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Kitabı oku: «Les illusions musicales et la vérité sur l'expression», sayfa 4

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Weber a écrit sa Dernière Pensée quelques instants avant sa mort. Il veut rendre dans ce morceau la douleur profonde que tout homme éprouve au moment du trépas, quelles que soient d'ailleurs les causes qui l'occasionnent. D'abord, les accords liés à une seule note et qui se répètent dans la première reprise, peignent l'âme du mourant, ses sanglots, ses plaintes; quelques-uns vont même en crescendo pour faire voir un surcroît de douleur. En entendant jouer cette première reprise, on voit aisément la douleur profonde, mais on ne peut reconnaître celle d'un mourant. Remarquons l'ingénieux moyen que Weber emploie pour faire voir cela. Dans sa seconde reprise, la scène est déchirante; des notes basses font entendre au loin le son funèbre de la cloche des morts; les inflexions de sons, les dissonances sont mises en jeu pour faire ressortir la confusion, l'épouvante qui règne autour de lui. La troisième reprise change de ton; la mélodie est suave, elle est faite pour montrer les voix célestes qui appellent ce grand homme dans les cieux, pour lui donner la palme de la gloire et de l'immortalité.

Voici enfin le programme de la Marche funèbre d'une marionnette; M. Gounod avait écrit ce morceau d'abord pour le piano, puis il l'a arrangé pour orchestre et intercalé dans le ballet de Jeanne d'Arc, drame de M. Jules Barbier. Il est inutile de dire que M. Gounod n'a aucune part dans le programme postiche.

Un long gémissement poussé par les violons et un coup de tamtam annoncent le trépas de l'infortunée marionnette. La clarinette, la voix pleine de larmes, raconte aux bassons désespérés les malheurs qui ont conduit au tombeau ce petit être si dur et si fragile. Les violons, qui les entendent, s'attendrissent, pleurent, et le cortège éploré s'achemine vers le funèbre convoi. Un triangle malencontreux, voyant quelques marionnettes suivre le convoi d'un pas quelque peu délibéré, s'avise de leur parler d'un ton aigre; aussitôt, voilà les sœurs de la morte qui tressaillent et se trémoussent de la manière la plus irrévérencieuse, au point que Polichinelle, le grand moraliste, arrive près de ces petites personnes sans cervelle, et, après avoir esquissé deux ou trois grands écarts, de sa voix la plus nasillarde, il leur crie: Vergogna, vergogna! Aussitôt, la décence reparaît, et la clarinette, qui avait mis une sourdine à ses gémissements, recommence à pleurer l'oraison funèbre; violons, violoncelles, bassons, etc., l'écoutent et joignent leurs regrets aux siens, puis ils s'éloignent. Murmures confus.

Quand je vous disais qu'il suffit d'avoir un peu d'imagination!

V
LA COULEUR LOCALE

On appelle couleur locale la propriété attribuée à la musique de se conformer au temps et au pays auxquels se rapporte le sujet d'une œuvre vocale ou instrumentale. On croit même, parfois, montrer une grande sagacité en disant qu'il y a de la couleur locale ou qu'il n'y en a pas dans tel ou tel ouvrage. Fétis (Biographie universelle des musiciens) en a découvert dans Linda di Chamounix de Donizetti. Certes, ce compositeur écrivait toujours sa musique de la même façon, sans se préoccuper du temps et du lieu où se passait l'action; il lui était fort indifférent que Linda fût Savoyarde et Lucie Ecossaise.

Si donc, il avait fait de la couleur locale, il serait dans le cas du Bourgeois gentilhomme; mais il n'en a pas fait. Lesueur, un des fondateurs du Conservatoire de musique de Paris, s'était persuadé qu'il avait retrouvé la musique des anciens Grecs et des Hébreux; la partition de son opéra biblique: la Mort d'Adam, est remplie d'annotations sur ce sujet; lui seul pouvait se faire illusion; il annonçait même la publication d'une dissertation sur la musique antique, dissertation qui n'a pas paru, sans qu'il y ait lieu de nous en affliger.

A propos de la marche religieuse du premier acte d'Alceste de Gluck, Berlioz dit: «Ici Gluck a fait de la couleur locale, s'il en fût jamais; c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans toute sa majestueuse et belle simplicité. Écoutez ce morceau instrumental sur lequel entre le cortège; entendez cette mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rythme à peine sensible des basses dont les mouvements ondulés se dérobent sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le grave, à ces enlacements des deux parties de violon dialoguant le chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le sens antique du mot, que cette marche religieuse. L'instrumentation en est simple, mais exquise; il n'y a que les instruments à cordes et deux instruments à vent. Et là, comme en maint autre passage de ses œuvres, se décèle l'instinct de l'auteur: il a trouvé précisément les timbres qu'il fallait. Mettez deux hautbois à la place des flûtes, et vous gâterez tout.» Sans doute; mais on peut faire la même observation partout. A y regarder de près, Berlioz n'a pas vu de couleur locale proprement dite dans la marche d'Alceste. Il n'aurait certes pas soutenu qu'on voit par la musique que l'action se passe dans l'antiquité et chez les Grecs.

Il y a vu seulement un caractère ou une expression convenant à l'action scénique; encore peut-on dire que la marche a une expression charmante de calme et de douceur pastorale, sans indiquer aucunement qu'elle accompagne une entrée de prêtres et de prêtresses. Dans le fait, Berlioz n'était pas grand partisan de la couleur locale. J'ai dit quel est son rôle dans la musique descriptive; je lui dois, comme simple justice, de citer le passage suivant de son étude sur Alceste: «L'expression musicale reproduira bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement; elle établira une différence saillante entre la joie d'un peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des passions. Empruntant ensuite aux différents peuples le style musical qui leur est propre, il est bien évident qu'elle pourra faire distinguer la sérénade d'un brigand des Abruzzes de celle d'un chasseur tyrolien ou écossais, la marche nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques de celle d'une troupe de marchands de bœufs revenant de la foire; elle pourra mettre l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque en opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour combler les lacunes que ses moyens d'expression laissent dans une œuvre qui s'adresse en même temps à l'esprit et à l'imagination5

Dans tout ce passage, la couleur locale n'apparaît que par les emprunts faits au «style musical propre aux différents peuples»; c'est en effet le seul moyen spécieux par lequel on a pu prétendre faire de la couleur locale; nous allons voir ce qu'il vaut.

La différence entre une marche nocturne de pèlerins «aux habitudes mystiques» et celle de marchands de bœufs revenant de la foire ne constitue pas de la couleur locale; elle résulte simplement de la différence de caractère et de sentiments entre les deux espèces de personnages; mais la musique n'indique pas que les premiers sont des pèlerins et que les seconds sont des marchands de bœufs ou d'autres bêtes domestiques. Quant aux habitudes mystiques des pèlerins, elles ne peuvent pas davantage être rendues; je défie qui que ce soit d'en trouver une trace dans la marche d'Harold en Italie; car c'est à cette symphonie que songeait Berlioz, comme il y songeait aussi en disant qu'en empruntant aux différents peuples le style musical qui leur est propre, on peut faire distinguer la sérénade d'un brigand des Abruzzes de celle d'un chasseur tyrolien ou écossais. La sérénade d'Harold n'est pas celle d'un brigand, mais simplement d'un montagnard; et quand même ce serait celle d'un brigand, je ne vois pas trop comment Berlioz aurait marqué la différence. Le proverbe dit qu'on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, et un brigand donnant une sérénade à sa maîtresse ne doit pas plus y mettre du vinaigre que n'en mettrait le premier paysan venu.

Voyons maintenant comment s'y est pris Berlioz pour marquer que son montagnard est Italien. Dans la ritournelle il a imité la musique des pifferari; c'est tout, car dans la mélodie qui vient ensuite, rien n'indique qu'elle est autre chose qu'une simple mélodie de Berlioz; tout au plus peut-on y trouver un certain caractère pastoral. Il serait plus difficile d'indiquer que le donneur de sérénade est Écossais; pour en faire un Tyrolien, on n'aurait qu'une seule ressource: ce serait de lui faire chanter une mélodie du genre répandu surtout dans le Tyrol et la Styrie, quoiqu'on le rencontre aussi ailleurs, et dont le nom formé par onomatopée est: Iodler. Toute personne, d'ailleurs, ayant les deux registres de voix de poitrine et de fausset peut aisément arriver à iodlen aussi bien qu'un Tyrolien.

En suivant toujours le même système, on caractérisera un Espagnol ou une Espagnole (la musique ne distingue pas les sexes) par une jota, un boléro ou une cachucha; pour un Allemand, c'est plus difficile, car tout le monde fait aujourd'hui des valses; il faudrait quelque chanson populaire bien tudesque; si elle était un peu banale, cela n'en vaudrait que mieux. On ne peut pas non plus caractériser un habitant de la Bohême par une polka; une czardas peut servir de signalement à un Hongrois, à condition que l'on sache que c'est une danse hongroise.

Il en est des polonaises comme des valses et des polkas; même observation pour les mazurkas et les redowas; en devenant cosmopolites, elles ont perdu leur caractère national. Et comment donnera-t-on le signalement musical d'un Français? Apparemment par un air de galop ou de quadrille, bien sautillant surtout et spirituel si c'est possible; le sautillement est indispensable pour marquer la légèreté attribuée au caractère français.

Pour faire de la musique orientale, on imite des rythmes et des formes mélodiques usités chez les Arabes; mais il faut savoir qu'ils sont orientaux: ces moyens sont d'ailleurs extrêmement restreints, et au fond, ne constituent même pas une marque distinctive.

Ce n'est pas tout. Lorsqu'il ne s'agit pas d'un seul morceau, mais d'un grand ouvrage, d'un opéra par exemple, comment indiquera-t-on en musique que l'action se passe dans l'antiquité, au moyen âge ou sous Napoléon Ier; que les personnages sont français, allemands, italiens ou chinois? On ne peut pas toujours faire des airs de quadrille, des boléros, des tarentelles, des tyroliennes, etc. On ne peut pas non plus aller loin avec la gamme chinoise de cinq notes, sans demi-ton; quand même elle appartiendrait exclusivement aux habitants du Céleste-Empire, elle ne caractériserait pas plus un bourgeois ou un mandarin de Pékin que ne le fait la forme de son nez. Quand l'action se passe en Italie, entre des Italiens, faut-il faire de la musique italienne? A cet effet, les pifferari et les chansons populaires seront très insuffisants; faut-il imiter Cimarosa, Rossini, Donizetti ou Verdi? Lors même qu'on le ferait, on ne produirait pas toujours de la musique italienne, car on peut aisément rencontrer chez ces compositeurs des motifs de valse ou de quadrille. C'est bien pis quand une action théâtrale passe d'un pays à un autre, et lorsque les personnages n'appartiennent pas tous à une même nation, comme, par exemple, dans l'Africaine.

Il est inutile d'insister davantage pour montrer que, logiquement, la recherche de la prétendue couleur locale ne conduirait qu'à d'absurdes pastiches et à de ridicules mosaïques. Il faut une unité de style, dans une œuvre de musique comme dans une œuvre de peinture. Glisser au milieu d'un ouvrage un motif de chanson populaire est un procédé fort usité, j'en conviens; mais au point de vue sérieux de l'art, c'est un manque contre l'unité, à moins que le motif ne s'accorde avec le style de l'œuvre entière.

Au temps où tous les moyens semblaient bons pour écraser Tannhœuser, on reprochait à R. Wagner d'avoir mis dans un chant de berger une modulation de sol majeur en si majeur très régulièrement amenée, mais qui, disait-on, n'est jamais venue à l'esprit d'aucun berger. Il n'est pas davantage venu à l'esprit d'un montagnard des Abruzzes de moduler, comme l'a fait Berlioz dans la sérénade dont j'ai parlé.

Pour achever de nous édifier, passons en revue quelques-uns des ouvrages où l'on a prétendu trouver de la couleur locale: ce sont des opéras, quoique la musique théâtrale soit peut-être la moins apte à en donner. Nous n'en demanderons pas à Mozart, qui ne s'en préoccupait pas plus dans Don Juan et la Flûte enchantée que dans les Noces de Figaro et la Clémence de Titus. Ne soyons pas plus exigeants pour Gluck. Weber, dans le Freischütz, a imité les mélodies populaires allemandes; mais si les personnages de cet opéra sont allemands (le diable excepté, qui est de toutes les nations), ils ne le sont pas du tout dans Obéron. Dans Préciosa, Weber a employé des motifs de danse espagnols; mais il faut savoir qu'ils sont espagnols. Pour le reste, il ne s'est pas préoccupé de couleur locale, non plus que dans Euryanthe; c'est toujours de la musique de Weber, avec le caractère personnel du maître, fort heureusement. L'école de Weber n'a pas plus fait de couleur locale que n'en a fait l'école de Gluck; Marschner, Lindpaintner, R. Wagner ne s'en sont pas plus souciés que Salieri, Sacchini, Cherubini, Méhul et Spontini. Je pense que Lesueur seul a fait exception. Quant aux auteurs d'opéras-comiques, Duni, Philidor, Grétry, Monsigny, Dalayrac, on ne leur a pas demandé de couleur locale, non plus qu'à Nicolo et à Boieldieu. Je ne parle pas de l'école moderne d'Auber, d'Adam et d'Hérold; celle-là se moque de la couleur locale, et ce n'est pas son plus grand tort.

On chercherait vainement le mot: couleur locale dans les écrits de Rousseau et de Grétry; en ce temps on se préoccupait de démontrer l'art expressif de la musique, sa faculté de toucher et d'émouvoir les auditeurs. Un écrivain nommé Lefébure a publié, en 1789, un volume intitulé: Bévues, erreurs et méprises de différents auteurs célèbres en matières musicales. Il proteste contre les gens qui ne voient dans la musique que le plaisir de l'oreille; il parle même d'un ouvrage où cette erreur s'étale tout au long, mais il ne s'occupe pas plus de couleur locale qu'on n'y songeait au temps de Lully et de Rameau. Il y a donc lieu de croire que cette ineptie est d'invention moderne. Aussi est-ce dans les œuvres de Rossini et de Meyerbeer surtout qu'on prétend l'avoir trouvée.

Je dois seulement faire une réserve pour Grétry. Grâce à sa fatuité peu déguisée, l'auteur des Mémoires sur SA musique, comme on les a appelés, a prétendu, sur ses vieux jours, avoir fait de la couleur locale, et même mieux que cela. En parlant de son opéra Sylvain, il dit: «Les gens instruits remarquèrent que les chants des deux époux, Sylvain et Hélène, portaient un caractère de tendresse moins passionnée que celle des amants que l'hymen n'a point encore unis. Ces nuances sont délicates; elles existent cependant; c'est surtout dans le duo Dans le sein d'un père que j'ai cherché à nuancer le sentiment de l'amour avec, si j'ose le dire, la sainteté du nœud qui unit les époux.»

Après ce raffinement merveilleux, on ne sera pas surpris de voir Grétry raconter ce qui suit: «J'étais à Lyon lorsque je fis la musique de Guillaume Tell; je priai le colonel d'un régiment suisse, qui était en garnison dans cette ville, de me faire dîner avec les officiers de son corps. Au dessert, je dis à ces messieurs qu'ayant à mettre en musique le poème de Guillaume Tell, leur ancien compatriote, je les priais de chanter les airs de ce temps et les airs des montagnes de la Suisse qui avaient le plus de caractère; j'en entendis plusieurs, et sans en rien copier, que je sache, ma tête se monta sans doute au ton convenable, car les Suisses et les musiciens en général aiment le ton montagnard qui règne dans cette production musicale.»

Grétry ne paraît pas avoir eu une grande instruction, et les questions d'esthétique étaient peu avancées, quoiqu'on eût beaucoup parlé et écrit à propos de la guerre des lullistes et des ramistes, des gluckistes et des piccinistes. Grétry avait d'ailleurs sa fatuité, qu'on lui pardonne en faveur de son grand talent. Il était convaincu que personne n'avait réussi comme lui à transformer la déclamation en «mélodie délicieuse». Gluck, pour lui, n'avait fait que de la déclamation; quant à Mozart, il ne le nomme pas une seule fois dans les trois volumes de ses Mémoires. Il acceptait avec une naïve confiance tout ce qui flattait son amour-propre.

Il avait cherché pendant cinq heures de la nuit à faire la romance «une fièvre brûlante» dans le vieux style. Il était persuadé d'avoir réussi, d'autant plus qu'on le lui assurait; nous y voyons aujourd'hui un morceau heureux, et nous nous demandons ce qui peut le faire paraître vieux. Sont-ce les fautes de prosodie? On en a fait de tout temps. Au XIXe siècle, on en a fait de propos délibéré, et plus que jamais.

Sont-ce les petites syncopes? Ce ne sont pas de vraies syncopes; elles en imitent l'effet, si l'on admet que dans la mesure à trois temps le dernier temps est un peu moins faible que le deuxième; voyez la sixième mesure et les deux mesures avant la dernière. C'est bien peu; la mélodie n'embrasse que l'intervalle d'une quinte, comme une foule de mélodies populaires. Selon Grétry, l'ouverture indique assez bien que l'action n'est pas moderne; les personnages nobles prennent à leur tour un ton moins suranné, parce que les mœurs des villes n'arrivent que plus tard dans les campagnes. L'air «O Richard, ô mon roi» est dans le style moderne, parce qu'il est aisé de croire que le poète Blondel anticipait sur son siècle, par le goût et les connaissances. Aujourd'hui, l'air nous paraît seulement assez terne, parce qu'il est pauvre d'harmonie et tourne toujours sur une même formule de cadence; la romance nous paraît plus neuve que cet air.

C'est une tentative d'autant plus vaine de vouloir faire de la musique rétrospective, que l'art ne caractérise jamais le temps auquel il répond. On peut le prétendre jusqu'à un certain point pour l'architecture, parce qu'on sait de quelles époques sont les différents styles; mais c'est tout.

La musique d'aujourd'hui ne caractérise pas plus le XIXe siècle, que la musique d'il y a cent ans ne caractérisait la Révolution française.

La France n'a pas eu le privilège des divagations sur la couleur locale. En Allemagne, les critiques ont découvert dans les opéras de Meyerbeer «la musique historique», dont R. Wagner se moque à bon droit dans Opéra et Drame. En Italie aussi, il y a une quarantaine d'années, on a beaucoup discuté sur la couleur locale des Huguenots; le fait est attesté dans une bonne dissertation sur la couleur locale, insérée dans les mémoires de l'Académie royale de musique de Florence; l'auteur en est Casamorata, mort en 1881, et qui fut président de l'Académie et directeur du Conservatoire. Un des compositeurs italiens les plus féconds, Giovanni Pacini, a voulu marcher sur les traces de Lesueur; il raconte dans ses Mémoires que, pour écrire son opéra Sapho, il commença par lire soigneusement tous les ouvrages sur la musique antique des Grecs, afin de donner à sa partition la couleur convenable. En Italie, Sapho, représenté pour la première fois en 1840, à Naples, a passé pour son chef-d'œuvre; en France, cet opéra n'a eu qu'une seule et malheureuse représentation (1866). Inutile de dire que la musique n'est pas plus antique que celle de Poliuto de Donizetti.

Du moment où l'on trouvait de la couleur locale dans les Huguenots, on devait en découvrir aussi dans Guillaume Tell. Je n'ose dire qu'on n'en ait pas vu aussi dans la Muette de Portici. Azevedo, dans son admiration sans mélange pour Rossini, en a même trouvé dans Sémiramis; il parle des rythmes «si originaux et si empreints de couleur orientale des chœurs du peuple assyrien»; un peu plus loin il dit: «Le compositeur avait prodigué une abondance incroyable d'idées nouvelles; pour mieux rendre la couleur de son sujet, il avait tracé les plans de ses morceaux d'après les dimensions colossales de l'architecture babylonienne, et avait orné d'arabesques vocales ses innombrables cantilènes avec un luxe éblouissant et vraiment oriental» (G. Rossini, sa vie et ses œuvres). Le temps n'a pas plus respecté Sémiramis que l'architecture babylonienne.

Arrêtons-nous d'abord à Guillaume Tell. On a vu de la couleur locale dans l'ouverture, qui n'est qu'une suite de quatre morceaux, sans liaison entre eux ni avec le reste de l'ouvrage. Le prétendu ranz des vaches ne mérite aucunement ce titre, et ce n'est pas Rossini qui le lui a donné. C'est un délicieux morceau, d'un caractère pastoral, mais, pour le reste, ne ressemblant pas du tout à un véritable ranz des vaches, qui doit être joué sur l'instrument appelé cor des Alpes ou cor des vaches, et formé d'un long tube droit, avec une embouchure semblable à celle d'une trompette ou d'un trombone. Cet instrument n'appartient d'ailleurs pas en propre à la Suisse; il est très répandu aussi en Allemagne. Puisqu'on a vu un ranz des vaches dans l'ouverture de Guillaume Tell, on aurait pu aussi en trouver un au commencement de l'ouverture des Diamants de la Couronne, d'Auber.

Dans toute la partition de Guillaume Tell, rien n'indique, ni ne peut indiquer que l'action se passe en Suisse, ni dans un pays plat ou montagneux, ni encore en l'année 1307.

La musique des Huguenots n'accuse pas davantage la date de 1572. Il y a un choral de Luther, mais les chorals ne peuvent pas caractériser le protestantisme, par la raison qu'ils ne sont pas d'invention protestante; ils ne sont même pas les seules mélodies usitées dans le culte protestant. D'ailleurs, au temps de Luther, les chansons profanes se disaient sur des mélodies de même nature que celles des églises; cela est si vrai que certains chorals chantés, encore aujourd'hui dans les églises, avaient primitivement un texte nullement religieux. Quand même les chorals seraient le privilège des protestants, ils ne pourraient pas servir de «musique historique», par la raison qu'ils n'indiquent ni une date, ni un pays. Enfin, quand même l'histoire nous apprendrait qu'à la Saint-Barthélemy les fusillés tombaient en chantant un choral, ils ne l'auraient pas chanté à trois ou quatre parties, ni avec l'harmonie de Meyerbeer. Pour comble, il est prouvé que le choral attribué à Luther n'est pas de lui; c'est une mélodie arrangée.

Verra-t-on de la musique catholique dans la litanie du troisième acte et dans la bénédiction des poignards? Alors, on en trouvera sans doute aussi dans l'air de valse qui sert de mélodie au chœur «Sainte-Marie» du Pardon de Ploërmel.

Le chœur religieux, au cinquième acte de Robert le Diable, a beaucoup de ressemblance avec un choral. Mais encore une fois, lors même qu'une musique serait catholique ou protestante, par l'effet d'une simple convention, rien de plus, il n'en résulterait pas une indication du temps et du pays où se passe l'action. Dans l'invocation à Brahma, à Vischnou et à Schiva, au quatrième acte de l'Africaine, la musique est-elle hindoue et malgache de l'année 1498?

Il est permis de croire que Meyerbeer cherchait à caractériser, par sa musique, les personnages de ses opéras; on peut même discuter jusqu'à quel point il y a réussi; mais pour ce qui est de la chimère de la couleur locale, il ne s'en préoccupait pas plus que ne l'avait fait Rossini.

Verdi, dans Aïda, a-t-il, çà et là, voulu imiter la musique orientale ou égyptienne? Il est bon alors de savoir qu'elle est égyptienne, autrement on ne s'en douterait pas. A quoi serviraient ces bribes de prétendue couleur locale, au milieu d'une partition tout italienne et d'un style assez inégal? C'est toujours de la musique de Verdi, tantôt de la troisième manière, puisque troisième manière il y a, tantôt de la première manière ou de la seconde.

Berlioz aussi, un jour, a voulu faire de la vraie couleur locale, par une singulière fantaisie et un procédé non moins singulier. Le visionnaire Swedenborg prétendait connaître la langue des démons; Berlioz, qui n'était cependant ni dévot ni superstitieux, l'a pris au mot et a fait chanter les diables, se réjouissant de la perdition de Faust, en vrais suppôts de l'enfer: Tradi oun Marexil fir trudinxé burrudixé fory my Dinkorlitz, etc. Les princes des ténèbres qui ont fait leur éducation dans quelque bon lycée de Paris, abandonnent ce charabia au commun des diables et chantent en français correct et sans le moindre accent étranger. Il y a un malheur: c'est que les chanteurs, généralement, prononcent mal les paroles, et plus mal encore dans les chœurs que dans les solos; plus mal, enfin, une langue qu'ils ne connaissent pas, que leur langue maternelle. Que les diables chantent donc: Tradi oun Marexil, ou qu'ils chantent: Bonjour, monsieur le docteur, soyez le bienvenu, c'est tout un.

Dans Hérodiade, M. Massenet a voulu faire de la couleur locale. Il y a si bien réussi, qu'à la nouvelle d'une représentation projetée de l'ouvrage à Londres, les Anglais se sont empressés de protester contre la manière dont l'histoire sainte y est travestie. M. Gye, directeur du théâtre de Covent-Garden, a déclaré aussitôt qu'il avait fait remanier la pièce et réadapter la musique, de manière à ne rien laisser de choquant pour les croyances religieuses de son public; le Times a enregistré la déclaration de M. Gye, comme il avait publié les réclamations.

Dans la scène du temple, M. Massenet fait chanter quatre mots hébreux qui, pour les auditeurs étrangers à cette langue, signifient: Tradi oun Marexil. Au moins aurait-il dû conserver le texte intégral. Toutes les cérémonies religieuses israélites commencent par le chant d'un verset du Deutéronome contenant une profession de foi monothéiste. M. Massenet a mutilé le verset qui, cependant, ne comprend que six mots, et il a pratiqué une répétition de paroles absolument déplacée. En français, le verset signifie: «Écoute Israël, Jéhovah est notre Dieu, Jéhovah seul!» Au lieu de cela, M. Massenet fait chanter: «Écoute Israël, Jéhovah est notre Dieu, écoute Israël!» Le chœur répète les paroles sur une harmonie parfaitement moderne. Le reste du texte est en français. J'ignore si la phrase mélodique sur laquelle le prêtre dit les quatre mots hébreux est de M. Massenet; en tout cas, elle ne saurait être authentique, à cause de la mutilation des paroles qu'on ne se permettrait jamais dans le culte israélite. A voir surtout les vocalises de la fin, on dirait que M. Massenet songeait au chant du Muëzzin, dans le Désert de Félicien David. Le chant de la Sulamite est encore plus déplacé. Une jeune fille vient dire une chanson d'amour pour appeler son bien-aimé. Les paroles sont un faible écho du Cantique des Cantiques, auquel les théologiens chrétiens attribuent un sens métaphorique et mystique, ne voulant pas y voir une poésie érotique. En tout cas, il est aussi indécent de dire une chanson d'amour dans un temple israélite que dans une église chrétienne. Au temple de Jérusalem, les voix des femmes étaient exclues des chœurs; «la voix de la femme, dit le Talmud, est une séduction.» Loin de pouvoir être employées au service religieux comme chanteuses, les femmes étaient reléguées dans une enceinte séparée de celle des hommes par un mur. Cette enceinte ne donnait accès que par deux portes, situées l'une au nord et l'autre au midi; elle était si bien close que Titus s'en servit, après la prise de Jérusalem, pour y enfermer les prisonniers réservés à son triomphe.

Les femmes faisaient leurs dévotions entre elles, sous la conduite d'une coryphée, usage qui existe encore aujourd'hui dans quelques synagogues. Des chanteuses étaient attachées à la cour des rois et employées aux réjouissances publiques, aux festins et aux cérémonies funèbres; mais dans le temple, les voix de femmes étaient remplacées par celles de jeunes lévites6.

Les Anglais ont protesté, au nom de l'Evangile et du respect dû au culte; que diront les Israélites de la manière dont la religion de leurs ancêtres est travestie, au point d'admettre dans le temple non-seulement des femmes débitant une chanson d'amour, mais encore des femmes qui dansent, et vous savez comment on danse dans les opéras, quoique les deux airs de ballet aient pour titre: «Danse sacrée?» M. Massenet a-t-il cru sérieusement qu'au temple de Jérusalem il y avait des danses, et qu'elles étaient exécutées par des femmes? Ce n'était donc pas assez du grand ballet du dernier acte qui a lieu au palais du consul romain, pendant que dans la coulisse on coupe la tête à Jean-Baptiste? Heureusement pour M. Massenet, la religion israélite n'est nulle part religion d'Etat, comme l'est le christianisme, et les chrétiens eux-mêmes ne sont pas partout aussi respectueux pour la Bible que le sont les Anglais, ainsi que les Génevois, chez qui Hérodiade a rencontré la même opposition.

5.A travers chants, page 151.
6.Voir le Recueil de chants religieux et populaires des Israélites, par Naumbourg, ancien ministre officiant au temple consistorial de Paris.