Kitabı oku: «Eaux printanières», sayfa 12
XL
Le drame dura encore toute une heure, mais Maria Nicolaevna et Sanine aubout d'un moment cessèrent de regarder la scène. Ils recommencèrent àparler et toujours dans le même sens; seulement, cette fois, Sanine semontra beaucoup moins taciturne.
Il était mécontent de lui-même et de Maria Nicolaevna; il s'efforça delui prouver que «ses théories» ne valaient rien, comme si MariaNicolaevna tenait à des «théories».
Sanine fit grand plaisir à madame Polosov en réfutant les arguments dela jeune femme: «S'il discute, se dit-elle, c'est qu'il capitule oucapitulera. Il a mordu à l'hameçon, il s'assouplit, il perd de sasauvagerie!..»
Elle répliquait, riait, convenait avec lui qu'il avait raison, restaitabsorbée, et tout à coup reprenait l'offensive… Et pendant ce tempsleurs visages se rapprochèrent, et les yeux du jeune homme ne sedétournaient plus des yeux de la jeune femme, qui erraient, sepromenaient sur ses traits, et Sanine souriait en réponse, poliment, ilest vrai, mais il souriait…
Elle était ravie de le voir discuter les questions abstraites, discourirde l'honneur dans les relations intimes, du devoir, de la sainteté del'amour et du mariage… C'est un lieu commun: toutes ces abstractionssont bonnes et très bonnes pour le début, comme point de départ.
Les hommes de l'intimité de Maria Nicolaevna assuraient que lorsque danscet être vigoureux et fort pointaient la modestie, la tendresse et lapudeur virginale, – Dieu sait d'où ces vertus lui venaient – alors, ouialors seulement, les choses prenaient une tournure dangereuse.
L'entretien de Sanine et de Maria Nicolaevna prenait cette tournurefâcheuse.
Il aurait ressenti un grand mépris de soi, s'il avait pu un moment seconcentrer en lui-même, mais il n'eut le loisir ni de se concentrer, nide se juger.
Maria Nicolaevna ne perdait pas non plus son temps.
Et tout cela, parce qu'elle trouvait Sanine très bien! Involontairementon se dit: «comment savoir de quoi peut dépendre notre perte ou notresalut.»
Enfin, la pièce finit! Maria Nicolaevna pria Sanine de lui mettre sonchâle, et resta immobile pendant qu'il enveloppait dans les plismœlleux du cachemire des épaules vraiment royales. Elle prit le bras dujeune homme et laissa presque échapper un cri: derrière la porte de laloge se tenait, avec un air de revenant, Daenhoff, et par-dessus son dosle vilain museau du critique de Wiesbaden guettait la sortie de MariaNicolaevna. Le visage huileux de «l'homme de lettres» rayonna de malice.
– Me permettez-vous, madame, de faire avancer votre voiture? demanda lejeune officier à madame Polosov, avec un tremblement de colère maldissimulée dans la voix.
– Non, merci; répondit-elle, mon laquais s'en occupe… Restez!ajouta-t-elle d'une voix impérative.
Et elle sortit vivement en entraînant Sanine.
– Allez-vous-en au diable! Qu'avez-vous besoin d'être toujours sur mestalons! cria Daenhoff au critique.
Il avait besoin de déverser sur quelqu'un sa colère.
– Sehr gut, sehr gut, murmura le critique, et il disparut.
Le valet de Maria Nicolaevna, qui l'attendait dans le vestibule, en unclin d'œil trouva la voiture. Elle s'y blottit lestement; Sanine sautaaprès elle. La portière était à peine refermée que madame Polosov partitd'un éclat de rire.
– De quoi riez-vous? demanda Sanine.
– Oh! excusez-moi, je vous en prie… mais il m'est venu à l'esprit que
Daenhoff pourrait vous provoquer encore une fois à cause de moi?..
N'est-ce pas drôle?
– Vous le connaissez intimement? demanda Sanine.
– Ce gamin? Il sert à faire mes commissions! Ne vous en inquiétez pas.
– Je ne m'en inquiète nullement.
Maria Nicolaevna soupira.
– Ah! Je sais bien que cela ne vous inquiète pas!.. Écoutez pourtant…
Vous êtes si gentil que vous ne refuserez pas ma dernière prière?..
N'oubliez pas que dans trois jours je pars pour Paris et vous retournez à Francfort… Nous reverrons-nous jamais?
– En quoi puis-je vous être agréable?
– Vous savez sans doute monter à cheval?
– Oui, madame.
– Eh bien! voici de quoi il s'agit. Demain matin nous ferons unepromenade à cheval, et nous irons hors la ville. Nous auronsd'admirables chevaux… À notre retour nous terminerons notre affaire…et amen!.. Ne me répondez pas que c'est un caprice et que je suisfolle – c'est peut-être la vérité! – mais dites-moi tout de suite: J'accepte!
Elle tourna vers Sanine son visage. Il faisait obscur dans la voiture, mais les yeux de Maria Nicolaevna brillèrent dans la nuit.
– Bien, j'accepte! dit Sanine avec un soupir.
– Ah! vous avez soupiré! s'écria Maria Nicolaevna en contrefaisantSanine… Voilà ce que c'est: le bouchon est tiré, il faut boire levin… Mais non, non… Vous êtes charmant! Vous êtes un brave garçon!Et ma promesse je la tiendrai! Voici ma main, sans gant, ma main droite, celle qui conclut les affaires… Prenez-la et croyez à ce serrement demain. Je ne sais pas trop quelle sorte de femme je suis… mais je suisun honnête homme, et l'on peut traiter des affaires avec moi.
Sans bien se rendre compte de ce qu'il faisait, Sanine porta cette mainà ses lèvres.
Maria Nicolaevna retira lentement sa main et se tut, elle restasilencieuse jusqu'à ce que la voiture stoppât devant l'hôtel.
Elle se disposa à descendre… Sanine sentit sur sa joue un attouchementrapide et brûlant; l'avait-il rêvé?
– À demain! murmura madame Polosov dans l'escalier, éclairée par lesquatre bougies du candélabre que le portier tout chamarré d'or avaitsaisi entre ses mains, dès qu'il l'avait aperçue.
Elle tenait les yeux baissés: «À demain!»
En rentrant dans sa chambre Sanine trouva sur sa table une lettre deGemma… Il eut un mouvement d'effroi, mais il sourit aussitôt pour sedissimuler à lui-même cette impression.
La lettre de Gemma ne contenait que quelques lignes.
Elle était heureuse d'apprendre que «l'affaire avait si bien commencé»,elle exhortait Sanine à la patience, l'assurait que tout irait bien etd'avance se réjouissait de son retour.
Sanine trouva cette lettre un peu sèche, mais il prit quand même unefeuille de papier et une plume… puis il les jeta de côté.
– À quoi bon écrire… je retournerai demain… Il en est temps! Il enest grand temps!
Il se coucha aussitôt et s'efforça de s'endormir tout de suite.
S'il avait essayé de veiller, il aurait sans doute pensé à Gemma, mais, sans savoir pourquoi, il avait honte de penser à elle. Sa consciencen'était pas tranquille… Mais il la calmait en se disant que lelendemain tout serait fini pour toujours, qu'il se délivrerait pourtoujours de cette folle – et qu'il oublierait toutes ces intrigues.
Les hommes faibles, quand ils se parlent à eux-mêmes, emploientvolontiers des mots énergiques!
Et puis… cela ne tire pas à conséquence!
XLI
Telles étaient les réflexions que faisait Sanine en se couchant. Maisquelles furent ses impressions quand le lendemain matin Maria Nicolaevnaheurta à sa porte avec le manche de corail de sa cravache, et qu'il lavit sur le seuil de sa chambre, tenant d'une main la traîne de sonamazone bleu sombre, avec un petit chapeau d'homme posé sur les lourdestresses de ses cheveux, le voile flottant sur l'épaule, et un sourireprovocant sur les lèvres, dans les yeux, sur tout le visage.
Que se dit Sanine en ce moment?..
– Eh bien! êtes-vous prêt, lui cria gaîment madame Polosov.
Sanine boutonna sa redingote et prit sans mot dire son chapeau.
Maria Nicolaevna lui jeta un regard joyeux, lui fit un petit signe detête et descendit en courant l'escalier.
Il la suivit à la hâte.
Les chevaux attendaient déjà dans la rue devant le perron. Ils étaienttrois; une cavale pur-sang d'un roux doré, avec des naseaux secs etdécouvrant les dents, des yeux noirs à fleur de tête, des jambes decerf, un peu grêle, mais élégante et chaude comme le feu – elle étaitdestinée à Maria Nicolaevna; le cheval de Sanine était vigoureux, large,un peu lourd, sans marques; le troisième cheval était pour le groom.
Maria Nicolaevna sauta légèrement sur son coursier. La cavale piaffa, setourna de tous côtés, relevant la queue et ployant la croupe, mais MariaNicolaevna, excellente écuyère, la maintint sur place.
Elle voulait dire adieu à Polosov, qui sortit sur le balcon coiffé deson fez et dans sa robe de chambre ouverte; il agita son mouchoir debatiste, sans sourire, mais au contraire en se renfrognant.
Sanine se mit en selle et Maria Nicolaevna du bout de sa cravacheesquissa un salut à l'adresse de Polosov, puis cingla d'un coupl'encolure ambrée et plate de son cheval. La cavale se dressa sur sesjambes de derrière, bondit en avant et partit d'une allure élégante etmatée, frémissant dans toutes ses fibres et portant sur le mors, humantl'air et reniflant avec impétuosité…
Sanine suivait en regardant l'amazone; sa taille fine et flexible sebalançait d'aplomb avec souplesse et harmonie, étroitement soutenue etdégagée par le corset.
Madame Polosov retourna la tête et du regard appela Sanine. Ilscheminèrent de front.
– Voyez comme il fait beau! s'écria-telle… Je vous le dis pour ladernière fois avant de nous séparer – vous êtes adorable – et vous ne vousrepentirez pas d'être venu.
En prononçant ces mots elle les accompagna de plusieurs mouvements detête affirmatifs, comme pour renforcer la signification de ces paroleset les rendre plus pénétrantes.
Maria Nicolaevna semblait si heureuse que Sanine en fut étonné: sonvisage avait cette expression posée que prennent les enfants quand ilssont très, très sages.
Les chevaux allèrent au pas jusqu'à la barrière, assez rapprochée, puisils partirent d'un grand trot.
Le temps était beau; un vrai ciel d'été; le vent venait à leur rencontreet bruissait et sifflait agréablement aux oreilles.
Ils éprouvaient un sentiment de bien-être: la conscience d'une vie jeuneet puissante s'emparait d'eux dans cette course libre et fougueuse; cesentiment grandissait de minute en minute.
Maria Nicolaevna ralentit l'allure de son cheval et se remit au pas;
Sanine suivit son exemple.
– Voilà pourquoi il vaut la peine de vivre! s'écria l'amazone avec unsoupir profond et heureux. Quant on réussit à faire ce qui semblaitimpossible, il faut s'en saouler jusque-là!
Elle passa rapidement la main sous son menton.
– Et comme nous nous sentons meilleurs! Regardez comme je suis bonne ence moment… Il me semble que j'embrasserais le monde entier!.. Non, pas tout entier… En voilà un que je n'embrasserais pas…
Du bout de sa cravache, elle indiqua un vieillard, pauvrement vêtu etqui suivait le bord de la route à côté d'eux.
– Mais je suis prête à le rendre heureux… Voici pour vous, eh!cria-t-elle en allemand.
Elle jeta sa bourse aux pieds du vieillard. On ne connaissait pas encoreles porte-monnaie, et le petit filet tomba lourdement sur le chemin avecun bruit sec.
Le passant étonné s'arrêta.
Maria Nicolaevna éclata de rire et mit son cheval au galop.
– Êtes-vous toujours aussi gaie quand vous allez à cheval? demanda
Sanine à madame Polosov quand il l'eut rejointe.
Maria Nicolaevna tira brusquement les rênes, elle n'arrêtait jamaisautrement son cheval.
– Je voulais seulement échapper aux remerciements… Les remerciementsgâtent mon plaisir… Ce n'est pas pour son plaisir que je lui ai laisséma bourse, mais pour le mien… Pourquoi me remercierait-il?..Qu'est-ce que vous m'avez demandé tout à l'heure? Je n'ai pas entendu.
– Je vous ai demandé… j'ai voulu savoir pourquoi vous êtes si gaieaujourd'hui?
Mais soit que Maria Nicolaevna de nouveau n'eût pas entendu la question, soit qu'elle jugeât inutile de répondre, elle dit:
– Savez-vous… ce groom qui se balance derrière nous, m'agace…
Comment nous débarrasser de lui?
Elle sortit vivement un carnet de sa poche.
– Je vais lui remettre une lettre à porter à la ville… Non, cela ne vapas… Ah! cette fois j'ai trouvé!.. N'est-ce pas un traiteur, là-bas, devant vous?
Sanine regarda dans la direction indiquée.
– Oui, c'est un restaurant, il me semble.
– Parfait!.. Je vais lui dire de rester là et de boire de la bièrejusqu'à notre retour.
– Mais qu'est-ce qu'il pensera?
– Qu'est-ce que cela peut nous faire? Puis, il ne pensera rien du tout,il boira de la bière, et voilà tout… Allons, Sanine – elle l'appelaitpour la première fois Sanine tout court – en route, au trot!
Quand les cavaliers se trouvèrent devant le restaurant, Maria Nicolaevnaappela le groom et lui donna ses ordres. Le groom, Anglais de naissanceet de tempérament, porta sans dire un mot la main à la visière de sacasquette, sauta de cheval et prit l'animal par la bride.
– Maintenant, nous sommes des oiseaux libres! cria Maria Nicolaevna. Oùirons-nous? Au nord, au midi, à l'occident, à l'orient?.. Regardez, jesuis comme le roi de Hongrie lors de son couronnement (elle indiqua dubout de sa cravache les quatre points cardinaux). L'univers est à nous.Eh bien! vous voyez ces montagnes. – Ah! quelles forêts! Là-bas, dans lesmonts, dans les monts… In die Berge, In de Berge, wo die Freiheitthront.– (Dans les monts, dans les monts où règne la liberté.)
Maria Nicolaevna quitta la route et galopa dans un étroit chemin à peinefrayé qui semblait, en effet, conduire directement à la montagne.
Sanine s'élança sur ses pas.
XLII
L'étroit chemin devint bientôt un sentier à peine visible et finit pars'effacer complètement, coupé par un fossé.
Sanine était d'avis de rebrousser chemin, mais Maria Nicolaevna serécria:
– Non, non, je veux aller à la montagne. Allons à travers champs, toutdroit, comme les oiseaux volent.
Elle obligea son cheval à sauter par-dessus le fossé. Sanine en fitautant.
De l'autre côté s'étendait une prairie, d'abord sèche, ensuite humide etqui finit dans un marécage; on voyait l'eau sourdre partout et formerpar place des mares.
Maria Nicolaevna conduisit exprès son cheval en plein dans le marais, etse mit à rire en criant:
– Faisons l'école buissonnière! Vous savez ce que c'est que de chasserau moment des eaux printanières, demanda-t-elle à Sanine.
– Je le sais, répondit le jeune homme.
– J'avais un oncle, continua-t-elle, qui aimait beaucoup la chasse. Jel'accompagnais souvent… au printemps, c'est adorable!.. Nous aussi, aujourd'hui, nous nous retrempons dans les eaux printanières…Seulement je vois que vous êtes un vrai Russe, et vous voulez épouserune Italienne… Enfin, c'est votre sort!.. Tiens! encore un fossé!Hop, hop, hop!..
La cavale franchit le ravin, et le chapeau de Maria Nicolaevna s'envola, ses cheveux se déroulèrent sur son dos.
Sanine voulut sauter à bas de son cheval pour ramasser le chapeau, maisl'amazone le retint:
– Ne descendez pas de cheval, je le reprendrai moi-même…
Elle se pencha très bas tout en restant en selle, accrocha le voile avecle manche de sa cravache et ramassa son chapeau; elle le remit sansrelever ses cheveux et reprit sa course en criant: Hip! hip!
Sanine galopait à côté de Maria Nicolaevna; avec elle il sautait lesfossés, les haies, les ruisseaux; il montait et descendait, gravissantla montagne, redescendant le versant opposé, et tout le temps il gardaitles yeux attachés sur le visage de sa compagne.
Quel éclat! tout ce visage s'épanouissait: les yeux se dilataient, avides, clairs, sauvages; les lèvres s'ouvraient, les narinespalpitaient et humaient l'air avidement. Maria Nicolaevna regardaitdroit devant elle, embrassant tout l'horizon du regard, son âme semblaits'emparer de tout ce qu'elle voyait, prenait possession de la terre, duciel, du soleil et même de l'air; elle n'avait qu'un regret: pourquoirencontrait-elle si peu d'obstacles, elle voudrait vaincre encore, encore…
– Sanine, cria-t-elle… c'est tout à fait comme dans la Lénore deBurger; seulement vous n'êtes pas mort? N'est-ce pas, vous n'êtes pasmort? Moi, je suis bien vivante…
Ce n'était plus une amazone qui galopait, c'était un jeune centaureféminin – demi-animal, demi-Dieu! – Et cette terre docile et biendisciplinée s'étonne devant la bacchante qui la piétine.
Enfin, Maria Nicolaevna arrêta son cheval trempé de sueur et couvert deboue.
La cavale fléchissait sous l'écuyère, et le puissant et lourd étalon de
Sanine perdait son souffle.
– Eh bien? c'est beau? demanda Maria Nicolaevna dans un murmured'extase.
– C'est beau! répondit avec transport Sanine.
Son sang bouillonnait aussi.
– Attendez! vous verrez ce qui nous attend encore!
Elle lui tendit la main, son gant était déchiré.
– Je vous ai dit que je vous amènerais dans la forêt, «vers les monts!vers les montagnes!»
En effet, couronnée par un mont altier, la montagne se dressait à deuxcents pas du lieu ou se trouvaient les sauvages cavaliers.
– Regardez, voici le chemin… Rajustons-nous un peu… et en route!
Mais au pas!.. Il faut permettre à nos chevaux de respirer un peu.
Ils se remirent en marche. D'un grand coup de main, Maria Nicolaevnarejeta en arrière ses cheveux. Elle examina ses gants et les retira.
– Mes mains sentiront le cuir, dit-elle… Mais cela nous est égal.
Elle souriait et Sanine souriait aussi.
Cette course échevelée les avait rapprochés et unis.
– Quel âge avez-vous? demanda-t-elle tout à coup.
– Vingt-deux ans.
– Est-ce possible?.. Moi aussi j'ai vingt-deux ans… C'est un bonâge… Additionnez toutes nos années et vous serez encore loin de lavieillesse… Pourtant il fait chaud… Dites-moi, est-ce que je suisrouge?
– Comme une fleur de pavot!..
Elle passa son mouchoir sur son visage.
– Dès que nous serons dans le bois, il fera frais… C'est un vieuxbois… comme qui dirait un vieil ami… Avez-vous des amis?..
Sanine réfléchit un instant.
– Oui, j'en ai… mais peu… De vrais amis, je n'en ai pas…
– Moi, j'ai de vrais amis, mais ils ne sont pas vieux… ce cheval, parexemple, c'est aussi un ami… Comme il me porte délicatement! Ah! oui,l'on est très bien ici! Est-il possible que je parte pour Parisaprès-demain?
– Est-ce possible? répéta Sanine.
– Et vous, vous partirez pour Francfort?
– Oh! moi, certainement, je retournerai à Francfort.
– Eh bien! allez-y… Je vous donnerai ma bénédiction… Maisaujourd'hui, c'est notre jour, à nous, à nous… rien qu'à nous!
Les chevaux avaient atteint la lisière du bois et ils pénétrèrent dansla forêt. L'ombre fraîche les enveloppa doucement de toutes parts.
– Oh! mais c'est le paradis ici! cria Maria Nicolaevna… Allons au plusprofond, plongeons-nous dans cette ombre, Sanine.
Les chevaux avançaient lentement dans les profondeurs de la forêt, sebalançant et reniflant.
Le sentier qu'ils suivaient changea subitement de direction et s'engageadans un défilé très étroit. L'odeur de la bruyère, des fougères, de larésine de pin, de la fane de l'année précédente montait du sol… descrevasses de rochers bruns s'exhalait une fraîcheur pénétrante… Desdeux côtés du chemin s'élevaient des monticules couverts de mousseverte.
– Arrêtons-nous! cria Maria Nicolaevna, je veux me reposer sur cevelours. Aidez-moi à descendre de cheval.
Sanine mit pied à terre et courut auprès de madame Polosov. Elles'appuya sur ses épaules, sauta vivement à terre, et s'assit sur untertre de mousse.
Sanine resta debout devant elle, tenant les deux chevaux par la bride.
Maria Nicolaevna leva les yeux sur lui.
– Sanine, savez-vous oublier?
Sanine se rappela ce qui s'était passé la veille en voiture…
– Est-ce une question… ou un reproche? demanda-t-il.
– De ma vie je n'ai adressé un reproche à quelqu'un… Croyez-vous auxensorcellements?
– Comment?
– Par des enchantements… comme disent chez nous les moujiks dans leurschansons.
– Ah! voilà ce que vous voulez dire.
– Oui… c'est cela… j'y crois… y croyez-vous?
– L'ensorcellement… l'enchantement… répéta Sanine… Tout estpossible dans ce monde… Autrefois je n'y croyais pas, maintenant j'ycrois… Je ne me reconnais plus…
Maria Nicolaevna réfléchit un instant puis regarda autour d'elle.
– Il me semble que je connais cet endroit… Sanine, regardez s'il n'y apas une croix rouge sur le tronc de ce grand chêne, derrière… Yest-elle?
Sanine s'approcha de l'arbre…
– Oui, il y a une croix.
Maria Nicolaevna sourit:
– Ah bon! Je sais maintenant où nous nous trouvons… Nous ne noussommes pas écartés de notre route… Qui est-ce qui cogne comme ça?..Un bûcheron?
Sanine regarda dans la direction du bruit.
– Oui… un homme coupe les branches mortes…
– Je veux mettre mes cheveux en ordre… On peut me voir et me juger…
Elle souleva son chapeau et se mit à natter ses longues tresses, gravement et sans prononcer une parole.
Sanine restait toujours debout devant elle.
Les formes élégantes de la jeune femme se dessinaient nettement sous lesplis sombres du drap, auquel ici et là se collaient des brins de mousse.
Un des chevaux tout à coup se secoua derrière Sanine. Le jeune hommetressaillit de la tête aux pieds; tout se brouillait devant ses yeux, ses nerfs étaient tendus comme des cordes de violon.
Il disait la vérité en assurant qu'il ne se reconnaissait plus. Eneffet, il était ensorcelé… Tout son être était possédé d'une seulepensée, d'un seul désir.
Maria Nicolaevna jeta sur lui un regard pénétrant.
– Maintenant tout est en ordre, dit-elle en remettant son chapeau…Pourquoi restez-vous debout? Asseyez-vous ici… Non.. attendez!.. Nevous éloignez pas… Qu'est-ce qu'on entend?
Un bruit sourd roula par-dessus les cimes des arbres, ébranlant l'airdans le bois.
– Est-ce possible? Le tonnerre?
– On dirait, en effet, que c'est le tonnerre…
– Mais c'est une véritable fête… Quelle fête… C'est la seule chosequi nous manquait…
Pour la seconda fois un bruit sourd retentit et s'abattit en longsroulements.
– Bravo, bis! Vous rappelez-vous ce que je vous disais hier del'Énéïde?.. Eux aussi ils ont été surpris par l'orage dans uneforêt… Maintenant, sauvons-nous.
Elle se releva d'un bond.
– Amenez-moi mon cheval… Présentez-moi votre main… Ainsi… Je nesuis pas lourde.
Elle s'élança en selle, légère comme un oiseau.
Sanine remonta à cheval.
– Vous voulez rentrer? demanda-t-il d'une voix mal assurée.
– Rentrer! dit-elle en accentuant lentement les syllabes tout enrassemblant les brides.
– Suivez-moi, cria-t-elle à Sanine d'un ton de commandement.
Elle rejoignit le sentier et après avoir passé la croix rouge, elledescendit dans un chemin enfoncé, arriva à un carrefour, tourna àdroite, et de nouveau gravit la montagne.
L'amazone savait évidemment où elle allait, le chemin qu'elle avaitchoisi pénétrait toujours plus dans les profondeurs de la forêt.
Maria Nicolaevna ne parlait pas, ne regardait pas son compagnon; elleavançait d'un air impérieux, et Sanine la suivait docilement sans uneétincelle de volonté dans son cœur qui se pâmait.
Une pluie fine commença à tomber. Maria Nicolaevna accéléra la marche deson cheval et Sanine en fit autant.
Enfin, à travers la verdure sombre des sapins, Sanine aperçut à l'abridu rocher gris une misérable hutte avec une porte dans le mur formé debranches entrelacées.
Maria Nicolaevna obligea son cheval à se frayer un passage entre lessapins, puis elle sauta à terre, et courut devant l'entrée de laguérite. Alors, se tournant vers Sanine, elle murmura: Énée!
* * * * *
Quatre heures plus tard, Maria Nicolaevna et Sanine accompagnés dugroom, qui dormait en selle, rentraient dans leur hôtel à Wiesbaden.
Polosov vint au-devant de sa femme en tenant à la main la lettre qu'ilavait écrite au régisseur, mais ayant regardé avec attention MariaNicolaevna, son visage exprima du mécontentement et il dit à demi-voix:
– Est-il possible que j'aie perdu mon pari? Pour toute réponse madame
Polosov haussa les épaules.
Le même jour, deux heures plus tard, Sanine, dans la chambre de Maria
Nicolaevna, se tenait devant elle, éperdu, comme un homme qui sombre.
– Alors, où vas-tu? lui demanda-t-elle, à Paris ou à Francfort?
– Je vais où tu seras, – et je resterai près de toi jusqu'à ce que tu mechasses, répondit-il avec désespoir en baisant les mains de sadominatrice.
Maria Nicolaevna retira ses mains, les posa sur la tête du jeune hommeet empoigna les cheveux de ses dix doigts. Elle caressait et tournaitlentement ces pauvres boucles puis se redressa toute droite, avec unsifflement de serpent triomphant sur les lèvres – tandis que ses yeuxlarges et clairs jusqu'à devenir blancs n'exprimaient que lerassasiement et la férocité impitoyable de la victoire.
Le vautour quand il dépèce sa proie a ces yeux-là.