Kitabı oku: «Eaux printanières», sayfa 6

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XXII

Le petit bois où devait avoir lieu le duel se trouvait à un quart demille de Hanau.

Ainsi que Pantaleone l'avait prédit, ils arrivèrent les premiers; ilslaissèrent la voiture à l'entrée du bois et s'effacèrent dans l'ombreépaisse des grands arbres serrés.

Ils attendirent environ une heure.

Sanine ne trouva pas le temps long; il se promenait dans le sentierécoutant le chant des oiseaux, suivant des yeux le vol des libellules,et selon l'habitude de la plupart des Russes en de semblables occasions,il s'efforçait de ne point penser.

Une fois seulement la réflexion s'imposa à lui: il trouva au travers dusentier un jeune tilleul renversé, brisé sans doute par la bourrasque dela veille… l'arbre mourait positivement… toutes ses feuilles sedesséchaient.

– Serait-ce un présage? demanda Sanine. Il se mit aussitôt à siffler, sauta par-dessus le tilleul et continua à suivre le sentier.

Pantaleone grondait, s'emportait contre les Allemands, et se frottait ledos et les genoux. L'émotion le faisait bâiller, ce qui donnait uneexpression comique à son petit visage ratatiné. Sanine avait de la peineà se tenir de rire en le regardant.

Enfin les deux hommes entendirent un bruit de roues sur la route unie.

– Les voici! s'écria Pantaleone; et il prêta l'oreille au bruit, ilredressa sa taille non sans un frisson nerveux, qu'il se hâta de mettresur le compte de la fraîcheur de la matinée.

– Brrr!.. il fait froid ce matin!

Une rosée abondante mouillait les herbes et les feuilles, cependant lachaleur commençait à pénétrer dans le bois.

Les deux officiers firent leur apparition peu après; ils étaient suivispar un petit homme gros, au visage flegmatique, à moitié endormi.C'était le médecin du régiment.

Il portait d'une main une cruche de terre pleine d'eau à touteéventualité; sur son épaule gauche se balançait le sac contenant lesinstruments de chirurgie et les bandes de pansement. Il était facile devoir qu'il avait l'habitude de faire des promenades de ce genre, et queces courses matinales constituaient le meilleur de son revenu. Chaqueduel lui rapportait huit louis – quatre louis par combattant.

M. von Richter portait l'étui renfermant les pistolets. M. Von Daenhofffaisait tourner dans sa main une cravache, évidemment pour se donner duchic.

– Pantaleone, dit Sanine à voix basse… si je tombe… tout peutarriver… prenez dans ma poche un petit paquet… il contient unefleur… vous remettrez ce paquet à la Signorina Gemma. Vous comprenez?Vous me le promettez?

Le vieil Italien lui jeta un regard douloureux et branla affirmativementla tête. Mais Dieu sait s'il avait compris ce que Sanine lui demandait.

Les champions et les témoins échangèrent les saluts d'usage. Seul lemédecin ne fronça même pas les sourcils, il s'assit sur l'herbe enbâillant d'un ait de dire: «Je ne me soucie guère de ces simagrées depaladins.»

M. von Richter proposa à M. Tchibadola de choisir le terrain… M.Tchibadola répondit en remuant avec difficulté la langue:

– Faites comme vous voulez, je regarderai.

M. von Richter se mit alors à l'œuvre. Il découvrit dans la forêt uneéclaircie couverte de fleurs multicolores; il mesura les pas; marqua lesdeux points extrêmes par deux morceaux de bois qu'il tailla sur place.Puis il sortit les pistolets de l'étui, et s'asseyant sur ses talons leschargea. En un mot il se donna beaucoup de peines, essuyant sans cesseson visage en sueur avec son mouchoir blanc.

Pantaleone le suivait pas à pas, il avait l'air de souffrir du froid.

Pendant ces préparatifs les deux rivaux se tenaient à distance etressemblaient assez à des écoliers en pénitence qui boudent leursgouverneurs.

Enfin le moment décisif arriva.

M. von Richter dit alors à Pantaleone, qu'en sa qualité de témoin leplus âgé, c'est à lui que revenait conformément aux lois du duel, ledevoir, avant de donner le signal du combat un, deux, trois… d'inviterles champions à la réconciliation.

– Cette proposition n'est jamais acceptée, ajouta l'officier, mais enaccomplissant cette formalité, M. Cipotola dégage en quelque sorte saresponsabilité. En général, ce devoir incombe au soi-disant «témoinimpartial» mais puisque ce témoin nous fait défaut, je cède avec plaisirce privilège à mon honorable collègue.

Pantaleone, qui avait réussi à s'abriter derrière un buisson pour ne pasvoir l'insulteur, ne comprit rien d'abord au discours de M. von Richter,d'autant plus que le jeune officier l'avait baragouiné en nasillant.

Mais tout à coup il bondit de sa place, s'avança avec agilité, et sefrappant convulsivement la poitrine, il cria d'une voix rauque dans sonlangage hybride:

– A la la la… che bestialita! Deux zeun'-ommes comme ça qué sebattono – perché? Che Diavolo? Andate à casa!

– Je n'accepte pas la réconciliation, se hâta de dire Sanine.

– Et moi non plus, je ne veux pas de réconciliation dit von Daenhoff.

– Alors donnez le signal: un, deux, trois, dit von Richter à Pantaleonetout éperdu.

L'Italien retourna en toute hâte derrière son buisson, et de là, courbéen deux, les yeux à demi fermés, la tête détournée il cria la bouchegrande ouverte: uno, duo et tre!

Sanine tira le premier, mais manqua son adversaire, la balle rebonditavec fracas sur un tronc d'arbre.

Le baron Daenhoff tira tout de suite après Sanine maisintentionnellement de côté et en l'air.

Il y eut un moment de silence tendu… Personne ne bougea. Pantaleonepoussa un soupir léger.

– Dois-je continuer? demanda Daenhoff.

– Pourquoi avez-vous tiré en l'air? demanda Sanine.

– Cela ne vous regarde pas!

– Vous avez l'intention de tirer en l'air encore une fois? demanda denouveau Sanine.

– Peut-être, je n'en sais rien.

– Permettez, permettez, messieurs, dit von Richter: les adversairesn'ont pas le droit de se parler sur le terrain… c'est contre lesrègles…

– Je renonce à mon second coup de pistolet, dit Sanine.

Il jeta l'arme à terre.

– Et moi non plus, je ne veux plus me battre! s'écria Daenhoff en jetantaussi son pistolet à terre.

– Maintenant, ajouta-t-il, je suis prêt à reconnaître que j'ai eu destorts l'autre jour.

Après un court moment d'hésitation il tendit d'un geste vague la maindans la direction de Sanine. Le jeune Russe s'approcha de son adversaireet lui serra la main.

Les deux jeunes gens se regardèrent avec un sourire sur le visage ettous deux rougirent.

– Bravi! Bravi… cria comme un fou Pantaleone en battant des mains,et il courut frémissant au buisson, tandis que le médecin, qui étaitresté de côté assis sur un tronc renversé, se leva, vida la cruche, etse dirigea d'un pas indolent vers la route.

– L'honneur est satisfait, et le duel est fini! déclara von Richter.

– Fuori (Fora!) cria encore Pantaleone par réminiscence de ses anciensrôles.

Après avoir échangé des saluts avec messieurs les officiers et êtreremonté en voilure, Sanine, s'il n'éprouva pas un sentiment de plaisir,se sentit tout au moins plus léger, comme après une opérationchirurgicale. Mais en même temps une autre impression le bouleversa, vive comme un sentiment de honte. Ce duel dans lequel il venait de jouerun rôle, lui apparut comme quelque chose de faux, de conventionnel, debanal, une plaisanterie d'étudiant et d'officier. Il pensa au médecinflegmatique et se rappela comme il avait souri en les voyant, lui et lebaron Daenhoff, après le duel, presque bras dessus, bras dessous… Ilrevit Pantaleone payant à ce même médecin les quatre louis… Non, non, tout cela n'était pas beau!

Sanine se sentait un peu honteux. Pourtant comment aurait-il pu agirautrement? Pas moyen de laisser l'impertinence du jeune officierimpunie? Il ne lui convenait pourtant pas de se conduire comme Kluber?

Il avait pris la défense de Gemma… Il l'avait vengée… Oui, oui…

Tout de même son âme était trouble, un peu honteuse.

Quant à Pantaleone, il triomphait! Un sentiment d'orgueil s'était tout àcoup emparé de lui. Un général victorieux ne regarde pas autour de luiavec plus de satisfaction!

La conduite de Sanine pendant le duel le grisait d'enthousiasme. Il leproclamait un héros! Il ne voulait entendre ni les protestations ni lesinstances du jeune homme. Il le comparait à un monument de marbre et debronze – à la statue du commandeur dans le Festin de Pierre.

Il avouait que lui, Pantaleone, avait ressenti un peu d'émotion.

– Mais moi, je suis un artiste, j'ai un tempérament nerveux, maisvous!.. – Vous êtes un fils des neiges et des rochers de granit!

Sanine ne savait plus qu'imaginer pour calmer l'artiste qui s'exaltaitde plus en plus.

Tout près de l'endroit où deux heures auparavant ils avaient rencontréEmilio, ils le virent tout à coup surgir de derrière les arbres.L'enfant, agitant un chapeau en l'air, avec des cris de joie, courut enbondissant jusqu'à la voiture, et au risque de tomber sous les roues, sans attendre que les chevaux fussent arrêtés, sauta par-dessus laportière dans le landau, et se serrant contre Sanine s'écria d'unehaleine:

– Vous vivez?.. Vous n'êtes pas blessé… Pardonnez-moi… je ne vousai pas obéi… je ne suis pas retourné à Francfort… c'était plus fortque moi… Je vous ai attendu ici… Racontez-moi comment cela s'estpassé?.. Vous l'avez tué?

Sanine eut de la peine à calmer l'éphèbe et à le faire asseoir près delui.

Pantaleone avec une grande volubilité et un plaisir évident, détaillapar le menu tous les incidents du duel, et il n'oublia pas de comparerSanine au monument de bronze et à la statue du Commandeur! Puis il seleva, et, les pieds écartés pour ne pas perdre l'équilibre, les brascroisés sur sa poitrine, avec un regard hautain jeté par-dessusl'épaule, il représenta le commandeur Sanine.

Emilio écoutait dévotement, interrompant parfois le récit par uneexclamation, ou se levant d'un élan pour embrasser son héroïque ami.

La voiture roula sur le pavé de Francfort et stoppa enfin devant l'hôtelde Sanine.

Il gravissait le deuxième étage accompagné de ses deux amis, lorsquetout à coup de la pénombre du couloir surgit à pas pressés une femme, levisage voilé. Elle fit une pause devant Sanine, eut un léger balancementde tout le corps, poussa un soupir haletant, et courut dans la rue oùelle disparut au grand étonnement du garçon d'hôtel, qui déclara que«cette dame avait attendu pendant plus d'une heure le retour deMonsieur.»

Bien que l'apparition fût très rapide, Sanine avait reconnu Gemma. Ilavait distingué les yeux de la jeune fille sous l'épais tissu de soie duvoile couleur de cannelle.

– Est-ce que Fraülein Gemma se doutait de quelque chose?.. demanda-t-ilen allemand d'un air mécontent à Emilio et à Pantaleone qui étaienttoujours sur ses talons.

Emilio rougit et se troubla.

– J'ai été obligé de tout lui avouer, dit-il. Elle avait deviné… et jen'ai pas pu me taire… Et qu'est-ce que cela fait maintenant puisquetout a si bien tourné, et qu'elle vous a vu en bonne santé, sain etsauf?

Sanine se détourna.

– Cela n'empêche pas que vous êtes deux grands bavards, ajouta-t-il d'unton de dépit.

Il entra dans son appartement et s'assit sur une chaise.

– Ne vous fâchez pas, je vous en prie? implora Emilio.

– Bon, je ne me fâcherai pas.

Sanine en effet n'était pas bien fâché… et au fond de son cœur il nepouvait pas souhaiter que Gemma ne sût rien de ce qui s'était passé.

– Bien… bien… c'est assez s'embrasser… Laissez-moi seul… J'aibesoin de dormir… je suis fatigué.

– C'est une excellente idée, s'écria Pantaleone… Vous avez bien gagnévotre repos, noble signore! Allons-nous-en, Emilio, sur la pointe despieds! Chut!..

En disant qu'il voulait dormir, Sanine cherchait un prétexte pour sedébarrasser de ses deux compagnons, mais dès qu'il fut seul, ilressentit réellement une grande fatigue dans tous les membres. La nuitprécédente il n'avait pas fermé l'œil. Il se jeta sur son lit ets'endormit tout de suite profondément.

XXIII

Il dormit plusieurs heures sans se réveiller. Puis il rêva qu'il sebattait de nouveau en duel et cette fois avec M. Kluber. Mais au-dessusde la tête de son rival, il aperçut sur un arbre un perroquet, et ceperroquet avait la tête de Pantaleone, et répétait d'un ton nasillard: toc, toc, toc! Toc, toc, toc!

– Toc, toc, toc, entendit nettement cette fois Sanine.

Il ouvrit les yeux et leva la tête… On frappait à sa porte.

– Entrez, cria-t-il.

Le garçon annonça qu'une dame tenait absolument à le voir.

«Gemma!» pensa Sanine…

Ce ne fut pas Gemma, mais sa mère qui entra.

Frau Lénore se laissa choir sur une chaise et fondit en larmes.

– Qu'avez-vous, ma bonne, ma chère madame Roselli? demanda Sanine.

Il s'assit près d'elle effleurant ses mains d'une pression amicale.

– Qu'est-il arrivé? Calmez-vous, je vous en prie.

– Monsieur Dmitri, je suis très… très malheureuse!

– Vous êtes malheureuse?

– Oh! bien malheureuse! Et pouvais-je m'y attendre?.. C'est arrivé toutà coup… Comme un éclair dans le ciel bleu…

Elle respirait péniblement.

– Mais qu'est-il arrivé? Dites-le moi? Voulez-vous un verre d'eau?

– Non, je vous remercie.

Frau Lénore passa son mouchoir sur ses yeux et se remit à pleurer.

– Je sais tout… tout… dit-elle.

– Tout? Que voulez-vous dire?

– Tout ce qui s'est passé aujourd'hui… J'en connais aussi la cause!Vous avez agi très noblement… Mais quel malheureux concours decirconstances!.. Ce n'est pas pour rien que j'étais contre cette courseà Soden…

Frau Lénore ne s'était nullement opposée à cette partie de plaisir, maisen ce moment il lui parut qu'elle avait eu des pressentiments.

– Je viens chez vous parce que je vous tiens pour un homme plein denoblesse et un ami, bien que je ne vous connaisse que depuis cinqjours… Mais je suis veuve… je suis seule… ma fille…

Les larmes étouffèrent la voix de la vieille femme.

Sanine ne savait que penser de cette ouverture.

– Votre fille?.. dit-il.

– Ma fille Gemma, dit avec une sorte de gémissement madame Roselli, sansretirer de sa bouche son mouchoir tout imprégné de larmes, – ma fille m'adéclaré aujourd'hui qu'elle ne veut plus de M. Kluber pour fiancé, etqu'aujourd'hui même je dois communiquer sa décision à M. Kluber.

Sanine ne put réprimer un léger tressaillement… Il ne s'attendait pasà cette nouvelle.

– Sans parler, continua Frau Lénore, que c'est une honte pour lafamille, que jamais chose pareille ne s'est vue en ce monde: une fiancéerompre avec son fiancé!.. Mais pour nous tous, monsieur Dmitri, c'estla ruine…

Frau Lénore roula soigneusement son mouchoir en un tout petit peloton, comme si elle voulait y enfermer toute sa douleur.

– Nous ne pouvons plus vivre avec ce que rapporte le magasin, continua-t-elle… et M. Kluber est très riche… et il sera encore plusriche!.. Et pourquoi ne veut-elle plus de lui? Parce qu'il n'a pas prisla défense de sa fiancée?.. J'admets que ce n'est pas très joli… MaisM. Kluber est un civil… il n'a jamais été étudiant… et en sa qualitéde négociant sérieux il devait mépriser une légère gaminerie d'un petitofficier, qu'il ne connaît même pas… Et que voyez-vous làd'outrageant, monsieur Dmitri?

– Permettez, Frau Lénore, je serais en droit de penser que vous m'envoulez?..

– Je ne vous en veux nullement, non! Non, c'est tout autre chose; commetous les Russes, vous êtes militaire…

– Pardon, je ne le suis pas du tout.

– Vous êtes un étranger, un touriste… Je vous suis trèsreconnaissante, continua madame Roselli sans écouter Sanine.

Elle avait des suffocations, gesticulait en tous sens… déroula denouveau son mouchoir et s'essuya le nez. Rien qu'à la façon dont elleexprimait son chagrin, il était facile de reconnaître qu'elle n'étaitpas née sous un climat du Nord.

– Et comment M. Kluber pourrait-il faire du commerce s'il avait desduels avec ses clients? C'est déraisonnable de le lui demander!.. Etc'est à moi maintenant de le congédier! Mais de quoi allons-nous vivre?Autrefois nous étions seuls à faire la pâte de guimauve et le nougat auxpistaches… à présent tous les confiseurs font de la pâte de guimauve!Songez à tout ce qu'on dira de votre duel dans la ville… Peut-oncacher un pareil esclandre!.. Et avec cela un mariage rompu! Mais c'estun véritable scandale, un véritable scandale! Gemma est une belle jeunefille, – elle m'aime beaucoup, mais elle est républicaine et volontaire, elle brave l'opinion… Vous seul vous pouvez avoir de l'influence surelle…

Sanine fut encore plus étonné.

– Moi, Frau Lénore?

– Oui, il n'y a que vous, que vous seul qui puissiez lui faire entendreraison… C'est pourquoi je suis venue vous voir… C'est la seule chosequ'il me reste à faire… Vous êtes savant, vous êtes brave… Vous avezpris sa défense… elle croira tout ce que vous direz… Elle doit vous écouter… Vous avez risqué votre vie pour elle!.. Vous luimontrerez qu'elle va tous nous ruiner, à commencer par elle-même… Vousle lui ferez voir clairement… Vous avez déjà sauvé mon fils!.. Voussauverez aussi ma fille!.. C'est Dieu lui-même qui vous a envoyé ici…Je suis prête à vous demander cette grâce à genoux.

Frau Lénore se souleva à demi sur sa chaise comme pour se jeter àgenoux.

Sanine la retint.

– Frau Lénore! de grâce!.. Que faites-vous?

Elle saisit convulsivement les mains du jeune homme.

– Vous me promettez?

– Mais, Frau Lénore, un moment… comment voulez-vous…?

– Non, promettez-moi? Vous ne voulez pas que je meure ici, à cetteplace, à vos pieds?

Sanine ne savait plus où il en était. Pour la première fois de sa vie ilse trouvait aux prises avec le sang italien en ébullition.

– Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-il. Je parlerai à Fraülein

Gemma.

Frau Lénore poussa un cri de joie.

– Mais, bien entendu, je ne garantis pas le résultat de l'entrevue!ajouta Sanine.

– Oh! ne me refusez pas votre aide… Ne me la refusez pas, dit FrauLénore d'une voix suppliante… J'ai votre promesse! Le résultat ne peutêtre que bon… En tout cas, moi je n'y peux plus rien… moi, elle nem'écoute plus.

– Elle vous a déclaré catégoriquement qu'elle ne veut plus épouser M.

Kluber? demanda Sanine, après un instant de silence.

– Elle a tranché la question comme avec un couteau… Elle est tout leportrait de son père Giovanni Battista… Elle est terrible!

– Terrible? – Fraülein Gemma?..

– Oui, oui… mais en même temps elle est un ange… Elle vousécoutera… Vous allez venir, bientôt, n'est-ce pas?.. Oh! mon cherami, oh! mon ami russe!

Frau Lénore se leva impétueusement et avec le même élan saisit la têtedu jeune homme.

– Recevez la bénédiction d'une mère, et donnez-moi de l'eau!..

Sanine présenta à madame Roselli un verre d'eau, lui promit sur sonhonneur qu'il s'empresserait de la rejoindre, la reconduisit jusqu'à larue, et revenu dans la chambre, se laissa aller à tout son étonnement.

«Voilà la vie qui commence à tourbillonner, pensa-t-il… Et queltourbillon… la tête me tourne!»

Il ne chercha pas à s'analyser ni à démêler ce qui se passait en lui.

«Quelle journée! murmurèrent involontairement ses lèvres!.. Sa mère ditqu'elle est terrible!.. Et c'est moi qui dois lui donner desconseils… Et quels conseils?..»

La tête lui tournait littéralement… Et au-dessus de ce tourbillon desensations si diverses, de ces lambeaux de pensées qui l'obsédaient, planait sans cesse l'image de Gemma, cette image qui s'était gravée pourtoujours dans sa mémoire pendant cette chaude nuit, troublée parl'électricité, à cette sombre fenêtre, sous la clarté des étoiles fourmillantes!

XXIV

Sanine s'approcha de la maison de madame Roselli d'un pas indécis. Iléprouvait des palpitations violentes; il sentait et entendait mêmenettement le battement de son cœur contre les côtes.

Qu'allait-il dire à Gemma? Comment entamerait-il la conversation?

Il fit le tour de la maison au lieu d'entrer par la confiserie. Dansl'étroite antichambre il rencontra Frau Lénore. Elle fut très contenteet en même temps remplie d'appréhension.

– Je vous ai attendu, attendu!.. dit-elle à voix basse… serrant lesmains du jeune homme dans ses deux mains tour à tour… Allez dans lejardin… elle y est… N'oubliez pas que j'ai mis en vous tout monespoir!

Sanine entra dans le jardin.

Gemma était assise sur un banc dans une allée. Elle triait d'une grandecorbeille de cerises les fruits les plus mûrs et les mettait dans uneassiette.

Le soleil était à son déclin. Il était six heures passées, et dans leslarges rayons obliques dont le soleil inondait le jardin, il entraitplus de pourpre que d'or.

Parfois, comme à mi-voix, et sans hâte, les feuilles murmuraient entreelles, et des abeilles retardataires bourdonnaient, voletant d'une fleurà l'autre; au loin, une tourterelle roucoulait son chant monotone etinfatigable.

Gemma était coiffée du même chapeau rond qu'elle avait mis pour aller à

Soden.

Elle regarda Sanine à l'abri de l'aile repliée du chapeau et se penchade nouveau sur sa corbeille.

En s'approchant de Gemma, Sanine ralentissait involontairement le pas,et, pour l'aborder, il ne trouva que cette question:

– Pourquoi faites-vous un triage parmi ces cerises?

La jeune fille ne se pressa pas de répondre.

– Ces cerises-là sont plus mûres, dit-elle enfin, nous les réservonspour les confitures, les autres serviront pour les tartelettes. Voussavez bien… ces tartelettes saupoudrées de sucre que nous vendons.

Gemma baissa encore plus la tête, tandis que sa main droite restait enl'air entre la corbeille et l'assiette, et tenait deux cerises.

– Me permettez-vous de m'asseoir à côté de vous? demanda Sanine.

– Volontiers.

La jeune fille fit un peu de place et Sanine s'assit près d'elle.

«Comment vais-je commencer? pensa le jeune homme.» Mais Gemma le tirad'embarras.

– Vous vous êtes battu en duel aujourd'hui? dit-elle vivement.

Elle leva vers lui son beau visage qui s'enflamma de honte… Maisquelle reconnaissance intense éclatait dans ses yeux!

– Et vous semblez si calme! ajouta-t-elle. Le danger n'existe donc paspour vous?

– Mais je n'ai couru aucun danger… Tout s'est passé le plus simplementdu monde…

Gemma leva le doigt et le passa devant ses yeux de droite à gauche et degauche à droite. C'est un geste italien.

– Non! non! ne dites pas cela! Vous ne me donnerez pas le change!

Pantaleone m'a tout raconté.

– Et vous croyez à cette histoire?.. Ne m'a-t-il pas comparé à lastatue du Commandeur?

– Ses expressions sont peut-être ridicules; mais ses sentiments et votreconduite ce matin ne le sont pas… Et tout cela pour moi… pour moi…Je ne l'oublierai jamais.

– Je vous assure, Fraülein Gemma…

– Non, je ne l'oublierai jamais, continua-t-elle, en appuyant sur chaquesyllabe.

Elle attacha de nouveau son regard sur le jeune homme, puis détourna latête.

Il ne voyait en cet instant que son profil pur, et il lui parut qu'iln'avait encore rien vu d'aussi beau, ni ressenti ce qu'il éprouvait ence moment.

«Et ma promesse?» se dit-il.

– Fraülein Gemma, reprit-il après un instant d'hésitation.

– Eh bien?

Elle ne tourna pas la tête de son côté, mais continua de trier lescerises… Elle les prenait délicatement du bout des doigts par laqueue, en écartant soigneusement les feuilles.

Mais que de confiance caressante elle mettait dans ces deux mots: «Ehbien?»

– Votre mère ne vous a rien dit au sujet…?

– Au sujet…?

– Sur mon compte?

Gemma versa tout à coup les cerises dans la corbeille.

– Elle vous a parlé? demanda la jeune fille.

– Oui.

– Que vous a-t-elle dit?

– Elle m'a dit que vous… que vous… que vous aviez subitement décidéde changer… vos intentions…

Gemma inclina de nouveau la tête… tout son visage disparut sous sonchapeau; on ne voyait plus que son cou souple et délicat, comme la tiged'une fleur.

– Quelles intentions?

– Vos intentions… au sujet… de votre avenir…

– Vous voulez dire au sujet de M. Kluber?

– Oui.

– Maman vous a dit que je ne désire pas devenir la femme de M. Kluber?

– Oui!

Gemma, en bougeant, imprima une secousse au banc, la corbeille pencha etse renversa… quelques cerises roulèrent dans l'allée… Une, deuxminutes passèrent en silence.

– Pourquoi vous a-t-elle dit cela?

Sanine ne voyait toujours que le col de Gemma et l'ondulation plusrapide de sa poitrine.

– Pourquoi votre mère m'a dit cela?.. Mais elle pense que, puisque noussommes maintenant des amis… et que vous m'honorez de votre confiance,je peux vous donner un bon conseil… et que vous m'écouterez…

Les bras de Gemma glissèrent sur ses genoux… Elle se mit à chiffonnerles plis de sa robe…

– Quel conseil me donnez-vous? demanda-t-elle après un moment d'attente.

Sanine remarqua que les doigts de Gemma tremblaient sur ses genoux etqu'elle chiffonnait sa robe pour dissimuler ce tremblement…

Il posa doucement sa main sur les doigts pâles et tremblants de la jeunefille.

– Gemma, dit-il, pourquoi ne me regardez-vous pas?

Elle rejeta à l'instant son chapeau en arrière sur sa nuque, et leva surSanine ses yeux confiants et pleins de gratitude, comme quelquesinstants auparavant.

Elle attendait les paroles du jeune homme… Mais, devant ce visagesincère, Sanine se troubla, il se sentit ébloui. Un chaud reflet dusoleil du soir illuminait cette jeune tête italienne, et l'expression dece visage était plus lumineuse, plus éclatante que la lumière même.

– Je suivrai votre conseil, monsieur Dmitri, dit-elle avec un faiblesourire, et en relevant imperceptiblement les sourcils: mais quelconseil me donnez-vous?

– Quel conseil?.. Votre mère croit que de refuser M. Kluber uniquementpour la raison qu'il n'a pas fait preuve de courage l'autre jour…

– Pour cette raison uniquement? dit Gemma…

Elle se pencha en avant, ramassa la corbeille pour la poser sur le bancà côté d'elle.

– Mais qu'en tout cas, retirer votre main n'est pas raisonnable… C'estune résolution dont il faut bien calculer toutes les conséquences…Enfin, l'état de vos affaires impose, à ce qu'il paraît, des obligationsà chaque membre de la famille…

– Tout cela, c'est l'opinion de maman… Je connais cela… Ce sont sesparoles… Mais vous.. quelle est votre opinion?

– Mon opinion?..

Sanine ne put continuer, il sentait que son gosier se serrait et qu'ilétouffait.

– Je crois aussi… commença-t-il avec effort.

Gemma se redressa.

– Vous aussi? Vous croyez aussi…?

– Oui… c'est-à-dire…

Sanine, en dépit de ses efforts, ne put articuler un mot de plus.

– C'est bien, dit Gemma; si vous, comme ami, vous me donnez le conseilde changer ma résolution… c'est-à-dire de revenir à mon intentiond'autrefois… alors, je réfléchirai…

Elle ne savait plus ce qu'elle faisait, et commença à remettre dans lacorbeille les cerises qu'elle avait triées à part dans l'assiette.

– Maman espère que je vous écouterai… En effet… peut-être que jesuivrai votre conseil…

– Mais, permettez, Fraülein Gemma, j'aurais voulu savoir d'abord quellessont les raisons qui vous ont poussée…

– Je suivrai votre conseil, continua Gemma.

Ses sourcils se froncèrent, ses joues pâlirent; elle se mordilla lalèvre inférieure.

– Vous avez tant fait pour moi que je dois faire ce que vous meconseillez… je dois accepter votre volonté… Je dirai à maman que jeveux réfléchir encore… Mais voici maman qui arrive à propos!..

En effet, Frau Lénore apparaissait sur le seuil de la porte de la maisonouvrant sur le jardin. Elle se mourait d'impatience; elle ne tenait plusen place. D'après ses calculs, Sanine devait depuis longtemps avoirterminé ses explications avec Gemma, bien qu'en réalité la conversationn'eût pas encore duré un quart d'heure.

– Non, non, de grâce, ne dites rien pour le moment à votre mère, s'écriaSanine avec une sorte d'effroi… Attendez… je vous dirai… je vousécrirai… et jusque-là ne prenez pas de décision… attendez malettre…

Il serra vivement la main de Gemma et se leva d'un bond. Au grandétonnement de Frau Lénore, il passa devant elle, leva son chapeau enmurmurant des paroles incompréhensibles et disparut.

Madame Roselli s'approcha de sa fille.

– Je t'en prie, Gemma, explique-moi…?

La jeune fille, pour toute réponse, se leva et embrassa sa mère.

– Chère maman, voulez-vous, s'il vous plaît, attendre ma réponse encoreun peu de temps… pas longtemps, jusqu'à demain… Je vous en prie…Jusqu'à demain vous ne me direz plus rien? Oh!..

Gemma fondit soudainement en larmes de joie, si spontanées, qu'elle-mêmene les sentit pas venir.

Frau Lénore devint de plus en plus perplexe: Gemma pleurait et sonvisage n'était pas triste mais plutôt joyeux.

– Qu'as-tu? demanda-t-elle. Toi qui ne pleures jamais… qu'as-tuaujourd'hui…

– Ce n'est rien, maman, ce n'est rien!.. Mais soyez patiente! Nousdevons attendre toutes les deux. Ne m'interrogez pas jusqu'à demain…Dépêchons-nous de trier ces cerises avant que le soleil soit couché…

– Et tu seras raisonnable?

– Oh! je suis très raisonnable.

Gemma branla significativement la tête.

Elle se mit en devoir d'attacher les petits bouquets de cerises en lestenant de façon à masquer son visage rougissant.

Elle n'essuya pas ses larmes qui avaient séché d'elles-mêmes.

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Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
19 mart 2017
Hacim:
190 s. 1 illüstrasyon
Tercüman:
Telif hakkı:
Public Domain
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