Kitabı oku: «Les affinités électives», sayfa 3
– Cette petite leçon de chimie, dit Charlotte, est presque l'image de la société dans laquelle nous vivons. J'y reconnais toutes les classes dont elle se compose; la noblesse et le tiers-état, le clergé et les paysans, les soldats et les bourgeois.
– Sans doute, reprit Édouard, et, s'il y a dans ce société des lois et des moeurs qui rapprochent et unissent les classes naturellement opposées les unes aux autres, il y a dans le monde chimique des médiateurs qui rapprochent et unissent les corps qui se repoussent mutuellement …
– C'est ainsi, interrompit le Capitaine, que nous unissons l'huile à l'eau par le sel alkali.
– N'allez pas si vite, Messieurs, je veux rester au pas avec vous; il me semble que nous touchons de bien près aux affinités?
– J'en conviens, Madame, et c'est l'instant de vous les faire connaître dans toute leur force. Nous appelons affinité la faculté de certaines substances, qui, dès qu'elles se rencontrent, les oblige à se saisir et à se déterminer mutuellement. Cette affinité est surtout remarquable et visible chez les acides et les alkalis qui, quoique opposés les uns aux autres, et peut-être à cause de cette opposition, se cherchent, se saisissent, se modifient et forment ensemble un corps nouveau. La chaux, par exemple, a un penchant prononcé pour tous les acides. Quand notre laboratoire de chimie sera monté nous ferons devant vous des expériences qui vous instruiront mieux que des mots, des noms et des termes techniques.
– Permettez-moi de vous faire observer, dit Charlotte, que si cette singulière faculté mérite le nom d'affinité, ce n'est pas du moins une consanguinité, mais une parenté d'esprit et d'âme. C'est ainsi qu'il peut y avoir parmi les hommes de sincères et réelles amitiés; car les qualités opposées n'empêchent pas les personnes qui les possèdent de se rapprocher et de s'aimer. J'attendrai, puisque vous le voulez, les expériences qui doivent me démontrer plus clairement les miraculeux effets de vos mystérieuses affinités. Maintenant, mon ami, continua-t-elle en s'adressant à son mari, reprends ta lecture, je l'écouterai avec plus d'intérêt qu'avant cette digression.
– Puisque tu l'as provoquée, répondit Édouard en souriant, tu ne la termineras pas si vite. Il me reste à te parler des cas les plus compliqués et qui sont les plus intéressants. C'est par eux que l'on apprend à connaître les divers degrés des affinités et leurs rapports plus ou moins puissants ou faibles, plus ou moins intimes ou éloignés. Oui, les affinités ne sont réellement intéressantes que lorsqu'elles opèrent des séparations, des divorces.
– Ces vilains mots, que l'on entend trop souvent prononcer dans le monde, figurent donc aussi dans le vocabulaire de la chimie?
– Sans doute, et cette science elle-même, lorsque la langue allemande n'avait pas encore adopté la foule de mots étrangers dont elle se sert aujourd'hui, s'appelait l'art de séparer (scheidekunst).
– On a bien fait de lui donner un autre nom, et, pour ma part, je préférerai toujours l'art d'unir à celui de séparer. Mais voyons, puisque vous le voulez, Messieurs, citez-moi un exemple de ces malheureuses affinités qui engendrent des divorces.
– Nous continuerons à cet effet, dit le Capitaine, à vous citer les exemples dont nous nous sommes déjà servis. Ce que nous appelons pierre calcaire, n'est qu'une terre calcaire plus ou moins pure et très-étroitement unie à un acide subtil que nous ne pouvons saisir que sous la forme d'air. En mettant un morceau de cette pierre dans de l'acide sulfureux liquéfié, cet acide s'empare de la chaux et se métamorphose avec elle en plâtre, tandis que l'acide subtil s'envole. Pourrait-on ne pas voir dans ce phénomène la séparation d'une ancienne union et la formation d'une union nouvelle? Nous appelons ces sortes d'affinités des affinités électives, car il y a eu choix, préférence, élection, puisqu'un ancien lien a été brisé, afin qu'un autre lien, qu'on lui a préféré, ait pu se former.
– Pardonnez-moi, dit Charlotte, mais je ne vois rien là qui ressemble à une élection, à un choix; c'est tout au plus une nécessité de la nature, ou un résultat de l'occasion qui a fait non-seulement les larrons, mais encore les amis et les amants. Quant à l'exemple que vous venez de me citer, si l'on pouvait admettre qu'il y a eu en effet un choix, ce serait au chimiste qu'il faudrait l'attribuer, puisqu'il a rapproché les corps dont il connaissait les propriétés. Qu'ils s'arrangent ces corps, ils m'intéressent fort peu, je ne plains que le pauvre acide aérien réduit à errer dans l'infini.
– Il ne tient qu'à lui, répondit vivement le Capitaine, de s'unir à l'eau et de reparaître en source minérale pour la plus grande satisfaction des malades et même de ceux qui se portent bien.
– Vous parlez comme pourrait le faire votre plâtre; il n'a rien perdu lui, puisqu'il s'est complété de nouveau; mais l'infortuné souffle, banni, qui sait ce qui pourra lui arriver avant qu'il trouve à se caser une seconde fois? Édouard se mit à rire.
– Ou je me trompe fort, dit-il à sa femme, ou tu te moques de moi. Oui, oui, j'ai deviné ta malicieuse allusion. Tu me compares à la chaux, et notre ami le Capitaine à l'acide sulfureux qui, en s'emparant de moi, sous la forme d'acide sulfurique, m'a arraché à ta douce société et métamorphosé en plâtre réfractaire. Puisque ta conscience t'accuse ainsi, mon ami, je puis être tranquille. Au reste, les apologues sont toujours amusants, et tout le monde aime à jouer avec eux. Conviens cependant que l'homme est au-dessus de toutes les substances de la nature, et que, si, en sa qualité de chimiste, il prodigue des mots qui ne devraient appartenir qu'aux relations du sang et du coeur, il faut du moins, qu'en sa qualité d'être moral, il réfléchisse parfois sur la véritable acception de ces mots. N'oublions jamais que plus d'une union intime entre deux personnes heureuses de cette union, a été brisée par l'intervention fortuite d'une troisième personne, et que cette séparation isole et désespère toujours une des deux premières.
– Les chimistes sont trop galants pour ne pas remédier à cet inconvénient, dit Édouard; car ils ont toujours à leur disposition une quatrième substance, afin que pas une ne se trouve réduite à l'isolement et au désespoir.
– Ces expériences, ajouta le Capitaine, sont les plus remarquables. Elles nous montrent les attractions, les affinités et les répulsions d'une manière palpable et dans leur action croisée, puisque deux substances unies brisent, au premier contact de deux autres substances également unies, leur ancien lien pour former un lien nouveau de deux à deux, avec les deux substances nouvellement survenues. C'est dans ce besoin d'abandonner et de fuir, de chercher et de saisir, que nous croyons reconnaître l'influence d'une destinée suprême qui, en donnant à ces substances la faculté de vouloir et de choisir, justifie complètement le mot affinité élective adopté par les chimistes.
– Citez-moi, je vous prie, un de ces cas, dit Charlotte.
– Je vous le répète, Madame, ce n'est pas par des paroles, mais par des expériences chimiques que je me propose de satisfaire votre curiosité; je ne veux pas vous effrayer par des termes techniques, mais vous éclairer par des faits. Il faut voir devant ses yeux les matières inertes en apparence, et cependant toujours prêtes à agir selon les impulsions de leurs facultés intérieures. Il faut les voir, dis-je, se chercher, s'attirer, se saisir, se dévorer, se détruire, s'anéantir et reparaître, après une nouvelle et mystérieuse alliance, sous des formes nouvelles et inattendues. C'est alors, seulement, que nous pouvons leur accorder une vie immortelle, des sens, de la raison même, car nos sens et notre raison suffisent à peine pour les observer, pour les juger.
– Je conviens, dit Édouard, que les termes techniques, lorsqu'on ne vient pas à leur secours par des objets que la vue puisse saisir, ont quelque chose de fatigant, de ridicule même. Il me semble pourtant, qu'en attendant mieux, nous pourrions donner à ma femme une idée des affinités électives, en nous servant de lettres alphabétiques à la place de substances.
– Je crains que cette manière de s'exprimer ne vous paraisse trop pédantesque, dit le Capitaine à Charlotte; je m'en servirai pourtant à cause de sa précision. Figurez-vous A si étroitement uni à B, que plus d'une expérience déjà a prouvé qu'ils étaient inséparables; supposez les mêmes rapports entre C et D, mettez les deux couples en contact, et vous verrez A s'unir à D, et C à B, sans qu'il soit possible de dire lequel a le premier abandonné l'autre, lequel a le premier cherché et formé un lien nouveau.
– Puisque nous ne pouvons pas encore voir tout cela s'opérer sous nos yeux, s'écria Édouard, tâchons, en attendant, de tirer de cette charmante formule un enseignement utile et applicable à notre position. Il est évident, ma chère Charlotte, que tu es A et que je suis B, dépendant de toi, et très-irrévocablement attaché à ta suite. Le Capitaine représente le méchant C qui m'attire assez puissamment pour nous éloigner, sous certains rapports, bien entendu. Il est donc très-juste de te procurer un D qui t'empêche de te perdre dans le vague, et ce D indispensable, c'est la pauvre petite Ottilie que tu es dans la nécessité d'appeler enfin auprès de toi.
– Ta parabole ne me paraît pas entièrement exacte, répondit Charlotte; mais je n'en sais pas moins très-bon gré à tes affinités électives, puisqu'elles ont amené entre nous une explication que je redoutais. Oui, je te l'avoue, depuis ce matin je suis décidée à faire venir Ottilie au château. Ma femme de charge m'a annoncé qu'elle allait se marier et par conséquent me quitter, voilà ce qui justifie ma résolution sous le rapport de mon intérêt personnel. Quant à l'intérêt d'Ottilie, tu vas en juger par ces papiers que je te prie de lire tout haut. Je te promets de ne pas y jeter les yeux pendant que tu les liras, mais je dois t'avertir que j'en connais le contenu.
A ces mots elle remit à son mari les deux lettres suivantes:
CHAPITRE V
LETTRE DE LA MAITRESSE DE PENSION
Pardonnez-moi, Madame, si je suis forcée d'être aujourd'hui très-concise. La distribution des prix vient d'avoir lieu, et je dois en faire connaître le résultat aux parents de toutes mes élèves. Au reste, je pourrai vous dire beaucoup en peu de mots. Mademoiselle votre fille a été toujours et en tout la première. Vous en trouverez la preuve dans les certificats ci-joints. Mademoiselle Luciane s'est chargée de vous donner elle-même les détails de cette distribution de prix, et de vous exprimer en même temps la joie que lui cause ses éclatants succès, que vous ne pouvez manquer de partager. Mon bonheur serait sans égal, si je n'étais pas forcée de me dire que bientôt on retirera de ma maison cette brillante élève à laquelle je n'ai plus rien à enseigner.
Veuillez, Madame, me continuer vos bontés, et permettez-moi de vous communiquer, sous peu, un projet concernant mademoiselle votre fille. Il paraît réunir toutes les chances de bonheur que vous pouvez souhaiter pour elle.
Le professeur qui a déjà eu l'honneur de vous parler d'Ottilie, se charge de vous rendre compte de sa position actuelle.
LETTRE DU PROFESSEUR
La maîtresse du pensionnat m'a prié de vous instruire, Madame, de tout ce qui concerne mademoiselle votre nièce, non-seulement parce qu'il lui serait pénible de vous dire ce que vous devez savoir enfin, mais parce que, sous certains rapports du moins, elle vous doit des excuses, qu'elle a préféré vous faire faire par mon organe.
Je sais, plus que tout autre, combien la bonne Ottilie est incapable de manifester publiquement ce qu'elle sait et ce qu'elle vaut; aussi ai-je tremblé pour elle à mesure que je voyais approcher la distribution des prix. Nous ne tolérons point, dans notre institution, les mille petites ruses par lesquelles on vient ailleurs au secours des jeunes personnes ignorantes ou timides; au reste, Ottilie ne s'y serait pas prêtée. En un mot, mes sinistres pressentiments se sont réalisés, la pauvre enfant n'a pas eu un seul prix! Pour l'écriture, toutes ses camarades la surpassaient; car, si ses lettres, prises isolément sont nettes et belles, l'ensemble manque de régularité et d'assurance; elle calcule avec exactitude, mais beaucoup plus lentement que ses compagnes. Des examens sur des points plus importants où elle aurait pu se distinguer, ont été supprimés faute de temps. Pour la langue française, elle s'est intimidée; tandis que d'autres, moins avancées qu'elle, parlaient, péroraient même sans se troubler. Quant à l'histoire, sa mémoire se refuse à retenir les dates et les noms; et dans la géographie, elle oublie toujours les classifications politiques. En musique, elle ne conçoit que des mélodies touchantes et modestes que l'on n'a pas jugées dignes de faire entendre. Je suis persuadé qu'elle aurait emporté, du moins, le prix de dessin, car ses lignes sont correctes et pures, et son exécution soignée et spirituelle, mais elle avait entrepris un travail trop grand; il ne lui a pas été possible de le terminer.
Lorsqu'avant de distribuer les prix les examinateurs consultèrent les professeurs, je vis avec chagrin que l'on ne me parlait point d'Ottilie. J'espérais qu'un exposé fidèle de son caractère lui rendrait ses juges favorables, et je m'exprimai avec d'autant plus de chaleur, que je pensais en effet tout ce que je disais, et que dans ma première jeunesse je m'étais trouvé dans le même cas que mon intéressante protégée. On m'écouta avec attention, puis le chef des examinateurs me dit d'un air bienveillant, mais très-décidé:
«Les dispositions sont sous-entendues, et l'on ne peut les admettre que lorsqu'elles s'annoncent par l'habileté. C'est vers ce but que tendent et doivent tendre sans cesse les instituteurs, les parents et les élevés eux-mêmes. Le devoir des examinateurs se borne à juger jusqu'à quel point les professeurs et les élèves suivent cette route. Ce que vous venez de nous apprendre sur la jeune personne si mal partagée aujourd'hui, nous fait bien augurer de son avenir, et nous vous félicitons sincèrement du soin que vous mettez à saisir les dispositions les plus cachées de vos élèves. Tâchez que l'année prochaine, celles de votre protégée puissent être visibles pour nous, et notre suffrage ne lui manquera pas.»
Après cette espèce de réprimande, je ne pouvais plus espérer devoir prononcer le nom d'Ottilie à la distribution des prix, mais je ne croyais pas que cet échec dût avoir des résultats aussi fâcheux pour elle.
La maîtresse du pensionnat, qui, semblable à une bonne bergère, veut que chacun de ses agneaux ait sa parure spéciale, n'eut pas la force de cacher son dépit, lorsqu'après le départ des examinateurs elle vit Ottilie regarder tranquillement par la fenêtre, tandis que ses camarades se félicitaient mutuellement des prix qu'elles avaient obtenus.
Au nom du Ciel, lui dit-elle, apprenez-moi comment on peut avoir l'air si bête, quand on ne l'est pas.
– Pardonnez-moi, chère mère, répondit tranquillement Ottilie, j'ai en ce moment mon mal de tête, et même plus fort que jamais.
– Il est fâcheux que cela ne se voie pas, car on n'est pas obligé de vous croire sur parole, s'écria avec emportement cette femme que j'ai toujours vue si bonne et si compatissante; puis elle s'éloigna avec dépit.
Malheureusement il est impossible en effet de s'apercevoir des souffrances d'Ottilie; ses traits ne subissent aucune altération, on ne la voit pas même porter, parfois, la main sur le côté de la tète où elle souffre.
Ce n'est pas tout encore. Mademoiselle votre fille, naturellement vive et pétulante, exaltée par le sentiment de son triomphe, était ce jour-là d'une gaîté folle; sautant et courant à travers la maison, elle montrait ses prix à tout venant, et finit par les passer assez rudement sous les yeux d'Ottilie.
– Tu as bien mal dirigé ton char aujourd'hui, lui dit-elle d'un air moqueur.
Sa cousine lui répondit avec calme que ce n'était pas la dernière distribution des prix.
– Et que t'importe! tu n'en seras pas moins toujours la dernière, s'écria votre trop heureuse fille en s'éloignant d'un bond.
Tout autre que moi aurait pu croire qu'Ottilie était parfaitement indifférente, mais le sentiment vif et pénible contre lequel elle luttait se trahit à mes yeux par la couleur inégale de son visage. Je remarquai que sa joue droite venait de pâlir et que la gauche s'était couverte d'un vif incarnat. Je tirai la maîtresse du pensionnat à l'écart et je lui communiquai mes craintes sur l'état de cette jeune fille qu'elle avait si cruellement blessée. Elle reconnut la faute qu'elle avait commise, et nous convînmes ensemble que je vous prierais, en son nom, de rappeler Ottilie près de vous, pour quelque temps du moins, car mademoiselle votre fille ne tardera pas à nous quitter. Alors tout sera oublié, et votre intéressante nièce pourra, sans inconvénient, revenir dans notre maison où elle sera traitée avec tous les égards qu'elle mérite.
Permettez-moi maintenant, Madame, de vous donner un avis important. Je n'ai jamais entendu Ottilie exprimer un désir et encore moins formuler une prière pour obtenir quelque chose, mais parfois il lui arrive de refuser de faire ce qu'on lui demande; alors elle accompagne ce refus d'un geste irrésistible dès qu'on en comprend la portée. Ses deux mains jointes, qu'elle élève d'abord vers le ciel, se rapprochent insensiblement de sa poitrine, tandis que son corps se penche en avant et que son regard prend une expression si suppliante que l'esprit le plus indifférent, le coeur le plus insensible devrait comprendre que ce qu'on lui a demandé, n'importe à quel titre, lui est en effet impossible. Si jamais vous la voyez ainsi devant vous, ce qui n'est pas présumable, oh! alors, Madame, souvenez-vous de moi et ménagez la pauvre Ottilie.
* * * * *
Pendant cette lecture Édouard avait souri malignement; parfois même il avait hoché la tête d'un air de doute, et s'était interrompu pour faire des observations ironiques.
– En voilà assez! s'écria-t-il enfin, tout est décidé, ma chère Charlotte, tu vas avoir une aimable compagne. Cela m'enhardit à te communiquer mon projet. Écoute-moi bien: Le Capitaine a besoin que je le seconde dans ses travaux, et je désire m'établir dans l'aile gauche qu'il habite, afin de pouvoir lui consacrer les premières heures de la matinée et les dernières de la soirée qui sont les plus favorables au travail. Cet arrangement te procurera en même temps l'avantage de pouvoir installer ta nièce commodément auprès de toi.
Charlotte ne s'opposa point à ce désir, et le Baron peignit avec feu la vie délicieuse qu'ils allaient mener désormais.
– Sais-tu bien, ma chère Charlotte, dit-il en s'interrompant tout à coup, que c'est bien aimable de la part de ta nièce d'avoir mal précisément au côté gauche de la tête, car je souffre fort souvent du côté droit. Si nos accès nous prennent quelquefois en même temps, je m'appuierai sur le coude droit, elle sur le coude gauche, et nos têtes suivront chacune une direction opposée. Te fais-tu une juste idée de la suave harmonie d'un pareil tableau?
Le Capitaine assura en riant que cette opposition apparente pourrait finir par un rapprochement dangereux.
– Ne songe qu'à toi, mon cher ami, s'écria gaiement Édouard, oui, oui, surveille-toi de près, garde-toi du D; que deviendrait le B, si on lui arrachait son C?
– Il me semble, dit Charlotte, que sa position ne serait ni embarrassante ni malheureuse.
– C'est juste, répondit Édouard, il reviendrait tout entier à son A chéri.
Et se levant vivement, il pressa sa femme dans ses bras.
CHAPITRE VI
La voiture qui ramenait Ottilie venait d'entrer dans la cour du château, et Charlotte s'empressa d'aller recevoir l'aimable enfant qui se prosterna devant elle et enlaça ses genoux.
– Pourquoi t'humilier ainsi? dit Charlotte en la relevant d'un air embarrassé.
– Je n'ai pas l'intention de m'humilier, répondit Ottilie, sans changer de position; mais j'aime à me rappeler le temps où ma tête s'élevait à peine à vos genoux, car alors déjà j'étais sûre de votre tendresse maternelle.
Charlotte l'attira sur son coeur, puis elle la présenta à son mari et au Capitaine qui la reçurent avec une politesse affectueuse. Elle était belle, et la beauté trouve toujours et partout un accueil favorable.
Ottilie écouta attentivement, mais elle ne prit aucune part à la conversation.
Le lendemain matin Édouard dit à sa femme:
– Ta nièce est très-aimable et sa conversation est fort amusante.
– Fort amusante? mais elle n'a pas ouvert la bouche, répondit
Charlotte en riant.
– C'est singulier! murmura le Baron, comme s'il cherchait à recueillir ses souvenirs.
Quelques indications générales sur les habitudes et les allures de la maison, suffirent à Ottilie pour la mettre bientôt à même de la diriger sans le secours de sa tante. Saisissant avec un tact merveilleux ce qui pouvait être agréable à chacun, elle donnait des ordres sans avoir l'air de commander; on lui obéissait avec plaisir, et lorsqu'elle s'apercevait d'un oubli ou d'une négligence, elle y remédiait sans gronder et en faisant elle-même ce qu'elle avait ordonné de faire.
Ses fonctions de ménagère lui laissant beaucoup d'heures de loisir, elle pria sa tante de lui aider à les employer à la continuation des études qui, au pensionnat, occupaient toutes ses journées. Elle travaillait avec ordre, et de manière à confirmer tout ce que le professeur avait dit de ses facultés intellectuelles. Pour donner plus d'assurance à sa main, Charlotte lui glissait des plumes déjà fatiguées, mais la jeune fille les retaillait aussitôt pour les rendre dures et pointues.
Les dames étaient convenues de ne parler entre elles qu'en français; c'était un moyen d'exercer Ottilie en cette langue qui semblait avoir le pouvoir de la rendre plus communicative, parce qu'en employant cet idiome, elle accomplissait le devoir qu'on lui avait imposé de se le rendre plus familier par la pratique. Quand elle s'en servait, elle disait souvent plus qu'elle n'en avait l'intention. Le tableau spirituel, quoique toujours bienveillant, qu'elle faisait de la vie et des intrigues du pensionnat, amusa beaucoup Charlotte; et la bonté qui dominait dans tous ses récits et que sa conduite justifiait, lui prouva que bientôt cette jeune fille serait pour elle une amie aussi sûre que fidèle.
Voulant comparer les rapports du professeur et de la sous-maîtresse sur Ottilie avec ce que cette enfant disait et faisait sous ses yeux, Charlotte relisait souvent ces rapports. Selon ses principes, on ne pouvait jamais apprendre trop tôt à connaître le caractère des personnes avec lesquelles on devait vivre, parce que c'est le seul moyen de savoir ce que l'on peut craindre ou espérer de leur part; quels travers il faut se résigner à pardonner, et de quels défauts il est possible de les corriger. Cet examen ne lui apprit rien de nouveau; mais ce qu'elle savait sur son compte lui devint plus clair et elle y attacha plus d'importance. Ce fut ainsi que la trop grande sobriété de cette enfant lui donna des inquiétudes sérieuses.
S'occupant avant tout de la toilette de sa nièce, Charlotte exigea qu'elle mît plus d'élégance et de richesse dans sa mise.
A peine lui eut-elle exprimé ce désir, que la jeune fille tailla elle-même les belles étoffes qu'elle avait refusé d'employer au pensionnat, et elle leur donna les formes les plus gracieuses et les plus variées. Ces vêtements à la mode rehaussaient les charmes de sa personne. Les grâces naturelles embellissent les costumes les plus simples; mais lorsqu'une femme douée de ces grâces y ajoute des parures bien choisies et souvent renouvelées, ces séduisantes qualités semblent se multiplier et varier sous nos yeux.
Cette innocente coquetterie qui n'était chez Ottilie que l'effet de l'obéissance, lui valut l'attention spéciale d'Édouard et du Capitaine; tous deux éprouvaient en la regardant un plaisir doux et bienfaisant. Si, par sa magnifique couleur, l'émeraude réjouit la vue et exerce sur cet organe une influence salutaire, pourquoi la beauté de la forme humaine n'agirait-elle pas en même temps et avec une puissance irrésistible sur tous nos sens et même sur nos facultés morales? La simple contemplation de cette beauté ne suffit-elle pas pour nous faire croire que nous sommes à l'abri de tout mal, et pour nous mettre en harmonie avec l'univers et avec nous-même?
Le séjour d'Ottilie au château y amena plus d'un changement favorable pour tous. Les deux amis ne se faisaient plus attendre pour les heures des repas ou des promenades; ils se montraient, surtout, beaucoup moins empressés à quitter la table, et ne parlaient jamais que de choses qui pouvaient intéresser ou amuser la jeune fille. Ce désir de lui être agréable se révélait aussi dans le choix des lectures qu'ils faisaient à haute voix; ils poussaient même l'attention jusqu'à suspendre ces lectures, dès qu'elle s'éloignait, et ils ne les reprenaient que lorsqu'elle rentrait au salon.
Ce changement n'avait point échappé à Charlotte: aussi désirait-elle savoir lequel des deux hommes l'avait principalement amené, et se mit-elle à les observer avec une attention scrupuleuse; mais elle ne découvrit rien, sinon que tous deux étaient devenus plus sociables, plus doux et plus communicatifs.
Ottilie avait appris à connaître les habitudes et même les manies et les caprices de chacune des personnes au milieu desquelles elle vivait. Devinant mieux qu'elles-mêmes ce qui pouvait leur être agréable, elle accomplissait leurs souhaits sans leur donner le temps de les exprimer; un mot, un geste, un regard suffisait pour la guider. Cette persévérance active resta cependant toujours calme et tranquille. Le service le plus régulier se faisait par ses ordres, et souvent par elle-même, sans aucune apparence d'empressement ou d'inquiétude. Sa démarche était si légère, qu'on ne l'entendait ni s'en aller, ni revenir; et ses allures, quoique toujours paisibles, étaient si gracieuses, que nos amis se sentaient heureux en la voyant se mouvoir sans cesse pour prévenir leurs désirs. Cette obligeance infatigable, ces attentions permanentes devaient nécessairement plaire à Charlotte, ce qui ne l'empêcha pas de remarquer que, sur un point du moins, sa jeune parente poussait la prévenance trop loin, et elle lui en fit l'observation.
– C'est sans doute une attention fort aimable, lui dit-elle, que de se baisser à l'instant pour relever un objet qu'une personne placée près de nous a laissé tomber par mégarde; mais, dans la bonne société, cette attention est soumise à certaines règles de bienséance qu'il faut respecter. Tu es si jeune encore que tu peux, sans inconvénient, rendre à toutes les femmes ce petit service que l'on doit toujours aux personnes âgées ou d'un rang élevé. Envers ses pareils, il est une gracieuse politesse; envers ses inférieurs, il devient une preuve de bonté et d'humanité; mais il est une inconvenance de la part d'une femme envers des hommes encore jeunes, quel que soit leur rang.
– Je ferai tout mon possible pour ne plus m'en rendre coupable, répondit Ottilie. Permettez-moi cependant de mériter à l'instant même votre pardon de cette mauvaise habitude, en vous racontant comment je l'ai contractée:
J'ai retenu fort peu de choses du cours d'histoire qu'on m'a fait faire au pensionnat, parce que je ne concevais pas à quoi cette science pouvait m'être utile; les faits isolés, seuls, sont restés dans ma mémoire et je vais vous en citer un:
Lorsque Charles Ier, roi d'Angleterre, se trouva devant ses prétendus juges, la pomme d'or de la canne qu'il tenait à la main se détacha et tomba par terre. Accoutumé à voir, en pareille circonstance, tout le monde s'empresser autour de lui, il regarda avec une surprise douloureuse les hommes au milieu desquels il se trouvait en ce moment, et dont pas un ne songea à relever cette pomme. Il fut obligé delà ramasser lui-même.
Je ne sais si j'ai eu tort ou raison: mais cette anecdote m'a si fortement impressionnée, la position de ce roi m'a paru si cruelle, qu'il m'est presque impossible de voir tomber quelque chose sans le relever à l'instant. Cependant, puisque cela n'est pas toujours convenable, je me surveillerai désormais; car, ajouta-t-elle en souriant, je ne pourrais pas expliquer ma conduite à tout le monde, comme je viens de le faire avec vous, en racontant mon anecdote.
Le Baron et le Capitaine continuèrent à s'occuper de la réalisation de leurs projets de réforme et d'embellissement; et souvent des circonstances imprévues leur en suggérèrent de nouveaux.
Un jour qu'ils traversaient le village, ils ne purent s'empêcher de remarquer qu'il offrait un contraste aussi frappant que désagréable avec les jolis villages suisses dont ils avaient souvent admiré ensemble l'aspect riant et propre. Le Capitaine fit observer à son ami, que l'ordre et la propreté résultent naturellement de la nécessité d'utiliser un espace étroit.
– Tu n'as sans doute pas oublié, continua-t-il, que pendant notre tournée en Suisse, tu t'es promis d'établir, dans tes domaines, des hameaux semblables à ceux que tu y avais remarqués. Cette ressemblance ne devait pas consister dans la construction, mais dans l'ordre et la propreté qui règnent dans les chalets?
– Je m'en souviens fort bien, répondit Édouard, et je crois qu'il serait facile de réaliser cette intention. La montagne qui porte le château descend en angle saillant jusqu'au village, et ce village forme un demi-cercle assez régulier, à travers lequel serpente le ruisseau. Malheureusement chaque pluie d'orage fait sortir ce ruisseau de son lit; nos paysans se défendent contre ces petites inondations chacun à sa façon; loin de s'aider mutuellement, ils prennent à tâche de se contrarier et de se nuire. Nous venons de nous convaincre par nous-mêmes des inconvénients qui résultent de ce défaut d'harmonie. Presque à chaque maison, nous sommes forcés de descendre ou de monter brusquement; et s'il était tombé de l'eau cette nuit, nous marcherions tantôt sur des amas de grosses pierres, tantôt sur des poutres entassées ou sur des planches vacillantes, et souvent même dans des mares bourbeuses. Si ces gens-là voulaient me seconder, il serait facile d'enfermer le ruisseau dans un lit muré, d'unir la route et d'élever des trottoirs de chaque côté des maisons; par là nous ferions disparaître la foule de petits inconvénients qui empoisonnent leur vie, et donnent à leurs habitations et à l'ensemble du village un air de malpropreté et de confusion qui attriste.