Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 4», sayfa 40
Malgré de si sages apparences, Oscar Husson se livrait de rudes combats dans son for intérieur. Il voulait par moments quitter une vie si directement contraire à ses goûts et à son caractère. Il trouvait les forçats plus heureux que lui. Meurtri par le collier de ce régime de fer, il lui prenait des envies de fuir en se comparant dans les rues à quelques jeunes gens bien mis. Souvent emporté par des mouvements de folie vers les femmes, il se résignait, mais en tombant dans un dégoût profond de la vie. Soutenu par l'exemple de Godeschal, il était entraîné plutôt que porté de lui-même à rester dans un si rude sentier. Godeschal, qui observait Oscar, avait pour principe de ne pas exposer son pupille aux séductions. Le plus souvent le clerc restait sans argent, ou en possédait si peu qu'il ne pouvait se livrer à aucun excès. Dans cette dernière année, le brave Godeschal avait fait cinq ou six parties de plaisir avec Oscar en le défrayant, car il comprit qu'il fallait lâcher de la corde à ce jeune chevreau attaché. Ces frasques, comme les appelait le sévère premier clerc, aidèrent Oscar à supporter l'existence; car il s'amusait peu chez son oncle Cardot et encore moins chez sa mère, qui vivait encore plus chichement que Desroches. Moreau ne pouvait pas, comme Godeschal, se familiariser avec Oscar, et peut-être ce sincère protecteur du jeune Husson se servit-il de Godeschal pour initier le pauvre enfant aux mystères de la vie. Oscar, devenu discret, avait fini par mesurer, au contact des affaires, l'étendue de la faute commise durant son fatal voyage en coucou; mais, la masse de ses fantaisies réprimées, la folie de la jeunesse pouvaient encore l'entraîner. Néanmoins, à mesure qu'il prenait connaissance du monde et de ses lois, sa raison se formait, et pourvu que Godeschal ne le perdît pas de vue, Moreau se flattait d'amener à bien le fils de madame Clapart.
– Comment va-t-il? demanda le marchand de biens au retour d'un voyage qui l'avait tenu pendant quelques mois éloigné de Paris.
– Toujours trop de vanité, répondit Godeschal. Vous lui donnez de beaux habits et du beau linge, il a des jabots d'agent de change, et mon mirliflor va le dimanche aux Tuileries, chercher des aventures. Que voulez-vous? c'est jeune. Il me tourmente pour que je le présente à ma sœur, chez laquelle il verrait une fameuse société: des actrices, des danseuses, des élégants, des gens qui mangent leur fortune… Il n'a pas l'esprit tourné à être avoué, j'en ai peur. Il parle assez bien cependant, il pourrait être avocat, il plaiderait des affaires bien préparées…
Au mois de novembre 1825, au moment où Oscar Husson prit possession de son poste et où il se disposait à soutenir sa thèse pour la Licence, il entra chez Desroches un nouveau quatrième clerc pour combler le vide produit par la promotion d'Oscar.
Ce quatrième clerc, nommé Frédéric Marest, se destinait à la magistrature, et achevait sa troisième année de Droit. C'était, d'après les renseignements obtenus par la police de l'Étude, un beau fils de vingt-trois ans, enrichi d'une douzaine de mille livres de rente par la mort d'un oncle célibataire, et fils d'une madame Marest, veuve d'un riche marchand de bois. Le futur Substitut, animé du louable désir de savoir son métier dans ses plus petits détails, se mettait chez Desroches avec l'intention d'étudier la Procédure et d'être capable de remplir la place de principal clerc en deux ans. Il comptait faire son stage d'avocat à Paris, afin d'être apte à exercer les fonctions du poste qu'on ne refuserait pas à un jeune homme riche. Se voir, à trente ans, Procureur du roi dans un tribunal quelconque, était toute son ambition. Quoique ce Frédéric fût le cousin germain de Georges Marest, comme le mystificateur du voyage à Presles n'avait dit son nom qu'à Moreau, le jeune Husson ne le connaissait que sous le prénom de Georges, et ce nom de Frédéric Marest ne pouvait lui rien rappeler.
– Messieurs, dit Godeschal au déjeuner en s'adressant à tous les clercs, je vous annonce l'arrivée d'un nouveau basochien; et, comme il est richissime, nous lui ferons payer, je l'espère, une fameuse bienvenue…
– En avant, le livre! dit Oscar en regardant le petit clerc, et soyons sérieux.
Le petit clerc grimpa comme un écureuil le long des casiers pour saisir un registre mis sur la dernière planche pour y recevoir des couches de poussière.
– Il s'est culotté, dit le petit clerc en montrant un livre.
Expliquons quelle plaisanterie perpétuelle engendrait ce Livre alors en pratique dans la plupart des Études. Il n'est que déjeuners de clercs, dîners de traitants et soupers de seigneurs, ce vieux dicton du dix-huitième siècle est resté vrai, quant à ce qui regarde la Basoche, pour quiconque a passé deux ou trois ans de sa vie à étudier la Procédure chez un avoué, le Notariat chez un maître quelconque. Dans la vie cléricale, où l'on travaille tant, on aime le plaisir avec d'autant plus d'ardeur qu'il est rare; mais surtout on y savoure une mystification avec délices. C'est ce qui, jusqu'à un certain point, explique la conduite de Georges Marest dans la voiture à Pierrotin. Le clerc le plus sombre est toujours travaillé par un besoin de farce et de gausserie. L'instinct avec lequel on saisit, on développe une mystification et une plaisanterie, entre clercs, est merveilleux à voir, et n'a son analogue que chez les peintres. L'Atelier et l'Étude sont, en ce genre, supérieurs aux comédiens. En achetant un titre nu, Desroches recommençait en quelque sorte une nouvelle dynastie. Cette fondation interrompit la suite des usages relatifs à la bienvenue. Aussi, venu dans un appartement où jamais il ne s'était griffonné de papiers timbrés, Desroches y avait-il mis des tables neuves, des cartons blancs et bordés de bleu, tout neufs. Son Étude fut composée de clercs pris à différentes Études, sans liens entre eux et pour ainsi dire étonnés de leur réunion. Godeschal, qui avait fait ses premières armes chez maître Derville, n'était pas clerc à laisser se perdre la précieuse tradition de la bienvenue. La bienvenue est un déjeuner que doit tout néophyte aux anciens de l'Étude où il entre. Or, au moment où le jeune Oscar vint à l'Étude, dans les six mois de l'installation de Desroches, par une soirée d'hiver où la besogne fut expédiée de bonne heure, au moment où les clercs se chauffaient avant de partir, Godeschal inventa de confectionner un soi-disant registre architriclino-basochien, de la dernière antiquité, sauvé des orages de la Révolution, venu du procureur au Châtelet Bordin, prédécesseur médiat de Sauvagnest, l'avoué de qui Desroches tenait sa charge. On commença par chercher chez un marchand de vieux papiers quelque registre de papier marqué du dix-huitième siècle, bien et dûment relié en parchemin sur lequel se lirait un arrêt du Grand-Conseil. Après avoir trouvé ce livre, on le traîna dans la poussière, dans le poêle, dans la cheminée, dans la cuisine; on le laissa même dans ce que les clercs appellent la chambre des délibérés, et l'on obtint une moisissure à ravir des antiquaires, des lézardes d'une vétusté sauvage, des coins rongés à faire croire que les rats s'en étaient régalés. La tranche fut roussie avec une perfection étonnante. Une fois le livre mis en état, voici quelques citations qui diront aux plus obtus l'usage auquel l'Étude de Desroches consacrait ce recueil, dont les soixante premières pages abondaient en faux procès-verbaux. Sur le premier feuillet, on lisait:
«Au nom du Père et du Fils et dv Sainct-Esprit. Ainsi soit-il. Cejovrd'hui, feste de nostre dame Saincte-Geneviesve, patronne de Paris, sous l'inuocation de laquelle se sont miz, depuis l'an 1525, les clercqs de ceste Estude, nous, soubssignés, clercqs et petits clercqs de l'Estude de maistre Jerosme-Sebastien Bordin, successeur de feu Guerbet, en son viuant procurevr au Chastelet, avons recogneu la nécessité où nous estions de remplacer le registre et les archiues d'installations des clercqs de ceste glorieuse Estude, membre distingué du royaume de Basoche, lequel registre s'est veu plein par suite des actes de nos chers et bien amés prédécessevrs, et avons requis le Garde des Archives du Palays de le ioindre à iceux des autres Estudes, et sommes allés tous à la messe à la paroisse de Saint-Severin, pour solenniser l'inauguration de nostre nouveau registre.
»En foi de quoi nous avons tous signé: Malin, principal clercq; Grevin, second clercq; Athanase Feret, clercq; Jacques Huet, clercq; Regnauld de Saint-Jean-d'Angely, clercq; Bedeau, petit clercq saute-ruisseau. An 1787 de nostre Seigneur.
»Après la messe, ouïe, nous nous sommes transportés en la Courtille, et, à frais communs, avons fait un large déjeuner qui n'a fini qu'à sept heures du matin.»
C'était miraculeusement écrit. Un expert eût juré que cette écriture appartenait au dix-huitième siècle. Vingt-sept procès-verbaux de réceptions suivaient, et la dernière se rapportait à la fatale année 1792. Après une lacune de quatorze ans, le registre commençait, en 1806, à la nomination de Bordin comme avoué près le tribunal de première instance de la Seine. Et voici la glose qui signalait la reconstitution du royaume de Basoche et autres lieux:
«Dieu, dans sa clémence, a voulu que malgré les orages affreux qui ont sévi sur la terre de France, devenue un grand empire, les précieuses archives de la très célèbre Étude de maître Bordin aient été conservées; et nous, soussignés clercs du très digne, très vertueux maître Bordin, n'hésitons pas à attribuer cette inouïe conservation, quand tant de titres, chartes, priviléges ont été perdus, à la protection de sainte Geneviève, patronne de cette Étude, et aussi au culte que le dernier des procureurs de la bonne roche a eu pour tout ce qui tenait aux anciens us et coutumes. Dans l'incertitude de savoir quelle est la part de sainte Geneviève et de maître Bordin dans ce miracle, nous avons résolu de nous rendre à Saint-Étienne du Mont, pour y entendre une messe qui sera dite à l'autel de cette sainte Bergère, qui nous envoie tant de moutons à tondre, et d'offrir à déjeuner à notre patron, espérant qu'il en fera les frais.
»Ont signé: Oignard, premier clerc; Poidevin, deuxième clerc; Proust, clerc; Brignolet, clerc; Derville, clerc; Augustin Coret, petit clerc.
»En l'Étude, 10 novembre 1806.»
«A trois heures de relevée, le lendemain, les clercs soussignés consignent ici leur gratitude pour leur excellent patron, qui les a régalés chez le sieur Rolland, restaurateur, rue du Hasard, de vins exquis de trois pays, de Bordeaux, de Champagne et Bourgogne, de mets particulièrement soignés, depuis quatre heures de relevée jusqu'à sept heures et demie. Il y a eu café, glaces, liqueurs en abondance. Mais la présence du patron n'a pas permis de chanter laudes en chansons cléricales. Aucun clerc n'a dépassé les bornes d'une aimable gaieté, car le digne, respectable et généreux patron avait promis de mener ses clercs voir Talma dans Britannicus, au Théâtre-Français. Longue vie à maître Bordin!.. Que Dieu répande ses faveurs sur son chef vénérable! Puisse-t-il vendre cher une si glorieuse Étude! Que le client riche lui vienne à souhait! Que ses mémoires de frais lui soient payés rubis sur l'ongle! Puissent nos patrons à venir lui ressembler! Qu'il soit toujours aimé des clercs, même quand il ne sera plus!»
Suivaient trente-trois procès-verbaux de réceptions de clercs, lesquels se distinguaient par des écritures et des encres diverses, par des phrases, par des signatures et par des éloges de la bonne chère et des vins qui semblaient prouver que le procès-verbal se rédigeait et se signait séance tenante, inter pocula.
Enfin, à la date du mois de juin 1822, époque de la prestation de serment de Desroches, se trouvait cette prose constitutionnelle:
«Moi, soussigné, François-Claude-Marie Godeschal, appelé par maître Desroches pour remplir les difficiles fonctions de premier clerc dans une Étude où la clientèle était à créer, ayant appris par maître Derville, de chez qui je sors, l'existence des fameuses archives architriclino-basochiennes qui sont célèbres au Palais, ai prié notre gracieux patron de les demander à son prédécesseur, car il importait de retrouver ce document portant la date de l'an 1786, qui se rattache à d'autres archives déposées au Palais, dont l'existence nous a été certifiée par Messieurs Terrasse et Duclos, archivistes, et à l'aide desquelles on remonte jusqu'à l'an 1525, en trouvant sur les mœurs et la cuisine cléricales des indications historiques du plus haut prix.
»Ayant été fait droit à cette requête, l'Étude a été mise en possession cejourd'hui de ces témoignages du culte que nos prédécesseurs ont constamment rendu à la dive bouteille et à la bonne chère.
»En conséquence, pour l'édification de nos successeurs et pour renouer la chaîne des temps et des gobelets, j'ai invité messieurs Doublet, deuxième clerc; Vassal, troisième clerc; Hérisson et Grandemain, clercs, et Dumets, petit clerc, à déjeuner dimanche prochain, au Cheval rouge, sur le quai Saint-Bernard, où nous célébrerons la conquête de ce livre qui contient la charte de nos gueuletons.
»Ce dimanche, 27 juin, ont été bues 12 bouteilles de différents vins trouvés exquis. On a remarqué les deux melons, les pâtés au jus romanum, un filet de bœuf, une croûte aux champignonibus. Mademoiselle Mariette, illustre sœur du premier clerc et Premier Sujet de l'Académie royale de musique et de danse, ayant mis à la disposition de l'Étude des places d'orchestre pour la représentation de ce soir, il est donné acte de cette générosité. De plus, il est arrêté que les clercs se rendront en corps chez cette noble demoiselle pour la remercier, et lui déclarer qu'à son premier procès si le diable lui en envoye, elle ne paierait que les déboursés, dont acte.
»Godeschal a été proclamé la fleur de la Basoche et surtout un bon enfant. Puisse un homme qui traite si bien traiter promptement d'une Étude.»
Il y avait des taches de vin, des pâtés et des paraphes qui ressemblaient à des feux d'artifice. Pour faire bien comprendre le cachet de vérité qu'on avait su imprimer à ce registre, il suffira de rapporter le procès-verbal de la prétendue réception d'Oscar.
«Aujourd'hui lundi, 25 novembre 1822, après une séance tenue hier rue de la Cerisaie, quartier de l'Arsenal, chez madame Clapart, mère de l'aspirant basochien, Oscar Husson, nous, soussignés, déclarons que le repas de réception a surpassé notre attente. Il se composait de radis noirs et roses, de cornichons, anchois, beurre et olives pour hors-d'œuvre; d'un succulent potage au riz qui témoigne d'une sollicitude maternelle, car nous y avons reconnu un délicieux goût de volaille, et, par l'aveu du récipiendaire, nous avons appris qu'en effet l'abatis d'une belle daube préparée par les soins de madame Clapart avait été judicieusement inséré dans le pot-au-feu fait à domicile avec des soins qui ne se prennent que dans les ménages.
»Item, la daube entourée d'une mer de gelée, due à la mère dudit.
»Item, une langue de bœuf aux tomates qui ne nous a pas trouvés automates.
»Item, une compote de pigeons d'un goût à faire croire que les anges l'avaient surveillée.
»Item, une timbale de macaroni devant des pots de crème au chocolat.
»Item, un dessert composé de onze plats délicats, parmi lesquels, malgré l'état d'ivresse où seize bouteilles de vins d'un choix exquis nous avaient mis, nous avons remarqué une compote de pêches d'une délicatesse auguste et mirobolante.
»Les vins de Roussillon et ceux de la côte du Rhône ont enfoncé complétement ceux de Champagne et de Bourgogne. Une bouteille de marasquin et une de kirsch ont, malgré du café exquis, achevé de nous plonger dans une extase œnologique telle, qu'un de nous, le sieur Hérisson, s'est trouvé dans le bois de Boulogne en se croyant encore au boulevard du Temple; et que Jacquinaut, le petit clerc, âgé de quatorze ans, s'est adressé à des bourgeoises âgées de cinquante-sept ans, en les prenant pour des femmes faciles, dont acte.
»Il est dans les statuts de notre ordre une loi sévèrement gardée, c'est de laisser les aspirants aux priviléges de la Basoche mesurer les magnificences de leur bienvenue à leur fortune, car il est de notoriété publique que personne ne se livre à Thémis avec des rentes, et que tout clerc est assez sévèrement tenu par ses père et mère. Aussi constatons-nous avec les plus grands éloges la conduite de madame Clapart, veuve en premières noces de monsieur Husson, père de l'impétrant, et disons qu'il est digne des hourras qui ont été poussés au dessert, et avons tous signé.»
Trois clercs avaient été déjà pris à cette mystification, et trois réceptions réelles étaient constatées dans ce registre imposant.
Le jour de l'arrivée de chaque néophyte à l'Étude, le petit clerc avait mis à leur place sur leur pancarte les archives architriclino-basochiennes, et les clercs jouissaient du spectacle que présentait la physionomie du nouveau venu pendant qu'il étudiait ces pages bouffonnes. Inter pocula, chaque récipiendaire avait appris le secret de cette farce basochienne, et cette révélation leur inspira, comme on l'espérait, le désir de mystifier les clercs à venir.
Chacun maintenant peut imaginer la figure que firent les quatre clercs et le petit clerc à ce mot d'Oscar, devenu mystificateur à son tour: – En avant le livre!
Dix minutes après cette exclamation, un beau jeune homme, d'une belle taille et d'une figure agréable, se présenta, demanda monsieur Desroches, et se nomma sans hésiter à Godeschal.
– Je suis Frédéric Marest, dit-il, et viens pour occuper ici la place de troisième clerc.
– Monsieur Husson, dit Godeschal à Oscar, indiquez à monsieur sa place, et mettez-le au fait des habitudes de notre travail.
Le lendemain, le clerc trouva le livre en travers sur sa pancarte; mais, après en avoir parcouru les premières pages, il se mit à rire, n'invita point l'Étude, et le replaça devant lui.
– Messieurs, dit-il au moment de s'en aller vers cinq heures, j'ai un cousin premier clerc de notaire chez maître Léopold Hannequin, je le consulterai sur ce que je dois faire pour ma bienvenue.
– Cela va mal, s'écria Godeschal, il n'a pas l'air d'un novice, le futur magistrat!
– Nous le taonnerons, dit Oscar.
Le lendemain à deux heures, Oscar vit entrer et reconnut dans la personne du maître clerc d'Hannequin, Georges Marest.
– Hé! voilà l'ami d'Ali-Pacha, s'écria-t-il d'un air dégagé.
– Tiens! vous voilà ici, monsieur l'ambassadeur, répondit Georges en se rappelant Oscar.
– Eh! vous vous connaissez donc? demanda Godeschal à Georges.
– Je le crois bien, nous avons fait des sottises ensemble, dit Georges, il y a de cela plus de deux ans… Oui, je suis sorti de chez Crottat pour entrer chez Hannequin, précisément à cause de cette affaire…
– Quelle affaire? demanda Godeschal.
– Oh! rien, répondit Georges à un signe d'Oscar. Nous avons voulu mystifier un pair de France, et c'est lui qui nous a roulés… Ah çà! vous voulez donc tirer une carotte à mon cousin…
– Nous ne tirons pas de carottes, dit Oscar avec dignité, voici notre charte.
Et il présenta le fameux registre à la place où se trouvait une sentence d'exclusion portée contre un réfractaire qui, pour fait de ladrerie, avait été forcé de quitter l'Étude en 1788.
– Je crois bien que c'est une carotte, car en voici les racines, répliqua Georges en désignant ces bouffonnes archives. Mais mon cousin et moi, nous sommes riches, nous vous flanquerons une fête comme vous n'en aurez jamais eu, et qui stimulera votre imagination au procès-verbal. A demain, dimanche, au Rocher de Cancale, à deux heures. Après, je vous mènerai passer la soirée chez madame la marquise de las Florentinas y Cabirolos, où nous jouerons et où vous trouverez l'élite des femmes de la fashion. Ainsi, messieurs de la Première Instance, reprit-il avec une morgue notariale, de la tenue, et sachez porter le vin comme les seigneurs de la Régence…
– Hurrah! cria l'Étude comme un seul homme. Bravo!.. Very well!.. Vivat! Vivent les Marest!..
– Pontins! s'écria le petit clerc.
– Hé bien! qu'y a-t-il? demanda le patron en sortant de son cabinet. Ah! te voilà, Georges, dit-il au premier clerc, je te devine, tu viens débaucher mes clercs. Et il rentra dans son cabinet en y appelant Oscar. – Tiens, voilà cinq cents francs, lui dit-il en ouvrant sa caisse, va au Palais, et retire du greffe des Expéditions le jugement de Vandenesse contre Vandenesse, il faut le signifier ce soir, s'il est possible. J'ai promis une prompte de vingt francs à Simon; attends le jugement s'il n'est pas prêt, ne te laisse pas entortiller; car Derville est capable, dans l'intérêt de son client, de nous mettre des bâtons dans les roues. Le comte Félix de Vandenesse est plus puissant que son frère l'ambassadeur, notre client. Ainsi aie les yeux ouverts, et à la moindre difficulté, reviens me trouver.
Oscar partit avec l'intention de se distinguer dans cette petite escarmouche, la première affaire qui se présentait depuis son installation.
Après le départ de Georges et d'Oscar, Godeschal entama son nouveau clerc sur la plaisanterie que cachait, à son sens, cette marquise de Las Florentinas y Cabirolos; mais Frédéric, avec un sang-froid et un sérieux de Procureur général, continua la mystification de son cousin; il persuada par sa façon de répondre et par ses manières à toute l'Étude que la marquise de Las Florentinas était la veuve d'un Grand d'Espagne, à qui son cousin faisait la cour. Née au Mexique et fille d'un créole, cette jeune et riche veuve se distinguait par le laisser-aller des femmes nées dans ces climats.
– Elle aime à rire, elle aime à boire, elle aime à chanter comme nous! dit-il à voix basse en citant la fameuse chanson de Béranger. Georges, ajouta-t-il, est très riche, il a hérité de son père qui était veuf, qui lui a laissé dix-huit mille livres de rentes, et avec les douze mille francs que notre oncle vient de nous laisser à chacun, il a trente mille francs par an. Aussi a-t-il payé ses dettes, et quitte-t-il le Notariat. Il espère être marquis de Las Florentinas, car la jeune veuve est marquise de son chef, et a le droit de donner ses titres à son mari.
Si les clercs restèrent extrêmement indécis à l'endroit de la comtesse, la double perspective d'un déjeuner au Rocher de Cancale et de cette soirée fashionable les mit dans une joie excessive. Ils firent toutes réserves relativement à l'Espagnole, pour la juger en dernier ressort quand ils comparaîtraient par-devant elle.
Cette comtesse de Las Florentinas y Cabirolos était tout bonnement mademoiselle Agathe-Florentine Cabirolle, première danseuse du théâtre de la Gaîté, chez qui l'oncle Cardot chantait la Mère Godichon. Un an après la perte très réparable de feu madame Cardot, l'heureux négociant rencontra Florentine au sortir de la classe de Coulon. Éclairé par la beauté de cette fleur chorégraphique, Florentine avait alors treize ans, le marchand retiré la suivit jusque dans la rue Pastourelle, où il eut le plaisir d'apprendre que le futur ornement du Ballet devait le jour à une simple portière. En quinze jours, la mère et la fille établies rue de Crussol y connurent une modeste aisance. Ce fut donc à ce protecteur des arts, selon la phrase consacrée, que le Théâtre dut ce jeune talent. Ce généreux Mécène rendit alors ces deux créatures presque folles de joie en leur offrant un mobilier d'acajou, des tentures, des tapis et une cuisine montée; il leur permit de prendre une femme de ménage, et leur apporta deux cent cinquante francs par mois. Le père Cardot, orné de ses ailes de pigeon, parut alors être un ange, et fut traité comme devait l'être un bienfaiteur. Pour la passion du bonhomme, ce fut l'âge d'or.
Pendant trois ans, le chantre de la mère Godichon eut la haute politique de maintenir mademoiselle Cabirolle et sa mère dans ce petit appartement, à deux pas du théâtre; puis il donna, par amour pour la chorégraphie, Vestris pour maître à sa protégée. Aussi eut-il, vers 1820, le bonheur de voir danser à Florentine son premier pas dans le ballet d'un mélodrame à spectacle, intitulé les Ruines de Babylone. Florentine comptait alors seize printemps. Quelque temps après ce début, le père Cardot était déjà devenu un vieux grigou pour sa protégée; mais comme il eut la délicatesse de comprendre qu'une danseuse du Théâtre de la Gaîté avait un certain rang à garder, et qu'il porta son secours mensuel à cinq cents francs par mois, s'il ne redevint pas un ange, il fut du moins un ami pour la vie, un second père. Ce fut l'âge d'argent.
De 1820 à 1823, Florentine acquit l'expérience dont doivent jouir toutes les danseuses de dix-neuf à vingt ans. Ses amies furent les illustres Mariette et Tullia, deux Premiers Sujets de l'Opéra; Florine, puis la pauvre Coralie, sitôt ravie aux arts, à l'amour et à Camusot. Comme le petit père Cardot avait acquis de son côté cinq ans de plus, il était tombé dans l'indulgence de cette demi-paternité que conçoivent les vieillards pour les jeunes talents qu'ils ont élevés et dont les succès sont devenus les leurs. D'ailleurs où et comment un homme de soixante-huit ans eût-il refait un attachement semblable, retrouvé de Florentine qui connût si bien ses habitudes et chez laquelle il pût chanter avec ses amis la Mère Godichon. Le petit père Cardot se trouva donc sous un joug à demi conjugal et d'une force irrésistible. Ce fut l'âge d'airain.
Pendant les cinq ans de l'âge d'or et de l'âge d'argent, Cardot économisa quatre-vingt-dix mille francs. Ce vieillard, plein d'expérience, avait prévu que, lorsqu'il arriverait à soixante-dix ans, Florentine serait majeure; elle débuterait peut-être à l'Opéra, sans doute elle voudrait étaler le luxe d'un Premier Sujet. Quelques jours avant la soirée dont il s'agit, le père Cardot avait dépensé quarante-cinq mille francs afin de mettre sur un certain pied sa Florentine pour laquelle il avait repris l'ancien appartement où feu Coralie faisait le bonheur de Camusot. A Paris, il en est des appartements et des maisons, comme des rues, ils ont des prédestinations. Enrichie d'une magnifique argenterie, le Premier Sujet du Théâtre de la Gaîté donnait de beaux dîners, dépensait trois cents francs par mois pour sa toilette, ne sortait plus qu'en remise, avait femme de chambre, cuisinière et petit laquais. Enfin, on ambitionnait un ordre de début à l'Opéra. Le Cocon-d'Or fit alors hommage à son ancien chef de ses produits les plus splendides pour plaire à mademoiselle Cabirolle, dite Florentine, comme il avait, trois ans auparavant, comblé les vœux de Coralie, mais toujours à l'insu de la fille du père Cardot, car le père et le gendre s'entendaient à merveille pour garder le décorum au sein de la famille. Madame Camusot ne savait rien ni des dissipations de son mari ni des mœurs de son père. Donc, la magnificence qui éclatait rue de Vendôme chez mademoiselle Florentine eût satisfait les comparses les plus ambitieuses. Après avoir été le maître pendant sept ans, Cardot se sentait entraîné par un remorqueur d'une puissance de caprice illimitée. Mais le malheureux vieillard aimait!.. Florentine devait lui fermer les yeux, il comptait lui léguer une centaine de mille francs. L'âge de fer avait commencé!
Georges Marest, riche de trente mille livres de rente, beau garçon, courtisait Florentine. Toutes les danseuses ont la prétention d'aimer comme les aiment leurs protecteurs, d'avoir un jeune homme qui les mène à la promenade et leur arrange de folles parties de campagne. Quoique désintéressée, la fantaisie d'un Premier Sujet est toujours une passion qui coûte quelques bagatelles à l'heureux mortel choisi. Ce sont les dîners chez les restaurateurs, les loges au spectacle, les voitures pour aller aux environs de Paris et pour en revenir, des vins exquis consommés à profusion, car les danseuses vivent comme vivaient autrefois les athlètes. Georges s'amusait comme s'amusent les jeunes gens qui passent de la discipline paternelle à l'indépendance, et la mort de son oncle, en doublant presque sa fortune, changeait ses idées. Tant qu'il n'eut que les dix-huit mille livres de rente laissées par son père et sa mère, son intention fut d'être notaire; mais, selon le mot de son cousin aux clercs de Desroches, il fallait être stupide pour commencer un état avec la fortune que l'on a quand on le quitte. Donc, le premier clerc célébrait son premier jour de liberté par ce déjeuner qui servait en même temps à payer la bienvenue de son cousin. Plus sage que Georges, Frédéric persistait à suivre la carrière du Ministère public. Comme un beau jeune homme aussi bien fait et aussi déluré que Georges pouvait très bien épouser une riche créole, que le marquis de Las Florentinas y Cabirolos avait bien pu, dans ses vieux jours, au dire de Frédéric à ses futurs camarades, prendre pour femme plutôt une belle fille qu'une fille noble, les clercs de l'Étude de Desroches, tous issus de familles pauvres, n'ayant jamais hanté le grand monde, se mirent dans leurs plus beaux habits, assez impatients tous de voir la marquise mexicaine de Las Florentinas y Cabirolos.
– Quel bonheur, dit Oscar à Godeschal, en se levant le matin, que je me sois commandé un habit, un pantalon, un gilet neufs, une paire de bottes, et que ma chère mère m'ait fait un nouveau trousseau pour ma promotion au grade de second clerc! J'ai six chemises à jabot et en belle toile sur les douze qu'elle m'a données… Nous allons nous montrer! Ah! si l'un de nous pouvait enlever la marquise à ce Georges Marest…
– Belle occupation pour un clerc de l'Étude de maître Desroches!.. s'écria Godeschal. Tu ne dompteras donc jamais ta vanité, moutard?
– Ah! monsieur, dit madame Clapart qui apportait à son fils des cravates et qui entendit le propos du maître clerc, Dieu veuille que mon Oscar suive vos bons avis. C'est ce que je lui dis sans cesse: Imite monsieur Godeschal, écoute ses conseils!
– Il va, madame, répondit le maître clerc; mais il ne faudrait pas faire beaucoup de maladresses comme celle d'hier pour se perdre dans l'esprit du patron. Le patron ne conçoit point qu'on ne sache pas réussir. Pour première affaire, il donne à votre fils à enlever l'expédition d'un jugement dans une affaire de succession où deux grands seigneurs, deux frères, plaident l'un contre l'autre, et Oscar s'est laissé dindonner… Le patron était furieux. C'est tout au plus si j'ai pu réparer cette sottise en allant ce matin, dès six heures, trouver le commis-greffier, de qui j'ai obtenu d'avoir le jugement demain à sept heures et demie.