Kitabı oku: «Eaux printanières», sayfa 11

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XXXVII

Sanine «défendit sa cause», c'est-à-dire que, pour la seconde fois, ilse mit à décrire sa propriété, mais sans faire allusion aux beautés dela nature. De temps en temps il en appelait à Polosov qui devaitconfirmer «les faits et les chiffres».

Mais Polosov se contentait de marmotter en branlant la tête.Approuvait-il? Désapprouvait-il? Bien habile eût été celui qui aurait pule dire!

D'ailleurs, Maria Nicolaevna n'avait pas besoin de son concours. Ellefit preuve de qualités administratives et économiques surprenantes. Tousles détails de l'administration d'une propriété lui étaient familiers.Elle s'enquérait de tout, entrait dans les plus minimes détails, mettaitles points sur les i.

Cet examen dura pourtant une heure et demie. Sanine ressentit tous lestourments d'un accusé assis sur le banc étroit, devant un juge sévère etpénétrant.

– Mais c'est un interrogatoire? disait-il douloureusement.

Maria Nicolaevna ne cessait de sourire, comme pour montrer qu'ellebadinait. Mais Sanine n'en souffrait pas moins.

Lorsqu'il devint évident au cours de l'interrogatoire que le jeune hommene distinguait pas assez clairement la signification des mots «nouveaupartage» et «le labour», Sanine sentit la sueur humecter son front.

– Bien, c'est bien, dit Maria Nicolaevna… Je connais maintenant votrepropriété comme vous la connaissez vous-même… Combien me demandez-vouspar âme?

À cette époque on vendait en Russie les propriétés à tant par tête deserf attaché à la propriété!

– Mais… je suppose… pas moins de cinq cents roubles? dit Sanine aveceffort.

Oh! Pantaleone, Pantaleone… Pourquoi n'étais-tu pas là pour lui crierencore: barbari!

Maria Nicolaevna leva les yeux au ciel comme si elle faisait un calcul.

– Bien! dit-elle… cela me semble raisonnable… Mais je vous aidemandé deux jours de réflexion… Et vous devez attendre jusqu'àdemain… Je crois que nous nous entendrons – et alors vous me direzcombien vous désirez pour les arrhes…

– Et maintenant, basta cosi! ajouta-t-elle en voyant que Sanine sedisposait à lui répondre… Nous nous sommes assez occupés comme ça duvil métal… À demain les affaires! Savez-vous… Je vous rends votreliberté…

Madame Polosov consulta la petite montre émaillée qu'elle tenait dans saceinture.

– Je vous laisse votre liberté jusqu'à trois heures… Vous avez besoind'un peu de repos… Allez jouer à la roulette.

– Je ne joue à aucun jeu de hasard.

– Vraiment? Mais vous êtes la perfection même… Au reste, je ne jouepas non plus… C'est bête de jeter son argent au vent… de perdresûrement… Entrez pourtant dans la salle, rien que pour regarder lestêtes… Il y en a de très drôles… Il y a une vieille dame qui porteune ferronnière et qui a des moustaches!.. L'ensemble est délicieux! Ily a aussi un prince russe – il est beau dans son genre… Une figuremajestueuse, le nez recourbé comme un bec d'aigle, et quand il risque unthaler, il fait le signe de la croix sous son gilet… Enfin, lisez lesjournaux… Promenez-vous, faites ce que bon vous semble… Seulementn'oubliez pas qu'à trois heures, je vous attends… de pied ferme…Nous dînerons de bonne heure; ces ridicules Allemands commencent lespectacle à six heures et demie!

Madame Polosov tendit la main à Sanine.

– Sans rancune, n'est-ce pas?

– Mais, Maria Nicolaevna, pourquoi vous en voudrais-je?

– Mais parce que je vous ai tourmenté… Et ce n'est pas fini, vousverrez ce qui vous attend.

Maria Nicolaevna cligna des yeux – et toutes ses petites fossetteséclatèrent sur ses joues devenues rosées.

– Au revoir!

Sanine salua et sortit du salon.

Un rire bruyant éclata derrière lui, et la glace devant laquelle ilpassa refléta la scène suivante: Maria Nicolaevna avait enfoncé le fezde son mari jusqu'au nez et Polosov agitait désespérément ses deux braspour se dégager les yeux.

XXXVIII

Oh! quel profond soupir de joie poussa Sanine dès qu'il se retrouva danssa chambre.

En effet, Maria Nicolaevna avait dit vrai: il avait besoin de repos, besoin de se reposer des nouvelles relations, des rencontres, desconversations, de tout le brouhaha qui s'était glissé dans sa tête etdans son âme, – de ce rapprochement imprévu, qu'il n'avait pas souhaité,avec une femme qui était pour lui une étrangère.

Et il lui avait fallu subir cette épreuve le lendemain du jour où ilavait appris que Gemma l'aimait, et où elle était devenue sa fiancée!..

N'était-ce pas un sacrilège?

Mentalement, il demanda mille fois pardon à sa pure, à son immaculéetourterelle, bien qu'il ne comprît pas de quoi il se sentait coupable.Il baisa encore et encore la petite croix que Gemma lui avait donnée.

S'il n'avait pas eu l'espoir de boucler promptement l'affaire quil'avait amené à Wiesbaden, il se serait enfui de là, au galop, pourretourner à son cher Francfort, dans cette maison aimée qu'il regardaitdéjà comme un peu sienne, aux pieds de Gemma.

Mais il n'y avait pas de remède à son mal! Il fallait boire le calicejusqu'au fond, s'habiller, aller dîner, et de là au théâtre…

– Pourvu, se disait-il, qu'elle me laisse partir demain!

Il y avait encore une chose qui le troublait et le mettait en colère…Il pensait, sans doute, avec amour, avec attendrissement, avec extase, avec reconnaissance à Gemma, à la vie qu'ils mèneraient à eux deux, aubonheur qui l'attendait dans l'avenir, et pourtant cette femme étrange, cette madame Polosov, était sans cesse devant ses yeux, «un crampon»,s'avouait-il avec colère. Et il ne pouvait pas se débarrasser de l'imagede Maria Nicolaevna, s'empêcher d'entendre sa voix, chasser le souvenirde ses paroles, il ne pouvait se délivrer du parfum particulier, fin, frais, si pénétrant, comme le parfum d'un lis jaune, qu'exhalaient lesvêtements de madame Polosov.

C'était évident, cette femme se moquait de lui… elle tâchait des'emparer de lui de mille façons.

Dans quelle intention? Que lui voulait-elle? Etait-ce simplement lecaprice d'une femme riche, gâtée… et sans scrupules?..

Et le mari? Quel être! Quelles sont donc ses relations avec sa femme?

Pourquoi Sanine ne parvenait-il pas à refouler toutes ces questions quiassiégeaient sa pauvre tête? En réalité ne pouvait-il penser à autrechose qu'à M. et madame Polosov? Pourquoi lui était-il impossible dechasser cette image qui le hantait sans cesse, même quand toute son âmese tournait vers une autre image, lumineuse et claire comme le jour?

Comment le visage de cette femme ose-t-il venir s'interposer entre luiet les traits divins de l'aimée? Non seulement ce visage s'interpose, mais il lui sourit effrontément.

Ces yeux gris, ces yeux d'oiseau de proie, ces fossettes dans les joues, ces tresses serpentines, est-il possible que tout cela l'enlace, etqu'il n'ait plus la force de le repousser loin de lui?

Oh! non! C'est insensé! Demain tout cela aura disparu sans même laisserune trace.

Cependant le laissera-t-elle partir demain?

Oui…

Sanine se posait toutes ces questions et l'heure où il devait se rendreauprès de Maria Nicolaevna approchait. Il passa son habit, et aprèsavoir fait un tour ou deux dans le parc, il se présenta chez M. Polosov.

Il trouva dans le salon le secrétaire de l'ambassade russe, un long, long Allemand, très blond, avec un profil chevalin et la raie derrièrela tête, – mode alors toute nouvelle; et oh! miracle! qui encore? – lebaron von Daenhoff, l'officier avec lequel Sanine s'était battu troisjours auparavant! Sanine ne s'attendait pas à le rencontrer chez madamePolosov, et involontairement il se troubla tout en saluant l'officier.

– Vous connaissez ce monsieur? demanda Maria Nicolaevna, à quil'embarras de Sanine n'avait pas échappé.

– Oui… J'ai déjà eu l'honneur… répondit Daenhoff. Et se penchantvers madame Polosov, il ajouta à demi-voix:

– C'est lui… votre compatriote… ce Russe…

– Vraiment? s'exclama la jeune femme à demi-voix, puis elle menaçal'officier du doigt et commença aussitôt à lui faire ses adieux ainsiqu'au long secrétaire d'ambassade. Ce diplomate était évidemment fou deMaria Nicolaevna, à tel point qu'il ouvrait la bouche d'admiration, chaque fois qu'il la regardait.

Daenhoff se retira aussitôt avec une docilité aimable, comme un ami dela maison qui comprend à demi-mot ce qu'on attend de lui; le secrétairefit mine de vouloir s'éterniser, mais Maria Nicolaevna le congédia sanscérémonie.

– Allez retrouver votre Altesse, lui dit-elle, que faites-vous chez uneplébéienne comme moi?

À cette époque vivait à Wiesbaden une principessa di Monaco, quiressemblait à s'y méprendre à une demi-mondaine de mauvais aloi.

– Mais, madame, toutes les princesses du monde… commença lemalheureux secrétaire.

Cependant Maria Nicolaevna se montra impitoyable et le secrétaire, malgré sa raie, fut obligé de partir.

Madame Polosov était habillée ce jour-là «à son avantage», commedisaient nos aïeules.

Elle portait une robe de soie rose glacée avec des manches à laFontanges et un gros diamant à chaque oreille. Ses yeux brillaient àl'égal de ses diamants. Elle était de très bonne humeur et en verve.

À table, Maria Nicolaevna plaça Sanine à côté d'elle et lui parla deParis, où elle pensait se rendre dans quelques jours, et déclara qu'elleen avait assez des Allemands, qu'ils sont bêtes quand ils veulent fairede l'esprit, et spirituels hors de propos quand ils disent des bêtises, puis, tout à coup, à brûle-pourpoint, elle demanda à son voisin:

– Est-il vrai que vous vous êtes battu avec l'officier que vous avezrencontré ici, il y a un instant?

– Comment le savez-vous? s'écria Sanine pris au dépourvu.

– Eh! tout finit par se savoir, Dmitri Pavlovitch… je sais aussi quevous aviez raison, mille fois raison… je sais que vous vous êtesconduit en preux chevalier… Dites-moi, la dame en question était votrefiancée?..

Sanine fronça légèrement les sourcils.

– Ne me répondez pas, ne me répondez pas, ajouta-t-elle vivement, jevois que cela vous est désagréable… Pardonnez-moi… je ne demanderien! Ne vous fâchez pas.

À ce moment Polosov entra de la chambre voisine, un journal à la main.

– Qu'est-ce qui t'amène? Est-ce que le dîner est servi? demanda madame

Polosov.

– On va servir le dîner… Sais-tu quelle nouvelle je trouve dansl'Abeille du Nord?.. Le prince Gromoboï est mort.

Maria Nicolaevna leva la tête.

– Ah! que le Seigneur donne le repos à son âme!

Puis se tournant vers Sanine, elle ajouta:

– Toutes les années, au mois de février, le jour anniversaire de manaissance, ce prince ornait mon appartement de camélias… Cependant, cen'est pas la peine de rester à Saint-Pétersbourg tout l'hiver enprévision de cette surprise?.. Il devait avoir au moins soixante-et-dixans? demanda-t-elle à son mari.

– Oh oui! Mais quelles funérailles! Toute la Cour! Le journal publieaussi des vers du prince Kovrijkine à la mémoire du prince Gromoboï.

– Tant mieux!

– Veux-tu que je te les lise?

– Non, je n'y tiens pas… Allons dîner. Le vivant pense à la vie! Votremain, Dmitri Pavlovitch.

Le dîner était irréprochable comme la veille, et fut plus animé.

Maria Nicolaevna savait raconter, don rare chez une femme et surtoutchez une femme russe. Elle ne choisissait pas ses expressions, etsurtout n'épargnait pas ses compatriotes. Sanine éclata de rire plusd'une fois à ses mots à l'emporte-pièce qui frappaient toujours juste.

Maria Nicolaevna détestait par-dessus tout les dévots, les phraseurs etles menteurs. Et elle en trouvait partout…

On aurait dit qu'elle se glorifiait d'être née dans un milieu bas; elleracontait des anecdotes assez étranges sur ses parents quand elle étaitenfant.

Sanine comprit que Maria Nicolaevna avait souffert dans sa vie plus quela plupart des jeunes femmes de son âge.

Quant à Polosov il mangeait avec réflexion, buvait attentivement et deloin en loin seulement levait sur sa femme et Sanine ses petits yeuxblanchâtres qui paraissaient aveugles, mais, qui en réalité voyaienttrès bien.

– Tu es bien sage, dit Maria Nicolaevna tout à coup à son mari… tut'es si bien acquitté de toutes mes commissions à Francfort… Jet'embrasserais sur ton cher front, mais tu n'aimes pas cela…

– Non, je n'y tiens pas… répondit Polosov en coupant l'ananas avec uncouteau d'argent.

Maria Nicolaevna le regarda et frappa sur la table avec ses doigts.

– Eh bien! notre pari, le tiens-tu?

– Oui, je le tiens!

– Bien, mais tu le perdras.

Polosov poussa son menton en avant.

– Eh bien! cette fois quelles que soient tes ressources, Maria

Nicolaevna, je crois, que c'est toi qui perdras.

– Un pari? Sur quoi? Est-ce un secret? demanda Sanine.

– Non… je ne peux pas vous en parler maintenant… plus tard, répondit

Maria Nicolaevna, et elle rit.

Sept heures sonnèrent Le garçon vint annoncer que la voiture étaitavancée.

Polosov reconduisit sa femme jusqu'à la porte, puis retourna aussitôtdans son fauteuil.

– N'oublie pas la lettre au régisseur! lui cria madame Polosov del'antichambre.

– Ne crains rien! J'écrirai… je suis un homme ponctuel.

XXXIX

En 1840, le théâtre de Wiesbaden était un édifice des plus laids, et satroupe, par sa médiocrité prétentieuse et misérable, par sa routinebanale et voulue ne s'élevait en rien au-dessus du niveau des théâtresallemands de l'époque… Le théâtre de Carlsruhe et sa troupe, sous ladirection du «célèbre» Devrient, peut être regardé comme le modèle dugenre.

Derrière la loge retenue par «Son Excellence madame von Polosov» – etDieu sait comment le garçon avait pu louer cette loge! – il est évidentqu'il ne s'était pas avisé d'offrir un pourboire au Stadt-Director,toujours est-il que derrière cette loge se trouvait un petit salonentouré de divans.

Avant d'entrer dans sa loge, Maria Nicolaevna pria Sanine de lever lesécrans qui séparaient la loge du théâtre.

– Je ne veux pas qu'on me voie, dit-elle. – Ils viendraient tousm'ennuyer l'un après l'autre.

Elle fit placer Sanine à côté d'elle, le dos à la salle, afin que laloge semblât vide.

L'orchestre joua l'ouverture des Noces de Figaro… Le rideau se leva.On donnait, ce soir-là, une de ces pièces allemandes dans lesquelles lesauteurs qui avaient de la lecture mais pas de talent, dans une languechoisie mais morte, traitaient diligemment mais sans adresse une idée«profonde» ou «palpitante d'intérêt» représentant le «conflit tragique»et exhalant un ennui… asiatique, comme il existe un choléra asiatique.

Maria Nicolaevna écouta patiemment la moitié de l'acte, mais quand lejeune premier ayant appris la trahison de son amoureuse (ce jeunepremier était revêtu d'une redingote couleur cannelle avec des bouffantset un col de peluche, un gilet rayé avec des boutons de nacre, unpantalon vert à sous-pieds de cuir laqués, et des gants blancs de peaude chamois) quand ce jeune premier, appuyant les deux poings sur sapoitrine et écartant les coudes en avant, formant un angle aigu, se mità hurler comme un chien, Maria Nicolaevna n'y put plus tenir.

– Le dernier acteur français, s'écria-t-elle avec indignation, dans ladernière ville de province, joue mieux et avec plus de naturel que cettecélébrité allemande.

Madame Polosov passa dans le salon attenant à la loge.

– Venez ici, dit-elle à Sanine, indiquant de la main la place vacante àcôté d'elle sur le divan. Venez, nous causerons.

Sanine obéit.

Maria Nicolaevna le regarda.

– Vous êtes vraiment, obéissant! Votre femme aura une vie facile avecvous. Cet imbécile, continua-t-elle en désignant du bout de son éventaill'acteur qui hurlait toujours (il jouait le rôle du gouverneur dans unefamille) me rappelle ma jeunesse. Moi aussi, j'ai été amoureuse de mongouverneur… c'était ma première… non, ma seconde passion… Lapremière fois j'étais amoureuse du frère convers du couvent de Don.J'avais douze ans. Je ne le voyais que le dimanche. Il portait unesoutanelle de velours, se parfumait d'eau de lavande, et se frayait unpassage dans l'assemblée en tenant l'encensoir et il disait aux dames enfrançais: «Pardon, excusez!» Il ne levait jamais les yeux et il avaitles cils longs comme cela.

Maria Nicolaevna montra son petit doigt à Sanine, et avec l'ongle dupouce indiqua la moitié de sa longueur.

– Quant à mon gouverneur, continua madame Polosov, il s'appelaitmonsieur Gaston!.. Je dois vous dire qu'il était très savant et trèssévère, il était Suisse… il avait une tête très énergique… desfavoris noirs comme la poix… un profil grec… et des lèvres quisemblaient coulées en bronze!.. Je le craignais! C'est le seul hommeque j'aie craint depuis que je suis au monde! Il était le gouverneur demon frère, qui est mort depuis… Il s'est noyé… Une bohémienne m'aprédit aussi une mort violente… mais ces prédictions sont desenfantillages… Je n'y crois pas… Pouvez-vous vous figurer mon mariarmé d'un stylet?..

– La mort violente peut survenir autrement? remarqua Sanine.

– Bêtises que tout cela! Niaiseries!.. Vous êtes superstitieux?.. Jene le suis pas du tout… Ce qui doit arriver, arrivera… MonsieurGaston demeurait chez nous et occupait la chambre au-dessus de lamienne. Souvent, la nuit je me réveillais et je l'entendais marcherau-dessus de ma tête… il se couchait tard et mon cœur se pâmait alorsde vénération ou d'un autre sentiment… Mon père savait à peine lire etécrire… mais il nous a donné une bonne instruction… Vous ne vousdoutez pas que je sais un peu de latin?

– Vous savez le latin?

– Oui, moi… C'est monsieur Gaston qui me l'a enseigné… j'ai lu aveclui l'Éneïde… c'est bien ennuyeux quoiqu'il y ait de beaux passages…Vous rappelez-vous quand Didon et Enée sont dans la forêt…

– Je me le rappelle, je me le rappelle, dit précipitamment Sanine.

Il avait depuis longtemps oublié son latin et n'avait conservé qu'uneidée très vague de l'Énéïde.

Maria Nicolaevna le regarda selon son habitude un peu de côté eten-dessous.

– N'allez pas on conclure que je suis très savante… Eh! mon Dieu, non,je ne suis pas savante du tout et je ne possède aucun talent… C'est àpeine si je sais écrire… et je ne suis pas capable de lire à hautevoix… je ne sais pas jouer du piano, ni dessiner, ni coudre… Voilàcomment je suis, – rien de plus, rien de moins!

Elle écarta les bras.

– Je vous raconte tout cela, continua-t-elle, d'abord pour ne pasécouter ces imbéciles (elle indiqua la scène, où à ce moment à la placedu jeune premier hurlait l'actrice, aussi les coudes en avant) etsecondement parce que je suis en arrière avec vous… Vous m'avezraconté hier votre vie.

– Vous avez bien voulu m'interroger, dit Sanine.

Maria Nicolaevna se tourna brusquement vers lui et dit:

– Et vous, vous ne tenez pas à savoir quelle femme je suis? D'ailleurs, cela ne m'étonne pas, ajouta-t-elle en s'appuyant de nouveau contre lescoussins du divan. Un homme qui est à la veille de faire un mariaged'amour et après un duel… peut-il penser à autre chose?

Maria Nicolaevna resta pensive et se mit à mordiller le manche de sonéventail, de ses dents grandes, mais égales et blanches comme le lait.

Sanine sentit de nouveau dans sa tête ce brouillard dont il ne parvenaitpas à se débarrasser depuis deux jours.

Cette conversation à demi-voix, presque comme un murmure, l'excitait etachevait de le troubler.

– Quand donc tout cela finira-t-il? se demanda Sanine.

Les hommes faibles ne dénouent jamais eux-mêmes la situation, – ilsattendent toujours que le dénoûment vienne de lui-même.

Quelqu'un éternua sur la scène.

Les auteurs avaient introduit cet éternûment en guise de «moment» ou«d'élément comique!» C'était d'ailleurs le seul élément comique de toutela pièce, et les spectateurs leur en surent gré et se mirent à rire.

Cette hilarité ne fit qu'irriter encore plus Sanine.

Il y avait des instants où il ne savait s'il était fâché ou s'il étaitcontent, s'il s'ennuyait ou s'il s'amusait.

Oh! si Gemma le voyait!

– Vraiment, c'est étrange, dit tout à coup Maria Nicolaevna, on vousannonce toujours et de la voix la plus calme: «Je vais me marier» etpersonne ne songe à vous dire calmement: «Je vais me jeter à l'eau!» Etpourtant où est la différence?.. Vraiment, c'est étrange.

Sanine éprouva un sentiment de dépit.

– Il y a une grande différence, Maria Nicolaevna… Il y a des gens quin'ont pas peur de se jeter à l'eau: ils savent nager!.. Puis si vousvoulez parler de mariages étranges…

Il se tut subitement et se mordit la langue…

Maria Nicolaevna donna un petit coup d'éventail dans la paume de samain.

– Continuez, Dmitri Pavlovitch, continuez… Je comprends ce que vousavez voulu dire: «Si nous parlons de mariage, madame, avez-vous pensé,je ne peux pas m'imaginer un mariage plus étrange que le vôtre… Jeconnais bien votre époux… je le connais depuis l'enfance!..» Voilà ceque vous avez voulu dire, vous qui savez nager…

– Permettez, dit Sanine!..

– N'ai-je pas raison? Avouez que j'ai deviné? reprit Maria Nicolaevnaavec insistance… regardez-moi bien en face, et dites-moi que je n'aipas deviné juste!

Sanine ne savait plus que faire de ses yeux.

– Oui, j'avoue que vous avez deviné, puisque vous le voulez absolument, dit-il enfin.

Maria Nicolaevna branla la tête.

– Oui, oui… Et vous vous demandiez, vous qui savez nager, quelle estla raison de cet acte étrange, de la part d'une femme qui n'est nipauvre, ni bête… et pas trop mal?.. Peut-être ne vous souciez-vouspas de le savoir?.. Mais c'est égal… Je vous en dirai la raison, seulement pas tout de suite… après la fin de l'entr'acte… Je crainsqu'on ne vienne nous déranger…

Maria Nicolaevna n'avait pas achevé sa phrase que la porte de la loges'ouvrit à moitié, et une face rouge, couverte de sueur huileuse, encorejeune, mais déjà édentée, encadrée de longs cheveux lisses, avec un nezaplati, flanquée d'énormes oreilles, comme des ailes de chauve-souris, portant des lunettes d'or sur de petits yeux curieux et obtus, et unpince-nez par-dessus les lunettes, – apparut dans l'entrebâillement de laporte en un sourire répugnant… Cette tête salua, et un cou musculeuxsaillit de l'ouverture.

Maria Nicolaevna lui fit signe avec son mouchoir:

– Je n'y suis pas! Ich bin nicht zu hause!.. Kchch… Kchkch…

La tête sembla surprise, eut un sourire forcé et dit comme ensanglotant, pour imiter Liszt dont autrefois il léchait les pieds: sehrGut! sehr Gut!– et disparut.

– Qu'est-ce que c'est que cette apparition? demanda Sanine.

– Ça? c'est le critique de Wiesbaden, «homme de lettres ou lohn-laquai(valet à gages) si vous voulez… Il est payé par l'entrepreneur duthéâtre et il est obligé de trouver tout ce qu'on joue admirable, splendide, bien qu'il regorge de fiel qu'il n'ose pas répandre… Ilaime par-dessus tout papoter, et j'ai peur qu'il publie dans tout lethéâtre que j'y suis… Après tout, cela m'est égal…

L'orchestre joua une valse et le rideau se leva de nouveau!..

Sur la scène les grimaces et les hurlements reprirent de plus belle.

– Eh bien! dit Maria Nicolaevna en se laissant choir sur le divan: puisque vous êtes captif, et obligé de rester auprès de moi au lieud'admirer votre fiancée, – non, non, n'écarquillez pas les yeux, ne vousfâchez pas – je vous comprends et je vous ai déjà promis de vous laisseraller où bon vous plaira… Maintenant écoutez ma confession…Voulez-vous savoir ce que j'aime le plus au monde?

– La liberté! dit Sanine.

Maria Nicolaevna posa sa main sur la main du jeune homme.

– Oui, Dmitri Pavlovitch – dit-elle très sérieusement, et sa voix vibraavec un accent de sincérité irrécusable… la liberté avant tout etpar-dessus tout!.. Et ne croyez pas que je m'en fasse un mérite, il n'ya rien là de méritoire – mais c'est ainsi, et il en sera ainsi jusqu'à mamort. Il faut croire que dans mon enfance j'ai vu l'esclavage de tropprès, et j'en ai trop souffert. Puis M. Gaston, mon gouverneur, acontribué aussi à m'ouvrir les yeux… Maintenant vous comprenezpourquoi j'ai épousé Polosov… avec lui je suis libre, tout à faitlibre, comme l'air, libre comme le vent!.. Et je le savais avant de memarier, je savais qu'avec un tel mari je serais une libre Cosaque…

Elle se tut et jeta de côté son éventail.

– Je vous dirai encore une chose: je ne crains pas de réfléchir unpeu… c'est amusant; nous avons une intelligence pour penser… mais jene réfléchis jamais aux conséquences de mes actes… et quand il lefaut, je me laisse aller… et ne m'inquiète plus de rien… J'ai encoreun dicton favori: «cela ne tire pas à conséquence». Ici bas, je n'ai pasde comptes à rendre… et là-haut, (elle leva le doigt vers le plafond),eh bien! là-haut qu'on fasse de moi ce qu'on voudra… lorsqu'on mejugera là-haut, – moi, je ne serai plus moi!.. Vous m'écoutez? Je nevous ennuie pas?

Sanine était assis, penché en avant. Il leva la tête:

– Cela ne m'ennuie pas du tout, dit-il, et je vous écoute aveccuriosité… seulement, je vous avoue que je me demande pourquoi vous meracontez tout cela?

Maria Nicolaevna se rapprocha légèrement de lui sur le divan.

– Vous vous le demandez? Avez-vous si peu de pénétration ou tant demodestie?

Sanine leva la tête encore un peu plus haut.

– Je vous raconte tout cela, continua madame Polosov d'une voix calme, mais qui n'était pas d'accord avec l'expression de son visage – parce quevous me plaisez beaucoup; oui, ne faites pas l'étonné, je ne plaisantepas… Je serais très peinée si vous gardiez de moi, après notrerencontre, une mauvaise impression, ou même, sans être mauvaise, uneimpression fausse… C'est pour cette raison que je vous ai amené ici, que je reste seule avec vous, et que je vous parle avec cette sincérité,oui, oui, sincèrement. Je ne mens pas. Remarquez… je sais que vousaimez une autre femme et que vous allez vous marier… Vous voyez bienque je suis désintéressée… Pourtant… voilà une bonne occasion pourvous de dire: cela ne tire pas à conséquence.

Elle rit, mais s'interrompit brusquement au milieu d'un éclat derire – et resta immobile, comme si ses paroles l'étonnaient elle-même, puis dans ses yeux si gais d'ordinaire, si hardis, passa quelque chosequi ressemblait à de la timidité, et même à de la tristesse.

«Serpent! Oh! elle est un serpent!» pensa Sanine, «mais quel beauserpent!»

– Donnez-moi ma lorgnette, dit tout à coup Maria Nicolaevna. Je désirevoir cette scène, est-il possible que la jeune première soit aussi laidequ'elle semble d'ici? Vraiment, à la voir, on croirait que legouvernement l'a choisie dans un but moral: pour ne pas séduire lesjeunes gens.

Sanine lui remit la lorgnette, elle la prit, puis vivement et de sesdeux mains effleura les doigts du jeune homme.

– Ne prenez pas cet air sérieux? lui dit-elle, vous savez… je ne melaisse pas mettre des chaînes, mais aussi je n'en mets à personne.J'aime la liberté, et je ne reconnais pas de devoirs pour les autres, pas plus que pour moi… Et maintenant tirez-vous un peu de côté etécoutons la pièce.

Maria Nicolaevna regarda la scène à travers sa lorgnette – et Saninesuivit son exemple. Assis à côté d'elle dans la demi-obscurité de laloge il respirait, respirait involontairement la chaleur et le parfum dece corps de femme luxuriant, et involontairement encore il réfléchissaità tout ce qu'elle lui avait dit pendant toute cette soirée, et surtoutpendant les dernières minutes.

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Litres'teki yayın tarihi:
19 mart 2017
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