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Kitabı oku: «La Peau de chagrin», sayfa 12

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– Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous?

– Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et vous?

– Oh! j’espère me maintenir en bonne santé.

– Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage?

– Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum, père Porriquet, j’ai achevé une grande page, et j’ai dit adieu pour toujours à la science. À peine sais-je où se trouve mon manuscrit.

– Le style en est pur, sans doute? demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant Ronsard.

– Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.

– Oh! tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un style classique, enfin, ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.

Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son secret désir en jetant un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France au Luxembourg; mais un des ministres populaires du roi-citoyen l’avait banni de sa chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Oblige par politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.

– Eh! bien, mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout. Je souhaite bien vivement que vous réussissiez…

En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté.

– Allez, vieille bête! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur! Ne pouviez-vous pas me demander une rente viagère de mille écus plutôt qu’un souhait homicide? Votre visite ne m’aurait rien coûté. Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une vie! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas! Jonathas parut. Voilà de tes œuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé de recevoir monsieur? dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon âme entre les mains pour la déchirer? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence! Encore une faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je pas mieux aimé posséder la belle lady Dudley que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain? J’ai de l’or pour lui. D’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que cela me ferait?

La colère avait blanchi le visage de Raphaël; une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil; il se fit une sorte de réaction dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.

– Oh! ma vie! ma belle vie! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées! plus d’amour! plus rien! Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.

Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuança ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.

– Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.

– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car la résistance a triomphé du mouvement. Adieu.

Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.

– Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche de comprendre la mission que je t’ai confiée!

– Oui, monsieur le marquis.

– Je suis comme un homme mis hors la loi commune.

– Oui, monsieur le marquis.

– Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort et dansent comme de belles femmes devant moi; si je les appelle, je meurs. Toujours la mort! Tu dois être une barrière entre le monde et moi.

– Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens? Une famille anglaise qui repart pour Londres m’a cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh! une loge superbe, aux premières.

Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.

Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille? Quand ce coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, le tapis de la Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz, les moelleux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique; mais au fond, sur la soie, gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête de Raphaël, triste et pensif. Fatale image de la richesse! Il court à travers Paris comme une fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marchepied se déploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde.

– Qu’a-t-il fait celui là pour être si riche? dit un pauvre étudiant en droit, qui, faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini.

Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle; il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Semiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Appuyé sur le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du foyer, les jeunes et vieux élégants, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet, enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. Quelle admirable peinture! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir; mais, appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face et faisait singulièrement ressortir sa décrépitude et son teint plombé; aussi était-il impossible de ne pas rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à ces grotesques figures de bois sculptées en Allemagne par les bergers pendant leurs loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune homme sous le masque d’un vieillard, et dans l’inconnu les yeux ternes d’un vieillard sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, en lui donnant la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes. Cette espèce de poupée pleine de vie avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf. Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs: il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent de l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortiléges rapportés dans les légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Une radieuse et fraîche lumière lui permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin: des nuages, un vieillard à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole. Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines lui expliquaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante fille, la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui, vêtue d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillants, à ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire du centenaire s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot d’amour; il lui offrit son bras desséché, fit deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec délices les regards de passion et les compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.

– Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre? s’écria le plus élégant de tous les romantiques.

Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus et brillants, svelte, portant moustache, ayant un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, la repartie vive, tout le langage du genre.

– Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité, de travail, de vertu, par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l’amour.

– Hé bien! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie?

– Ah! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant heureux comme un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure d’amour.

En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d’une coquette occupée à se poser: tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter. À son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis, dupé comme lui, comme lui luttant avec toute la puissance d’un amour vrai contre les froids calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir les tourments auxquels Valentin avait heureusement renoncé. Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la conscience d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris; elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée de fleurs pour se faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d’un béret gauchement posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui coiffait horriblement mal la fille d’un banquier. Tout à coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël; son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun de ses amants bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable. En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille, car malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin sa derrière consolation lui échappa. Ces mots délicieux: je suis la plus belle! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. À l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches veulent ne s’étonner de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire: – Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin. Elle avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique; le tulle et la dentelle transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrants parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.

– Pauline!

– Monsieur Raphaël!

Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.

– Oh! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.

Elle se leva précipitamment et disparut; Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.

– Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre; et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.

– Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.

– Ah! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit: N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de Valentin?

– Oui, ma bonne mère, répondit-il.

– Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes attendu.

– Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin? demanda-t-il.

– Oh! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame! il a rapporté des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m’a donné gratis son fonds et son restant de bail. Ah! c’est une bonne femme tout de même! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une robe de percaline; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.

– Ah! vous voila donc! s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf mouvement de joie.

Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux; il la regarda sans rien dire.

– Pourquoi nous avez-vous donc quittées? reprit-elle en baissant les yeux au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu?

– Ah! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore!

– Là! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en vous voyant bien mis, riche en apparence, mais en réalité, hein! monsieur Raphaël, est-ce toujours comme autrefois?

Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria: – Pauline!… Je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard.

– Oh! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.

Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer une seule parole. À ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tantôt riant, tantôt sanglotant: – Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais moi, je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot: il m’aime, de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël! j’ai des millions. Tu aimes le luxe, tu seras content; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y a tant d’amour pour toi dans ce cœur! Tu ne sais pas? mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort; je suis libre, comprends-tu?

En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit; ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes.

– Ah! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse reprit-elle en rougissant.

– De la hardiesse, ma Pauline? Oh! ne crains rien, c’est de l’amour, de l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas?

– Oh! parle, parle, parle, dit elle. Ta bouche a été si long-temps muette pour moi!

– Tu m’aimais donc?

– Oh! Dieu, si je t’aimais! combien de fois j’ai pleuré, là, tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi: à moi cette belle tête, à moi ton cœur! Oh! oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse! Eh! bien, où en suis-je? reprit-elle après une pause. Ah! m’y voici: nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme; mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore et toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh! comme alors ta joie m’a fait mal.

– Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, âme céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas…

– Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.

– Moi aussi, j’ai des millions; mais que sont maintenant les richesses pour nous? Ah! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.

– Oh! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi? mais je suis la plus heureuse des heureuses.

– L’on va nous entendre, dit Raphaël.

– Hé! il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.

– Hé! bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.

Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël: – Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.

– Tes écrans!

– Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre enfant! combien il est facile de tromper les hommes d’esprit! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage par mois? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent. Je t’attrapais sur tout: le feu, l’huile, et l’argent donc? Oh! mon Raphaël, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une personne trop astucieuse.

– Mais comment faisais-tu donc?

– Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.

Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.

– Oh! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable chagrin.

– Serais-tu marié? cria Pauline. Ah! je ne veux te céder à aucune femme.

– Je suis libre, ma chérie.

– Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi!

Elle se laissa glisser sur ses genoux:, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur.

– J’ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil! reprit-elle en passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora! Quel plaisir j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie, elle! Dis, cher, quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais quelle voix qui m’a crié: Il est là. Je me suis retournée, et je t’ai vu. Oh! je me suis sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou devant tout le monde.

– Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main. Il me semble que je resterais, pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
341 s. 2 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain