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Kitabı oku: «Michel Strogoff», sayfa 10

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XIII. Au-dessus de tout, le devoir

Nadia avait deviné qu’un mobile secret dirigeait tous les actes de Michel Strogoff, que celui-ci, pour quelque raison inconnue d’elle, ne s’appartenait pas, qu’il n’avait pas le droit de disposer de sa personne, et que, dans cette circonstance, il venait d’immoler héroïquement au devoir jusqu’au ressentiment d’une mortelle injure.

Nadia ne demanda, d’ailleurs, aucune explication à Michel Strogoff. La main qu’elle lui avait tendue ne répondait-elle pas d’avance à tout ce qu’il eût pu lui dire ?

Michel Strogoff demeura muet pendant toute cette soirée. Le maître de poste ne pouvant plus fournir de chevaux frais que le lendemain matin, c’était une nuit entière à passer au relais. Nadia dut donc en profiter pour prendre quelque repos, et une chambre fut préparée pour elle.

La jeune fille eût préféré, sans doute, ne pas quitter son compagnon, mais elle sentait qu’il avait besoin d’être seul, et elle se disposa à gagner la chambre qui lui était destinée.

Cependant, au moment où elle allait se retirer, elle ne put s’empêcher de lui dire adieu.

– Frère… murmura-t-elle.

Mais Michel Strogoff, d’un geste, l’arrêta. Un soupir gonfla la poitrine de la jeune fille, et elle quitta la salle.

Michel Strogoff ne se coucha pas. Il n’aurait pu dormir, même une heure. À cette place que le fouet du brutal voyageur avait touchée, il ressentait comme une brûlure.

– Pour la patrie et pour le Père ! murmura-t-il enfin en terminant sa prière du soir.

Toutefois, il éprouva alors un insurmontable besoin de savoir quel était cet homme qui l’avait frappé, d’où il venait, où il allait. Quant à sa figure, les traits en étaient si bien gravés dans sa mémoire, qu’il ne pouvait craindre de les oublier jamais.

Michel Strogoff fit demander le maître de poste.

Celui-ci, un Sibérien de vieille roche, vint aussitôt, et, regardant le jeune homme d’un peu haut, il attendit d’être interrogé.

– Tu es du pays ? lui demanda Michel Strogoff.

– Oui.

– Connais-tu cet homme qui a pris mes chevaux ?

– Non.

– Tu ne l’as jamais vu ?

– Jamais !

– Qui crois-tu que soit cet homme ?

– Un seigneur qui sait se faire obéir !

Le regard de Michel Strogoff entra comme un poignard dans le cœur du Sibérien, mais la paupière du maître de poste ne se baissa pas.

– Tu te permets de me juger ! s’écria Michel Strogoff.

– Oui, répondit le Sibérien, car il est des choses qu’un simple marchand lui-même ne reçoit pas sans les rendre !

– Les coups de fouet ?

– Les coups de fouet, jeune homme ! Je suis d’âge et de force à te le dire !

Michel Strogoff s’approcha du maître de poste et lui posa ses deux puissantes mains sur les épaules.

Puis, d’une voix singulièrement calme :

– Va-t’en, mon ami, lui dit-il, va-t’en ! Je te tuerais !

Le maître de poste, cette fois, avait compris.

– Je l’aime mieux comme ça, murmura-t-il.

Et il se retira sans ajouter un mot.

Le lendemain, 24 juillet, à huit heures du matin, le tarentass était attelé de trois vigoureux chevaux. Michel Strogoff et Nadia y prirent place, et Ichim, dont tous les deux devaient garder un si terrible souvenir, eut bientôt disparu derrière un coude de la route.

Aux divers relais où il s’arrêta pendant cette journée, Michel Strogoff put constater que la berline le précédait toujours sur la route d’Irkoutsk, et que le voyageur, aussi pressé que lui, ne perdait pas un instant en traversant la steppe. À quatre heures du soir, soixante-quinze verstes plus loin, à la station d’Abatskaia, la rivière d’Ichim, l’un des principaux affluents de l’Irtyche, dut être franchie.

Ce passage fut un peu plus difficile que celui du Tobol. En effet, le courant de l’Ichim était assez rapide en cet endroit. Pendant l’hiver sibérien, tous ces cours d’eau de la steppe, gelés sur une épaisseur de plusieurs pieds, sont aisément praticables, et le voyageur les traverse même sans s’en apercevoir, car leur lit a disparu sous l’immense nappe blanche qui recouvre uniformément la steppe, mais, en été, les difficultés peuvent être grandes à les franchir.

En effet, deux heures furent employées au passage de l’Ichim, – ce qui exaspéra Michel Strogoff, d’autant plus que les bateliers lui donnèrent d’inquiétantes nouvelles de l’invasion tartare.

Voici ce qui se disait :

Quelques éclaireurs de Féofar-Khan auraient déjà paru sur les deux rives de l’Ichim inférieur, dans les contrées méridionales du gouvernement de Tobolsk. Omsk était très menacé. On parlait d’un engagement qui avait eu lieu entre les troupes sibériennes et tartares sur la frontière des grandes hordes kirghises, – engagement qui n’avait pas été à l’avantage des Russes, trop faibles sur ce point. De là, repliement de ces troupes, et, par suite, émigration générale des paysans de la province. On racontait d’horribles atrocités commises par les envahisseurs, pillage, vol, incendie, meurtres. C’était le système de la guerre à la tartare. On fuyait donc de tous côtés l’avant-garde de Féofar-Khan. Aussi, devant ce dépeuplement des bourgs et des hameaux, la plus grande crainte de Michel Strogoff était-elle que les moyens de transport ne vinssent à lui manquer. Il avait donc une hâte extrême d’arriver à Omsk. Peut-être, au sortir de cette ville, pourrait-il prendre l’avance sur les éclaireurs tartares qui descendaient la vallée de l’Irtyche, et retrouver la route libre jusqu’à Irkoutsk.

C’est à cet endroit même, où le tarentass venait de franchir le fleuve, que se termine ce qu’on appelle en langage militaire la « chaîne d’Ichim », chaîne de tours ou de fortins en bois, qui s’étend depuis la frontière sud de la Sibérie sur un espace de quatre cents verstes environ (427 kilomètres). Autrefois, ces fortins étaient occupés par des détachements de Cosaques, et ils protégeaient la contrée aussi bien contre les Kirghis que contre les Tartares. Mais, abandonnés, depuis que le gouvernement moscovite croyait ces hordes réduites à une soumission absolue, ils ne pouvaient plus servir, précisément alors qu’ils auraient été si utiles. La plupart de ces fortins venaient d’être réduits en cendres, et quelques fumées que les bateliers montrèrent à Michel Strogoff, tourbillonnant au-dessus de l’horizon méridional, témoignaient de l’approche de l’avant-garde tartare.

Dès que le bac eut déposé le tarentass et son attelage sur la rive droite de l’Ichim, la route de la steppe fut reprise à toute vitesse.

Il était sept heures du soir. Le temps était très couvert. Aussi, à plusieurs reprises, tomba-t-il une pluie d’orage, qui eut pour résultat d’abattre la poussière et de rendre les chemins meilleurs.

Michel Strogoff, depuis le relais d’Ichim, était demeuré taciturne. Cependant il était toujours attentif à préserver Nadia des fatigues de cette course sans trêve ni repos, mais la jeune fille ne se plaignait pas. Elle eût voulu donner des ailes aux chevaux du tarentass. Quelque chose lui criait que son compagnon avait plus de hâte encore qu’elle-même d’arriver à Irkoutsk, et combien de verstes les en séparaient encore !

Il lui vint aussi à la pensée que si Omsk était envahie par les Tartares, la mère de Michel Strogoff, qui habitait cette ville, courrait des dangers dont son fils devait extrêmement s’inquiéter, et que cela suffisait à expliquer son impatience d’arriver près d’elle.

Nadia crut donc, à un certain moment, devoir lui parler de la vieille Marfa, de l’isolement où elle pourrait se trouver au milieu de ces graves événements.

– Tu n’as reçu aucune nouvelle de ta mère depuis le début de l’invasion ? lui demanda-t-elle.

– Aucune, Nadia. La dernière lettre que ma mère m’a écrite date déjà de deux mois, mais elle m’apportait de bonnes nouvelles. Marfa est une femme énergique, une vaillante Sibérienne. Malgré son âge, elle a conservé toute sa force morale. Elle sait souffrir.

– J’irai la voir, frère, dit Nadia vivement. Puisque tu me donnes ce nom de sœur, je suis la fille de Marfa !

Et, comme Michel Strogoff ne répondait pas :

– Peut-être, ajouta-t-elle, ta mère a-t-elle pu quitter Omsk ?

– Cela est possible, Nadia, répondit Michel Strogoff, et même j’espère qu’elle aura gagné Tobolsk. La vieille Marfa a la haine du Tartare. Elle connaît la steppe, elle n’a pas peur, et je souhaite qu’elle ait pris son bâton, et redescendu les rives de l’Irtyche. Il n’y a pas un endroit de la province qui ne soit connu d’elle. Combien de fois a-t-elle parcouru tout le pays avec le vieux père, et combien de fois, moi-même enfant, les ai-je suivis dans leurs courses à travers le désert sibérien ! Oui, Nadia, j’espère que ma mère aura quitté Omsk !

– Et quand la verras-tu ?

– Je la verrai… au retour…

– Cependant, si ta mère est à Omsk, tu prendras bien une heure pour aller l’embrasser ?

– Je n’irai pas l’embrasser !

– Tu ne la verras pas ?

– Non, Nadia… ! répondit Michel Strogoff, dont la poitrine se gonflait et qui comprenait qu’il ne pourrait continuer de répondre aux questions de la jeune fille.

– Tu dis : non ! Ah ! frère, pour quelles raisons, si ta mère est à Omsk, peux-tu refuser de la voir ?

– Pour quelles raisons, Nadia ! Tu me demandes pour quelles raisons ! s’écria Michel Strogoff, d’une voix si profondément altérée que la jeune fille en tressaillit. Mais pour les raisons qui m’ont fait patient jusqu’à la lâcheté avec le misérable dont…

Il ne put achever sa phrase.

– Calme-toi, frère, dit Nadia de sa voix la plus douce. Je ne sais qu’une chose, ou plutôt je ne la sais pas, je la sens ! C’est qu’un sentiment domine maintenant toute ta conduite : celui d’un devoir plus sacré, s’il en peut être un, que celui qui lie le fils à la mère !

Nadia se tut, et, de ce moment, elle évita tout sujet de conversation qui pût se rapporter à la situation particulière de Michel Strogoff. Il y avait là quelque secret à respecter. Elle le respecta.

Le lendemain, 25 juillet, à trois heures du matin, le tarentass arrivait au relais de poste de Tioukalinsk, après avoir franchi une distance de cent vingt verstes depuis le passage de l’Ichim.

On relaya rapidement. Cependant, et pour la première fois, l’iemschik fit quelques difficultés pour partir, affirmant que des détachements tartares battaient la steppe, et que voyageurs, chevaux et voitures seraient de bonne prise pour ces pillards.

Michel Strogoff ne triompha du mauvais vouloir de l’iemschik qu’à prix d’argent, car, en cette circonstance comme en plusieurs autres, il ne voulut pas faire usage de son podaroshna. Le dernier ukase, transmis par le fil télégraphique, était connu dans les provinces sibériennes, et un Russe, par cela même qu’il était spécialement dispensé d’obéir à ses prescriptions, se fut certainement signalé à l’attention publique, – ce que le courrier du czar devait par-dessus tout éviter. Quant aux hésitations de l’iemschik, peut-être le drôle spéculait-il sur l’impatience du voyageur ? Peut-être aussi avait-il réellement raison de craindre quelque mauvaise aventure ?

Enfin, le tarentass partit, et fit si bien diligence qu’à trois heures du soir, quatre-vingts verstes plus loin, il atteignait Koulatsinskoë. Puis, une heure après, il se trouvait sur les bords de l’Irtyche. Omsk n’était plus qu’à une vingtaine de verstes.

C’est un large fleuve que l’Irtyche, et l’une des principales artères sibériennes qui roulent leurs eaux vers le nord de l’Asie. Né sur les monts Altaï, il se dirige obliquement du sud-est au nord-ouest et va se jeter dans l’Obi, après un parcours de près de sept mille verstes.

À cette époque de l’année, qui est celle de la crue des rivières de tout le bassin sibérien, le niveau des eaux de l’Irtyche était excessivement élevé. Par suite, le courant, violemment établi, presque torrentiel, rendait assez difficile le passage du fleuve. Un nageur, si bon qu’il fut, n’aurait pu le franchir, et, même au moyen d’un bac, cette traversée de l’Irtyche n’était pas sans offrir quelque danger.

Mais ces dangers, comme tous autres, ne pouvaient arrêter, même un instant, Michel Strogoff et Nadia, décidés à les braver, quels qu’ils fussent.

Cependant, Michel Strogoff proposa à sa jeune compagne d’opérer d’abord lui-même le passage du fleuve, en s’embarquant dans le bac chargé du tarentass et de l’attelage, car il craignait que le poids de ce chargement ne rendît le bac moins sûr. Après avoir déposé chevaux et voiture sur l’autre rive, il reviendrait prendre Nadia.

Nadia refusa. C’eût été un retard d’une heure, et elle ne voulait pas, pour sa seule sûreté, être la cause d’un retard.

L’embarquement se fit non sans peine, car les berges étaient en partie inondées, et le bac ne pouvait pas les accoster d’assez près.

Toutefois, après une demi-heure d’efforts, le batelier eut installé dans le bac le tarentass et les trois chevaux. Michel Strogoff, Nadia et l’iemschik s’y embarquèrent alors, et l’on déborda.

Pendant les premières minutes, tout alla bien. Le courant de l’Irtyche, brisé en amont par une longue pointe de la rive, formait un remous que le bac traversa facilement. Les deux bateliers poussaient avec de longues gaffes qu’ils maniaient très adroitement ; mais, à mesure qu’ils gagnaient le large, le fond du lit du fleuve s’abaissant, il ne leur resta bientôt presque plus de bout pour y appuyer leur épaule. L’extrémité des gaffes ne dépassait pas d’un pied la surface des eaux, – ce qui en rendait l’emploi pénible et insuffisant.

Michel Strogoff et Nadia, assis à l’arrière du bac, et toujours portés à craindre quelque retard, observaient avec une certaine inquiétude la manœuvre des bateliers.

– Attention ! cria l’un d’eux à son camarade.

Ce cri était motivé par la nouvelle direction que venait de prendre le bac avec une extrême vitesse. Il subissait alors l’action directe du courant et descendait rapidement le fleuve. Il s’agissait donc, en employant utilement les gaffes, de le mettre en situation de biaiser avec le fil des eaux. C’est pourquoi, en appuyant le bout de leurs gaffes dans une suite d’entailles ménagées au-dessous du plat-bord, les bateliers parvinrent-ils à faire obliquer le bac, et il gagna peu à peu vers la rive droite.

On pouvait certainement calculer qu’il l’atteindrait à cinq ou six verstes en aval du point d’embarquement, mais il n’importait après tout, si bêtes et gens débarquaient sans accident.

Les deux bateliers, hommes vigoureux, stimulés en outre par la promesse d’un haut péage, ne doutaient pas d’ailleurs de mener à bien cette difficile traversée de l’Irtyche.

Mais ils comptaient sans un incident qu’ils étaient impuissants à prévenir, et ni leur zèle ni leur habileté n’auraient rien pu faire en cette circonstance.

Le bac se trouvait engagé dans le milieu du courant, à égale distance environ des deux rives, et il descendait avec une vitesse de deux verstes à l’heure, lorsque Michel Strogoff, se levant, regarda attentivement en amont du fleuve.

Il aperçut alors plusieurs barques que le courant emportait avec une grande rapidité, car à l’action de l’eau se joignait celle des avirons dont elles étaient armées.

La figure de Michel Strogoff se contracta tout à coup, et une exclamation lui échappa.

– Qu’y a-t-il ? demanda la jeune fille.

Mais avant que Michel Strogoff eût eu le temps de lui répondre, un des bateliers s’écriait avec l’accent de l’épouvante :

– Les Tartares ! les Tartares !

C’étaient, en effet, des barques, chargées de soldats, qui descendaient rapidement l’Irtyche, et, avant quelques minutes, elles devaient avoir atteint le bac, trop pesamment encombré pour fuir devant elles.

Les bateliers, terrifiés par cette apparition, poussèrent des cris de désespoir et abandonnèrent leurs gaffes.

– Du courage, mes amis ! s’écria Michel Strogoff, du courage ! Cinquante roubles pour vous si nous atteignons la rive droite avant l’arrivée de ces barques !

Les bateliers, ranimés par ces paroles, reprirent la manœuvre et continuèrent à biaiser avec le courant, mais il fut bientôt évident qu’ils ne pourraient éviter l’abordage des Tartares.

Ceux-ci passeraient-ils sans les inquiéter ? C’était peu probable ! On devait tout craindre, au contraire, de ces pillards !

– N’aie pas peur, Nadia, dit Michel Strogoff, mais sois prête à tout !

– Je suis prête, répondit Nadia.

– Même à te jeter dans le fleuve, quand je te le dirai ?

– Quand tu me le diras.

– Aie confiance en moi, Nadia.

– J’ai confiance !

Les barques tartares n’étaient plus qu’à une distance de cent pieds. Elles portaient un détachement de soldats boukhariens, qui allaient tenter une reconnaissance sur Omsk.

Le bac se trouvait encore à deux longueurs de la rive. Les bateliers redoublèrent d’efforts. Michel Strogoff se joignit à eux et saisit une gaffe, qu’il manœuvra avec une force surhumaine. S’il pouvait débarquer le tarentass et l’enlever au galop de l’attelage, il avait quelques chances d’échapper à ces Tartares, qui n’étaient pas montés.

Mais tant d’efforts devaient être inutiles !

– Saryn na kitchou ! crièrent les soldats de la première barque.

Michel Strogoff reconnut ce cri de guerre des pirates tartares, auquel on ne devait répondre qu’en se couchant à plat ventre.

Et comme ni les bateliers ni lui n’obéirent à cette injonction, une violente décharge eut lieu, et deux des chevaux furent atteints mortellement.

En ce moment, un choc se produisit… Les barques avaient abordé le bac par le travers.

– Viens, Nadia ! s’écria Michel Strogoff, prêt à se jeter par-dessus le bord.

La jeune fille allait le suivre, quand Michel Strogoff, frappé d’un coup de lance, fut précipité dans le fleuve. Le courant l’entraîna, sa main s’agita un instant au-dessus des eaux, et il disparut.

Nadia avait poussé un cri, mais, avant qu’elle eût le temps de se jeter à la suite de Michel Strogoff, elle était saisie, enlevée, et déposée dans une des barques.

Un instant après, les bateliers avaient été tués à coups de lance, et le bac dérivait à l’aventure, pendant que les Tartares continuaient à descendre le cours de l’Irtyche.

XIV. Mère et fils

Omsk est la capitale officielle de la Sibérie occidentale. Ce n’est pas la ville la plus importante du gouvernement de ce nom, puisque Tomsk est plus peuplée et plus considérable, mais c’est à Omsk que réside le gouverneur général de cette première moitié de la Russie asiatique.

Omsk, à proprement parler, se compose de deux villes distinctes, l’une qui est uniquement habitée par les autorités et les fonctionnaires, l’autre où demeurent plus spécialement les marchands sibériens, bien qu’elle soit peu commerçante cependant.

Cette ville compte environ douze à treize mille habitants. Elle est défendue par une enceinte flanquée de bastions, mais ces fortifications sont en terre, et elles ne pouvaient la protéger que très insuffisamment. Aussi les Tartares, qui le savaient bien, tentèrent-ils à cette époque de l’enlever de vive force, et ils y réussirent après quelques jours d’investissement.

La garnison d’Omsk, réduite à deux mille hommes, avait vaillamment résisté. Mais, accablée par les troupes de l’émir, repoussée peu à peu de la ville marchande, elle avait dû se réfugier dans la ville haute.

C’est là que le gouverneur général, ses officiers, ses soldats s’étaient retranchés. Ils avaient fait du haut quartier d’Omsk une sorte de citadelle, après en avoir crénelé les maisons et les églises, et, jusqu’alors, ils tenaient bon dans cette sorte de kreml improvisé, sans grand espoir d’être secourus à temps. En effet, les troupes tartares, qui descendaient le cours de l’Irtyche, recevaient chaque jour de nouveaux renforts, et, circonstance plus grave, elles étaient alors dirigées par un officier, traître à son pays, mais homme de grand mérite et d’une audace à toute épreuve.

C’était le colonel Ivan Ogareff.

Ivan Ogareff, terrible comme un de ces chefs tartares qu’il poussait en avant, était un militaire instruit. Ayant en lui un peu de sang mongol par sa mère, qui était d’origine asiatique, il aimait la ruse, il se plaisait à imaginer des embûches, et ne répugnait à aucun moyen, lorsqu’il voulait surprendre quelque secret ou tendre quelque piège. Fourbe par nature, il avait volontiers recours aux plus vils déguisements, se faisant mendiant à l’occasion, excellant à prendre toutes les formes et toutes les allures. De plus, il était cruel, et il se fût fait bourreau au besoin. Féofar-Khan avait en lui un lieutenant digne de le seconder dans cette guerre sauvage.

Or, quand Michel Strogoff arriva sur les bords de l’Irtyche, Ivan Ogareff était déjà maître d’Omsk, et il pressait d’autant plus le siège du haut quartier de la ville, qu’il avait hâte de rejoindre Tomsk, où le gros de l’armée tartare venait de se concentrer.

Tomsk, en effet, avait été prise par Féofar-Khan depuis quelques jours, et c’est de là que les envahisseurs, maîtres de la Sibérie centrale, devaient marcher sur Irkoutsk.

Irkoutsk était le véritable objectif d’Ivan Ogareff.

Le plan de ce traître était de se faire agréer du grand-duc sous un faux nom, de capter sa confiance, et, l’heure venue, de livrer aux Tartares la ville et le grand-duc lui-même.

Avec une telle ville et un tel otage, toute la Sibérie asiatique devait tomber aux mains des envahisseurs.

Or, on le sait, ce complot était connu du czar, et c’était pour le déjouer qu’avait été confiée à Michel Strogoff l’importante missive dont il était porteur. De là aussi, les instructions les plus sévères qui avaient été données au jeune courrier, de passer incognito à travers la contrée envahie.

Cette mission, il l’avait fidèlement exécutée jusqu’ici, mais, maintenant, pourrait-il en poursuivre l’accomplissement ?

Le coup qui avait frappé Michel Strogoff n’était pas mortel. En nageant de manière à éviter d’être vu, il avait atteint la rive droite, où il tomba évanoui entre les roseaux.

Quand il revint à lui, il se trouva dans la cabane d’un moujik qui l’avait recueilli et soigné, et auquel il devait d’être encore vivant. Depuis combien de temps était-il l’hôte de ce brave Sibérien ? il n’eût pu le dire. Mais, lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit une bonne figure barbue, penchée sur lui, qui le regardait d’un œil compatissant. Il allait demander où il était, lorsque le moujik, le prévenant, lui dit :

– Ne parle pas, petit père, ne parle pas ! Tu es encore trop faible. Je vais te dire où tu es et tout ce qui s’est passé depuis que je t’ai rapporté dans ma cabane.

Et le moujik raconta à Michel Strogoff les divers incidents de la lutte dont il avait été témoin, l’attaque du bac par les barques tartares, le pillage des tarentass, le massacre des bateliers !…

Mais Michel Strogoff ne l’écoutait plus, et, portant la main à son vêtement, il sentit la lettre impériale, toujours serrée sur sa poitrine.

Il respira, mais ce n’était pas tout.

– Une jeune fille m’accompagnait ! dit-il.

– Ils ne l’ont pas tuée ! répondit le moujik, allant au-devant de l’inquiétude qu’il lisait dans les yeux de son hôte. Ils l’ont emmenée dans leur barque, et ils ont continué de descendre l’Irtyche ! C’est une prisonnière de plus à joindre à tant d’autres que l’on conduit à Tomsk !

Michel Strogoff ne put répondre. Il mit la main sur son cœur pour en comprimer les battements.

Mais, malgré tant d’épreuves, le sentiment du devoir dominait son âme tout entière :

– Où suis-je ? demanda-t-il.

– Sur la rive droite de l’Irtyche, et seulement à cinq verstes d’Omsk, répondit le moujik.

– Quelle blessure ai-je donc reçue, qui ait pu me foudroyer ainsi ? Ce n’est pas un coup de feu ?

– Non, un coup de lance à la tête, cicatrisé maintenant, répondit le moujik. Après quelques jours de repos, petit père, tu pourras continuer ta route. Tu es tombé dans le fleuve, mais les Tartares ne t’ont ni touché ni fouillé, et ta bourse est toujours dans ta poche.

Michel Strogoff tendit la main au moujik. Puis, se redressant par un subit effort :

– Ami, dit-il, depuis combien de temps suis-je dans ta cabane ?

– Depuis trois jours.

– Trois jours perdus !

– Trois jours pendant lesquels tu as été sans connaissance !

– As-tu un cheval à me vendre ?

– Tu veux partir ?

– À l’instant.

– Je n’ai ni cheval ni voiture, petit père ! Où les Tartares ont passé, il ne reste plus rien !

– Eh bien, j’irai à pied à Omsk chercher un cheval…

– Quelques heures de repos encore, et tu seras mieux en état de continuer ton voyage !

– Pas une heure !

– Viens donc ! répondit le moujik, comprenant qu’il n’y avait pas à lutter contre la volonté de son hôte. Je te conduirai moi-même, ajouta-t-il. D’ailleurs, les Russes sont encore en grand nombre à Omsk, et tu pourras peut-être passer inaperçu.

– Ami, répondit Michel Strogoff, que le Ciel te récompense de tout ce que tu as fait pour moi !

– Une récompense ! Les fous seuls en attendent sur la terre, répondit le moujik.

Michel Strogoff sortit de la cabane. Lorsqu’il voulut marcher, il fut pris d’un éblouissement tel que, sans le secours du moujik, il serait tombé, mais le grand air le remit promptement. Il ressentit alors le coup qui lui avait été porté à la tête, et dont son bonnet de fourrure avait heureusement amorti la violence. Avec l’énergie qu’on lui connaît, il n’était pas homme à se laisser abattre pour si peu. Un seul but se dressait devant ses yeux, c’était cette lointaine Irkoutsk qu’il lui fallait atteindre ! Mais il lui fallait traverser Omsk sans s’y arrêter.

– Dieu protège ma mère et Nadia ! murmura-t-il. Je n’ai pas encore le droit de penser à elles !

Michel Strogoff et le moujik arrivèrent bientôt au quartier marchand de la ville basse, et, bien qu’elle fût occupée militairement, ils y entrèrent sans difficulté. L’enceinte de terre avait été détruite en maint endroit, et c’étaient autant de brèches par lesquelles pénétraient ces maraudeurs qui suivaient les armées de Féofar-Khan.

À l’intérieur d’Omsk, dans les rues, sur les places, fourmillaient les soldats tartares, mais on pouvait remarquer qu’une main de fer leur imposait une discipline à laquelle ils étaient peu accoutumés. En effet, ils ne marchaient point isolément, mais par groupes armés, en mesure de se défendre contre toute agression.

Sur la grande place, transformée en camp que gardaient de nombreuses sentinelles, deux mille Tartares bivouaquaient en bon ordre. Les chevaux, attachés à des piquets, mais toujours harnachés, étaient prêts à partir au premier ordre. Omsk ne pouvait être qu’une halte provisoire pour cette cavalerie tartare, qui devait lui préférer les riches plaines de la Sibérie orientale, là où les villes sont plus opulentes, les campagnes plus fertiles, et, par conséquent, le pillage plus fructueux.

Au-dessus de la ville marchande s’étageait le haut quartier, qu’Ivan Ogareff, malgré plusieurs assauts vigoureusement donnés, mais bravement repoussés, n’avait encore pu réduire. Sur ses murailles crénelées flottait le drapeau national aux couleurs de la Russie.

Ce ne fut pas sans un légitime orgueil que Michel Strogoff et son guide le saluèrent de leurs vœux.

Michel Strogoff connaissait parfaitement la ville d’Omsk, et, tout en suivant son guide, il évita les rues trop fréquentées. Ce n’était pas qu’il pût craindre d’être reconnu. Dans cette ville, sa vieille mère aurait seule pu l’appeler de son vrai nom, mais il avait juré de ne pas la voir, et il ne la verrait pas. D’ailleurs, – il le souhaitait de tout cœur, – peut-être avait-elle fui dans quelque portion tranquille de la steppe.

Le moujik, très heureusement, connaissait un maître de poste qui, en le payant bien, ne refuserait pas, suivant lui, soit de louer, soit de vendre voiture ou chevaux. Resterait la difficulté de quitter la ville, mais les brèches, pratiquées à l’enceinte, devaient faciliter la sortie de Michel Strogoff.

Le moujik conduisait donc son hôte directement au relais, lorsque, dans une rue étroite, Michel Strogoff s’arrêta soudain et se rejeta derrière un pan de mur.

– Qu’as-tu ? lui demanda vivement le moujik, très étonné de ce brusque mouvement.

– Silence, se hâta de répondre Michel Strogoff, en mettant un doigt sur ses lèvres.

En ce moment, un détachement de Tartares débouchait de la place principale et prenait la rue que Michel Strogoff et son compagnon venaient de suivre pendant quelques instants.

En tête du détachement, composé d’une vingtaine de cavaliers, marchait un officier vêtu d’un uniforme très simple. Bien que ses regards se portassent rapidement de côté et d’autre, il ne pouvait avoir vu Michel Strogoff, qui avait précipitamment opéré sa retraite.

Le détachement allait au grand trot dans cette rue étroite. Ni l’officier, ni son escorte ne prenaient garde aux habitants. Ces malheureux avaient à peine le temps de se ranger à leur passage. Aussi y eut-il quelques cris à demi étouffés, auxquels répondirent immédiatement des coups de lance, et la rue fut dégagée en un instant.

Quand l’escorte eut disparu :

– Quel est cet officier ? demanda Michel Strogoff en se retournant vers le moujik.

Et, pendant qu’il faisait cette question, son visage était pâle comme celui d’un mort.

– C’est Ivan Ogareff, répondit le Sibérien mais d’une voix basse qui respirait la haine.

– Lui ! s’écria Michel Strogoff, auquel ce mot échappa avec un accent de rage qu’il ne put maîtriser.

Il venait de reconnaître dans cet officier le voyageur qui l’avait frappé au relais d’Ichim !

Et, fût-ce une illumination de son esprit, ce voyageur, bien qu’il n’eût fait que l’entrevoir, lui rappela en même temps le vieux tsigane, dont il avait surpris les paroles au marché de Nijni-Novgorod.

Michel Strogoff ne se trompait pas. Ces deux hommes n’en faisaient qu’un. C’était sous le vêtement d’un tsigane, mêlé à la troupe de Sangarre, qu’Ivan Ogareff avait pu quitter la province de Nijni-Novgorod, où il était allé chercher, parmi les étrangers si nombreux que la foire avait amenés de l’Asie centrale, les affidés qu’il voulait associer à l’accomplissement de son œuvre maudite. Sangarre et ses tsiganes, véritables espions à sa solde, lui étaient absolument dévoués. C’était lui qui, pendant la nuit, sur le champ de foire, avait prononcé cette phrase singulière dont Michel Strogoff pouvait maintenant comprendre le sens, c’était lui qui voyageait à bord du Caucase avec toute la bande bohémienne, c’était lui qui, par cette autre route de Kazan à Ichim à travers l’Oural, avait gagné Omsk, où maintenant il commandait en maître.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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