Kitabı oku: «Le Leurre Zéro», sayfa 4
Il savait ce qu’il devait faire : il devait trouver l’agent dont Bixby lui avait parlé, cet homme dénommé Connor, celui à qui on avait implanté le suppresseur de mémoire. Les chances pour que celui-ci soit toujours en vie étaient minces, et s’il l’était, les chances pour que Zéro le retrouve l’étaient encore plus.
Et pourtant, il se devait d’essayer. Et il devait aussi continuer à profiter au maximum du temps qu’il lui restait à vivre, à avoir une influence positive sur les vies de ceux et celles qu’il aimait. Il voulait s’assurer que lorsqu’il ne serait plus de ce monde, ce seraient ces moments-là dont ses proches se souviendraient. Que ce serait cette version de lui à laquelle ils penseraient avec émotion.
Parce ce que son cerveau finirait par le tuer, si toutefois la douleur de devoir garder tant de secrets après avoir promis d’être honnête ne le tuait pas en premier.
CHAPITRE QUATRE
Maria Johansson fit glisser son badge d’accès à travers une fente verticale située au mur d’un couloir blanc bétonné d’un des sous-sols du quartier général Langley de la CIA. Un grand bourdonnement se fit entendre, suivi du glissement d’un verrou électronique, puis, une lourde porte d’acier s’ouvrit en produisant un bruit métallique sourd.
Ce n’était que l’un des quatre sous-niveaux du centre de renseignements George Bush, quatre dont elle avait connaissance et très probablement bien d’autres qui lui étaient inconnus. Même en qualité d’ancienne directrice adjointe, elle n’avait pas accès à tous les secrets de l’Agence et n’était pas assez naïve pour s’imaginer que ce serait le cas un jour.
Néanmoins, c’était quand même un miracle que son badge d’accès fonctionne toujours. En novembre dernier, après avoir appréhendé le groupe d’insurgés chinois et leur canon à plasma, elle avait démissionné de son poste pour reprendre sa vie d’agent spécial. Malgré cela, ils n’avaient toujours pas révoqué les privilèges d’accès dont elle bénéficiait à son ancien poste.
Et elle pensait savoir pourquoi.
Maria referma la porte derrière elle et fit un signe de tête à l’unique agent de sécurité en costume gris qui était assis derrière un bureau beige et lisait un exemplaire de Sports Illustrated. « Bonjour, Ben.
– Madame Johansson. » L’agent à la retraite ne fit aucun effort pour bouger et encore moins pour vérifier son identité ou scanner son badge d’accès.
« Dois-je signer…? » demanda-t-elle après un silence gênant.
Ben sourit. « Je pense pouvoir me rappeler de vous depuis jeudi. Il indiqua d’un signe de tête le couloir. Passez par l’arrière.
– Merci. »
Les talons de ses bottines claquèrent contre le sol carrelé et résonnèrent à travers les cellules vides du couloir tandis qu’elle se dirigeait vers la dernière à gauche. Ce sous-sol qui n’abritait pas d’autres prisonniers était un poste de détention provisoire, généralement réservé aux terroristes nationaux, criminels de guerre, mercenaires et aux occasionnels agents doubles. C’était un point de passage vers des destinations encore moins enviables, telles que l’Enfer Six au Maroc, ou tout simplement un trou en terre.
Elle détestait mentir à Zéro. C’était ainsi qu’elle l’appelait désormais, Zéro. Le mois dernier, il lui avait demandé de ne plus l’appeler Kent. De toute façon, personne n’utilisait plus son ancien alias de la CIA pour faire référence à lui ; il n’était plus réellement Kent Steele. De même que toutes les personnes qui étaient régulièrement en contact avec lui ne l’appelaient plus par son nom réel, Reid Lawson. Il était tout simplement l’agent Zéro. Même le président l’appelait Zéro et Maria en faisait autant.
“De la paperasse” n’était pas, techniquement, un mensonge se rappela-t-elle. C’était leur code pour : “C’est un secret et je préférerais que tu ne me poses aucune question.” En fait, pas plus tôt que la semaine dernière, lorsqu’il avait dit aux filles qu’il se rendait en Californie, Zéro l’avait informée qu’il devait s’occuper “de la paperasse.”
Elle ne posa donc aucune question. Bien sûr, elle s’était amusée à l’embêter avec ça ce matin, mais ce n’était pas sérieux. Et puis, qu’était-elle supposée lui dire ? Ces derniers mois, je rendais visite à un meurtrier, prisonnier de la CIA et je suis gênée de devoir l’admettre.
Bien sûr que non. Impossible.
La cellule faisait trois mètres cinquante par trois mètres cinquante avec un sol et un plafond en béton et, au lieu des traditionnels murs à barreaux, se dressaient des vitres en verre renforcé de cinq centimètres d’épaisseur. Sur le côté, faisant face au couloir, se trouvait une grille avec des trous d’un centimètre et demi permettant ainsi de communiquer avec le détenu. Il n’y avait aucune fenêtre, mais le pire était l’absence manifeste de porte. Maria ne savait même pas de quelle façon on pouvait accéder à la cellule ; un panneau caché dans l’une des façades vitrées très probablement, mais rien ne le laissait paraître. C’était une manœuvre psychologique afin de faire comprendre au prisonnier qu’il n’y avait aucune échappatoire possible.
Le cœur de Maria se serrait chaque fois un peu plus à la vue de cette vitre. Bien qu’il n’y ait personne d’autre ici, et probablement dans tout l’étage excepté Ben le gardien, elle n’autorisait aucune intimité. À l’intérieur se trouvait un petit lit pourvu d’une couverture et d’un oreiller, un petit espace salle de bain qui se résumait à un évier, des toilettes et un pommeau de douche ; le tout parfaitement ouvert, parfaitement exposé, et une simple chaise en acier fixée au sol.
Aujourd’hui, l’occupant de la cellule était assis en tailleur sur le sol froid en ciment au centre de la pièce, l’espace le plus dégagé de leur minuscule habitat. Sûrement, se disait Maria, pour leur donner l’illusion d’espace.
« Bonjour », dit Maria. Elle devait parler un peu plus fort qu’à l’accoutumée afin que la jeune fille puisse l’entendre, et cela malgré les trous de la vitre.
« Salut », répondit Mischa, ne prenant pas la peine de se retourner pour la regarder, du moins, pas au début. Mais c’était ainsi qu’elle fonctionnait, ainsi qu’elle l’avait toujours fait depuis que Maria avait commencé à lui rendre visite. Elle gardait ses distances, au moins pour un petit moment, non pour se jouer d’elle mais plutôt pour s’acclimater.
La fille d’une douzaine d’années avait des cheveux blonds et des yeux verts. Maria la trouvait plutôt jolie, même si l’absence d’expression rendait ses traits plus fades. Elle portait une simple blouse bleue en coton-polyester telle une infirmière du service des urgences, sans poche ni fermeture éclair ou quoi que ce soit qui fut en métal. Ses pieds étaient nus. Elle était habituellement maussade, peu causante, et pouvait tuer un homme faisant trois fois sa taille avec très peu d’effort. La dernière fois que Maria l’avait vue autrement que séparée d’elle par deux centimètres de verre, elle avait effectivement tenté de les tuer, elle et Zéro.
« Je t’ai apporté quelque chose », dit Maria en Russe. Elle ne savait pas exactement quelle était la nationalité de la jeune fille mais son Anglais était parfait et sans le moindre accent. Après de nombreuses visites, elle avait découvert que la jeune fille maîtrisait également à la perfection le Russe, l’Ukrainien, et le Chinois.
Au niveau du coude de Maria se trouvait une petite trappe rectangulaire dans le verre surmontée d’une poignée. Elle s’en saisit pour l’ouvrir et y déposa le croissant qu’elle avait pris un peu plus tôt dans l’appartement de Zéro. L’ouverture de l’autre côté, celui de Mischa, avait été conçue de telle sorte qu’il était impossible d’ouvrir les deux au même moment – non pas que cela ait une grande importance. La fille ne touchait jamais la nourriture que lui apportait Maria tant que celle-ci n’était pas partie.
« Il devrait être encore chaud, ajouta-t-elle.
– “Spasiba,” répondit Mischa, presque trop bas pour être entendue. Merci.
– Est-ce qu’ils te nourrissent suffisamment ? »
La fille haussa très légèrement les épaules.
Maria ferma les yeux pendant un moment afin de stopper le flot de larmes qui menaçait de déborder. Elle ne savait pas pourquoi l’émotion la submergeait à chaque fois qu’elle venait lui rendre visite, mais à chacune de leurs rencontres elle ressentait au moins une fois une vague de tristesse l’envahir à la vue de cette fille, si jeune et seule, dans cette cellule souterraine.
Mischa avait fait partie du groupe de Chinois détenant l’arme à ultrasons. Son contact, un ancien agent des services de renseignements russes, du nom de Samara, avait fait défection pour s’allier aux Chinois dans un projet d’attaque terroriste sur le sol américain, censé ressembler à une attaque des Russes. Samara et ses acolytes étaient tous morts. Seule Mischa avait survécu. Et pourtant, aucun pays n’avait essayé de plaider sa cause ou de la faire extrader, elle avait été désavouée par le monde entier.
La raison principale pour laquelle elle était détenue ici, dans un des niveaux souterrains de Langley, n’était certainement pas parce que la CIA avait des scrupules à l’envoyer dans la prison secrète marocaine. Non, cela était dû au fait que l’Agence n’avait pas de preuves qu’elle eût commis le moindre crime. Personne dans l’équipe, ni Zéro, ni Strickland et certainement pas Maria, n’avait fait la moindre déclaration contre elle ou dénoncé ses agissements.
Ils ne savaient tout simplement pas quoi faire avec une enfant ayant subi un lavage de cerveau, d’une dangerosité manifeste, hautement entraînée et qualifiée pour tuer. Par conséquent, elle restait ici.
Mais Maria ne voyait rien de tout cela. Elle voyait une jeune fille qui, au fil des mois, lui avait fait entrevoir quelques éléments de vulnérabilité attestant qu’il lui restait un soupçon d’humanité.
« Que se passe-t-il ? » demanda Mischa.
Maria réalisa alors qu’elle avait toujours les yeux fermés. Elle les rouvrit et lui sourit lorsqu’elle vit que la jeune fille l’observait avec perplexité : « Euh… pour être tout à fait honnête, je suis triste.
– Pourquoi. » Sa question ressemblait plus à une simple affirmation dénuée de toute émotion qu’à une véritable interrogation.
« Je suis triste pour toi, expliqua Maria. Que tu sois détenue ici.
– J’ai vu bien pire, dit simplement la jeune fille.
– Ce n’est pas une raison, lui répondit Maria fermement. Tu mérites mieux. Tu n’es pas un animal. Peut-être que… » Elle s’arrêta. Peut-être que je pourrais négocier pour que tu aies une cellule avec des fenêtres, était ce qu’elle avait prévu de dire.
Mais ce serait toujours une prison.
Maria lui avait rendu visite quelques jours à peine après son incarcération et était, depuis, venue la voir deux fois par semaine. Lors des toutes premières visites, Mischa ne la regardait même pas, et lui parlait encore moins. Après cela, elle avait passé les visites suivantes à essayer de convaincre la jeune fille qu’elle n’était là ni pour la blesser, ni pour la torturer. Maria ne tentait pas d’obtenir des informations. En réalité, elle ne voulait véritablement rien savoir du passé de la jeune fille. La cellule étant sous surveillance audio et vidéo, la moindre information que révélerait Mischa pourrait lui valoir un aller sans retour dans les pires centres de détention imaginables.
Il avait fallu sept semaines à Maria pour apprendre que la couleur préférée de la jeune fille était le violet et qu’elle aimait les Cachous Lajaunie – ce qui était en soi une assez forte indication qu’elle n’avait pas dû goûter beaucoup d’autres bonbons. Donc Maria lui en apporta. Au fur et à mesure, cela devint un rituel pour elle d’apporter un peu de nourriture et, avec la permission de Ben le gardien, de les lui faire passer à travers la petite trappe rectangulaire de sa cellule.
Maria savait qu’elle était filmée, mais elle s’en fichait. En réalité, les visites qu’elle faisait à la jeune fille étaient sans doute la raison pour laquelle elle avait encore les autorisations normalement réservées au directeur adjoint. À partir du moment où elle le faisait sur son temps libre, personne n’avait rien d’autre à faire que de regarder, écouter et attendre dans l’espoir de grappiller une information.
Maria se baissa vers le sol afin de s’asseoir jambes croisées juste derrière la vitre, ses genoux touchant presque la surface. « Est-ce que tu veux jouer à un jeu ? »
Mischa la regarda du coin de l’œil pendant un long moment. « Quelle sorte de jeu ?
– Ça s’appelle “Je n’ai jamais.” En as-tu déjà entendu parler ? »
La fille secoua légèrement la tête en signe de dénégation.
« C’est très simple. Lève trois doigts en l’air comme ceci. » Maria savait que la jeune fille n’allait pas parler ouvertement, mais elle espérait qu’en déguisant certaines questions en jeu, peut-être celle-ci se livrerait-elle un peu plus. « Je commence par dire quelque chose que je n’ai jamais fait mais que je souhaiterais faire. Si toi tu l’as déjà fait, tu abaisses un de tes doigts. Puis c’est à toi de dire quelque chose que tu n’as jamais fait. Si tous tes doigts sont baissés, tu perds. »
Mischa fixa le sol plusieurs secondes, suffisamment longtemps pour que Maria pense que son stratagème n’était pas aussi malin qu’elle l’avait imaginé. Puis la jeune fille leva lentement son bras et enfin, ses trois doigts.
« Très bien. Je commence. Hmm… Je ne suis jamais allée aux Bahamas. »
Les doigts de la jeune fille restèrent levés.
« OK, dit Maria, à ton tour.
– Je n’ai jamais… murmura la jeune fille, joué au football. »
Maria abaissa lentement un de ses doigts. « Mais tu aimerais essayer ? »
Mischa opina.
« As-tu vu d’autres enfants y jouer ? Ou bien était-ce à la télé ?
– À la télévision. Ça paraissait… » Elle sembla perdue dans ses pensées pendant un moment comme si elle cherchait dans sa mémoire le mot juste. « Amusant. »
Maria se retint de sourire. C’était la plus grande confession qu’elle avait obtenue de Mischa jusqu’à présent. « Bien. À mon tour. Je n’ai jamais mangé de bonbons à m’en rendre malade. »
La jeune fille fronça les sourcils. « Pourquoi voudrais-tu faire une chose pareille ?
– Eh bien, ce n’est pas que je voudrais véritablement le faire, je suppose. Mais parfois les gens ont tendance à abuser des bonnes choses. »
Mischa garda ses trois doigts en l’air. « Je n’ai jamais eu d’amis. »
Maria se mordit rapidement la lèvre pour contenir le son de stupeur qui faillit lui échapper. Elle ne s’était pas attendue à cette candeur et cela l’avait prise par surprise. Elle sentit son cœur se serrer dans sa poitrine.
« Je suis navrée, dit-elle doucement en baissant son second doigt. Peut-être devrions-nous arrêter.
– Mais je suis en train de gagner ! »
Un sourire involontaire se dessina sur les lèvres de Maria en entendant cela. « Tu as raison. Tu es en train de gagner. OK. Euh… je n’ai jamais fait de jardinage. »
Les trois doigts de la jeune fille restèrent en l’air et Maria retint sa respiration en redoutant ce qu’elle allait bien pouvoir dire.
« Je n’ai jamais rencontré ma mère. »
Maria expira lentement. C’était une déclaration affreuse, mais pas vraiment surprenante. Elle imaginait que Mischa avait sans doute été abandonnée, ou orpheline, ou même kidnappée par les chinois ou par Samara ou encore par n’importe quel groupe qui se soit chargé de l’entraîner. Elle baissa son dernier doigt et posa la main sur sa cuisse.
« Tu as gagné », dit-elle. Le jeu s’était complètement retourné contre elle. En dehors de l’envie de jouer au football, la seule chose que Maria avait apprise de la vie de la jeune fille était qu’elle avait été aussi horrible que ce qu’elle s’était imaginée. Si seulement…
« Mischa, dit-elle soudainement, je ne peux pas te promettre que tu la rencontreras un jour. Ta mère, je veux dire. Mais je peux te promettre d’autres choses. Je peux te promettre que tu ne resteras pas ici pour toujours. » Elle parlait rapidement, comme si elle avait peur que les mots n’arrivent plus à sortir si elle s’arrêtait de parler. « Tu pourras jouer au football, et tu auras des amis, et… et tu pourras manger des bonbons jusqu’à t’en rendre malade si c’est ce que tu veux. Tu pourras avoir toutes ces choses. » Maria cligna des yeux plusieurs fois afin de retenir ses larmes, surprise par le flot de promesses et regrettant instantanément de les avoir formulées. Elle pouvait essayer, mais elle ne pouvait en réalité rien lui promettre. « Tu devrais avoir toutes ces choses.
– Comment pourrais-je vous croire ? » demanda la jeune fille.
Maria secoua la tête, sachant que la déception serait encore plus grande si elle échouait. « En commençant par des petites choses, je suppose. Laisse-moi t’apporter quelque chose. Pas seulement de la nourriture, une chose que tu aimerais, ou qui t’occuperais. Un… un jouet, ou un ballon, ou…? » Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui intéresserait la jeune fille.
Mischa réfléchit pendant un moment. « Un livre.
– Un livre ?
– Dostoïevski. »
Maria rit, quelque peu surprise. « Tu veux que je t’apporte… Dostoïevski ?
– “Les carnets du sous-sol”.
– Waouh. Euh… OK. D’accord. Je le ferai. Je te le promets. Maria se leva. Je reviendrai dans quelques jours et je t’apporterai le livre.
– Merci, Maria. » C’était la première fois que la jeune fille s’adressait à elle par son prénom. C’était agréable à entendre et en même temps étrange.
« Mischa ? Tu avais tort à propos d’une chose. Tu as une amie. »
Maria repartit par le couloir, ses bottes claquant et résonnant sur le sol. Elle ne se retourna pas, mais elle entendit le cliquetis révélateur de la trappe qui s’ouvrait, là où se trouvait le croissant, et sourit.
Elle ne savait pas comment elle allait s’y prendre pour convaincre qui que ce soit de libérer Mischa, ou même qu’on lui autorise un peu plus d’intimité, mais elle allait se débattre comme un diable pour y arriver. La jeune fille avait laissé entrevoir qu’elle n’était pas entièrement endoctrinée, qu’elle n’était qu’une simple enfant après tout, qui voulait avoir des amis, faire du sport et avoir une famille.
Maria s’assurerait qu’elle puisse avoir tout cela. Elle ne reviendrait pas sur les promesses qu’elle lui avait faites si précipitamment, et dorénavant elle n’avait pas d’autre choix que de les tenir.
CHAPITRE CINQ
Zéro arborait des lunettes de soleil, une calotte noire et avait relevé bien haut le col de sa veste lorsqu’il poussa la porte du bureau au Third Street Garage à Alexandria, en Virginie. Son accoutrement était probablement exagéré mais, depuis qu’il avait réussi à retrouver Bixby, il essayait de se faire le plus discret possible lorsqu’il recherchait des informations. L’Agence avait déjà, par le passé, surveillé ses moindres faits et gestes alors qu’il ne s’y attendait pas ; il était tout à fait possible que ce soit le cas actuellement.
La petite pièce était vide, excepté un bureau en acier où trônait un vieil ordinateur et deux chaises pour les visiteurs. Il entendit le son étouffé de la musique en provenance du garage et il s’y dirigea. Lorsqu’il ouvrit la seconde porte, ses tympans furent agressés par les hurlements de « Bad Moon Rising » par CCR qui s’échappaient d’une chaîne stéréo semblant dater de l’année à laquelle la chanson avait été composée.
Il appuya sur le bouton stop – serait-ce une cassette audio ? – mais Alan continua de beugler les prochaines mesures d’une voix totalement fausse, allongé sous une Buick Skylark de 1972, couleur cerise.
« C’est le meilleur passage du morceau », bougonna-t-il en faisant rouler son chariot grinçant pour s’extirper de dessous la Buick. « Donne-moi un coup de main, veux-tu ? »
Zéro attrapa l’épaisse main d’Alan et poussa un grognement en aidant l’imposant gabarit à se relever. Alan grogna aussi, mais Zéro savait qu’il jouait la comédie. Il était large d’épaules et avait de l’embonpoint mais sous son ventre rebondi se cachaient de solides muscles compacts qu’il devait à sa carrière d’agent opérationnel de la CIA. Son épaisse barbe, à présent parsemée de gris, et sa casquette de camionneur dissimulaient ses traits et entretenaient l’illusion d’avoir affaire à un simple mécanicien. Cependant, Alan Reidigger était beaucoup, beaucoup plus que ça, en plus d’être le meilleur ami de Zéro d’aussi loin qu’il s’en souvienne.
« Tu es un peu en avance, remarqua Alan.
– Est-ce que tu insinues que ce n’est pas prêt ? demanda Zéro, en désignant la voiture.
– Oh mais c’est prêt ! Je pensais juste avoir un peu de temps pour exercer mes talents de chanteur. Vas-y, monte. » Zéro se glissa sur le siège passager tandis qu’Alan prit place derrière le volant. Il tourna la clé de contact et on entendit le moteur reprendre vie sous le capot en poussant des rugissements sonores.
Alan était beaucoup de choses et, notamment, quelque peu paranoïaque. Il était convaincu que son garage avait été mis sur écoute par la CIA malgré les nombres incalculables de fois où il l’avait passé au peigne fin. Zéro ne savait pas à qui appartenait la Buick mais, derrière ses vitres teintées et le grondement de son moteur, ils étaient à l’abri des caméras et des micros.
« Alors, qu’as-tu trouvé ? demanda Zéro.
– Moi ? Rien. Alan sortit de sa poche en flanelle un mouchoir déjà taché et y essuya ses mains graisseuses. Mais, le père Noël t’a peut-être laissé un petit quelque chose dans la boîte à gants. »
Zéro l’ouvrit et en sortit l’épais classeur qui s’y trouvait. Celui-ci devait renfermer, au bas mot, cent cinquante pages. « Mon Dieu, Alan, tu as piraté la base de données de la CIA ?
– Bien sûr que non, s’indigna Reidigger. J’ai payé quelqu’un pour le faire. Les commissures de ses lèvres cachées derrière sa barbe touffue se relevèrent en un sourire. Tu as entre les mains toutes les informations détaillées et localisations actuelles des personnes portant le nom ou prénom Connor ayant été en contact avec la CIA ces six dernières années.
– Impressionnant. » Zéro feuilleta rapidement le classeur en jetant un coup d’œil à des douzaines de visages, des photos d’identité, vraisemblablement, avec, sous chacune d’elles, un paragraphe contenant de nombreuses informations personnelles. « J’attends le “mais”.
– Mais, dit Alan, j’ai déjà tout consulté et…
– Et aucune mention n’est faite du suppresseur de mémoire ». Zéro secoua la tête. « Je ne m’attendais pas à ce que ce soit le cas. Je suis plutôt à la recherche de quelqu’un qui aurait disparu sans laisser de traces, ou dont le dossier présente des incohérences avec la personne qu’il était ou la description de son travail.
– Peut-être que si tu m’avais laissé finir… bougonna Alan. J’ai déjà cherché tout ça aussi. Écoute Zéro, je suis vraiment bon lorsqu’il s’agit de faire disparaître des personnes qui souhaitent disparaître et, presque tout ce que je sais, je l’ai appris à la CIA. Donc, soit ton gars est mort, soit il n’est pas dans ce classeur et, dans ce cas-là, il y a de grandes chances qu’il n’existe nulle part. Ni sur papier, ni sur ordinateur.
– Il doit bien être quelque part, murmura Zéro. Il suffirait d’un infime détail, une toute petite chose qu’ils auraient oublié de faire disparaître. Un compte bancaire secret, un abonnement à un club de gym ou une garantie qui aurait expiré…
– Et comment veux-tu que l’on s’y prenne pour trouver cette information ?
– Je ne sais pas. Il ouvrit le classeur au hasard et commença à lire une des pages. Je veux dire, comment peut-on être sûr que ce ne soit pas ce gars-là, par exemple ? C’était un agent prétendument tué au cours d’une opération au Liban. Ça pourrait être un mensonge.
– Possible, admit Alan, mais cela signifierait qu’il est mort et ce n’est pas non plus ce que tu veux.
– Non, en effet. Réfléchis, Zéro. Tu es forcément passé à côté de quelque chose. On peut au moins supposer qu’il s’agissait d’un agent. Nous sommes quand même les plus faciles à faire disparaître. Ils auraient très bien pu prétendre qu’il avait été envoyé quelque part et n’était jamais revenu…
– Tu spécules, là, le prévint Alan et, si quelqu’un nous observe, ça va commencer à paraître bizarre.
– Oui », murmura-t-il. Leur petite réunion dans la voiture ne pouvait pas durer trop longtemps au cas où des yeux indiscrets les observeraient réellement. « Tu as raison. »
Alan se pencha pour couper le moteur, mais Zéro ne bougeait toujours pas.
Qu’est-ce que qui m’échappe ?
Les mots qu’avait prononcés Bixby la semaine précédente, dans la Saskatchewan, lui revinrent soudain à l’esprit.
Après que le suppresseur a été installé et alors qu’il se réveillait de l’anesthésie, le neurochirurgien l’a appelé Connor. Je m’en souviens très clairement. Il a dit : ‘Sais-tu qui tu es, Connor ?’
« Attends ! Zéro stoppa Alan avant qu’il n’ait le temps de couper le moteur. Mais oui, c’est ça ! Je n’arrive pas à croire que je sois passé à côté. Le neurochirurgien l’a appelé Connor !
– Quoi ?
– C’est ce que m’a dit Bixby, expliqua-t-il rapidement. J’étais tellement obnubilé par ce Connor que je n’ai même pas pensé à essayer de retrouver le neurochirurgien ! Combien peut-il y en avoir dans les dossiers de la CIA sur les cinq dernières années ? Beaucoup moins que ça, je parie ! » dit-il en secouant le classeur, tout excité. Au lieu d’une centaine ou plus, les possibilités pourraient être réduites à, eh bien… Zéro ne savait pas exactement. Une petite douzaine, peut-être moins ?
Alan soupira. « OK. Donc tu veux que je fasse une autre…
– Je veux que tu fasses une autre recherche, oui.
– Tu sais que ce classeur m’a coûté 5000 dollars ?!
– Je te payerai un verre ! » fit Zéro avec un sourire malicieux qui disparut rapidement. « S’il te plaît.
– Tu sais que je ferais n’importe quoi pour toi, mon pote. » Alan coupa le moteur ; il n’y avait pas de « mais », cette fois-ci. C’était une évidence et Zéro le savait. Alan lui avait non seulement sauvé la vie plus d’une fois, mais aussi celle de ses filles. Il s’était plié en quatre pour le sortir des ennuis tant de fois qu’il en avait perdu le compte. Alan était même allé jusqu’à simuler sa propre mort et faire une croix sur sa vie en disparaissant de la circulation pendant plusieurs années, tout ça pour le bénéfice de Zéro. De plus, l’inverse était vrai. Zéro ferait n’importe quoi pour Alan… et pourtant, celui-ci ne lui avait jamais rien demandé. Du moins, rien d’aussi significatif que ce qu’il avait fait pour Zéro et qu’il n’hésiterait pas à refaire si nécessaire. Le moteur cessa ses vrombissements, mais le silence qui suivit dans l’habitacle de la Skylark était tout aussi assourdissant.
« Merci, dit doucement Zéro. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
– Sans moi, tu serais mort , plaisanta Alan, même si ce n’était que la stricte vérité. Donc nous retrouvons le neurochirurgien…
– Pour lui soutirer toutes les informations qu’il pourra nous fournir…
– Nous retrouvons l’agent…
– En espérant qu’il n’est pas déjà mort, compléta Zéro.
– Un jeu d’enfant, ricana Alan avant de redevenir sérieux. On va trouver cet agent. Mais tu me devras deux verres. »
*
Étrangement, le centre social avait une odeur de copeaux de cèdre. Toutes les pièces, même le couloir, sentaient comme l’intérieur d’une cage à hamster. Sara s’était imaginée que cette odeur provenait sans doute de la cour de récréation située à l’extérieur, mais on était en plein mois de février, bon sang ! Les fenêtres étaient fermées et le sol était gelé. Pourquoi cette odeur de copeaux de cèdre persistait-elle ?
Elle essaya de ne pas y penser en appliquant des petits coups de pinceaux à la toile devant elle. Ils étaient quatorze dans la classe, des personnes dont l’âge allait du sien à celui d’un homme voûté et chauve, qu’elle présumait être dans la soixantaine. Ils étaient assis sur des tabourets derrière des chevalets placés en cercle avec, trônant au centre, un bol de fruits en cire sur un piédestal. On appelait cela une nature morte.
Sara ricana presque en pensant à l’ironie de la situation. Une nature morte. Jusqu’à, il y a encore quelques semaines, cela aurait été une métaphore plutôt bien adaptée pour décrire ce qu’elle ressentait.
Le professeur qui leur enseignait l’art était une femme frêle au style bohémien qui s’appelait Madame Guest. Elle portait des caftans, des petites lunettes rondes qui lui donnait un air à la fois sérieux et intelligent et des foulards qui recouvraient ses cheveux blonds crépus. Elle déambulait lentement entre les étudiants, s’arrêtant de temps à autre pour murmurer des mots d’encouragements tels que « Oui, bien » et « Excellente perspective, Mark ».
Sara sentit sa colonne vertébrale se raidir instinctivement – en réaction de défense – tandis que le professeur s’arrêtait derrière son chevalet.
« Mon Dieu, lui souffla Madame Guest à l’oreille. Une telle vision, Sara ! Il n’y a pas de mauvaises réponses, mais, s’il te plaît, explique-moi ce qui t’a poussée à peindre la banane en rose ? »
Son premier réflexe avait été de vouloir se moquer gentiment d’elle, de la regarder avec de grands yeux innocents et dire : Que voulez-vous dire ? Ce n’est pas la bonne couleur ? C’est pourtant comme ça que je la vois. Mais au lieu de cela, elle avait pris sur elle et réfléchi à une réponse qu’un professeur d’art de centre social puisse trouver profonde.
« Parce que, dit Sara en prenant un air dramatique et en esquissant un petit coup de pinceau, tout le monde la peint en jaune. »
Madame Guest posa une main sur son cœur. « Ma chère, tu accompliras de grandes choses dans la vie. »
Sara retint un ricanement tandis que le professeur continuait sa déambulation. Peut-être que les leçons d’art étaient une erreur, finalement, mais elle n’avait rien dessiné ou peint depuis un long moment et, même si elle haïssait la thérapeute de cet endroit ridicule qu’on appelait centre de désintoxication, celle-ci avait peut-être eu une infime dose de bon sens lorsqu’elle avait suggéré que Sara devrait se trouver une passion, quelque chose qu’elle adorerait et à quoi elle pourrait se raccrocher dans les moments difficiles. Son choix s’était alors porté sur la peinture.
Il y avait encore des moments difficiles, mais les affres de son addiction semblaient être derrière elle. Même si parfois il lui arrivait d’avoir des envies presque irrépressibles, elles étaient toutefois beaucoup moins présentes. Elle n’avait plus touché à quoi que ce soit, pas même une aspirine, depuis Thanksgiving, mais elle redoutait toujours la noirceur qu’elle portait en elle, la possibilité beaucoup trop réelle que ses démons reviennent la hanter à n’importe quel moment. Qu’un jour, ils puissent soudainement s’emparer d’elle jusqu’à la consumer entièrement, qu’ils l’entraînent dans un gouffre si profond qu’elle ne puisse plus jamais en sortir.