son frère s'y opposait. Le marchand de biens essuya donc le premier feu des justes plaintes, des sinistres prophéties que Desroches fulmina contre son ex-second clerc, et il en résulta chez le plus ardent protecteur de ce malheureux enfant cette opinion que la vanité d'Oscar était incorrigible.
– Faites-en un avocat, dit Desroches, il n'a plus que sa thèse à passer; et, dans ce métier-là, ses défauts deviendront peut-être des qualités.
En ce moment Clapart, tombé malade, était gardé par sa femme, tâche pénible, devoir sans aucune récompense. L'employé tourmentait cette pauvre créature, qui jusqu'alors ignorait les atroces ennuis et les taquineries venimeuses que se permet, dans le tête-à-tête de toute une journée, un homme imbécile à demi et que la misère rendait sournoisement furieux. Enchanté de fourrer une pointe acérée dans le coin sensible de ce cœur de mère, il avait en quelque sorte deviné les appréhensions que l'avenir, la conduite et les défauts d'Oscar inspiraient à la pauvre femme. En effet, quand une mère a reçu de son enfant un assaut semblable à celui de l'affaire de Presles, elle est en des transes continuelles; et, à la manière dont sa femme vantait Oscar toutes les fois qu'il obtenait un succès, Clapart reconnaissait l'étendue des inquiétudes secrètes de la mère, et il les réveillait à tout propos.
– Enfin, Oscar va mieux que je ne l'espérais; je me le disais bien, son voyage à Presles n'était qu'une inconséquence de jeunesse. Quels sont les jeunes gens qui ne commettent pas de fautes? Ce pauvre enfant! il supporte héroïquement des privations qu'il n'eût pas connues si son pauvre père avait vécu. Dieu veuille qu'il sache contenir ses passions! etc., etc.
Or, pendant que tant de catastrophes se passaient rue de Vendôme et rue de Béthisy, Clapart, assis au coin du feu, enveloppé dans une méchante robe de chambre, regardait sa femme, occupée à faire à la cheminée de la chambre à coucher tout ensemble le bouillon, la tisane de Clapart et son déjeuner à elle.
– Mon Dieu, je voudrais bien savoir comment a fini la journée d'hier? Oscar devait déjeuner au Rocher de Cancale et aller le soir chez une marquise..
– Oh! soyez tranquille, tôt ou tard le pot aux roses se découvrira, lui dit son mari. Est-ce que vous croyez à cette marquise? Allez! un jeune homme qui a des sens, après tout, et des goûts de dépense, comme Oscar, trouve des marquises en Espagne, à prix d'or? Il vous tombera quelque matin sur les bras avec des dettes…
– Vous ne savez qu'inventer pour me désespérer! s'écria madame Clapart. Vous vous êtes plaint que mon fils mangeait vos appointements, et jamais il ne vous a rien coûté. Voici deux ans que vous n'avez aucun prétexte pour dire du mal d'Oscar, le voilà maintenant second clerc, son oncle et monsieur Moreau pourvoient à tout, et il a d'ailleurs huit cents francs d'appointements. Si nous avons du pain durant nos vieux jours, nous le devrons à ce cher enfant. En vérité, vous êtes d'une injustice…
– Vous appelez mes prévisions de l'injustice, répondit aigrement le malade.
En ce moment on sonna vivement. Madame Clapart courut ouvrir et resta dans la première pièce avec Moreau, qui venait adoucir le coup que la nouvelle légèreté d'Oscar devait porter à sa pauvre mère.
– Comment, il a perdu l'argent de l'Étude! s'écria madame Clapart en pleurant.
– Hein! quand je vous le disais! s'écria Clapart qui se montra comme un spectre à la porte du salon où la curiosité l'avait attiré.
– Mais qu'allons-nous faire de lui? demanda madame Clapart que la douleur rendit insensible à cette piqûre de Clapart.