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Kitabı oku: «Les illusions musicales et la vérité sur l'expression», sayfa 8

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2o Les aveugles, juges des couleurs

Existe-t-il un pays où les aveugles sont juges des couleurs, mieux que cela, où ils nient les couleurs, parce qu'ils ne les voient pas, et se prétendent, cependant, les seuls vrais voyants? Ce pays, c'est la France. Les littérateurs, chez nous, ne s'occupant que de jouer avec les mots, s'imaginent que tout est dans ces mots. Ils connaissent plus ou moins bien leur langue, ils font même des vers sans avoir le génie de Gœthe; mais après? Tantôt, parlant comme le renard de la fable, ils disent que la musique n'a pas d'expression, et que c'est le chanteur qui lui en donne; tantôt ils ressassent le mot de Beaumarchais: «Aujourd'hui ce qu'on ne peut pas dire, on le chante»; seulement ils faussent invariablement le sens du passage, en supprimant le premier mot. Tantôt encore—et ce sont les plus spirituels qui parlent—ils disent que la musique est «le plus cher de tous les bruits». Malgré le dédain qu'ils ont pour la musique, on voit partout les littérateurs écrire sur cet art, et faire de la critique musicale. Ils aiment assez gagner de l'argent en faisant mettre leurs pièces en musique, et quand un ouvrage a du succès, ils s'en attribuent volontiers le mérite. Après la brillante réussite du Freischütz, C. M. de Weber donna à son collaborateur, Frédéric Kind, un supplément au prix convenu; Kind fut fort mécontent, il traita Weber d'ingrat. M. Jules Barbier, dans une de ses préfaces, s'est vanté d'avoir dégagé Faust des «brouillards germaniques». Je ne parle pas du farceur qu'il a fait de Méphistophélès, puisque j'ai dit que le personnage de Gœthe n'est pas musical; mais qu'est devenu Faust? un pauvre sire qui, au moment de se suicider, appelle le diable; il est fort surpris de le voir arriver et veut le renvoyer; mais le diable ne s'en va pas ainsi, et Faust lui vend son âme pour acquérir la jeunesse et mettre à mal une petite fille qui s'y prête trop complaisamment. Le pacte est en bonne forme, et Faust devrait être damné; mais il paraît que le bon Dieu de M. Jules Barbier n'est pas de meilleure foi que le Wotan de Wagner. Une heure suffit à Marguerite pour se perdre, et elle se jette littéralement à la tête de son amant; elle s'en tire finalement par un grand éclat de voix. Ah! si elle n'avait pas cet éclat de voix!..... et voilà l'éternel féminin?..... Mais M. Jules Barbier a inventé la grotesque plaisanterie de la croix et l'inutile et ridicule Siebel! Voilà ce qu'il appelle avoir dissipé des brouillards, dont personne ne s'était douté. On ne croit cependant pas la musique de Gounod inutile au succès de Faust, non plus que celle de Rossini à la célébrité de Guillaume Tell.

Non contents de leur ignorance en musique, les librettistes veulent donner des leçons aux compositeurs, comme a fait Louis Gallet, dans la préface d'un de ses plus mauvais poèmes: Thaïs.

Pour comble, ce sont les littérateurs que l'on consulte sur des questions musicales. Lors de l'Exposition universelle de 1889, on ouvrit un concours pour une cantate de circonstance. On en demanda, comme d'habitude, le texte à une commission de littérateurs. Quand le poème couronné fut mis sous les yeux de la commission musicale dont je faisais partie, ce fut une stupéfaction générale. Le texte nous parut très défectueux, mais la commission littéraire ne voulut en aucune façon tenir compte de l'avis des musiciens. Il fallut donc, bon gré, mal gré, mettre la cantate au concours; le résultat fut jugé nul, quoiqu'il y eût des œuvres qui n'étaient pas sans valeur. On a cependant voulu utiliser le texte; la commission musicale demanda à l'auteur d'y faire quelques changements. Il s'y refusa, disant que son poème avait été choisi entre cent-trente ou cent-quarante autres, et qu'il avait même reçu des compliments. Il en sera toujours ainsi en France: ce seront toujours les aveugles qui jugeront des couleurs, et les littérateurs que l'on consultera sur les questions musicales. Condillac dit que les sciences sont des langues bien faites, parce qu'il y faut d'abord une terminologie précise et exacte, et qu'ensuite il y faut tenir toujours un langage clair et rationnel. Ça s'applique d'abord aux sciences mathématiques, puis à la physique, à la chimie et à toutes les sciences naturelles. Les médecins se distinguent par la facilité avec laquelle ils empruntent des mots au grec ou forgent des dénominations d'après cette langue.

Il paraît résulter aussi de la déclaration de Condillac, qu'en dehors des sciences, les langues ne sont pas bien faites. On sait comment se forment les langues, d'abord par le besoin, puis selon les circonstances du moment, selon le caprice ou le hasard; elles se forment ou se déforment, font des emprunts les unes aux autres, se transforment plus ou moins complètement et prennent une apparence nouvelle, se servent des mêmes mots dans des acceptions différentes, et parfois n'ayant aucun rapport ensemble. M. Petitot nous a donné des exemples de ce que peut être une langue à l'état inculte, et il s'écoule des siècles avant qu'on songe à régulariser une langue, à la prémunir contre les détériorations, les altérations arbitraires; encore n'en peut-on pas empêcher les modifications continuelles, si soigneux qu'on soit sur ce point, et avec raison, en France.

Prenons exemple pour la terminologie musicale: sons hauts ou bas, graves ou aigus, gamme, échelle, degrés, monter, descendre, voix de poitrine, voix de tête, voix blanche, voix mince, grosse voix, voix sourde, voix éclatante, voix mixte, coup de glotte, battre la mesure, coup d'archet, démancher, attaquer une touche, briser, délier ou assouplir les doigts, etc., presque toute la terminologie musicale pourrait y passer; toujours des mots détournés de leur signification ou des dénominations fausses; et il en serait exactement de la même façon si, au lieu du français, nous prenions une autre langue. Si nous voulons y faire attention, nous verrons que, continuellement dans la conversation, nous nous servons d'expressions inexactes ou pouvant donner lieu à un malentendu. C'est la loi générale de toutes les langues; l'essentiel est que l'on se comprenne bien.

Peut-on, par une description, donner une idée exacte d'un tableau ou d'une statue? Certes non; on n'en peut donner qu'une idée générale, et les explications les plus minutieuses n'y feront rien; un coup d'œil sur le tableau ou la statue en donnera une idée plus précise et plus vraie. Encore, la peinture et la sculpture s'adressent-elles au sens de la vue. Mais la musique a pour domaine un monde de sons particuliers, régi par des lois tout à fait spéciales; elle s'adresse, par conséquent, au moyen de l'ouïe, directement à l'âme.

Un mathématicien, sortant de voir représenter une comédie, disait: «Qu'est-ce que cela prouve?» Il ne faut pas chercher partout des formules de mathématique; et il ne faut pas davantage voir tout par l'intermédiaire de substantifs, de verbes et d'adjectifs; ce sont là de simples signes conventionnels, qui n'ont aucune valeur pour qui n'en connaît le sens exact; la musique n'a nul besoin de cet intermédiaire; elle s'adresse directement à tous ceux qui ont l'éducation nécessaire pour la comprendre.

3o L'expression musicale

Beethoven a écrit en tête du premier morceau de sa Symphonie pastorale: «Erwachen heiterer Empfindungen bei der Ankunft auf dem Lande,» ce qui signifie, traduit mot à mot et le moins inexactement possible: Éveil d'impressions sereines par l'arrivée à la campagne. Ce titre indique un sujet, mais il ne donne absolument rien pour la musique. Beethoven a dû tirer de lui-même un motif, il y en a joint d'autres, et il les a développés selon les principes de l'art, de manière à produire sur l'auditeur des impressions parfaitement claires.

Beethoven a simplement voulu rendre le sentiment de bien-être moral et physique que font naître l'aspect de la campagne, l'air pur et sain que l'on respire, la chaleur du soleil, la prospérité de toute la végétation. Ce sont des impressions, il n'y a rien de descriptif. La symphonie pastorale est la seule où l'auteur ait eu un vestige de programme; le titre: Symphonie héroïque n'indique rien.

On a conservé une partie des cahiers reliés que Beethoven avait l'habitude de porter avec lui, et où il notait les idées musicales qui lui venaient, et des observations étrangères à la musique. On a calculé que s'il avait écrit toutes les symphonies pour lesquelles il avait préparé des éléments, il en aurait produit plus de quarante. Une idée lui venait, il l'écrivait, la changeait, la transformait, la négligeait ensuite et ne mettait au jour que des œuvres parfaitement mûries et terminées. Ces œuvres avaient un sens profond, dans la langue qu'il parlait admirablement et en maître. On a discuté fort inutilement, pour dire que la musique n'est pas une langue. Si, elle est une langue, comme elle a des sons hauts ou bas, graves ou aigus; il faut bien que nous nous servions des mots qui existent; nous ne pouvons, comme les médecins, en chercher dans le grec. Mais c'est une langue qu'il faut avoir étudiée pour commencer à la comprendre, et il faut l'avoir étudiée beaucoup pour la parler.

On pourra remarquer que dans un grand morceau de symphonie, il y a un petit nombre de motifs dont les développements font les frais de presque tous les morceaux. Ces développements sont faits selon la gradation de l'intérêt et selon les règles de l'art; car une œuvre musicale a, comme toute œuvre d'art, une forme déterminée, nécessaire pour la beauté, la clarté, l'unité. Il est donc absurde, comme l'a fait un littérateur, de dire que Haydn, avant de composer une symphonie, se traçait une sorte de programme. Haydn, comme Mozart et Beethoven, cherchait d'abord des idées, ou saisissait celles qui lui venaient spontanément; puis il les mettait en œuvre, selon le parti qu'elles lui offraient, et selon les lois musicales. Je n'ai jamais entendu aucune symphonie de lui qui eût l'apparence d'un morceau à programme.

Mendelssohn était porté à croire que, dans une symphonie, le plus important c'est l'invention des motifs; que les développements sont l'effet d'un esprit ingénieux ou d'une fantaisie heureuse. Cela peut être vrai, mais pas toujours; par exemple Beethoven avait dédié la symphonie héroïque à Napoléon Bonaparte.

Dans le premier morceau, on peut distinguer trois motifs principaux. Le premier n'est autre chose que l'accord parfait; le deuxième est basé sur un dessin de trois notes; le troisième ne paraît pas plus important. Donnez ces motifs à un autre compositeur, qu'en fera-t-il? La valeur du morceau tient essentiellement à la manière dont Beethoven les a développés, les a reproduits, les a opposés les uns aux autres, les accompagnements, je pourrais dire les mélodies secondaires. Tout cela est œuvre de création comme l'invention des motifs eux-mêmes.

Wagner appelle la symphonie: «l'idéal de la mélodie de danse»; il faut supposer qu'il prend le mot de danse dans le sens général de mimique rythmée. Nous avons vu, en effet, qu'il y a un rapport entre les dessins mélodiques et la mimique humaine. Mais il n'en résulte pas que ce rapport existe toujours. Si vous essayez de traduire en mimique le premier morceau de la symphonie héroïque, vous ne tarderez pas à vous apercevoir que c'est d'autant plus impossible que le langage mimique est trop restreint, trop limité, trop pauvre. Il y a de la musique qui se laisse traduire en mimique, comme il y en a qu'on peut assez bien traduire en paroles, mais il faut toujours en revenir à ce principe fondamental: Le langage musical est un langage de sons tout autres que ceux de la parole articulée, ayant ses lois spéciales, comme la parole a les siennes; les beautés musicales sont spécifiques à nulles autres pareilles; il faut les comprendre et les sentir telles qu'elles sont, sans prétendre leur trouver un équivalent en paroles, ni en peinture.

Quand Beethoven fit entendre sa huitième symphonie (en fa), elle eut peu de succès; le public était comme désorienté, l'œuvre ne ressemble pas à la symphonie en la qui l'avait précédée. Il aurait dû savoir que chaque symphonie de Beethoven a son caractère spécial, surtout depuis celle où il ne reste plus de souvenir de Mozart: la troisième, la symphonie héroïque. La huitième symphonie n'en est pas moins parfaitement digne du maître. Le motif principal du second morceau est pris d'un canon de société, dont Beethoven avait improvisé les paroles et la musique dans une soirée donnée en l'honneur de Mælzel, qui allait partir pour l'Angleterre. Je cite les paroles pour les curieux:

 
Lieber Mælzel, leben Sie wohl,
Banner der Zeit, grosser Metronom!
 

ce qui signifie: cher Mælzel, portez-vous bien, vous qui réglez le temps, grand métronome. On voit que les paroles sont pure affaire de circonstance; mais le motif improvisé avait plu à Beethoven, et il l'avait continué pour en faire un morceau de symphonie.

On peut voir que, dans sa troisième manière, à laquelle appartient la neuvième symphonie (avec chœurs), Beethoven songeait moins que jamais à traduire sa musique en paroles. Dans les morceaux scéniques, comme dans la musique d'Egmont, il rendait admirablement son sujet; dans les ouvertures aussi, il se conformait au titre qu'il avait pris, mais en gardant toute sa liberté de symphoniste. Par exemple, dans l'ouverture de Coriolan, on peut distinguer l'obstination du fils, l'agitation, l'inquiétude et les tendres supplications de la mère; mais supprimez le titre, l'œuvre garde toute sa valeur, parce qu'elle est complètement et très correctement symphonique. Il en est de même de l'ouverture d'Egmont. Dans l'ouverture de Léonore, qui porte le numéro 3 parmi les ouvertures de Fidelio, mais qui dans l'ordre chronologique, est la deuxième, il y a un motif emprunté à l'opéra, il y a une fanfare de trompettes annonçant la fin de la lutte; pour le reste les motifs et leur développement sont complètement symphoniques et, le morceau est considéré, avec raison, comme une des œuvres les plus admirables de l'auteur.

Les œuvres de musique de chambre sont purement musicales, sans aucune intention descriptive; il en est de même des sonates pour le piano, une seule exceptée. Elles sont en trois styles, sans pouvoir être exactement classées d'après ces styles. Elles offrent une très grande variété; le titre de la symphonie pathétique est de l'auteur; mais à part celle des Adieux, les titres qu'on a donnés à quelques-unes sont purement ridicules. La sonate des Adieux a le titre conforme à sa destination; le premier morceau décrit les adieux des deux amis; le deuxième, le chagrin sur l'absence, et le troisième, le plaisir de se revoir. Ce n'est d'ailleurs pas la sonate la plus importante de Beethoven. On sait que ses sonates sont des œuvres à part; il y en a d'aussi admirables que les symphonies et ne pouvant être jouées que par un pianiste exceptionnel, non pas à cause de la grande difficulté du mécanisme, il n'y en a pas, mais à cause du style. Par exemple, personne ne cherchera à expliquer en paroles la sonate en fa mineur (œuvre 57), si claire qu'elle soit; ce serait presque une profanation. C'est celle que les pianistes appellent appassionnata, comme si d'autres sonates n'étaient pas aussi passionnées.

Haydn, Mozart aussi, dans leurs symphonies, leur musique de chambre et leurs sonates, ne s'occupaient que de faire de la musique; cependant, la musique imitative et descriptive était fort connue et pratiquée; Haydn lui-même en a fait assez dans la Création et les Saisons.

Avec Mendelssohn, nous sommes un peu plus près de la réalité; il a dit lui-même dans ses lettres, qu'il aimait à mettre dans ses compositions un souvenir des pays où il avait passé. C'est ainsi que dans la symphonie écossaise la meilleure (la troisième, en la mineur) le motif principal du premier morceau me semble une réminiscence d'un climat froid, montagneux et venteux; en tout cas, l'auteur a mis dans ce morceau un ouragan, qui n'a pas d'autre raison d'être. La conclusion du dernier morceau paraît être un air national; mais à part ces détails, Mendelssohn s'est maintenu exactement dans la voie purement symphonique.

Dans le Songe d'une nuit d'été, il s'est conformé à l'expression scénique, et le caractère des entr'actes est très marqué et très facile à définir. Dans sa musique de chambre et ses œuvres pour piano, il n'a pas non plus songé à faire de la musique descriptive. Parmi ses soixante mélodies sans paroles, la barcarolle est la seule à laquelle l'auteur ait donné un titre; les autres, telles que: la «Fileuse, Chant du printemps, la Chasse», ont été baptisées à Paris; un éditeur a même fait mettre des titres à toutes, et je pourrais nommer la personne qui les a mis.

Pour les ouvertures, Weber avait donné dans le Freischütz un modèle qui a été souvent imité. A part le solo de cor du début, tous les motifs sont pris dans l'opéra, et il représente une lutte entre deux principes où la victoire reste au bon principe. Weber lui-même a fait sur un autre plan les ouvertures d'Euryanthe et d'Obéron. Une des premières compositions de Mendelssohn est intitulée: Le calme de la mer, heureuse traversée. L'œuvre est faible; on voit comment l'auteur a voulu rendre les différentes parties de la traversée. L'ouverture du Songe d'une nuit d'été est préférable; elle a été écrite assez longtemps avant le reste. Une des meilleures ouvertures est précisément celle où l'on ne saurait dire exactement ce que l'auteur a voulu exprimer; c'est celle des Hébrides (la grotte de Fingal). Les autres, ou du moins les plus connues, s'expliquent par l'opposition des motifs.

Schumann ne paraît pas avoir été partisan de la musique descriptive; l'ouverture de Manfred représente les souffrances, la lutte et la mort du personnage. C'est une des meilleures œuvres de l'auteur, quoiqu'elle ne soit pas de nature à plaire beaucoup au public. Je ne m'explique pas que Schumann ait ajouté dans une de ses symphonies un morceau destiné, à ce qu'on dit, à rendre l'impression produite par l'aspect de la cathédrale de Cologne. Quoi qu'il en soit, le morceau reste énigmatique, déplacé, déplaisant. Traduire l'architecture en musique, autant vaudrait traduire la musique en architecture; les deux arts se trouvent aux pôles opposés.

Tout différent de presque tous les maîtres que je viens de nommer, Berlioz veut suppléer la parole par la musique. Avec sa nature nerveuse, et trop porté aux extrêmes, il croyait réellement dire et il entendait ce qu'il avait dans la pensée. Il supposait bien que le public n'était pas aussi clairvoyant que lui, mais il croyait qu'au besoin on trouverait toujours un intérêt musical assez intense pour goûter ses œuvres, et il le disait. Dans Roméo et Juliette, il commence par représenter une querelle de deux partis ennemis, et le prince venant la faire cesser, en prononçant un discours par un récitatif de trombones. Voilà la parole supprimée purement et simplement. Berlioz a écrit la scène d'amour uniquement pour l'orchestre; il espérait la rendre ainsi plus poétique et plus expressive; il s'est trompé, malgré le soin extrême et le talent très remarquable avec lesquels il a rempli sa tâche. Dans le scherzo instrumental de la reine Mab, voyez-vous une reine voyageant dans une coquille de noix, déranger le cerveau des hommes? Berlioz paraît avoir dit dans ce scherzo bien des choses que je ne vois pas. A mon avis, il y mérite le reproche que lui a fait Wagner, de mettre en musique des scènes qui ne s'y prêtent nullement. Ce scherzo se place entre la scène d'amour et le convoi funèbre de Juliette. Dans la scène de bal, les trombones répètent le chant de Roméo, pendant une musique un peu contrainte et qui n'est pas d'une gaîté extrême. Ce petit tour de force n'était d'ailleurs pas nouveau; Monsigny, entre autres, l'avait fait dans le Déserteur, et il n'était pas un grand contrepointiste, comme il l'avouait franchement lui-même.

Berlioz a longuement développé la scène finale de la réconciliation. Malgré son génie étonnant, le plus mauvais opéra donnera une idée plus juste de l'histoire de Roméo et de Juliette que l'œuvre de Berlioz; celui-ci n'y avait vu que des prétextes pour un grand déploiement musical, sans s'occuper d'une logique rigoureuse de l'action.

Il en est de même de la damnation de Faust; seulement, cette fois-ci, il a fait grand usage de la parole. Faust est damné, personne ne sait pourquoi, il n'y a nulle trace d'un pacte qu'il ait signé; il a une maîtresse qu'il a vue une fois, et qui ensuite l'a attendu vainement; c'est tout. Mais Berlioz voulut faire une diablerie, avec jargon emprunté à Swedenborg. Pour introduire la marche hongroise, il a supposé que Faust assistait au défilé d'une armée, et il dit qu'il l'aurait conduit partout, s'il y avait trouvé de l'avantage pour la musique. Il savait cependant écrire de la musique sans exagération, et il l'a montré dans l'Enfance du Christ.

Il disait souvent, dans ses dernières années: «Après ma mort, on jouera ma musique.» Il ne s'attendait peut-être pas à dire si vrai et à faire école. Les jeunes compositeurs se mirent à écrire de la musique descriptive; ils pouvaient croire l'absence d'idées originales déguisée par l'adresse du métier. Des musiciens passés maîtres se mirent même de la partie. Seulement Berlioz croyait exprimer réellement ce qu'il voulait dire; les jeunes musiciens ne furent pas si difficiles. Les fables de Lafontaine, les trois drames de Wallenstein de Schiller servirent d'enseigne à des symphonies descriptives. C'étaient des titres comme ceux des valses «le beau Danube bleu, la Vie est un songe». Il est assez curieux que précisément la meilleure production de ce genre n'ait pas été destinée primitivement à être de la musique descriptive: c'est la Danse macabre de M. Saint-Saëns. L'auteur avait mis en musique pour une voix, avec accompagnement de piano, des vers dont un couplet ne pourrait pas être chanté en public. La chanson a été gravée sous cette forme et doit se trouver encore chez l'éditeur; puis M. Saint-Saëns eut l'idée de prendre les deux motifs de la mélodie, et de les développer symphoniquement pour l'orchestre, avec l'habileté consommée qu'il possède.

Résumons maintenant ce que nous avons dit. La musique est un art qui a sa nature spéciale, tout autre que celle des arts du dessin et de la poésie; les sons qu'elle a pour domaine lui appartiennent en propre; ils ont leurs lois fondées dans l'esprit humain, comme les lois de la pensée. Les beautés musicales sont donc des beautés spécifiques, qui ne peuvent pas plus se traduire en paroles articulées qu'en sculpture ou en peinture. Mais l'expression musicale peut varier, depuis la plus énergique jusqu'à la plus tendre, depuis la plus emportée jusqu'à la plus délicate, depuis la plus pompeuse, la plus noble, jusqu'à la trivialité. La musique peut donc répondre à un caractère précis, et elle peut le faire sans rien renier de ses formes fondamentales, comme l'a fait Beethoven; elle peut aussi varier son expression d'après un plan arrêté, répondre plus ou moins exactement à un programme donné. Lorsqu'elle prétend rivaliser avec la parole articulée et suppléer à celle-ci, la rendre inutile, elle sort de son domaine et risque d'échouer; cela s'applique particulièrement à Berlioz.

Quand la musique répond à des scènes données, ces scènes peuvent servir d'éclaircissement, et la musique se trouve bien à la place. J'ai cité particulièrement Egmont de Beethoven; en général la musique scénique a souvent sa place au théâtre; la musique descriptive peut être compréhensible ainsi, et le rapport des mouvements mélodiques avec les mouvements mimiques sert légitimement pour la musique des ballets. Weber a écrit pour la fonte des balles du Freischütz une musique qui se rapporte aux différentes apparitions pendant la fonte, mais qui n'est pas destinée à être exécutée isolément.

Je n'ai considéré que la musique en elle-même, c'est-à-dire la musique instrumentale; quand elle se joint à la parole pour le chant, les conditions changent tout à fait, et l'effet doit être par l'union des deux; les illusions produites par cette union sont variées et presque continuelles; elles sont, pour l'instant, hors de mon ressort.

La peinture et la sculpture se prêtent à tous les goûts et s'emploient aux usages les plus ordinaires, les plus familiers. La musique fait de même, d'autant plus que sa place est au foyer des familles. Elle peut fort bien se plier à tous les goûts; elle a un mérite particulier, c'est de ne point pouvoir être mise, comme la peinture et la sculpture, au service de l'immoralité. Elle peut être très triviale, mais rien de plus. Quand on la joint à des paroles trop légères, la faute en est aux paroles, non pas à elle.

Je dois ajouter seulement quelques observations complémentaires, pour ce que j'ai dit au chapitre précédent.

Nous avons vu ce qui est arrivé pour le système de versification sur lequel Wagner croyait d'abord pouvoir baser son drame nouveau. Dès que l'attention de l'auditeur est absorbée par le rythme et la sonorité musicale, les enfantillages des allitérations et des assonances sont nuls et non avenus. Wagner, n'a pas refait les paroles de sa tétralogie, c'eût été inutile; mais il est revenu au système ordinaire de versification, que, dans Opéra et Drame, il avait répudié.

Il arriverait un fait semblable, si l'on mettait en musique les deux vers de Racine sur lesquels s'extasient les rhétoriciens, et auxquels je n'ai pas ménagé l'éloge. Si l'on se bornait à noter la déclamation, on appauvrirait considérablement le débit. Si, au contraire, on écrivait une mélodie peu liée aux paroles, celle-ci pourrait accaparer l'attention de l'auditeur, et les littérateurs crieraient, comme d'habitude, à la profanation. Je vois cependant une solution: c'est que la musique respecte la prosodie et la déclamation des paroles, de manière à rester intelligible, mais en y ajoutant une mélodie profondément expressive; cette expression devrait rendre les sentiments de douleur et de regret du personnage qui parle. Pour expliquer ma pensée par un exemple connu de tout le monde, je ne crois pas que Racine lui-même se plaindrait, si on ajoutait à ses vers une musique comme celle de l'air (tout entier): «Chants paternels» de Joseph, de Méhul. Je ne veux certes pas dire qu'on peut mettre en musique n'importe quel texte, tout au contraire; je voulais seulement montrer que le bon accord de la poésie et de la musique n'est pas impossible.