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Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 48

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Ce projet consistait à m’aller établir dans l’île de Saint-Pierre, domaine de l’hôpital de Berne, au milieu du lac de Bienne. Dans un pèlerinage pédestre que j’avais fait l’été précédent avec du Peyrou, nous avions visité cette île, et j’en avais été tellement enchanté, que je n’avais cessé depuis ce temps-là de songer aux moyens d’y faire ma demeure. Le plus grand obstacle était que l’île appartenait aux Bernois, qui trois ans auparavant m’avaient vilainement chassé de chez eux, et outre que ma fierté pâtissait à retourner chez des gens qui m’avaient si mal reçu, j’avais lieu de craindre qu’ils ne me laissassent pas plus en repos dans cette île qu’ils n’avaient fait à Yverdun. J’avais consulté là-dessus Milord Maréchal qui, pensant comme moi que les Bernois [seraient] bien aise de me voir relégué dans cette île et de m’y tenir en otage pour les écrits que je pourrais être tenté de faire, avait fait sonder là-dessus leurs dispositions par un M. Sturler, son ancien voisin de Colombier. M. Sturler s’adressa à des chefs de l’État, et, sur leur réponse, assura Milord Maréchal que les Bernois, honteux de leur conduite passée, ne demandaient pas mieux que de me voir domicilié dans l’île de Saint-Pierre et de m’y laisser tranquille. Pour surcroît de précaution, avant de risquer d’y aller résider, je fis prendre de nouvelles informations par le colonel Chaillet, qui me confirma les mêmes choses; et le Receveur de l’île ayant reçu de ses maîtres la permission de m’y loger, je crus ne rien risquer d’aller m’établir chez lui, avec l’agrément tacite, tant du souverain que des propriétaires; car je ne pouvais espérer que MM. de Berne reconnussent ouvertement l’injustice qu’ils m’avaient faite et péchassent ainsi contre la plus inviolable maxime de tous les souverains.

L’île de Saint-Pierre, appelée à Neuchâtel l’île de la Motte, au milieu du lac de Bienne, a environ une demi-lieue de tour; mais dans ce petit espace elle fournit toutes les principales productions nécessaires à la vie. Elle a des champs, des prés, des vergers, des bois, des vignes, et le tout, à la faveur d’un terrain varié et montagneux, forme une distribution d’autant plus agréable, que ses parties, ne se découvrant pas toutes ensemble, se font valoir mutuellement, et font juger l’île plus grande qu’elle n’est en effet. Une terrasse, fort élevée, en forme la partie occidentale qui regarde Gleresse et la Bonneville. On a planté cette terrasse d’une longue allée qu’on a coupée dans son milieu par un grand salon, où durant les vendanges on se rassemble les dimanches, de tous les rivages voisins, pour danser et se réjouir. Il n’y a dans l’île qu’une seule maison, mais vaste et commode, où loge le Receveur, et située dans un enfoncement qui la tient à l’abri des vents.

À cinq ou six cents pas de l’île, est du côté du sud, une autre île beaucoup plus petite, inculte et déserte, qui paraît avoir été détachée autrefois de la grande par les orages, et ne produit parmi ses graviers que des saules et des persicaires, mais où est cependant un tertre élevé, bien gazonné et très agréable. La forme de ce lac est un ovale presque régulier. Ses rives, moins riches que celles des lacs de Genève et de Neuchâtel, ne laissent pas de former une assez belle décoration, surtout dans la partie occidentale, qui est très peuplée, et bordée de vignes au pied d’une chaîne de montagnes, à peu près comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnent pas d’aussi bon vin. On y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de Saint-Jean, la Bonneville, Bienne et Nidau, à l’extrémité du lac, le tout entremêlé de villages très agréables.

Tel était l’asile que je m’étais ménagé, et où je résolus d’aller m’établir en quittant le Val-de-Travers.

Ce choix était si conforme à mon goût pacifique, à mon humeur solitaire et paresseuse, que je le compte parmi les douces rêveries dont je me suis le plus vivement passionné. Il me semblait que dans cette île je serais plus séparé des hommes, plus à l’abri de leurs outrages, plus oublié d’eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du désœuvrement et de la vie contemplative. J’aurais voulu être tellement confiné dans cette île, que je n’eusse plus de commerce avec les mortels, et il est certain que je pris toutes les mesures imaginables pour me soustraire à la nécessité d’en entretenir.

Il s’agissait de subsister, et, tant par la cherté des denrées que par la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette île, où d’ailleurs on est à la discrétion du Receveur. Cette difficulté fut levée par un arrangement que du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en se substituant à la place de la compagnie qui avait entrepris et abandonné mon édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette édition. J’en fis l’arrangement et la distribution. J’y joignis l’engagement de lui remettre les Mémoires de ma vie, et je le fis dépositaire généralement de tous mes papiers, avec la condition expresse de n’en faire usage qu’après ma mort, ayant à cœur d’achever tranquillement ma carrière, sans plus faire souvenir le public de moi. Au moyen de cela, la pension viagère qu’il se chargeait de me payer suffisait pour ma subsistance. Milord Maréchal, ayant recouvré tous ses biens, m’en avait offert une de douze cents francs, que je n’avais acceptée qu’en la réduisant à la moitié. Il m’en voulut envoyer le capital, que je refusai, par l’embarras de le placer. Il fit passer ce capital à du Peyrou, entre les mains de qui il est resté, et qui m’en paye la rente viagère sur le pied convenu avec le constituant. Joignant donc mon traité avec du Peyrou, la pension de Milord Maréchal, dont les deux tiers étaient réversibles à Thérèse après ma mort, et la rente de trois cents francs que j’avais sur Duchesne, je pouvais compter sur une subsistance honnête, et pour moi, et après moi pour Thérèse, à qui je laissais sept cents francs de rente, tant de la pension de Rey que de celle de Milord Maréchal: ainsi je n’avais plus à craindre que le pain lui manquât, non plus qu’à moi. Mais il était écrit que l’honneur me forcerait de repousser toutes les ressources que la fortune et mon travail mettraient à ma portée et que je mourrais aussi pauvre que j’ai vécu. On jugera si, à moins d’être le dernier des infâmes, j’ai pu tenir des arrangements qu’on a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m’ôtant avec soin toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon déshonneur. Comment se seraient-ils doutés du parti que je prendrais dans cette alternative? ils ont toujours jugé de mon cœur par les leurs.

En repos du côté de la subsistance, j’étais sans souci de tout autre. Quoique j’abandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je laissais dans le noble enthousiasme qui avait dicté mes écrits, et dans la constante uniformité de mes principes, un témoignage de mon âme qui répondait à celui que toute ma conduite rendait de mon naturel. Je n’avais pas besoin d’une autre défense contre mes calomniateurs. Ils pouvaient peindre sous mon nom un autre homme; mais ils ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient être trompés. Je pouvais leur donner ma vie à épiloguer d’un bout à l’autre: j’étais sûr qu’à travers mes fautes et mes faiblesses, à travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouverait toujours un homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans jalousie, prompt à reconnaître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d’autrui, cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes et douces, et portant en toute chose la sincérité jusqu’à l’imprudence, jusqu’au plus incroyable désintéressement.

Je prenais donc en quelque sorte congé de mon siècle et de mes contemporains, et je faisais mes adieux au monde en me confinant dans cette île pour le reste de mes jours; car telle était ma résolution, et c’était là que je comptais exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse, auquel j’avais inutilement consacré jusqu’alors tout le peu d’activité que le ciel m’avait départie. Cette île a fait devenir pour moi celle de Papimanie, ce bienheureux pays où l’on dort:

Où l’on fait plus, où l’on fait nulle chose.

Ce plus était tout pour moi, car j’ai toujours peu regretté le sommeil; l’oisiveté me suffit, et, pourvu que je ne fasse rien, j’aime encore mieux rêver éveillé qu’en songe. L’âge des projets romanesques étant passé, et la fumée de la gloriole m’ayant plus étourdi que flatté, il ne me restait, pour dernière espérance, que celle de vivre sans gêne, dans un loisir éternel. C’est la vie des bienheureux dans l’autre monde, et j’en faisais désormais mon bonheur suprême dans celle-ci.

Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m’en reprocher encore une. J’ai dit que l’oisiveté des cercles me les rendait insupportables, et me voilà recherchant la solitude uniquement pour m’y livrer à l’oisiveté. C’est pourtant ainsi que je suis; s’il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature et non pas du mien: mais il y en a si peu que c’est par là précisément que je suis toujours moi. L’oisiveté des cercles est tuante, parce qu’elle est de nécessité. Celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté. Dans une compagnie, il m’est cruel de ne rien faire, parce que j’y suis forcé. Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout, planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n’osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j’en ai envie, n’osant pas même rêver, ayant à la fois tout l’ennui de l’oisiveté et tout le tourment de la contrainte; obligé d’être attentif à toutes les sottises qui se disent, et à tous les compliments qui se font, et de fatiguer incessamment ma minerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela de l’oisiveté? C’est un travail de forçat.

L’oisiveté que j’aime n’est pas celle d’un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale, et ne pense pas plus qu’il n’agit. C’est à la fois celle d’un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, et celle d’un radoteur qui bat la campagne, tandis que ses bras sont en repos. J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses et n’en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l’abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment. La botanique, telle que je l’ai toujours considérée, et telle qu’elle commençait à devenir passion pour moi était précisément une étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs sans y laisser place au délire de l’imagination, ni à l’ennui d’un désœuvrement total. Errer nonchalamment dans les bois et dans la campagne, prendre machinalement çà et là tantôt une fleur, tantôt un rameau, brouter mon foin presque au hasard, observer mille et mille fois les mêmes choses, et toujours avec le même intérêt parce que je les oubliais toujours, était de quoi passer l’éternité sans pouvoir m’ennuyer un moment. Quelque élégante, quelque admirable, quelque diverse que soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un œil ignorant pour l’intéresser. Cette constante analogie, et pourtant cette variété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n’ont, à l’aspect de tous ces trésors de la nature, qu’une admiration stupide et monotone. Ils ne voient ils ne savent pas même ce qu’il faut regarder, et ils ne voient pas non plus l’ensemble, parce qu’ils n’ont aucune idée de cette chaîne de rapports et de combinaisons qui accable de ses merveilles l’esprit de l’observateur. J’étais, et mon défaut de mémoire me devait tenir toujours dans cet heureux point d’en savoir assez peu pour que tout me fût nouveau et assez pour que tout me fût sensible. Les divers sols dans lesquels l’île, quoique petite, était partagée, m’offraient une suffisante variété de plantes pour l’étude et pour l’amusement de toute ma vie. Je n’y voulais pas laisser un poil d’herbe sans analyse, et je m’arrangeais déjà pour faire, avec un recueil immense d’observations curieuses, la Flora Petrinsularis.

Je fis venir Thérèse avec mes livres et mes effets. Nous nous mîmes en pension chez le Receveur de l’île. Sa femme avait à Nidau ses sœurs, qui la venaient voir tour à tour et qui faisaient à Thérèse une compagnie. Je fis là l’essai d’une douce vie dans laquelle j’aurais voulu passer la mienne, et dont le goût que j’y pris ne servit qu’à me faire mieux sentir l’amertume de celle qui devait si promptement y succéder.

J’ai toujours aimé l’eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquais point à mon lever, lorsqu’il faisait beau, de courir sur la terrasse humer l’air salubre et frais du matin, et planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient ma vue. Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration muette qu’excite la contemplation de ses œuvres, et qui ne s’exprime point par des actes développés. Je comprends comment les habitants des villes, qui ne voient que des murs, des rues, et des crimes, ont peu de foi; mais je ne puis comprendre comment des campagnards, et surtout des solitaires, peuvent n’en point avoir. Comment leur âme ne s’élève-t-elle pas cent fois le jour avec extase à l’auteur des merveilles qui les frappent? Pour moi, c’est toujours à mon lever, affaissé par mes insomnies, qu’une longue habitude me porte à ces élévations de cœur qui n’imposent point la fatigue de penser. Mais il faut pour cela que mes yeux soient frappés du ravissant spectacle de la nature. Dans ma chambre, je prie plus rarement et plus sèchement: mais à l’aspect d’un beau paysage, je me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J’ai lu qu’un sage évêque, dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute prière, ne savait dire que O! Il lui dit: «Bonne mère, continuez de prier toujours ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres». Cette meilleure prière est aussi la mienne.

Après le déjeuner, je me hâtais d’écrire en rechignant quelques malheureuses lettres, aspirant avec ardeur à l’heureux moment de n’en plus écrire du tout. Je tracassais quelques instants autour de mes livres et papiers pour les déballer et arranger, plutôt que pour les lire, et cet arrangement, qui devenait pour moi l’œuvre de Pénélope, me donnait le plaisir de muser quelques moments; après quoi je m’en ennuyais et le quittais, pour passer les trois ou quatre heures qui me restaient de la matinée à l’étude de la botanique, et surtout du système de Linnaeus pour lequel je pris une passion dont je n’ai pu bien me guérir, même après en avoir senti le vide. Ce grand observateur est à mon gré le seul, avec Ludwig , qui ait vu jusqu’ici la botanique en naturaliste et en philosophe; mais il l’a trop étudiée dans des herbiers et dans des jardins, et pas assez dans la nature elle-même. Pour moi, qui prenais pour jardin l’île entière, sitôt que j’avais besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courais dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras: là, je me couchais par terre auprès de la plante en question, pour l’examiner sur pied tout à mon aise. Cette méthode m’a beaucoup servi pour connaître les végétaux dans leur état naturel, avant qu’ils aient été cultivés et dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis XIV, qui nommait et connaissait parfaitement toutes les plantes du jardin Royal, était d’une telle ignorance dans la campagne, qu’il n’y connaissait plus rien. Je suis précisément le contraire: je connais quelque chose à l’ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier.

Pour les après-dînées, je les livrais totalement à mon humeur oiseuse et nonchalante, et à suivre sans règle l’impulsion du moment. Souvent, quand l’air était calme, j’allais immédiatement en sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le Receveur m’avait appris à mener avec une seule rame; je m’avançais en pleine eau. Le moment où je dérivais me donnait une joie qui allait jusqu’au tressaillement, et dont il m’est impossible de dire ni de bien comprendre la cause, si ce n’était peut-être une félicitation secrète d’être en cet état hors de l’atteinte des méchants. J’errais ensuite seul dans ce lac, approchant quelquefois du rivage, mais n’y abordant jamais. Souvent, laissant aller mon bateau à la merci de l’air et de l’eau, je me livrais à des rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n’en étaient pas moins douces. Je m’écriais parfois avec attendrissement: «Ô nature! ô ma mère! me voici sous ta seule garde; il n’y a point ici d’homme adroit et fourbe qui s’interpose entre toi et moi». Je m’éloignais ainsi jusqu’à demi-lieue de terre: j’aurais voulu que ce lac eût été l’Océan. Cependant, pour complaire à mon pauvre chien, qui n’aimait pas autant que moi de si longues stations sur l’eau, je suivais d’ordinaire un but de promenade; c’était d’aller débarquer à la petite île, de m’y promener une heure ou deux, ou de m’étendre au sommet du tertre sur le gazon, pour m’assouvir du plaisir d’admirer ce lac et ses environs, pour examiner et disséquer toutes les herbes qui se trouvaient à ma portée, et pour me bâtir, comme un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette petite île. Je m’affectionnai fortement à cette butte. Quand j’y pouvais mener promener Thérèse avec la Receveuse et ses sœurs, comme j’étais fier d’être leur pilote et leur guide! Nous y portâmes en pompe des lapins pour la peupler; autre fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade me rendit la petite île encore plus intéressante. J’y allais plus souvent et avec plus de plaisir depuis ce temps-là, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitants.

À ces amusements j’en joignis un qui me rappelait la douce vie des Charmettes, et auquel la saison m’invitait particulièrement. C’était un détail de soins rustiques pour la récolte des légumes et des fruits, et que nous nous faisions un plaisir, Thérèse et moi, de partager avec la Receveuse et sa famille. Je me souviens qu’un Bernois, nommé M. Kirkebergher, m’étant venu voir, me trouva perché sur un grand arbre, un sac attaché autour de ma ceinture, et déjà si plein de pommes, que je ne pouvais plus me remuer. Je ne fus pas fâché de cette rencontre et de quelques autres pareilles. J’espérais que les Bernois, témoins de l’emploi de mes loisirs, ne songeraient plus à en troubler la tranquillité, et me laisseraient en paix dans ma solitude. J’aurais bien mieux aimé y être confiné par leur volonté que par la mienne: j’aurais été plus assuré de n’y point voir troubler mon repos.

Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d’avance de l’incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par eux-mêmes, quoiqu’ils aient été forcés de voir dans tout le cours de ma vie mille affections internes qui ne ressemblaient point aux leurs. Ce qu’il y a de plus bizarre est qu’en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents qu’ils n’ont pas, ils sont toujours prêts à m’en prêter de si mauvais, qu’ils ne sauraient même entrer dans un cœur d’homme; ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu’il n’en peut même exister. Rien d’absurde ne leur paraît incroyable dès qu’il tend à me noircir; rien d’extraordinaire ne leur paraît possible dès qu’il tend à m’honorer.

Mais, quoi qu’ils en puissent croire ou dire, je n’en continuerai pas moins d’exposer fidèlement ce que fut, fit et pensa J.-J. Rousseau, sans expliquer ni justifier la singularité de ses sentiments et de ses idées, ni rechercher si d’autres ont pensé comme lui. Je pris tant de goût à l’île de Saint-Pierre, et son séjour me convenait si fort, qu’à force d’inscrire tous mes désirs dans cette île, je formai celui de n’en point sortir. Les visites que j’avais à rendre au voisinage, les courses qu’il me faudrait faire à Neuchâtel, à Bienne, à Yverdun, à Nidau, fatiguaient déjà mon imagination. Un jour à passer hors de l’île me paraissait retranché de mon bonheur, et sortir de l’enceinte de ce lac était pour moi sortir de mon élément. D’ailleurs l’expérience du passé m’avait rendu craintif. Il suffisait que quelque bien flattât mon cœur pour que je dusse m’attendre à le perdre, et l’ardent désir de finir mes jours dans cette île était inséparable de la crainte d’être forcé d’en sortir. J’avais pris l’habitude d’aller les soirs m’asseoir sur la grève, surtout quand le lac était agité. Je sentais un plaisir singulier à voir les flots se briser à mes pieds. Je m’en faisais l’image du tumulte du monde, et de la paix de mon habitation; et je m’attendrissais quelquefois à cette douce idée, jusqu’à sentir des larmes couler de mes yeux. Ce repos, dont je jouissais avec passion, n’était troublé que par l’inquiétude de le perdre; mais cette inquiétude allait au point d’en altérer la douceur. Je sentais ma situation si précaire, que je n’osais y compter. «Ah! que je changerais volontiers, me disais-je, la liberté de sortir d’ici, dont je ne me soucie point, avec l’assurance d’y pouvoir rester toujours! Au lieu d’y être souffert par grâce, que n’y suis-je détenu de force! Ceux qui ne font que m’y souffrir peuvent à chaque instant m’en chasser, et puis-je espérer que mes persécuteurs, m’y voyant heureux, m’y laissent continuer de l’être? Ah! c’est peu qu’on me permette d’y vivre, je voudrais qu’on m’y condamnât, et je voudrais être contraint d’y rester, pour ne l’être pas d’en sortir». Je jetais un œil d’envie sur l’heureux Micheli Ducrêt, qui, tranquille au château d’Arberg n’avait eu qu’à vouloir être heureux pour l’être. Enfin à force de me livrer à ces réflexions et aux pressentiments inquiétants des nouveaux orages toujours prêts à fondre sur moi, j’en vins à désirer, mais avec une ardeur incroyable, qu’au lieu de tolérer seulement mon habitation dans cette île, on me la donnât pour prison perpétuelle, et je puis jurer que s’il n’eût tenu qu’à moi de m’y faire condamner, je l’aurais fait avec la plus grande joie, préférant mille fois la nécessité d’y passer le reste de ma vie au danger d’en être expulsé.

Cette crainte ne demeura pas longtemps vaine. Au moment où je m’y attendais le moins, je reçus une lettre de M. le Baillif de Nidau, dans le gouvernement duquel était l’île de Saint-Pierre; par cette lettre, il m’intimait de la part de Leurs Excellences l’ordre de sortir de l’île et de leurs États. Je crus rêver en la lisant. Rien de moins naturel, de moins raisonnable, de moins prévu qu’un pareil ordre: car j’avais plutôt regardé mes pressentiments comme les inquiétudes d’un homme effarouché par ses malheurs, que comme une prévoyance qui pût avoir le moindre fondement. Les mesures que j’avais prises pour m’assurer de l’agrément tacite du souverain, la tranquillité avec laquelle on m’avait laissé faire mon établissement, les visites de plusieurs Bernois et du Baillif lui-même, qui m’avait comblé d’amitiés et de prévenances, la rigueur de la saison dans laquelle il était barbare d’expulser un homme infirme, tout me fit croire avec beaucoup de gens qu’il y avait quelque malentendu dans cet ordre, et que les malintentionnés avaient pris exprès le temps des vendanges et de l’infréquence du Sénat pour me porter brusquement ce coup.

Si j’avais écouté ma première indignation, je serais parti sur-le-champ. Mais où aller? Que devenir à l’entrée de l’hiver, sans but, sans préparatif, sans conducteur, sans voiture? À moins de laisser tout à l’abandon, mes papiers, mes effets, toutes mes affaires, il me fallait du temps pour y pourvoir, et il n’était pas dit dans l’ordre si on m’en laissait ou non. La continuité des malheurs commençait d’affaisser mon courage. Pour la première fois, je sentis ma fierté naturelle fléchir sous le joug de la nécessité et, malgré les murmures de mon cœur, il fallut m’abaisser à demander un délai. C’était à M. de Graffenried, qui m’avait envoyé l’ordre, que je m’adressai pour le faire interpréter. Sa lettre portait une très vive improbation de ce même ordre, qu’il ne m’intimait qu’avec le plus grand regret, et les témoignages de douleur et d’estime dont elle était remplie me semblaient autant d’invitations bien douces de lui parler à cœur ouvert; je le fis. Je ne doutais pas même que ma lettre ne fît ouvrir les yeux à ces hommes iniques sur leur barbarie, et que si l’on ne révoquait pas un ordre si cruel, on ne m’accordât du moins un délai raisonnable, et peut-être l’hiver entier, pour me préparer à la retraite, et pour en choisir le lieu.

En attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur ma situation, et à délibérer sur le parti que j’avais à prendre. Je vis tant de difficultés de toutes parts, le chagrin m’avait si fort affecté, et ma santé en ce moment était si mauvaise, que je me laissai tout à fait abattre, et que l’effet de mon découragement fut de m’ôter le peu de ressources qui pouvaient me rester dans l’esprit pour tirer le meilleur parti possible de ma triste situation. En quelque asile que je voulusse me réfugier, il était clair que je ne pouvais m’y soustraire à aucune des deux manières qu’on avait prises de m’expulser. L’une, en soulevant contre moi la populace par des manœuvres souterraines; l’autre, en me chassant à force ouverte, sans en dire aucune raison. Je ne pouvais donc compter sur aucune retraite assurée, à moins de l’aller chercher plus loin que mes forces et la saison ne semblaient me le permettre. Tout cela me ramenant aux idées dont je venais de m’occuper, j’osai désirer et proposer qu’on voulût plutôt disposer de moi dans une captivité perpétuelle, que de me faire errer incessamment sur la terre, en m’expulsant successivement de tous les asiles que j’aurais choisis. Deux jours après ma première lettre, j’en écrivis une seconde à M. de Graffenried, pour le prier d’en faire la proposition à Leurs Excellences. La réponse de Berne à l’une et à l’autre fut un ordre conçu dans les termes les plus formels et les plus durs de sortir de l’île et de tout le territoire médiat et immédiat de la République, dans l’espace de vingt-quatre [heures] et de n’y rentrer jamais, sous les plus grièves peines.

Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis dans de pires angoisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m’affligea le plus fut d’être forcé de renoncer au projet qui m’avait fait désirer de passer l’hiver dans l’île. Il est temps de rapporter l’anecdote fatale qui a mis le comble à mes désastres, et qui a entraîné dans ma ruine un peuple infortuné, dont les naissantes vertus promettaient déjà d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome.

J’avais parlé des Corses dans le Contrat social, comme d’un peuple neuf, le seul de l’Europe qui ne fût pas usé pour la législation, et j’avais marqué la grande espérance qu’on devait avoir d’un tel peuple, s’il avait le bonheur de trouver un sage instituteur. Mon ouvrage fut lu par quelques Corses, qui furent sensibles à la manière honorable dont je parlais d’eux, et le cas où ils se trouvaient de travailler à l’établissement de leur République fit penser à leurs chefs de me demander mes idées sur cet important ouvrage. Un M. Buttafuoco, d’une des premières familles du pays et capitaine en France dans le Royal-Italien, m’écrivit à ce sujet, et me fournit plusieurs pièces que je lui avais demandées pour me mettre au fait de l’histoire de la nation et de l’état du pays. M. Paoli m’écrivit aussi plusieurs fois, et quoique je sentisse une pareille entreprise au-dessus de mes forces, je crus ne pouvoir les refuser, pour concourir à une si grande et belle œuvre, lorsque j’aurais pris toutes les instructions dont j’avais besoin pour cela. Ce fut dans ce sens que je répondis à l’un et à l’autre, et cette correspondance continua jusqu’à mon départ.

Précisément dans le même temps, j’appris que la France envoyait des troupes en Corse, et qu’elle avait fait un traité avec les Génois. Ce traité, cet envoi de troupes m’inquiétèrent, et sans m’imaginer encore avoir aucun rapport à tout cela, je jugeais impossible et ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l’institution d’un peuple, au moment où il allait peut-être être subjugué. Je ne cachai pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui me rassura par la certitude que s’il y avait dans ce traité des choses contraires à la liberté de sa nation, un aussi bon citoyen que lui ne resterait pas, comme il faisait, au service de France. En effet, son zèle pour la législation des Corses, et ses étroites liaisons avec M. Paoli, ne pouvaient me laisser aucun soupçon sur son compte, et quand j’appris qu’il faisait de fréquents voyages à Versailles et à Fontainebleau, et qu’il avait des relations avec M. de Choiseul, je n’en conclus autre chose, sinon qu’il avait sur les véritables intentions de la cour de France des sûretés qu’il me laissait entendre, mais sur lesquelles il ne voulait pas s’expliquer ouvertement par lettres.

Tout cela me rassurait en partie. Cependant, ne comprenant rien à cet envoi de troupes françaises, ne pouvant raisonnablement penser qu’elles fussent là pour protéger la liberté des Corses, qu’ils étaient très en état de défendre seuls contre les Génois, je ne pouvais me tranquilliser parfaitement, ni me mêler tout de bon de la législation proposée, jusqu’à ce que j’eusse des preuves solides que tout cela n’était pas un jeu pour me persifler. J’aurais extrêmement désiré une entrevue avec M. Buttafuoco; c’était le vrai moyen d’en tirer les éclaircissements dont j’avais besoin. Il me la fit espérer, et je l’attendais avec la plus grande impatience. Pour lui, je ne sais s’il en avait véritablement le projet; mais quand il l’aurait eu, mes désastres m’auraient empêché d’en profiter.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
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940 s. 1 illüstrasyon
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