Kitabı oku: «La Peau de chagrin», sayfa 13
– Oh! répète-moi cela, mon amour!
– Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour, en ce moment je ne puis que le sentir…
– Oh! s’écria-t-elle, cette belle âme, ce beau génie, ce cœur que je connais si bien, tout est à moi, comme je suis à toi.
– Pour toujours, ma douce créature, dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et rafraîchi mon âme; en ce moment, ton sourire angélique m’a pour ainsi dire purifié. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur. Oh! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.
– Vienne la mort quand elle voudra, s’écria Pauline en extase, j’ai vécu.
Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues!
– Oh! mon Raphaël, dit Pauline après quelques heures de silence, je voudrais qu’à l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.
– Il faut murer la porte, mettre une grille à la lucarne et acheter la maison, répondit le marquis.
– C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence: – Nous avons un peu oublié de chercher tes manuscrits?
Ils se prirent à rire avec une douce innocence.
– Bah! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.
– Ah! monsieur, et la gloire?
– Tu es ma seule gloire.
– Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les papiers.
– Ma Pauline…
– Oh! oui, je suis ta Pauline. Eh bien?
– Où demeures-tu donc?
– Rue Saint-Lazare. Et toi?
– Rue de Varennes.
– Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que… Elle s’arrêta en regardant son ami d’un air coquet et malicieux.
– Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester séparés.
– Vrai! dans quinze jours nous serons mariés! Elle sauta comme un enfant. Oh! je suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plus ni à père, ni à mère, ni à rien dans le monde! Tu ne sais pas, pauvre chéri? mon père est bien malade. Il est revenu des Indes, bien souffrant.. Il a manqué mourir au Havre, où nous l’avons été chercher. Ah! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois heures Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au logis: ma mère fait toutes mes volontés, mon père m’adore, mais je ne veux pas abuser de leur bonté, ce serait mal! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier. Tu viendras le voir demain. n’est-ce pas?
– Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras?
– Ah! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais, notre trésor?
– Pauline, encore un baiser?
– Mille! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi, je crois rêver.
Ils descendirent lentement l’escalier; puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.
– Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme autrefois, ajouta-t-elle en rougissant. – Joseph, dit-elle à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenue à quatre. Georges pressera les chevaux.
Et les deux amants furent en peu d’instants menés à l’hôtel de Valentin.
– Oh! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, s’écria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Quand je m’endormirai, je serai là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, tu n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel?
– De personne.
– Bien vrai? Ce n’est pas une femme qui…
– Pauline!
– Oh! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit pareil au tien.
Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.
– Oh! mon père, mon père! dit-elle.
– Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.
– Combien tu es aimant! je n’osais pas te le proposer…
– N’es-tu donc pas ma vie?
Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peu en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand juron français, sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha la tête sur son fauteuil et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur une patère, sans la voir. Grand Dieu! s’écria-t-il. Quoi! tous mes désirs, tous! Pauvre Pauline! Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant: Je suis bien bête! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au fond d’un puits: Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises!
Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage: de part et d’autre même délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges; point de nuages dans leur ciel; tour à tour les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’âme de l’épouse; dédaignant les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde! Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli ménage de contrebande aux Italiens ou à l’Opéra. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événements qui passa sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs; enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se trouvaient discrets; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.
Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant les tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte africaine colorée comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence grossier, mais dont l’écorce polie brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller de café par Pauline; elle folâtrait avec lui, défendait la crème qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat; elle éclatait de rire à chacune de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains. Il abondait dans cette scène matinale un bonheur, inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme; peut-être plus jeune fille que femme, elle jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières joies. Au moment où, tout à fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique qui tournait comme toujours sur elle-même. Quand Raphaël, distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.
– Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d’enfant avait fait couler. N’est-ce pas une félonie, reprit-elle redevenant femme tout à coup, que de lire des proclamations russes en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur Nicolas à des paroles, à des regards d’amour?
– Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.
En ce moment le pas lourd du jardinier dont les souliers ferrés faisaient crier le sable des allées retentit près de la serre.
– Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame, mais je vous apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vu. En tirant tout à l’heure, sous votre respect, un seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante marine! La voilà! Faut, tout de même, que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni humide. C’était sec comme du bois, et point gras du tout. Comme monsieur le marquis est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et que ça l’intéresserait.
Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable Peau de chagrin qui n’avait pas six pouces carrés de superficie.
– Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette chose est très-curieuse.
– Qu’as-tu, mon ange? tu pâlis! s’écria Pauline.
– Laissez-nous, Vanière.
– Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elle est singulièrement altérée. Qu’as-tu? Que te sens-tu? Où as-tu mal? Tu as mal! Un médecin! cria-t-elle. Jonathas, au secours!
– Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvra son sang-froid. Sortons. Il y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode. Peut-être est-ce cette verveine?
Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le jardin.
– Oh! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte aussi forte que leur amour et en lui apportant avec une langoureuse coquetterie ses lèvres vermeilles à baiser, en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas: ta vie est ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main?… elle est glacée, ajouta-t-elle.
– Folle! s’écria Raphaël.
– Pourquoi cette larme? dit-elle. Laisse-la-moi boire.
– Oh! Pauline, Pauline, tu m’aimes trop.
– Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël? Sois vrai, je saurai bientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle en prenant la Peau de chagrin.
– Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur sur le talisman.
– Quel changement de voix! répondit Pauline qui laissa tomber le fatal symbole du destin.
– M’aimes-tu? reprit-il.
– Si je t’aime, est-ce une question?
– Eh bien, laisse-moi, va-t’en!
La pauvre petite sortit.
– Quoi! s’écria Raphaël quand il fut seul, dans un siècle de lumières où nous avons appris que les diamants sont les cristaux du carbone, à une époque où tout s’explique, où la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux et soumettrait ses miracles à l’Académie des Sciences, dans un temps où nous ne croyons plus qu’aux paraphes des notaires, je croirais, moi! à une espèce de Mané, Thekel, Pharès? Non, de par Dieu! je ne penserai pas que l’Être-Suprême puisse trouver du plaisir à tourmenter une honnête créature. Allons voir les savants.
Il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immense recueil de tonneaux, et la Salpêtrière, immense séminaire d’ivrognerie, devant une petite mare où s’ébaudissaient des canards remarquables par la rareté des espèces et dont les ondoyantes couleurs, semblables aux vitraux d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du soleil. Tous les canards du monde étaient là, criant, barbotant, grouillant, et formant une espèce de chambre canarde rassemblée contre son gré, mais heureusement sans charte ni principes politiques, et vivant sans rencontrer de chasseurs, sous l’œil des naturalistes qui les regardaient par hasard.
– Voilà monsieur Lavrille, dit un porte-clefs à Raphaël qui avait demandé ce grand pontife de la zoologie.
Le marquis vit un petit homme profondément enfoncé dans quelques sages méditations à l’aspect de deux canards. Ce savant, entre deux âges, avait une physionomie douce, encore adoucie par un air obligeant; mais il régnait dans toute sa personne une préoccupation scientifique: sa perruque incessamment grattée et fantasquement retroussée, laissait voir une ligne de cheveux blancs et accusait la fureur des découvertes qui, semblable à toutes les passions, nous arrache si puissamment aux choses de ce monde que nous perdons la conscience du moi. Raphaël, homme de science et d’étude, admira ce naturaliste dont les veilles étaient consacrées à l’agrandissement des connaissances humaines, dont les erreurs servaient encore la gloire de la France; mais une petite maîtresse aurait ri sans doute de la solution de continuité qui se trouvait entre la culotte et le gilet rayé du savant, interstice d’ailleurs chastement rempli par une chemise qu’il avait copieusement froncée en se baissant et se levant tour à tour au gré de ses observations zoogénésiques.
Après quelques premières phrases de politesse, Raphaël crut nécessaire d’adresser à monsieur Lavrille un compliment banal sur ses canards.
– Oh! nous sommes riches en canards, répondit le naturaliste. Ce genre est d’ailleurs, comme vous le savez sans doute, le plus fécond de l’ordre des palmipèdes. Il commence au cygne, et finit au canard zinzin, en comprenant cent trente-sept variétés d’individus bien distincts, ayant leurs noms, leurs mœurs, leur patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblent pas plus entre eux qu’un blanc ne ressemble à un nègre. En vérité, monsieur, quand nous mangeons un canard, la plupart du temps nous ne nous doutons guère de l’étendue… Il s’interrompit à l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le talus de la mare. – Vous voyez là le cygne à cravate, pauvre enfant du Canada, venu de bien loin pour nous montrer son plumage brun et gris, sa petite cravate noire! Tenez, il se gratte. Voici la fameuse oie à duvet ou canard Eider, sous l’édredon de laquelle dorment nos petites maîtresses, est-elle jolie! qui n’admirerait ce petit ventre d’un blanc rougeâtre, ce bec vert? Je viens, monsieur, reprit-il, d’être témoin d’un accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré. Le mariage s’est fait assez heureusement, et j’en attendrai fort impatiemment le résultat. Je me flatte d’obtenir une cent trente-huitième espèce à laquelle peut-être mon nom sera donné! Voici les nouveaux époux, dit-il en montrant deux canards. C’est d’une part une oie rieuse (anas albifrons), de l’autre le grand canard siffleur (anas ruffina de Buffon). J’avais long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard à sourcils blancs et le canard souchet (anas clypeata): tenez, voici le souchet, ce gros scélérat brun-noir dont le col est verdâtre et si coquettement irisé. Mais, monsieur, le canard siffleur était huppé, vous comprenez alors que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque ici que le canard varié à calotte noire. Ces messieurs prétendent unanimement que ce canard fait double emploi avec le canard sarcelle à bec recourbé, quant à moi… Il fit un geste admirable qui peignit à la fois la modestie et l’orgueil des savants, orgueil plein d’entêtement, modestie pleine de suffisance. Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, mon cher monsieur, que nous ne nous amusons pas ici. Je m’occupe en ce moment de la monographie du genre canard. Mais je suis à vos ordres.
En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon, Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investigations de monsieur Lavrille.
– Je connais ce produit, répondit le savant après avoir braqué sa loupe sur le talisman; il a servi à quelque dessus de boite. Le chagrin est fort ancien! Aujourd’hui les gaîniers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est comme vous le savez sans doute, la dépouille du raja sephen, un poisson de la mer Rouge....
– Mais ceci, monsieur, puisque vous avez l’extrême bonté…
– Ceci, reprit le savant en interrompant, est autre chose: entre le galuchat et le chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de l’océan à la terre, du poisson à un quadrupède. Cependant la peau du poisson est plus dure que la peau de l’animal terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des produits les plus curieux de la zoologie.
– Voyons! s’écria Raphaël.
– Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant dans son fauteuil, ceci est une peau d’âne.
– Je le sais, dit le jeune homme.
– Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne extrêmement rare, l’onagre des anciens, equus asinus, le koulan des Tatars. Pallas a été l’observer, et l’a rendu à la science. En effet, cet animal avait long-temps passé pour fantastique. Il est, comme vous le savez, célèbre dans l’Écriture sainte; Moïse avait défendu de l’accoupler avec ses congénères. Mais l’onagre est encore plus fameux par les prostitutions dont il a été l’objet, et dont parlent souvent les prophètes bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare, dans ses Act. Petrop., tome II, que ces excès bizarres sont encore religieusement accrédités chez les Persans et les Nogaïs comme un remède souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique. Nous ne nous doutons guère de cela, nous autres pauvres Parisiens. Le Muséum ne possède pas d’onagre. Quel superbe animal! reprit le savant. Il est plein de mystères: son œil est muni d’une espèce de tapis réflecteur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la fascination, sa robe est plus élégante et plus polie que ne l’est celle de nos plus beaux chevaux; elle est sillonnée de bandes plus ou moins fauves, et ressemble beaucoup à la peau du zèbre. Son lainage a quelque chose de moelleux, d’ondoyant, de gras au toucher; sa vue égale en justesse et en précision la vue de l’homme; un peu plus grand que nos plus beaux ânes domestiques, il est doué d’un courage extraordinaire. Si, par hasard, il est surpris, il se défend avec une supériorité remarquable contre les bêtes les plus féroces, quant à la rapidité de sa marche, elle ne peut se comparer qu’au vol des oiseaux; un onagre, monsieur, tuerait à la course les meilleurs chevaux arabes ou persans. D’après le père du consciencieux docteur Niébuhr, dont, comme vous le savez sans doute, nous déplorons la perte récente, le terme moyen du pas ordinaire de ces admirables créatures est de sept mille pas géométriques par heure. Nos ânes dégénérés ne sauraient donner une idée de cet âne indépendant et fier. Il a le port leste, animé, l’air spirituel, fin, une physionomie gracieuse, des mouvements pleins de coquetterie! C’est le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribuées à ces nobles animaux.
Enfin un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses; il est presque impossible de le saisir dans les montagnes, où il bondit comme un chevreuil, et semble voler comme un oiseau. La fable des chevaux ailés, notre Pégase, a sans doute pris naissance dans ces pays, où les bergers ont pu voir souvent un onagre sautant d’un rocher à un autre. Les ânes de selle, obtenus en Perse par l’accouplement d’une ânesse avec un onagre apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une immémoriale tradition. Cet usage a donné lieu peut-être à notre proverbe: Méchant comme un âne rouge. À une époque où l’histoire naturelle était très-négligée en France, un voyageur aura, je pense, amené un de ces animaux curieux qui supportent fort impatiemment l’esclavage. De là, le dicton! La peau que vous me présentez, reprit le savant, est la peau d’un onagre. Nous varions sur l’origine du nom. Les uns prétendent que Chagri est un mot turc, d’autres veulent que Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique subit une préparation chimique assez bien décrite par Pallas, et qui lui donne le grain particulier que nous admirons; monsieur Martellens m’a écrit que Châagri est un ruisseau.
– Monsieur, je vous remercie de m’avoir donné des renseignements qui fourniraient une admirable note à quelque Dom Calmet, si les bénédictins existaient encore; mais j’ai eu l’honneur de vous faire observer que ce fragment était primitivement d’un volume égal.... à cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à Lavrille un atlas ouvert: or depuis trois mois elle s’est sensiblement contractée....
– Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur, toutes les dépouilles d’êtres primitivement organisés sont sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, dont les progrès sont soumis aux influences atmosphériques. Les métaux eux-mêmes se dilatent ou se resserrent d’une manière sensible, car les ingénieurs ont observé des espaces assez considérables entre de grandes pierres primitivement maintenues par des barres de fer. La science est vaste, la vie humaine est bien courte. Aussi n’avons-nous pas la prétention de connaître tous les phénomènes de la nature.
– Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je vais vous faire. Êtes-vous bien sûr que cette peau soit soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse s’étendre?
– Oh! certes. Ah! peste, dit monsieur Lavrille en essayant de tirer le talisman. Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouvera certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la distendre.
– Oh! monsieur, vous me sauvez la vie.
Raphaël salua le savant naturaliste, et courut chez Planchette, en laissant le bon Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées. Il remportait de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine: une nomenclature! Ce bonhomme ressemblait à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l’histoire des chèvres, il s’amusait à compter des animaux et à les numéroter. Arrivé sur le bord de la tombe, il connaissait à peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau jeté par Dieu à travers l’océan des mondes, dans un but ignoré. Raphaël était content. – Je vais tenir mon âne en bride, s’écriait-il. Sterne avait dit avant lui: « Ménageons notre âne, si nous voulons vivre vieux. » Mais la bête est si fantasque!
Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE MOUVEMENT. Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un cigare éteint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marié les boutons de leurs vêtements avec les boutonnières. Un jour, après avoir long-temps mesuré le vide, ou entassé des X sous des Aa— gG, ils ont analysé quelque loi naturelle et décomposé le plus simple des principes; tout à coup la foule admire une nouvelle machine ou quelque haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond! Le savant modeste sourit en disant à ses admirateurs: – Qu’ai-je donc créé? Rien. L’homme n’invente pas une force, il la dirige, et la science consiste à imiter la nature.
Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombé droit sous une potence. Planchette examinait une bille d’agate qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvre homme n’était ni décoré, ni pensionné, car il ne savait pas enluminer ses calculs, heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même, et vivait dans la science pour la science.
– Cela est indéfinissable, s’écria-t-il. – Ah! monsieur, reprit-il en apercevant Raphaël, je suis votre serviteur. Comment va la maman? Allez voir ma femme.
– J’aurais cependant pu vivre ainsi! pensa Raphaël qui tira le savant de sa rêverie en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il lui présenta. Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut prévaloir.
– Monsieur, les gens du monde traitent toujours la science assez cavalièrement, tous nous disent à peu près ce qu’un incroyable disait à Lalande en lui amenant des dames après l’éclipse: « Ayez la bonté de recommencer. » Quel effet voulez-vous produire? La mécanique a pour but d’appliquer les lois du mouvement ou de les neutraliser. Quant au mouvement en lui-même, je vous le déclare avec humilité, nous sommes impuissants à le définir. Cela posé, nous avons remarqué quelques phénomènes constants qui régissent l’action des solides et des fluides. En reproduisant les causes génératrices de ces phénomènes, nous pouvons transporter les corps, leur transmettre une force locomotive dans des rapports de vitesse déterminée, les lancer, les diviser simplement ou à l’infini, soit que nous les cassions ou les pulvérisions; puis les tordre, leur imprimer une rotation, les modifier, les comprimer, les dilater, les étendre. Cette science, monsieur, repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille, reprit-il. Elle est ici sur cette pierre. La voici maintenant là. De quel nom appellerons-nous cet acte si physiquement naturel et si moralement extraordinaire? Mouvement, locomotion, changement de lieu? Quelle immense vanité cachée sous les mots! Un nom, est-ce donc une solution? Voilà pourtant toute la science. Nos machines emploient ou décomposent cet acte, ce fait. Ce léger phénomène adapté à des masses va faire sauter Paris: nous pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la force, et la force aux dépens de la vitesse. Qu’est-ce que la force et la vitesse? Notre science est inhabile à le dire, comme elle l’est à créer un mouvement. Un mouvement, quel qu’il soit, est un immense pouvoir, et l’homme n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement, l’essence même du pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement; Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui jamais a touché, compris, mesuré le mouvement? Nous en sentons les effets sans les voir. Nous pouvons même le nier comme nous nions Dieu; Où est-il? où n’est-il pas? D’où part-il? Où en est le principe? Où en est la fin? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction, tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme à nous l’espace, et qu’est-ce que l’espace? Le mouvement seul nous le révèle; sans le mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens. Problème insoluble, semblable au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine, et tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais. Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace, reprit le savant, il se rencontre un abîme pour la raison humaine, un abîme où est tombé Pascal. Pour agir sur la substance inconnue, que vous voulez soumettre à une force inconnue, nous devons d’abord étudier cette substance; d’après sa nature, ou elle se brisera sous un choc, ou elle y résistera: si elle se divise et que votre intention ne soit pas de la partager, nous n’atteindrons pas le but proposé. Voulez-vous la comprimer? il faut transmettre un mouvement égal à toutes les parties de la substance de manière à diminuer uniformément l’intervalle qui les sépare. Désirez-vous l’étendre? nous devrons tâcher d’imprimer à chaque molécule une force excentrique égale; sans l’observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuité. Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le mouvement. À quel effet vous arrêtez-vous?
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte pour étendre indéfiniment cette peau…
– La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être indéfiniment distendue, mais la compression multipliera nécessairement l’étendue de sa surface aux dépens de l’épaisseur; elle s’amincira jusqu’à ce que la matière manque…