Kitabı oku: «La Peau de chagrin», sayfa 14
– Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria Raphaël, et vous aurez gagné des millions.
– Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avec le flegme d’un Hollandais. Je vais vous démontrer en deux mots l’existence d’une machine sous laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait un homme à l’état de papier brouillard, un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout…
– Quelle horrible machine!
– Au lieu de jeter leurs enfants à l’eau, les Chinois devraient les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l’homme pour sa progéniture.
Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de fleurs vide, troué dans le fond et l’apporta sur la dalle du gnomon, puis il alla chercher un peu de terre glaise dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse. Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle, Planchette tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider en sifflant comme si Raphaël n’eût pas été là.
– Voilà les éléments de la machine, dit-il.
Il attacha par un coude en terre glaise l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Il étala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d’une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur la portion qui représentait le manche. Enfin il mit un pâté de terre glaise à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute droite, en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermédiaire, jusque dans le grand pot de fleurs vide.
– Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec le sérieux d’un académicien prononçant son discours de réception, est un des plus beaux titres du grand Pascal à notre admiration.
– Je ne comprends pas.
Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis; il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré par le pot de fleurs; puis, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau nécessaire pour qu’elle se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin.
– Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe encore aujourd’hui pour un corps incompressible, n’oubliez pas ce principe fondamental, néanmoins elle se comprime; mais si légèrement, que nous devons compter sa faculté contractile comme zéro. Vous voyez la surface que présente l’eau arrivée à la superficie du pot de fleurs.
– Oui, monsieur.
– Hé bien! supposez cette surface mille fois plus étendue que ne l’est l’orifice du bâton de sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez, j’ôte l’entonnoir.
– D’accord.
– Hé bien! monsieur, si par un moyen quelconque j’augmente le volume de cette masse en introduisant encore de l’eau par l’orifice du petit tuyau, le fluide, contraint d’y descendre, montera dans le réservoir figuré par le pot de fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive à un même niveau dans l’un et dans l’autre…
– Cela est évident, s’écria Raphaël.
– Mais il y a cette différence, reprit le savant, que si la mince colonne d’eau ajoutée dans le petit tube vertical y présente une force égale au poids d’une livre par exemple, comme son action se transmettra fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur tous les points de la surface qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y trouvera mille colonnes d’eau qui, tendant toutes à s’élever comme si elles étaient poussées par une force égale à celle qui fait descendre le liquide dans le bâton de sureau vertical, produiront nécessairement ici, dit Planchette en montrant à Raphaël l’ouverture du pot de fleurs, une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite là. Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois planté droit dans la glaise.
– Cela est tout simple, dit Raphaël.
Planchette sourit.
– En d’autres termes, reprit-il avec cette ténacité de logique naturelle aux mathématiciens, il faudrait, pour repousser l’irruption de l’eau, déployer, sur chaque partie de la grande surface, une force égale à la force agissant dans le conduit vertical; mais, à cette différence près, que si la colonne liquide y est haute d’un pied, les mille petites colonnes de la grande surface n’y auront qu’une très-faible élévation. Maintenant, dit Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil grotesque par des tubes métalliques d’une force et d’une dimension convenables, si vous couvrez d’une forte platine mobile la surface fluide du grand réservoir, et qu’à cette platine vous en opposiez une autre dont la résistance et la solidité soient à toute épreuve, si de plus vous m’accordez la puissance d’ajouter sans cesse de l’eau par le petit tube vertical à la masse liquide, l’objet, pris entre les deux plans solides, doit nécessairement céder à l’immense action qui le comprime indéfiniment. Le moyen d’introduire constamment de l’eau par le petit tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de transmettre la puissance de la masse liquide à une platine. Deux pistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-vous alors, mon cher monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu’il n’existe guère de substance qui, mise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit contrainte à s’étaler.
– Quoi! l’auteur des Lettres provinciales a inventé! s’écria Raphaël.
– Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l’expansibilité de l’eau a créé la machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible qu’à un certain degré, tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte négative, se trouve nécessairement infinie.
– Si cette peau s’étend, dit Raphaël, je vous promets d’élever une statue colossale à Blaise Pascal, de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau problème de mécanique résolu dans chaque période de dix ans, de doter vos cousines, arrière-cousines, enfin de bâtir un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou pauvres.
– Ce serait fort utile, dit Planchette. Monsieur, reprit-il avec le calme d’un homme vivant dans une sphère tout intellectuelle, nous irons demain chez Spieghalter. Ce mécanicien distingué vient de fabriquer, d’après mes plans, une machine perfectionnée avec laquelle un enfant pourrait faire tenir mille bottes de foin dans son chapeau.
– À demain, monsieur.
– À demain.
– Parlez-moi de la mécanique! s’écria Raphaël. N’est-ce pas la plus belle de toutes les sciences? L’autre avec ses onagres, ses classements, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres, est tout au plus bon à marquer les points dans un billard public.
Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint chercher Planchette, et ils allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan de pistons, de vis, de leviers, de traverses, de limes, d’écrous, une mer de fontes, de bois, de soupapes et d’aciers en barres. La limaille prenait à la gorge. Il y avait du fer dans la température, les hommes étaient couverts de fer, tout puait le fer, le fer avait une vie, il était organisé, il se fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes les formes, en obéissant à tous les caprices. À travers les hurlements des soufflets, les crescendo des marteaux, les sifflements des tours qui faisaient grogner le fer, Raphaël arriva dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à son aise la presse immense dont Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un indestructible noyau.
– Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit Spieghalter en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d’acier en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles.
– Peste! s’écria Raphaël.
Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse souveraine, et, plein de cette sécurité que donnent les convictions scientifiques, il manœuvra vivement le balancier.
– Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d’une voix tonnante en se laissant tomber lui-même à terre.
Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d’une puissance incommensurable, et se dirigea heureusement sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille une maison et l’emporte avec elle.
– Oh! dit tranquillement Planchette, le chagrin est sain comme mon œil! Maître Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte, ou quelque interstice dans le grand tube.
– Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le diable est logé dedans.
L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume, et, de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers.
– Il n’y parait seulement pas, s’écria Planchette en caressant le chagrin rebelle.
Les ouvriers accoururent. Le contre-maître prit la peau et la plongea dans le charbon de terre d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtements noirs et luisants, ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.
– Rendez-la-moi, dit Raphaël.
Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis mania facilement la peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent, Valentin resta seul avec Planchette dans l’atelier désert.
– Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s’écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus!
– Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématicien d’un air contrit, nous devions soumettre cette peau singulière à l’action d’un laminoir. Où avais-je les yeux en vous proposant une pression.
– C’est moi qui l’ai demandée, répliqua Raphaël.
Le savant respira comme un coupable acquitté par douze jurés. Cependant intéressé par le problème étrange que lui offrait cette peau, il réfléchit un moment et dit: Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs. Allons voir Japhet, la chimie sera peut-être plus heureuse que la mécanique.
Valentin mit son cheval au grand trot, dans l’espoir de rencontrer le fameux chimiste Japhet à son laboratoire.
– Hé bien! mon vieil ami, dit Planchette en apercevant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant un précipité, comment va la chimie?
– Elle s’endort. Rien de neuf. L’Académie a cependant reconnu l’existence de la salicine. Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, la digitaline ne sont pas des découvertes.
– Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphaël, il parait que vous en êtes réduits à inventer des noms.
– Cela est pardieu vrai, jeune homme!
– Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous décomposer cette substance: si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d’avance la diaboline, car en voulant la comprimer, nous venons de briser une presse hydraulique.
– Voyons, voyons cela, s’écria joyeusement le chimiste, ce sera peut-être un nouveau corps simple.
– Monsieur, dit Raphaël, c’est tout simplement un morceau de peau d’âne.
– Monsieur? reprit gravement le célèbre chimiste.
– Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en lui présentant la peau de chagrin.
Le baron Japhet appliqua sur la peau les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit après quelques essais: – Point de goût! Voyons, nous allons lui faire boire un peu d’acide phthorique.
Soumise à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la peau ne subit aucune altération.
– Ce n’est pas du chagrin, s’écria le chimiste. Nous allons traiter ce mystérieux inconnu comme un minéral et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset infusible où j’ai précisément de la potasse rouge.
Japhet sortit et revint bientôt.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette singulière substance, elle est si extraordinaire…
– Un morceau! s’écria Raphaël, pas seulement la valeur d’un cheveu. D’ailleurs essayez, dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.
Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau, il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité, puis il la soumit à l’action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science échouèrent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grâce à une quantité raisonnable de chlorure d’azote.
– Je suis perdu! s’écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir. Il laissa les deux savants stupéfaits.
– Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie, nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées.
Ils étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes sans trouver un Dieu dans le ciel. La science? impuissante! Les acides? eau claire! La potasse rouge? déshonorée! La pile voltaïque et la foudre? deux bilboquets!
– Une presse hydraulique fendue comme une mouillette! ajouta Planchette.
– Je crois au diable, dit le baron Japhet après un moment de silence.
– Et moi à Dieu, répondit Planchette.
Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un mécanicien, l’univers est une machine qui veut un ouvrier; pour la chimie, cette œuvre d’un démon qui va décomposant tout, le monde est un gaz doué de mouvement.
– Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.
– Bah! pour nous consoler, messieurs les doctrinaires ont créé ce nébuleux axiome: Bête comme un fait.
– Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une bête.
Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.
En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide; il ne croyait plus à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans la machine de Spieghalter, l’impuissance de la science et du feu ne l’étonnait pas; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition de l’homme étaient dirigées sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le vertige.
– Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce matin je sois à jeun, je n’ai ni faim ni soif, et je sens dans ma poitrine un foyer qui me brûle. Il remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée, et après avoir décrit par une ligne d’encre rouge le contour actuel du talisman, il s’assit dans son fauteuil. – Déjà huit heures, s’écria-t-il. Cette journée a passé comme un songe. Il s’accouda sur le bras du fauteuil, s’appuya la tête dans sa main gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret. – Ah! Pauline, s’écria-t-il, pauvre enfant! il y a des abîmes que l’amour ne saurait franchir, malgré la force de ses ailes. En ce moment il entendit très-distinctement un soupir étouffé, et reconnut par un des plus touchants priviléges de la passion le souffle de sa Pauline. – Oh! se dit-il, voilà mon arrêt. Si elle était là, je voudrais mourir dans ses bras. Un éclat de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit, il vit à travers les rideaux diaphanes la figure de Pauline souriant comme un enfant heureux d’une malice qui réussit; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles sur ses épaules; elle était là semblable à une rose du Bengale sur un monceau de roses blanches.
– J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m’appartient-il pas, à moi qui suis ta femme? Ne me gronde pas, chéri, je ne voulais que dormir près de toi, te surprendre. Pardonne-moi cette folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra radieuse dans ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël: De quel abîme parlais-tu donc, mon amour? dit-elle en laissant voir sur son front une expression soucieuse.
– De la mort.
– Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certaines idées auxquelles, nous autres, pauvres femmes, nous ne pouvons nous arrêter, elles nous tuent. Est-ce force d’amour ou manque de courage? je ne sais. La mort ne m’effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec toi, demain matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me semble que j’aurais encore vécu plus de cent ans. Qu’importe le nombre de jours, si, dans une nuit, dans une heure, nous avons épuisé toute une vie de paix et d’amour?
– Tu as raison, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne que je la baise, et mourons, dit Raphaël.
– Mourons donc, répondit-elle en riant.
Vers les neuf heures du matin, le jour passait à travers les fentes des persiennes; amoindri par la mousseline des rideaux, il permettait encore de voir les riches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la chambre où reposaient les deux amants. Quelques dorures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol édredon que les jeux de l’amour avaient jeté par terre. Suspendue à une grande psyché, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition. Les souliers mignons avaient été laissés loin du lit. Un rossignol vint se poser sur l’appui de la fenêtre, ses gazouillements répétés, le bruit de ses ailes soudainement déployées quand il s’envola, réveillèrent Raphaël.
– Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans son rêve, il faut que mon organisation, ce mécanisme de chair et d’os animé par ma volonté, et qui fait de moi un individu homme, présente une lésion sensible. Les médecins doivent connaître les symptômes de la vitalité attaquée, et pouvoir me dire si je suis en santé ou malade.
Il contempla sa femme endormie qui lui tenait la tête, exprimant ainsi pendant le sommeil les tendres sollicitudes de l’amour. Gracieusement étendue comme un jeune enfant et le visage tourné vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant une jolie bouche entr’ouverte par un souffle égal et pur. Ses petites dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire; l’incarnat de son teint était plus vif, et la blancheur en était pour ainsi dire plus blanche en ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son gracieux abandon si plein de confiance mêlait au charme de l’amour les adorables attraits de l’enfance endormie. Les femmes, même les plus naturelles, obéissent encore pendant le jour à certaines conventions sociales qui enchaînent les naïves expansions de leur âme; mais le sommeil semble les rendre à la soudaineté de vie qui décore le premier âge: Pauline ne rougissait de rien, comme une de ces chères et célestes créatures chez qui la raison n’a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets dans le regard. Son profil se détachait vivement sur la fine batiste des oreillers, de grosses ruches de dentelle mêlées à ses cheveux en désordre lui donnaient un petit air mutin; mais elle s’était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue d’une lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement de l’âme quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive; son oreille mignonne, blanche et rouge, encadrée par une touffe de cheveux et dessinée dans une coque de malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un peintre, un vieillard, eût peut-être restitué la raison à quelque insensé. Voir sa maîtresse endormie, rieuse dans un songe, paisible sous votre protection, vous aimant même en rêve, au moment où la créature semble cesser d’être, et vous offrant encore une bouche muette qui dans le sommeil vous parle du dernier baiser! voir une femme confiante, demi-nue, mais enveloppée dans son amour comme dans un manteau, et chaste au sein du désordre; admirer ses vêtements épars, un bas de soie rapidement quitté la veille pour vous plaire, une ceinture dénouée qui vous accuse une foi infinie, n’est-ce pas une joie sans nom? Cette ceinture est un poème entier: la femme qu’elle protégeait n’existe plus, elle vous appartient, elle est devenue vous; désormais la trahir, c’est se blesser soi-même. Raphaël attendri contempla cette chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses, et revint à cette femme aux formes pures, jeunes, aimante encore, dont surtout les sentiments étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût frappée.
– Bonjour, ami! dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant!
Ces deux têtes empreintes d’une grâce due à l’amour, à la jeunesse, au demi-jour et au silence formaient une de ces divines scènes dont la magie passagère n’appartient qu’aux premiers jours de la passion, comme la naïveté, la candeur sont les attributs de l’enfance. Hélas! ces joies printanières de l’amour, de même que les rires de notre jeune âge, doivent s’enfuir et ne plus vivre que dans notre souvenir pour nous désespérer ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon les caprices de nos méditations secrètes.
– Pourquoi t’es-tu réveillée? dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te voir endormie, j’en pleurais.
– Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos, mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi? Lorsque tu dors, ta respiration n’est pas franche, il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne, et qui m’a fait peur. Tu as pendant ton sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle de mon père qui meurt d’une phthisie. J’ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Puis tu avais la fièvre, j’en suis sûre, ta main était moite et brûlante. Chéri! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais te guérir encore si, par malheur… Mais non, s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas de malheur, la maladie se gagne, disent les médecins. De ses deux bras, elle enlaça Raphaël, saisit sa respiration par un de ces baisers dans lesquels l’âme arrive: – Je ne désire pas vivre vieille, dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs.
– Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline; mais il eut alors un horrible accès de toux, de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front des malades et les laissent tremblants, tout en sueur, après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épinière, et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles pressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.
La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la veille à Valentin, et se dit à elle-même: Oui, il y a des abîmes que l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.
Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva par une matinée du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait placer au jour devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grâce à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la philosophie médicale, en représentant le combat que se livrent la Spiritualité, l’Analyse et je ne sais quel Éclectisme railleur. Le quatrième médecin était Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des nouveaux médecins, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédents ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis quelques jours, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois, avec une sorte d’insistance, les diagnostics qui lui semblaient révéler une phthisie pulmonaire.
– Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée, vous vous êtes livré à de grands travaux d’intelligence? dit à Raphaël celui des trois célèbres docteurs dont la tête carrée, la figure large, l’énergique organisation, paraissaient annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.
– J’ai voulu me tuer par la débauche après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme s’il se fût dit en lui-même: – J’en étais sûr! Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes, qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes.
À cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille dont le visage empourpré, l’œil ardent, semblaient appartenir à quelque satyre antique, et qui, le dos appuyé sur le coin de l’embrasure, contemplait attentivement Raphaël sans mot dire. Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des vitalistes, le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicaments de la pharmaceutique, aux x de l’algèbre, aux démonstrations de l’anatomie, et se rit de nos efforts; une espèce de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables.
Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur Maugredie, esprit distingué, mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu’au scalpel, concédait à Brisset la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un homme pouvait vivre encore après sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les théories, n’en adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de n’en point avoir, et de s’en tenir aux faits. Panurge de l’école, roi de l’observation, ce grand explorateur, ce grand railleur, l’homme des tentatives désespérées, examinait la Peau de chagrin.
– Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos désirs et son rétrécissement, dit-il au marquis.
– À quoi bon? s’écria Brisset.
– À quoi bon? répéta Caméristus.
– Ah! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.
– Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset.
– Elle est surnaturelle, dit Caméristus.
– En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant à Raphaël sa Peau de chagrin, le racornissement du cuir est un fait inexplicable et cependant naturel, qui, depuis l’origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes.
À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse, le toisaient avec indifférence et le questionnaient sans le plaindre. La nonchalance perçait à travers leur politesse. Soit certitude, soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, si indolentes, que par moments Raphaël les crut distraits. De temps à autre, Brisset seul répondait: « Bon! bien! » à tous les symptômes désespérants dont l’existence était démontrée par Bianchon. Caméristus demeurait plongé dans une profonde rêverie, Maugredie ressemblait à un auteur comique étudiant deux originaux pour les transporter fidélement sur la scène. La figure d’Horace trahissait une peine profonde, un attendrissement plein de tristesse. Il était médecin depuis trop peu de temps pour être insensible devant la douleur et impassible près d’un lit funèbre; il ne savait pas éteindre dans ses yeux les larmes amies qui empêchent un homme de voir clair et de saisir, comme un général d’armée, le moment propice à la victoire, sans écouter les cris des moribonds. Après être resté pendant une demi-heure environ à prendre en quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un habit à un jeune homme qui lui commande ses vêtements de noces, ils dirent quelques lieux communs, parlèrent même des affaires publiques; puis ils voulurent passer dans le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence.